Article body

La relation de la foi au doute sera toujours chez Tillich un thème caractéristique. Encore en 1957, il le vulgarise dans un livre où « Foi et doute » est le titre de la cinquième section du premier chapitre[1]. Il y distingue « le doute existentiel », propre à l’acte de foi, de tout doute méthodologique. Conscient de l’élément d’incertitude inclus en tout choix existentiel, le croyant assume ce doute avec courage, y voyant une épreuve dont sa foi sort grandie. Tout cela paraît un peu simple et, tout au moins, fort général. Plutôt qu’à un Tillich en fin de carrière, c’est à son premier enseignement, croyons-nous, qu’il faut demander la façon toute spécifique dont il traita de la foi qui assume le doute.

Les intitulés des textes où il s’attaque ex professo à ce thème précisent à souhait la perspective de l’auteur. Professeur à Marbourg, il prononce en 1924, une conférence qui fera date : « Justification et doute[2] », où le doute est confronté à l’idée paulino-luthérienne de la justification. Le douteur n’y est pas seulement incité à rester croyant malgré ses doutes, mais à le devenir en vertu même de ces doutes, qui, bien compris, lui seront un motif pour croire. Or, la problématique vient de s’enrichir encore avec l’édition d’un premier « Justification et doute », produit en 1919[3]. Tillich, qui le garde sur le métier, lui a donné ce sous-titre révélateur : « Esquisse pour l’établissement d’un principe théologique ». Ce principe est celui-là même de la justification, comme le laisse voir le contexte immédiat de ce travail présenté par Tillich à Berlin, pour l’obtention d’un poste de privatdocent. Il en décrit le propos dans une lettre à ses nouveaux collègues : « À la Faculté qui m’accueille en son sein sans connaître ma théologie, j’aimerais présenter un aperçu des problèmes et du but de ma pensée de systématicien, et rien ne m’a semblé plus propre à ce faire que d’exposer le problème qui me tient le plus à coeur, la dialectique religieuse du doute[4] ». Ce doute renvoie à la justification, dont il ouvre ou bloque l’accès, selon le sens qu’il se donne.

Élargir le sens de la justification, montrer que le douteur est justifié en tant que tel, ne sera-ce pas, pour Tillich, en faire le principe de toute sa théologie ? À ce titre déjà, le « Justification et doute » de 1919 mérite toute notre attention. D’édition toute récente, longtemps oublié au profit de son homologue de 1924, cet article constitue pourtant un temps fort dans la production de Tillich. Jamais encore il n’aura indiqué dans un ouvrage majeur la toute première place que garde en sa pensée de théologien l’idée paulino-luthérienne de justification. Il y a plus encore, pour peu qu’on prolonge, en aval et en amont, le contexte de la réflexion de notre penseur. Dans une lettre du 25 décembre 1917, il a pu confier à une amie : « À force d’approfondir mon idée de la justification, j’en suis venu depuis longtemps au paradoxe de la foi sans Dieu, dont la conception et le développement le plus récents forment le contenu de ma pensée actuelle en philosophie de la religion[5] ». Or, ce paradoxe « de la foi sans Dieu » est celui au nom duquel Tillich va expliquer à ses collègues de Berlin la justification du douteur. Déjà principe de sa théologie, la justification serait donc aussi celui de sa philosophie de la religion ? Il y a là une double équation dont il peut être intéressant de vérifier le sens précis dans ce texte : sous quelle ultime formalité y traite-t-on de la foi qui assume le doute ? Comment Tillich y voit-il les rapports entre philosophie et théologie ? Questions d’autant plus pertinentes que Tillich tente d’y voir clair dans d’autres écrits de ces années-là. En effet, la rédaction de ce texte récemment édité a eu lieu entre la célèbre conférence, « Sur l’idée d’une théologie de la culture[6] », et l’article « Justification et doute » de 1924 ; elle est aussi contemporaine d’un cours qui porte sur « Le christianisme et le problème social du temps présent[7] » ; enfin, elle précède d’un an un cours sur la philosophie de la religion, et de trois, un essai intitulé « Le dépassement du concept de religion[8] ». Tous ces textes présentent, en effet, la même conception tripartite des sciences de la religion : la mise en valeur des concepts essentiels, comme ceux de religion et de culture, constitue la part du philosophe ; l’historien recense les diverses réalisations religieuses et culturelles qui se présentent dans le temps, tandis que le théologien considère la norme qui découle des considérations antérieures.

Bref, notre « Justification et doute » de 1919 appartient bel et bien à la période faste où Tillich pose les fondements de sa philosophie de la religion et de sa théologie. Nous nous proposons d’en faire une analyse détaillée qui lui rende justice sur ce point, non sans tenir compte, néanmoins, des deux traits que Tillich reconnaît à son travail quand il le présente à ses collègues : s’il n’y a pas atteint à la concision voulue, il croit, cependant, « que la suite des idées, ce facteur décisif, ressort d’assez claire façon ». Nous en conservons donc les grandes divisions. Dans une longue introduction que nous ramènerons à l’essentiel, Tillich expose le grave problème qui lui fut l’occasion de son exposé : celui d’une division profonde introduite par la modernité entre vie religieuse et vie culturelle. Peut-on être à la fois religieux et de son temps ? En plus précis : que vient faire la religion dans une société résolument autonome, où la raison se veut sa propre loi et secoue le joug de la loi de l’autre, celui de l’hétéronomie religieuse, de l’autorité lui dictant d’en haut ce qu’il faut croire[9] ? Le développement où Tillich résout l’objection tient en trois temps. Dans la première partie, il montre que l’idée paulino-luthérienne de justification, remise en son contexte, n’entrave en rien l’autonomie de la raison, mais, au contraire, la favorise. Cette idée, pour qu’elle reste le principe de la théologie, doit être appliquée aux doutes portant sur ses présupposés que sont le fait de la révélation et l’existence même de Dieu, ce qui allait pourtant de soi à l’époque de la Réforme (191-199). Dans la deuxième partie, Tillich montre que la justification, au sens élargi où il l’entend (non plus simplement celle de l’impie, mais aussi celle du douteur), laisse par là libre cours à la raison autonome (199-221). Enfin, dans la troisième partie, Tillich montre que le principe de la justification, ainsi valorisé, fait l’union de la vie culturelle et de la vie religieuse, du savoir sacré et du savoir profane (222-229). À vrai dire, on a déjà là la conclusion de tout l’exposé. Comme les parties I et II résolvaient le problème sous son premier aspect, autonomie versus hétéronomie, la partie III s’est chargée du second : unité versus division de la vie culturelle du croyant. Une conclusion, fort brève, où Tillich justifie son usage abondant du paradoxe vient clore le tout (229-230).

I. Un double problème

Peut-on être à la fois protestant et moderne ? Fidèle à sa confession tout en faisant résolument état d’une culture autonome ? Problème déjà fort ancien quand Tillich le pose, et de l’ancienneté duquel il est déjà fort conscient : il peut même le dater du jour où, dès les premiers temps de la Réforme, Luther reprend en sous-main des éléments de l’hétéronomie romaine, dont il avait d’abord cru libérer la religion, au nom de l’autonomie. Il rétablit alors l’autorité d’une Bible qu’il qualifie, lui aussi, d’inspirée. Ce qui permettra à l’Église de parler avec autorité. Ainsi verra-t-on s’affronter de plus en plus dans la culture nouvelle deux visions du monde : l’une, médiévale, supra-naturaliste et autoritaire ; l’autre, moderne, immanente et autonome. Le problème de la division vie culturelle/vie religieuse s’enracine donc, pour Tillich, dans celui d’une dualité contradictoire de principes d’égale autorité : la justification et l’Écriture. Régler celui-ci, ce sera régler celui-là. Montrer que la justification est le principe unique de la théologie, ce sera montrer qu’elle peut unir la vie religieuse à la vie culturelle et le savoir sacré au savoir profane. C’est la conscience qu’a le luthérien d’être subjectif dans sa lecture de la Bible qui lui a fait chercher un autre point d’ancrage qui lui fût une garantie d’objectivité. Tout en gardant « le monisme logiquement incontournable du principe » (190), Tillich actualise ce dernier de manière dualiste, de façon qu’il intègre la subjectivité tout en y échappant : il le manifeste sous l’aspect de l’inconditionné. On ne se conçoit pas soi-même comme conditionné, sans concevoir aussi en même temps l’inconditionné. Dans une telle expérience religieuse commune, l’inconditionné est conçu de façon nécessaire, de par la nature même de notre esprit. Il échappe ainsi à toute subjectivité. Par contre, je ne puis rien en dire que je ne puisse en nier l’instant d’après. Indicible, ineffable, il prête par là à toutes les formes de la subjectivité. Tel est l’inconditionné, l’éventuel objet de foi d’une raison autonome. Mais est-ce bien là l’idée paulino-luthérienne de la justification ? Celle-ci naîtrait d’un acte de foi en l’inconditionné, qui justifie le douteur, alors qu’elle était conçue jusqu’ici comme le fruit d’un acte de foi en Dieu qui se révèle et justifie l’impie ? Le reste de l’exposé va manifester la pertinence de l’extension de la notion de justification, pour que, principe théologique unique, elle puisse unir la vie culturelle à la vie religieuse, le savoir sacré au savoir profane.

II. Le paradoxe de la justification

La justification, dit Tillich, peut être cet élément soustrait à la subjectivité, à condition qu’on lui garde sa valeur de paradoxe absolu : « Le non absolu et le oui absolu sur l’homme sont comme un acte unique de Dieu dirigés sur le même homme dans toute sa condition empirique. C’est […] la reconnaissance tant de ce oui que de ce non, ou encore mieux de l’unité des deux comme jugement divin sur moi, qui est l’acte de la foi » (196). Telle est la conception paulino-luthérienne de la justification, première version connue d’un paradoxe absolu qui s’avère déjà présent dans l’expérience religieuse fondamentale. Car la conscience d’être conditionné face à l’inconditionné, relatif face à l’absolu, est suivie d’une double réaction, négative d’abord, positive ensuite. Prendre conscience de l’absolu nous rend plus vif le sens de nos limites, au point que nous nous sentions alors exister à peine ou si peu que rien. Mais, au même instant, se réveille en nous l’instinct premier de tout existant : conserver son être et l’accomplir. L’absolu m’anéantit, puis m’incite à reculer moi-même mes limites. Ainsi fais-je l’expérience de l’absolu qui dit à la fois le non radical et le oui radical aux choses, qu’il s’agisse de l’existant commun, des valeurs humaines ou de ma propre personne.

Tel est le paradoxe absolu dans lequel Tillich universalise celui de l’idée paulino-luthérienne de la justification de la personne. C’est ce dernier paradoxe qui, dès la Réforme, fut perçu comme étant celui qui nous concerne de plus près. Celui où Dieu dit au pécheur : « Je te tiens pour juste, je te pardonne tes péchés ». Mais à une époque où tant la révélation que l’existence de Dieu font l’objet d’un doute généralisé, il faut, soutient Tillich, se rappeler l’entière portée de ce paradoxe, tout en lui gardant son caractère de paradoxe absolu. Ce n’est plus Dieu qui dit le non et le oui radical sur toutes choses, à commencer par la personne du pécheur ; c’est « Dieu au-dessus de Dieu », cet inconditionné que l’on conçoit, bien avant d’identifier dans et sous lui un quelconque être divin. Pour l’instant, on l’appelle « l’au-delà de l’être », symbole où l’on use de catégories logiques, faute de mieux, en vue d’exprimer l’inexprimable. Car l’objet de l’expérience religieuse n’est ni un quelconque étant, ni l’étant tout court.

On le voit, quand Tillich affirmait la nécessité de garder à la justification (au sens biblique du terme) son caractère de paradoxe absolu, il ne discernait pas encore en celle-ci un principe théologique. À une certaine époque, on l’a limitée en la ramenant tout simplement à la certitude du salut ; conscience de Dieu et certitude de la révélation allaient alors de soi. Mais, depuis que ces présupposés font l’objet d’un doute généralisé, Tillich est d’avis que la justification qui dissipe le doute sur la seule valeur de l’agir moral « n’est pas en mesure de devenir un principe théologique » (198). C’est dans l’examen du doute portant sur ces présupposés de la justification que Tillich va montrer ce qu’elle doit être pour redevenir un principe théologique. D’où son recours à l’expérience religieuse fondamentale, qui a pour principe la foi en l’inconditionné.

Mais, autre objection : qu’un principe théologique ait la valeur absolue de l’inconditionné ne suffit pourtant pas à en faire le principe d’une religion concrète. Il faut pour cela lui ajouter une valeur relative, se représenter l’inconditionné sous une forme concrète. Abstraction supérieure corrélative à la conscience de nos limites, il ne peut pas nous concerner tant et aussi longtemps qu’il n’a d’existence que conceptuelle. Pour qu’il nous devienne utile, il nous faut l’idéaliser dans une forme concrète. Évidemment, cette forme concrète, valeur relative, se situe sous la valeur absolue de l’inconditionné, mais nous nous devons d’y mettre tout ce qui l’apparente et participe à celle-ci. Le principe théologique — la justification par la foi en l’inconditionné — ne peut se présenter que dans la tension de ces deux valeurs, qu’il ne nous faut jamais confondre : même si j’incarne l’absolu dans sa forme relative la plus noble, je resterai conscient de l’infinie distance qui sépare le représenté de sa représentation, qu’il s’agisse de ma religion ou de celle d’autrui. Bref, je comprendrai, d’une part, que la réalité concrète que je lui donne, si parfaite et si convaincante soit-elle, reste sujette au non comme au oui que l’absolu prononce sur elle. D’autre part, j’aurai la prudence d’admettre qu’il en est ainsi pour tout autre que pour moi, pour toute autre religion que pour la mienne. Pour eux aussi, la représentation qu’ils se font de l’absolu, est sujette au non et au oui que le représenté — l’absolu — prononce en même temps sur elle.

C’est au titre de son propre aspect paradoxal que l’élément concret (relatif) du principe théologique reste soumis à l’élément abstrait (absolu) de ce dernier. Ce en quoi j’incarne l’absolu est pour moi l’absolu, je l’honore et le prêche comme étant l’absolu. Ma foi me dit pourtant que l’inconditionné qui en fait l’objet prononce le « non et oui » simultané sur tout le relatif, y compris celui où je lui donne forme. Dira-t-on que la pratique religieuse s’efforce à bon droit de dépasser ses limites humaines, mais que la réflexion les lui rappelle à juste titre ? Ou, plutôt, qu’il faut ici tirer parti de deux nécessités : de concevoir l’inconditionné pour son propre compte et d’honorer ses convictions ? Ce que Tillich retient de ces constats, c’est qu’il nous faut accepter cet aspect paradoxal du concret. Il faut surtout noter là que la pratique religieuse, le culte et la proclamation trouvent leur vitalité maximale sous l’égide du paradoxe absolu, dès lors que le paradoxe concret lui demeure soumis et qu’on se dit bien, dès le départ, qu’on ne peut pas se représenter l’absolu d’une façon qui lui rende pleinement justice.

C’est à tout cela qu’il faut penser quand Tillich affirme, à la fin de cette première partie, que la tension de ces deux éléments du principe théologique lui demeure inhérente : la lutte ne cesse pas entre ma certitude de foi — qui me parle d’un absolu impossible à se représenter adéquatement — et ma conviction de croyant, tenue de s’affirmer haut et fort, au point de qualifier d’absolu ce en quoi je me le représente. Preuve en soient les noms donnés à l’objet de ma foi : à quelque catégorie que je les emprunte, ils sont promus par là à la dignité de symboles ; et ce qu’à l’origine ils désignent de relatif et d’éphémère accède alors à la dignité de sacré. Mais existe-t-il un troisième élément du principe théologique, qui serait l’élimination de cette tension entre le profane et le sacré, de façon qu’il n’y ait plus qu’un langage, qu’une théologie où ils se fusionneraient ? Ce but, on peut y tendre, pourvu qu’on le sache hors d’atteinte. D’où le double nom que Tillich lui donne : l’infini et l’idéal. Il s’en explique à la fin de son travail, en discernant ce facteur d’unité dans une théologie de la culture. Il montrera alors que l’expérience religieuse commune laisse sa marque en chacun et en toutes les productions de son esprit, au point que la religion en est le contenu substantiel, peu importe la discipline sacrée ou profane où ce contenu prend sa forme accidentelle.

III. La justification du douteur

Nous abordons maintenant la partie maîtresse de l’exposé. Tillich la développe en cinq points, si j’en laisse de côté l’aspect polémique, une critique en règle de l’apologétique piétiste. Il montre (1) que le doute théorique est, lui aussi, un doute religieux, au même titre que le doute pratique portant sur le salut individuel ; (2) que la solution en est donc, ici encore, religieuse (la « sola fides ») ; (3) que le douteur doit croire en l’inconditionné, à l’inconditionnalité duquel il participe ; (4) que la foi en l’inconditionné, seule « sortie salvatrice » du doute radical, trouve dans toute la vie cognitive l’occasion de s’exercer ; (5) qu’une telle foi explique on ne peut mieux la « fiducia erga Deum » chère à Luther.

1. Le doute sur les présupposés de la justification : un doute religieux

Le doute à cette profondeur est tout aussi religieux que celui qui portait sur la qualité de l’agir moral. Pour être sûr de son salut, il fallait savoir qu’il y a un Dieu qui sauve et donc que Dieu existe, ce dont on doute dans le protestantisme actuel. Déjà le salut individuel peut faire l’objet d’un doute infini, tout circonscrit qu’il est, puisqu’il ne porte que sur cette vérité particulière : suis-je susceptible ou non de plaire à Dieu par ma conduite ? Doute, néanmoins, auquel on put remédier de façon religieuse, par la foi au paradoxe absolu. À plus forte raison, le doute qui porte sur mon aptitude à connaître Dieu ou la vérité, doit-il être traité de façon religieuse, puisqu’on ne peut miser pour le résoudre sur une quelconque ascèse intellectuelle. Sur ce point comme sur tout autre, le doute est, d’un côté, « le ferment inéliminable de la vie de l’esprit », de l’autre, « l’actualisation de la subjectivité, partie intégrante du principe religieux » (200).

2. La solution de la foi : une justification intellectuelle

Est-ce à dire que l’on peut remédier à ce doute hautement intellectuel par la foi en l’inconditionné ? Y aura-t-il une justification d’ordre cognitif comme il y en avait une d’ordre moral ? Il semble bien que celle-ci présuppose celle-là, au sens où croire en Dieu qui sauve, c’est croire en Dieu qui existe ; ainsi, la conscience de plaire à Dieu par son agir inclut celle d’être dans la vérité. Antériorité du cognitif sur le moral qui joue aussi dans le cas du doute : si le douteur doute de son salut, c’est qu’il doute d’être dans la vérité. « Le doute comme incertitude du salut, dit Tillich, est en rapport avec l’attitude de Dieu, le doute comme incertitude de la vérité est en rapport avec l’existence de Dieu. Le premier présuppose le second » (201). C’est, au reste, le second qui est le plus propre à mener au désespoir, à la détresse totale. Tillich se le figure ainsi : « Le doute à l’égard de Dieu, non surmonté, révèle le fait d’être réprouvé de la part de Dieu » (203). Paradoxe suicidaire où le sujet ne doute pas de ce que Dieu puisse sauver ou damner, mais de ce qu’il existe vraiment. Celui-là, se dit-il, le réprouve à cause de son doute sur celui-ci. « Dédoublement de Dieu », dont le douteur n’est même pas conscient. « Quelle bonne nouvelle, dit Tillich, peut ici libérer ? Celle-là seule que le doute à l’égard de Dieu au sens premier, objectivant, n’est pas coupable devant Dieu au sens second et révélé ; que Dieu […] est la vérité à laquelle nous pouvons seulement nous conformer en vérité et tout autant en justice, en passant à travers le doute infini » (203). Bref, le douteur, cette fois encore, sera justifié par sa foi en l’inconditionné, s’il reconnaît que le fait de douter et de devoir toujours douter est justement la façon adéquate de se tenir devant lui, de participer à son inconditionnalité, puisque, pour l’inconditionné comme pour lui, le fait qu’il y a sens échappe à tout doute, alors que la nature de ce sens est l’objet d’un doute infini.

3. Le sens de l’inconditionné

Car ce concept d’inconditionné a, comme tout concept, une signification, un sens, qui échappe cependant à toute définition. De ce point de vue, il est le sens tout court, le fait qu’il y a du sens, sans plus. Il est l’absolu, le sens, la limite sur laquelle bute le doute lui-même. Car, en tant que sens, il ne prête pas à la subjectivité : on peut douter infiniment à son sujet, comme à propos de toute chose, qu’il ait tel ou tel sens ; mais on ne peut douter qu’il ait du sens, puisque le fait de douter présuppose le sens. Je doute, donc il y a sens ; je doute à mon propre sujet, donc j’ai un sens, et mon doute ne peut porter que sur le sens particulier qui est le mien ou celui de telle ou telle chose. Or, d’avoir un sens et qui prête à un doute infini, n’est-ce pas là ce par quoi je participe à l’inconditionnalité de l’inconditionné, qui a lui-même un sens, mais un sens qui échappe à toute définition et prête à toutes les formes de la subjectivité ? Il me suffit donc d’ajouter foi à cet inconditionné, au titre de mon affinité avec lui, pour y trouver ma justification de douteur. Comme lui, n’échappé-je pas à la subjectivité en même temps que je prête à toute subjectivité ? Mon doute n’empêche donc pas que je me trouve dans la vérité. Mais, de quel droit osé-je prétendre à une telle justification ? Et Tillich de répondre : on n’en avait pas plus pour se croire justifié au sens éthique ; on est ici dans l’ordre de la grâce, non dans l’ordre juridique. Le jugement est le même dans la justification du douteur que dans celle du pécheur : la reconnaissance du oui et du non portés sur le douteur, jugé à la fois douteur et juste, c’est l’acte de foi qui justifie le douteur en tant que tel. Telle est la justification intellectuelle, analogue à la justification morale. Elle provient cependant d’une foi non pas en un Dieu révélé, mais en un « Dieu au-dessus de Dieu », en un « Dieu de l’athée », en un Dieu de l’existence duquel on doute, en présupposant par le fait même le pur inconditionné.

4. Tout acte de connaissance est occasion de foi en l’inconditionné

D’un tel inconditionné, le douteur fait sans cesse l’expérience. À lui de croire et d’accueillir la grâce offerte, qu’aucune oeuvre ne mérite. Ce qui sauve, ce n’est ni de saisir que le fait du sens dépasse la sphère du doute, ni de saisir en outre que la nature de ce sens prête à un doute infini ; ce sont là des oeuvres, des productions de la raison autonome. Mais ce qui sauve, c’est la saisie croyante de ces deux éléments comme présents, à la fois, dans l’inconditionné et autorisant, de ce fait, le jugement paradoxal sur le connaissant, jugé, du même souffle, vrai et douteur, juste et douteur. Au surplus, ce qui dispose à une telle foi, ce n’est pas seulement qu’elle s’avère la seule « sortie salvatrice » du doute insurmontable et de la détresse totale ; c’est qu’elle soit sans cesse offerte. Car tout acte de connaissance est l’occasion d’expérimenter l’inconditionné, dès que l’on considère le rapport que ce dernier entretient avec tout l’être, c’est-à-dire avec l’existant commun, les valeurs et la personne. De ces trois membres en lesquels Tillich divise son ontologie, la foi en l’inconditionné ne justifie que le troisième, le connaissant, seul capable de reconnaître le jugement contradictoire porté sur lui. Mais ce jugement porte aussi son « oui et non » simultané sur tout existant et sur toute valeur. Une fois perçu comme paradoxe absolu, il se révèle à travers l’existant et la valeur comme à travers la personne. Il y est expérimenté comme étant à la fois « ce par quoi l’existant est anéanti inconditionnellement et promu à une réalité inconditionnelle ; ce par quoi les valeurs sont dévaluées inconditionnellement autant qu’élevées à une valeur absolue ; ce par quoi la personne est broyée inconditionnellement autant qu’élevée à une signification absolue » (220).

5. Personnification du sens et fiducia erga Deum

Non que l’on puisse absolutiser le concret dans lequel nous donnons forme à l’absolu qu’est l’inconditionné. Il est vrai qu’on ne peut qu’hypostasier celui-ci pour pouvoir se le représenter. Encore qu’à cette intuition doive toujours succéder la réflexion. On ne peut se représenter l’inconditionné que sous forme concrète, disons même personnifiée, si on veut lui donner un sens utile, si l’on veut faire fructifier ce premier talent qu’est sa présence intentionnelle en nous, si l’on veut donner suite, en quelque sorte, à une telle grâce. Bref, dit Tillich, on ne peut que l’hypostasier, en lui conférant les attributs les plus élevés, au point de se le représenter comme l’étant absolu, la valeur absolue, le je absolu, même si la réflexion nous dit qu’il n’est ni un étant, ni une valeur, ni une personne, En réalité, il y a ici une oscillation, un jeu de pendule, entre l’intuition et la réflexion. Va-et-vient que l’on ne se souciera pas d’éviter, « même dans une recherche scientifique comme la nôtre » (220), puisque la première garde sa nécessité, sur le plan pratique, et que la seconde en corrige l’excès, sur le plan théorique, de peur que de telles abstractions ne soient concrétisées littéralement et rendues ainsi mensongères par notre enthousiasme. Pour que l’inconditionné, cet inconditionné qu’est le sens, me soit utile, il me faut le faire être sous une forme concrète, pour mieux me représenter l’idéal et pour pouvoir m’engager à le réaliser dans l’art, la science ou la religion. Mais, je ne peux l’absolutiser sous une telle forme, sans adorer en lui un Dieu fait de main d’homme. De tout ce processus, il résulte, conclut Tillich, « que l’attachement au paradoxe absolu, au sens lui-même, prend une qualité de confiance, qui présuppose une certaine personnification du sens. S’abandonner au sens du monde dans toute sa profondeur paradoxale, s’anéantir et s’élever de son fait, se laisser nier et affirmer et, avec soi, tout le monde de l’être et des valeurs, telle est la fiducia dans la justification du douteur » (221).

IV. Le paradoxe absolu comme principe de la théologie et de la culture

Pour faire voir dans le paradoxe absolu, conçu sous cette forme élargie, un facteur des plus stimulant de la recherche théologique et de la création culturelle, tant privée que collective, Tillich légitime sa transposition de la justification éthique à la justification intellectuelle : (1) il montre en premier lieu comment le doute radical, si on prétend le résoudre au lieu de l’assumer, fait obstacle à toute justification ; puis (2) comment la justification intellectuelle, une fois le doute assumé dans la foi, assure et couronne la justification éthique ; suivra ce que la foi en l’inconditionné procure en richesse de connaissance (3) au croyant, (4) à toute la communauté des croyants, (5) à la théologie systématique, (6) à la vie culturelle en général.

1. De la justification éthique à la justification intellectuelle

On ne peut être conscient d’exister sans qu’un premier instinct commande de conserver son être et de l’accomplir. Conscience cognitive qui devient vite conscience morale, dès l’éveil de la raison. Pour Tillich, « l’affirmation éthique de soi » suit alors « la saisie logique de soi » (222). C’est par nature qu’on est tenu de s’accomplir comme être doué d’intelligence et de volonté, mais par nature aussi qu’on est conscient de rester en deçà du but visé. Ce que Tillich résume ainsi : « Expérimentée comme valable inconditionnellement, l’exigence d’être parfait et de se tenir dans la vérité est restée non réalisée et demeure non réalisable » (222). Douter de vivre dans la vérité, tout comme douter d’agir selon la raison droite, semblent donc provenir de la même exigence inéluctable, en sorte qu’une justification intellectuelle est tout aussi nécessaire qu’une justification éthique. Pourtant, d’un certain point de vue, le passage d’un type de justification à l’autre paraît arbitraire, car la liberté joue le grand rôle sur le plan moral, tandis que la nécessité règne sur celui de l’intellect, déterminé par sa nature. Quoi qu’il semble, dit Tillich, le parallélisme entre ces deux types demeure entier. Liberté du péché actuel et nécessité du péché originel, voilà la présence contradictoire, sur le plan de l’éthique, d’un « tu dois » et d’un « il te faut » (222). Or, la même chose a cours sur le plan du doute radical : il nous faut douter et pourtant on ne devrait pas, car le doute ici porte sur ce qui est de la plus haute importance, sur la nature du sens — non pas cependant sur le fait du sens. On ne peut pas douter qu’il y ait sens, mais quel est ce sens ? Il nous faut douter de ce qu’est le sens, au juste, de ce qu’est le sens en vérité ; et pourtant, c’est là où nous devrions ne pas douter, pour être dans la vérité de notre nature d’être intelligent. Il y a là contradiction du sens, et on a le sens de cette contradiction : on est conscient qu’il y a du sens, mais conscient aussi de ne pas savoir ce qu’il est. S’il y a, d’un côté, la conscience coupable, celle de n’être pas juste, de ne pas être conforme à sa nature morale, il y a aussi, de l’autre, celle de n’être pas vrai, pas conforme à notre nature d’être intelligent, dont le bien est cette vérité que le doute empêche de goûter en paix. Or ce dernier doute est plus fondamental que l’autre. Le premier, d’ordre éthique, bénéficie de ce que Tillich appelle « un contexte de sens » (223) : un Dieu révélé, des lois mises en pratique par la communauté, etc. Sur le plan du bien agir, le sujet est déjà avancé, il fait partie d’un groupe qui conseille, entoure, accompagne. Mais la conscience cognitive est bien antérieure à la conscience morale. Sur le plan de la connaissance, on est seul, sans autres armes que sa réflexion touchant des problèmes sur lesquels on s’interroge depuis toujours, sans faire une quelconque unanimité : quelle est mon origine, quelle est ma fin, qui ou quoi m’a projeté dans l’existence et en vue de quoi ? Le premier doute portait sur la valeur de ma propre vie, le second, sur la valeur de la vie tout court.

Autre conséquence de ce parallélisme entre notre nature d’être libre et notre nature d’être intelligent : l’intelligence joue elle-même sur le plan de l’éthique un rôle majeur. Pour bien agir, pour s’accomplir moralement, il faut distinguer le bien et le mal, le vrai et le faux, ce en vue de quoi nous aident la Bible, nos traditions, notre Église, notre conscience elle-même. Mais le doute radical porte plus loin que sur la vérité de cet enseignement, et met en cause celle même de notre conscience : on la fait taire, elle aussi, dès qu’on l’estime marquée de façon indélébile par ce magistère antérieur. Pour se donner une bonne conscience de douteur, on juge mauvaise la conscience formée par l’autorité ; on sacrifie ses repères de justice et de vérité au sentiment de devoir toujours douter, fidèle à sa raison autonome. « Erreur logique qui fait de la vie du douteur radical un destin » (224).

2. Noble origine du doute radical

Mais ce ne sont pas les erreurs et les fautes ordinaires qui mènent à ce désespoir de se sentir condamné par des oracles malfaisants à douter tant de la valeur de sa vie propre que du sens de la vie tout court. On y est acculé quand on compare son processus spirituel, tout valable et sérieux qu’il est, à l’idéal que l’on croit en principe devoir atteindre. Bref, c’est notre générosité, « nos vertus plutôt que nos péchés » (224) qui nous font percevoir, par comparaison, que l’idéal reste inaccessible à tout perfectionnisme, tant intellectuel que moral. Pour ce qui est des fautes et des erreurs ordinaires, on pourra toujours y remédier par l’ascèse, la prière, les exercices spirituels, etc. Mais le sentiment durable de ne pouvoir atteindre un idéal inscrit dans notre nature exige davantage. C’est lui qui nous contraint à la foi en l’inconditionné, le seul moyen d’échapper au désespoir. « Ce qui fonde la culpabilité insurmontable, dit Tillich, c’est l’incapacité en ce qui concerne notre plus haut mode éthique de vie, rendue manifeste quand on le compare à d’autres processus de vie » (224). C’est bien cela, en effet, qui contraint à « l’élévation vers le paradoxe absolu ». Mais tout change, dès que ce plateau est atteint : « L’attitude face à la vérité devient affaire de culpabilité et de grâce […]. C’est par là que la tâche intellectuelle prend son sérieux absolu et qu’il lui devient nécessaire de s’exercer sans cesse sous le paradoxe absolu, à travers lequel elle est à la fois niée et affirmée » (225).

3. Gain sur le plan de la connaissance chez le croyant d’une telle foi

Peut-être voit-on mieux ici comment ce paradoxe absolu, cette foi en un second type de justification devient agent de connaissance. L’acte d’une telle foi, il faut le rappeler, est la reconnaissance « croyante » de la présence simultanée dans l’inconditionné, des deux éléments (être exempt de tout doute et ouvert sur un doute infini) par lesquels nous participons à son inconditionnalité, puisqu’ils sont aussi notre fait. « La saisie primaire de l’inconditionné devient ainsi le principe directeur et le moteur principal d’une plus ample saisie du sens » (225). C’est à travers le concret en son infinie variété que s’affirme la foi en l’inconditionné. Autre est le concept visé, l’absolu, autres les représentations de réalités concrètes, toutes relatives, à travers lesquelles on le vise. Même s’il n’en faut absolutiser aucune, on doit cependant faire appel aux plus nobles d’entre elles, aux existants, valeurs et personnes le plus élevés, et justifier ses choix par l’effort le plus valable sur le plan de la conviction. La course est donc ouverte, si l’on peut dire. Tel est le suprême bienfait, la très haute pertinence de saisir l’inconditionné comme remédiant aux maux de l’intelligence, au doute fondamental, qui, dès qu’il est assumé, s’en trouve promu au rôle de ferment, de levain dans la pâte, de stimulant de la connaissance créatrice. Ainsi, chacun va-t-il prôner, comme étant la meilleure, la figure, l’incarnation qu’il donne à cet absolu, qui est, en principe, le même pour tous, comme concept visé, mais diffère, d’un croyant à l’autre, quant aux représentations en lesquelles il est visé. Sans doute, le meilleur moyen de s’approcher de la vérité est-il de reconnaître, dès le départ, qu’on ne peut que s’en approcher, qu’il faut d’abord payer tribut à l’inaccessibilité de l’idéal. Mais encore y a-t-il là une saine et sainte émulation où chacun tire le meilleur de lui-même et le fait admettre de son mieux :

Autant, dans un système, le paradoxe absolu vibre de manière vivante, en anime et en porte le tout, autant la conviction s’approche de la certitude de foi, mais sans jamais l’atteindre. Celui qui dit n’entretenir aucun doute se trompe, comme celui qui dit n’être plus conscient d’aucun péché ; et pourtant le doute et la culpabilité sont en principe éliminés ; le croyant dira donc à bon droit : dans la mesure où je crois, je n’ai aucun doute et aucune culpabilité (225).

4. Gain de connaissance chez la communauté croyante

Ce qui vaut pour le croyant vaut aussi pour la communauté croyante, pour l’Église. Pour elle aussi, ce doit être « un concept désuet » que celui de l’absoluité du christianisme, même si elle se fait un devoir de montrer toutes les affinités de sa religion avec l’absolu. Elle aussi doit partir d’une saisie de l’inconditionné qui soit croyante et fervente, qui veuille promouvoir sa confession et y faire trouver ce qu’il y a de plus apparenté à l’absolu de l’inconditionné, à cette infinie perfection qu’en connote l’idée. D’où l’approfondissement nécessaire des expressions de sa propre foi (dogmes, liturgie, morale, droit, etc.) par lesquelles elle décrit, défend, honore son absolu concret. Mais elle reste consciente de ne pas faire plus que s’en approcher. Il en va même ainsi du Christ, la personne concrète à travers laquelle elle saisit l’inconditionné :

En lui, d’un côté, est donnée pour l’Église la réalisation concrète du paradoxe absolu, et pourtant il se tient sous le doute, comme quelque chose de relatif, quelque chose d’objectif. D’un autre côté, c’est vers l’absolu que la foi s’oriente à travers le concret […]. Voilà pourquoi la lutte pour l’absoluité du Christ est la lutte pour la possibilité de percevoir pleinement en Christ le paradoxe absolu avec son plein oui et son plein non (227).

5. Gain de connaissance chez le théologien

Et il en va de même pour la théologie systématique. Elle s’est donné un principe à double valeur : celle, absolue, de l’inconditionné, et celle, relative, qui tient au concret dans lequel elle choisit de donner forme à l’absolu, pour faire d’une « abstraction supérieure », inutile jusque-là, un « pour nous », qui nous concerne inconditionnellement. Mais c’est cette valeur qualifiée d’« inférieure » qui constitue son point d’ancrage, « l’exigence objective » avec laquelle il lui faudra être conséquente. Bref, la théologie repose « sur l’aspect concret du principe théologique », tel qu’il se déploie en doctrines diverses selon « les fonctions de la culture en lesquelles la religion s’élabore » (227). Mais cet enseignement sur la vie religieuse, croyante, morale, liturgique, intérieure et ecclésiale, elle le dispense sous la gouverne du paradoxe absolu : tout y est situé « non seulement sous le oui, mais aussi sous le non de l’inconditionné ». Principe théologique qui satisfait donc à « l’exigence déjà formulée » : objectif par son aspect concret, il porte la subjectivité par son aspect absolu (228).

6. Gain de connaissance dans la vie culturelle en général

Quel est le rapport entre le principe théologique et la culture ? Ce qui sert à le définir, c’est à la fois l’ordre hiérarchique des deux composantes du principe et l’omniprésence de la seconde en laquelle celui-ci viendra s’exprimer. Dans le processus religieux qu’est l’acte de foi en l’inconditionné, « l’aspect concret est soumis à l’absolu » (228), peu importe la discipline, profane ou sacrée, dont relève la forme que je lui donne. On a là ce qui fait du principe théologique un principe religieux : la saisie croyante où ma raison autonome veut s’accomplir, sans qu’aucune autorité n’ait le droit de prétendre en entraver l’effort, demeure néanmoins consciente de ses propres limites empiriques. J’aurai beau chercher comme devant trouver, je devrai toujours trouver comme devant encore chercher. Bref, mon principe est religieux à un double titre : il est un acte de foi en l’inconditionné, et je ne peux être satisfait de son expression conditionnée. On peut donc dire : « La subjectivité infinie de la vie moderne de l’esprit est devenue un aspect du principe religieux lui-même » (228). Sur tout sujet, les conclusions résultant de ma saisie croyante du paradoxe absolu, restent situées sous le oui et sous le non de l’inconditionné, et donc discutables tant à mes yeux qu’au regard d’un éventuel opposant. Autocritique et critique extérieure nous poussent l’une et l’autre « à des synthèses créatrices toujours nouvelles », où l’on voit la mémoire du passé et l’intelligence du présent faire augurer un plus riche avenir. Ainsi voit-on Tillich, en cette même année 1919, scruter l’histoire tant de sa religion que du socialisme, discerner où tend l’évolution de ces deux mouvements, pour unir finalement l’esprit du protestantisme à celui du socialisme en cette synthèse du socialisme religieux, qu’il va promouvoir sa vie durant, l’explicitant, la nuançant et l’adaptant, grâce à sa méthode de la corrélation, au gré d’un contexte toujours changeant. Que l’on partage ou non la même foi dans le dialogue, la raison autonome, avec sa subjectivité infinie, est le terrain d’entente où les interlocuteurs luttent à forces égales.

Une discussion bien conduite mènera donc à « une conviction conditionnée et pourtant pleine de contenu (inhaltsvolle) ». Ainsi verra-t-on Tillich intégrer à son socialisme religieux ce qu’il repère de proprement humain dans un marxisme modéré, pour en faire un idéal éthique de justice, accessible à l’homme libre. Une même discipline, la morale, s’avère ici le contenu circonstanciel (Inhalt) commun de l’une et de l’autre théories. Cependant, c’est au niveau du contenu « substantiel » (Gehalt), qu’est « dépassée, en principe, l’opposition des sphères profane et sacrée » (229). Ce contenu, religieux par essence, « présent dans toute création de la culture », la détermine autant que le domaine où elle naît, au point qu’on ne saurait dire si elle relève du religieux ou du culturel. Tillich parlera ici d’« unité parfaite » : la religion et son absolu, la culture et son autonomie y sont aussi sûrement sauvegardées l’une que l’autre, chacune ayant sur l’autre un droit imprescriptible, la religion n’admettant pas qu’un produit de l’esprit puisse ne pas porter sa marque, la culture ne renonçant jamais, fût-ce au nom de la religion, à une autonomie librement en quête de la vérité ou de la justice. Ainsi la théologie prend-elle une nouvelle extension, en se donnant pour tâche de rendre compte du contenu religieux présent en toute création de l’esprit. « L’unité parfaite », où le savoir sacré a droit de regard sur tout le savoir profane, sans que celui-ci ne sacrifie quoi que ce soit de son autonomie, tend à faire disparaître la tension entre les deux valeurs absolue et relative, « en conformité avec l’exigence formulée en termes idéaux » (229) dès l’introduction. Tillich la mentionnait alors de façon assez critique, affirmant que le principe théologique a, pour certains, une troisième valeur, soit l’élimination d’une pareille tension. Il concédait qu’on pût viser cet idéal, à condition de le savoir hors d’atteinte. Mais, justement, la théologie de la culture, dont le champ d’action s’étend à l’infini, n’est-elle pas la manière ambitieuse, mais réaliste, de tendre vers l’objectif d’une telle troisième valeur ? Tillich y verra donc « l’accomplissement infini » de cette unité parfaite du profane et du sacré. Somme toute, elle est, dit-il, « le déploiement du contenu religieux présent en toute oeuvre de l’esprit, le déploiement de la révélation du paradoxe absolu présent dans tout le cours de la vie de l’esprit » (229). On comprend que Tillich termine son exposé sur une invitation à lire son article, « à paraître bientôt », « Sur l’idée d’une théologie de la culture », avant de conclure : « Ainsi la théologie du paradoxe voit-elle, sous l’apparent conflit des éléments de la culture, un principe d’unité, dans lequel la désunion est surmontée » (229).

V. Usages adéquat et erroné du concept de paradoxe

Comme mot de la fin, Tillich tient à montrer que le paradoxe absolu a sa source dans la logique et qu’il en a fait un usage logique. Concevoir le relatif et l’absolu, le même et l’autre, l’un et le multiple, ou tout autre couple de ces corrélatifs dont l’un ne peut exister sans l’autre dans l’esprit, cela se fait avec une sorte de nécessité, sans possibilité de faute pour la raison : le relatif est le relatif, l’absolu est l’absolu, sans plus. Il n’y a risque d’erreur que quand je passe du simple concept au jugement, de cette sorte de tautologie, A, à la proposition, A = B, où je donne au sujet « A » des prédicats qui peuvent ou non lui convenir. Or, passer du simple au composé, note Tillich, introduit « dans le processus logique quelque chose d’absolument anti-logique » (230). Autrement dit, une fois quitté l’intuitif pour le discursif, la logique, discours de la raison régissant la raison, est passible d’erreur autant que ce qu’elle guide est susceptible par là de devenir « anti-logique ». C’est « dans le principe logique lui-même », dans la faillibilité avouée de la raison qui juge, que Tillich voit la possibilité du paradoxe absolu et la bonne façon de le gérer : savoir se confiner, si nécessaire, à l’intuitif. Tillich, on le constate, pourrait toujours soutenir, comme Nicolas de Cues, qu’il n’unit ces « opposés » — le relatif et l’absolu, le même et l’autre — que sur le seul plan de l’intuitif, sans jamais déroger au principe de contradiction. En son exposé, ils sont présents dans le même objet, à des points de vue différents, et n’en sont pas moins exclusifs l’un de l’autre. Jamais Tillich ne confond le concept d’absolu et la forme relative et concrète qu’on lui donne. Aussi tient-il à distinguer l’intuition de la réflexion. C’est au stade de l’intuition, à des points de vue différents, que le même homme est à la fois juste et pécheur, douteur et croyant. Conscient de ce qu’il lui faut être parfait au double plan intellectuel et moral, et de ne pouvoir l’être par ses propres moyens, l’homme que la foi rend juste en même temps que croyant s’est disposé lui-même depuis longtemps à cet état de justice et de vérité. Même alors, il ne peut dire encore, pas plus qu’auparavant : « Je n’ai aucun doute et aucun péché ». Il peut dire cependant, affirme Tillich : « Dans la mesure où je crois, je n’ai aucun doute et aucun péché ». Au stade de l’énoncé, foi et doute, justice et péché s’excluent l’un l’autre. Bien loin de relativiser la foi, Tillich en distingue l’essence du degré de ferveur qui peut en accompagner l’actualisation empirique.

Pour Tillich, donc, la grâce de la foi « pose » dans le croyant une réalité nouvelle de justice et de vérité, à laquelle il tendait déjà et qu’il lui reste à faire valoir. Dieu ne fait pas que fermer les yeux sur un état de doute et de péché qui sera toujours le même, quoi qu’on fasse : la grâce créatrice joue son rôle. Pour que la justification soit un paradoxe clairement absolu, il faudrait que le même homme soit à la fois pécheur et juste, au plein sens des deux mots, sous le même rapport. Est-ce là pourquoi Tillich, après ses discussions de 1923 avec Barth, raye de son vocabulaire l’expression « paradoxe absolu » et préfère parler de « paradoxe positif » ? L’esquisse de 1919 et l’article de 1924 le suggèrent. Pour Tillich, la justification n’est principe théologique que confrontée au doute sur ses présupposés ; or Luther est allé jusqu’à nier ceux-ci. Pour Tillich, la justification est « un concept d’irruption, comme la grâce, comme la révélation ». Or, il n’y a pas d’irruption sans sujet d’irruption, en attente de celle-ci. En déniant toute valeur à la loi ainsi qu’au zèle pour s’y conformer, au lieu d’y voir, tel saint Paul, une pédagogie qui prépare à la grâce, Luther faisait de la justification, un principe qui n’a rien à réaliser. Si la justification reste un principe dans l’article de 1924, c’est qu’on y rend toute sa réalité au sujet susceptible de la recevoir, l’homme qui s’y prête et s’y dispose.

L’essentiel du texte de 1919 demeure en 1924, tel cet élargissement des termes dont la progression permettra de le résumer tout entier, étape par étape, sans même faire mention du paradoxe absolu. En bref, le dépassement du concept de religion a donné lieu à celui des concepts de révélation, de grâce, de foi et de justification. Et même de culture. L’expérience religieuse commune à tout homme aura tôt pris le nom de révélation fondamentale, où la grâce qu’est la foi en l’inconditionné est offerte à tout homme et le justifie s’il s’y prête. Mais qu’est-ce à dire « justifie » ? La justification, en un siècle où on doute de ses présupposés : révélation et existence de Dieu, ne peut rester encore le principe de la théologie protestante qu’une fois confrontée avec succès à pareil doute. C’est ce doute générateur de détresse, qui contraint, pour s’en sortir, à l’assumer dans la foi en l’inconditionné, et fait ainsi de la justification, intellectuelle aussi bien qu’éthique, un principe théologique encore valable. Ce principe, cette foi en l’inconditionné fait d’abord que celle-là complète et couronne celle-ci, de sorte que la religion, omniprésente en toute production culturelle, soit substantiellement unie à une culture qui demeure autonome.

Oserai-je dire qu’il y a là beaucoup de « substance catholique » ? Le pseudo-Denys, chez qui Dieu est « l’au-delà de l’être », qualifie, lui aussi, de symboles tous les noms divins et il les refuse tous à Dieu, dès que leurs signifiés sont perçus comme tirés de l’éphémère et du fini. Leur rôle est joué, « le More peut disposer ». Ils ont fourni les représentations, à défaut du représenté. Denys les élimine tous, des simples métaphores au transcendantal abstrait, la pure et simple existence, l’être tout court. Saint Thomas d’Aquin confirme : « Même l’être en soi — “ipsum esse” —, selon qu’il est pris dans les créatures, nous l’écartons de Dieu ». Saint Augustin, lui aussi, rejette tous les noms puisés dans les catégories du langage courant. Dieu est innommable et on ne le nommera que si et comme il se nomme. Chargé par lui d’une mission chez les siens, Moïse veut savoir son nom. Réponse : « Je suis qui je suis ». On dirait une fin de non-recevoir. Mais le mandataire se fait conciliant. Moïse pourra leur dire : « “Qui est” m’envoie vers vous ». C’est « l’être tout court » qui parle. Denys — et la Tradition avec lui — nommera Dieu avant tout à partir de l’être, le plus noble de ses dons, car il faut être pour être homme, libre, bon, etc. En bref, on sait de Dieu qu’il est et ce qu’il n’est pas.

Cette tradition catholique de la théologie négative, je crois en retrouver les grandes lignes dans l’exposé de Tillich, fût-ce en moins clair et en plus complexe : Denys s’adresse à son dirigé, Thomas d’Aquin à des novices, Augustin à ses fidèles. Tillich à de nouveaux collègues qu’il entend initier à sa propre théologie. Il use du paradoxe avec une si grande liberté qu’il croit devoir se disculper, dans sa conclusion, du grief de s’en faire « le lit de la raison paresseuse ». En gros, il est très clair pour ce qui est de refuser à l’inconditionné l’existence connue de nous, mais ne le crédite pas volontiers de son existence propre. Il lui attribue non pas une « réalité d’être », mais une « réalité de sens ». Qu’est-ce à dire ? Lui dénier une réalité d’être ne peut signifier que lui dénier l’être tel que le divisent les catégories habituelles. Ce n’est nullement lui dénier son existence à lui. Car on ne peut croire en un inconditionné qui n’existe pas, ou qui nous doit son existence parce que nous concrétisons le concept abstrait que nous en avons formé. Tillich sait ce qu’a dit saint Paul : « Pour accéder à Dieu, il faut croire qu’il existe » (He 11,6). Même le « Dieu au-dessus de Dieu » ne saurait faire exception. Au reste, l’inconditionné a un sens, qui est le sens par excellence, il est le signifié « visé », dit Tillich, le représenté qu’il nous faut toujours distinguer des représentations que nous essayons de nous en faire. Tous ces noms que la Tradition donne à Dieu — pour Denys, des symboles, pour Augustin et Thomas d’Aquin, des noms « analogues » —, se disent prioritairement de Dieu, du point de vue du sens, du signifié, du représenté, mais de la créature, du seul point de vue de leur mode de signification. L’inconditionné de Tillich existe bel et bien, de son existence à lui ; tel le Dieu révélé, il juge à la fois douteur et vrai, impie et saint, celui qui croit en lui ; on lui doit d’être à son image, de participer à son inconditionnalité, etc.

Que la grâce soit offerte à tous, qu’il y ait, en ce sens, une expérience religieuse commune, cela aussi fait partie de la Tradition. Parlera-t-on, pour autant, de révélation fondamentale, quand tout se passe à l’intérieur ? Mais c’est le cas aussi pour la grâce, et Paul la qualifie de « loi nouvelle », même si elle n’est pas promulguée. Là où le catholique ne suit plus, c’est quand Tillich parle du Christ, comme réalité concrète sujette au non et au oui. Croire au Christ, est-ce bien pour lui, comme pour nous, croire en Dieu fait homme ? Évidemment, la façon dont Tillich conçoit dans le Christ l’union des deux natures dépasse de beaucoup la portée de cet article.