Article body

Dans son Hegel et le destin de la Grèce, Dominique Janicaud écrivait que, selon Hegel, « la philosophie héraclitéenne est encore trop lestée de naturalité : si le principe est logique, la description des processus relève d’une sorte de naturalisme naïf [1] ». Il est bien vrai que Hegel a réservé une place de choix dans sa Logique à Héraclite, faisant de lui le fondateur de la méthode dialectique avec sa théorisation du devenir comme sursomption (Aufhebung) de l’abstraction éléatique de l’être pur[2]. En tant que germe de l’Idée pure, et selon sa position dans l’histoire de la philosophie, comment Héraclite aurait-il donc pu faire entrer la spéculation dans le réel, proposer un principe qui ne soit pas autre chose qu’un naturalisme naïf ? Mais les pages consacrées à Héraclite dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie[3] racontent une tout autre histoire : celle de la découverte, chez Héraclite même, des grandes articulations de la Philosophie de la nature de Hegel. Hegel a certes des mots proches de ceux de Janicaud pour critiquer Héraclite, car sa philosophie reste un « idéalisme dans sa naïveté[4] », mais il va sans dire que cela ne signifie pas du tout la même chose : si son idéalisme reste naïf, c’est que justement il en reste à la nature, il est entièrement pris dans cette nature comprise philosophiquement, et est incapable de passer à une philosophie de l’esprit ou de parcourir complètement l’Idée pure de la Logique, mais son naturalisme lui, c’est-à-dire sa philosophie de la nature, est tout sauf naïf [5]. « Dans la représentation de sa pensée Héraclite n’en est pas resté à cette expression par concepts, — au pur logique ; mais en dehors de cette forme générale dans laquelle il a exposé son principe, Héraclite a donné à son idée une expression plus réelle. Cette figure appartient surtout à la philosophie de la nature, en d’autres termes sa forme est davantage la forme naturelle[6] ». Prenons à la lettre cette dernière phrase.

Héraclite a un rôle à jouer dans la Philosophie de la nature en trois temps précis[7] : d’abord, 1) passer de Parménide à Héraclite est déjà une façon d’entrevoir le passage de la Logique à la nature, ensuite 2) Héraclite, selon Hegel, a intuitionné son devenir dans le réel comme temps, marquant du coup l’entrée claire dans la nature en la déterminant en sa vérité, et finalement 3) Héraclite a pensé le feu, ce feu qui permet la compréhension dialectique du temps préalablement posé, mais ce feu qui plus encore décrit déjà la vie de la Terre et qui renvoie aussi à l’âme, à la vie, à l’organisme animé, atteignant ici le plus haut degré de détermination dont la nature est capable. À partir du temps et du feu plus spécifiquement, Hegel nous fait entrevoir à partir d’Héraclite les 3 grandes parties de la Philosophie de la nature, telle qu’établie dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques de 1830 : la mécanique (temps), la physique (feu et vie de la Terre) et la physique organique (feu comme vie et âme). Hegel donc, traitant de la pensée d’Héraclite en sa détermination naturelle, nous invite justement à parcourir, pour la première fois, dans une détermination moindre bien sûr que d’autres penseurs qui viendront après lui, la Philosophie de la nature, ou nous propose de nous intéresser à la première véritable philosophie de la nature spéculative.

I. Passer de la Logique à la nature : de Parménide à Héraclite

Il est bien connu que selon Hegel, Parménide vient, historiquement, avant Héraclite. Si Hegel procède de la sorte, c’est pour une raison logique évidente : pour qu’Héraclite puisse poser l’Absolu comme devenir, l’être devait préalablement être posé, car le devenir est l’identité de l’identité et de la différence entre l’être et le non-être. À l’époque de Hegel, les sciences historiques ne permettaient pas de trancher sur le déroulement effectif de l’histoire présocratique, il avait donc tranché avec la Logique, celle-ci dont le déroulement commande l’histoire de la philosophie. Cependant, une autre raison fait dire à Hegel que Parménide devait venir avant Héraclite : le renversement de l’Idée pure dans son autre, la nature, pour atteindre sa pleine liberté. Parménide, et les Éléates en général, ont trouvé l’être, la seule vérité, hors de toute détermination concrète et réelle. Ils ont eu la force de poser enfin la philosophie dans son élément propre, l’Idée pure, ce que n’avaient pas fait les penseurs avant eux, mais ils en restent finalement, au niveau logique, au seuil de la vérité, car leur être est indéterminable, ce qui le rend vide de toute processualité, de toute négativité et de toute détermination et donc de toute signification. Mais si les Éléates sont incapables d’ouvrir la Logique à son processus de détermination, ils sont aussi incapables de faire passer l’être dans le réel sans complètement l’abîmer. C’est pourquoi ils en restent à une dialectique subjective qui ne peut que refuser le réel comme lieu d’ouverture à la vérité. Les Éléates n’avaient pas tort de montrer que le réel était difficilement rationalisable. La nature, en tant qu’autre de la Logique, en tant que sa négation, est justement ce qui manque de principe unificateur, ce qui manque de totalisation. La nature est une véritable épreuve pour la philosophie : « En ce sens la philosophie du réel comme nature est bien la plus difficile, comme logos du non-être : le plus difficile en elle, relève Hegel, c’est bien le multiple qui ne se laisse pas saisir dans l’unité du concept, l’être-autre qui s’engendre toujours comme “détail”[8] ». La philosophie doit tenter de lui donner ce principe de totalisation, doit rendre compte du « détail » pour la faire sienne et devenir pleinement libre, mais en étant prudente de ne pas perdre cette répugnance naturelle à la totalisation. Même si la nature, à travers ses divers degrés, veut atteindre toujours et encore cette unité, elle est toujours incapable de le faire effectivement[9], c’est ce que doit expliquer la philosophie de la nature. Les Éléates ont eu raison donc, pensant l’être pur, d’évacuer le réel qui le nie, mais en dernier ressort, ils se sont défilés devant celui-ci, ils n’ont pas eu cette confiance en la raison qui « est la confiance selon laquelle décidément la nature, “divine en soi”, reflétera le sens qui s’est donné en elle, qui s’est donné là, en tant qu’elle-même[10] », en tant qu’autre de l’Idée et de l’esprit mais qui en porte les traces et, par là, devient pensable en cette finitude qui est la sienne.

La détermination naturelle d’Héraclite est beaucoup plus riche que celle des philosophes venus avant lui, incluant les Éléates selon Hegel, car il place son principe, saisi logiquement, dans l’altérité, il l’éprouve comme le fait Hegel, il le « voit », le saisit, dans la nature. Il concrétise l’Absolu, il lutte déjà contre l’abstraction en ne voulant pas laisser un pan de la réalité de côté, il fait l’épreuve de la liberté. C’est pourquoi on peut dire qu’Héraclite constitue une « physique rationnelle », qui « est ancienne, aussi ancienne que la considération de la nature en général, — qui plus est, elle est elle-même plus ancienne que la physique, comme, en effet, par exemple, la physique aristotélicienne est bien davantage de la philosophie de la nature que de la physique[11] ». La Philosophie de la nature de Hegel a un sens grec, un sens par lequel on nommait les premiers philosophes physiciens, car enquêteurs de la phusis, de la « nature » en sa totalité difficilement totalisable qu’Héraclite, par son feu, a pris en charge, contrairement aux principes présocratiques plus simples que sont l’eau ou l’air. Elle est cette recherche qui veut donner à la nature sa vérité en rationalisant la contingence à l’intérieur de cette contingence même : « L’Idée divine a précisément pour être, de se résoudre à extraire de soi pour le poser hors de soi cet Autre, et à le reprendre à nouveau en soi, afin d’être subjectivité et esprit. La philosophie de la nature appartient elle-même à ce chemin de retour ; car c’est elle qui supprime la séparation de la nature et de l’esprit et qui procure à l’esprit la connaissance de son essence dans la nature[12] ». Héraclite est un premier pas dans cette philosophie naturelle effective, il est un premier passage vrai de la Logique à la nature, il inaugure ce « chemin de retour ».

II. Le temps

« Comme Héraclite n’en est pas resté à l’expression logique du devenir mais a donné à son principe la figure de l’étant, cela implique que la forme du temps devait s’offrir à lui tout d’abord sous cette figure ; car dans le sensible, l’intuitionnable, le temps est justement le premier terme comme étant le devenir ; il est la première forme du devenir[13] ». Héraclite, penseur du devenir, voulant incarner naturellement ce principe, est assurément tombé sur le temps, car celui-ci n’est rien d’autre que l’expression réelle du devenir. Mais est-ce qu’Héraclite a véritablement parlé du temps ? Hegel cite un fragment provenant des Sceptiques (« le temps est la première essence corporelle[14] »), qui montrerait qu’Héraclite a pris acte philosophiquement du temps. Par souci de rectitude philosophique, Hegel critique ensuite, non pas le fragment lui-même, mais cette expression d’« essence corporelle » en tant qu’elle déformerait le propos héraclitéen[15]. Cependant, pour nous qui venons après le travail de Diels et Kranz, ce fragment, dans l’ensemble, n’a rien d’authentique. Héraclite, dans ce que nous considérons comme authentique aujourd’hui, a mentionné une fois le temps : « Le temps est un enfant qui s’amuse, il joue au trictrac. À l’enfant la royauté[16] ». Hegel ne fait pas mention de ce fragment, mais celui-ci suffit néanmoins à montrer qu’Héraclite avait déjà fait l’effort de penser le temps et dans des termes qui l’associent au devenir naturel, comme nous le montrerons plus loin. « Le temps est donc l’essence vraie[17] », il est la première réalité de l’Absolu, le premier moment effectif dans lequel il se livre, bien que ce moment soit encore très abstrait car première extériorité. L’intuition sort la philosophie de la pensée pure, car elle est un mode de connaissance étranger à la Logique, elle plonge l’Idée dans la nature et montre que cette nature ne lui est pas totalement étrangère, que la nature appelle l’Idée, qu’elle la contient et qu’il faut la penser. Comme le dit J.-L. Vieillard-Baron : « Contrairement aux philosophies de l’être, ou de l’oubli de l’être, les philosophies du temps n’identifient pas le temps à la finitude, mais à la liberté[18] ». Le temps libère, détermine, totalise ce qui est difficilement totalisable, et cela permet à Héraclite de penser véritablement la nature.

L’essence du temps « est d’être et de ne pas être, sans aucune autre détermination ; — pur être abstrait et pur non-être abstrait immédiatement dans une seule unité, et séparés. […] il est ce renversement de l’être dans le non-être, ce concept abstrait, mais (intuitionné) sur le mode objectif, en tant qu’il est pour nous. Dans le temps le passé et l’avenir ne sont pas, mais seulement le maintenant ; et celui-ci est pour ne pas être, il est aussitôt anéanti, passé[19] ». Le temps apparaît après l’espace, première figure de la Philosophie de la nature, il en est sa réfutation, sa négation et ceci peut être compris à même ce que vient de dire Hegel. Le temps, contrairement à l’espace, est un processus, une inquiétude, une tension, puisqu’en lui ses moments se réfutent mutuellement, l’être est chassé par le non-être, le non-être est chassé par l’être[20]. « L’espace présente ainsi ce défaut qu’en lui la négativité ne peut être reconnue […]. La négation est donc temporalisation[21] », le rapport négatif entre les termes ne se trouve qu’en le temps. Le temps est la première saisie que la raison peut faire de la nature et selon la dialectique hégélienne (trouvée chez Héraclite faut-il le rappeler), les moments ultérieurement pensés de la nature porteront eux aussi la marque de cette première saisie mais selon une détermination plus précise, si bien que le temps, finalement, affecte toute la nature. La nature est finie et négative, elle est inquiète, parce que le temps est sa vérité, elle est soumise à lui et doit s’avouer contradictoire. Le temps, comme la nature, a donc une essence énigmatique, il est la chose qui est pour ne pas être et n’est pas pour être, « [i]l est l’être qui, en étant, n’est pas, et, en n’étant pas, est[22] », des deux côtés (le passé et l’avenir) il est menacé de non-être et sa seule vérité semble être le maintenant qui jamais n’est vraiment, qui jamais ne semble se fixer[23], il est contradiction. Le temps ne semble avoir aucune unité autre que « ce devenir, ce naître et ce disparaître, l’abstraire sous la forme de l’être[24] ». Être « la pure contradiction existant[25] » comme le disait Hegel à Iéna, le devenir intuitionné, le devenir naturalisé, cela a des conséquences importantes, car par là, « le temps n’est pas la possibilité de la relation, il n’est pas la médiation. Ceci ne convient qu’au devenir hégélien et n’a pas lieu dans la nature, où la médiation est brisée, fragmentée dans l’extériorité réciproque[26] ». Le temps, comme reflet réel du devenir, en conserve ses moments (surgir, disparaître) mais sans la possibilité de la progression : sa négation est, somme toute, simple, elle est éternel retour du même, alors que celle du devenir est double (négation de la négation) et annonce un résultat spéculatif affirmatif, une progression du Logos. Le temps suit une pente précise : « Le temps est à la fois disparition et naissance, mais ce devenir est asymétrique. Il est orienté vers le néant du passé, qui est sa pente naturelle[27] », le devenir logique qui lui est plutôt orienté vers la négation déterminée remplie d’avenir. En ce sens, Héraclite a bien fait de qualifier le temps d’enfant : l’enfant répète son jeu, souvent sans but autre que la finalité du jeu qu’il s’est lui-même donnée, le jeu d’enfant témoigne certes de nécessité mais dans une contingence pure, comme le cadre que donne à la nature le temps, ce cadre qui n’est que la répétition sans but autre que la répétition elle-même. En son concept même, le temps est universel et éternel, il est éternel en ce qu’il est la répétition incessante de maintenant[28]. Le devenir intuitionné, le « temps des choses » pour reprendre une expression de J.-L. Vieillard-Baron, montre que rien ne résiste au temps dans la nature, que tout lui est soumis et que, par là, tout est fini en cette nature ; si l’enfant veut toujours jouer, il ne peut toujours jouer au même jeu, le jeu ne dure qu’un temps. Le temps est ce processus de dissolution des choses, le processus, non pas dans lequel les choses existent, mais selon lequel les choses viennent elles-mêmes à leur dissolution. Héraclite tentant de conceptualiser le temps affrontait déjà la radicale contingence de la nature, puisque si le devenir logique est porteur de l’infini véritable, le devenir naturel, le temps, est porteur lui de mauvaise infinité. Cela donne déjà à la nature une couleur précise qui jure avec les teintes romantiques : la nature, dans sa finitude, sera subordonnée à l’esprit, et non l’inverse.

L’éternité du temps sera maintenant pensée dialectiquement par le feu : Héraclite n’a jamais mentionné une dialectique du maintenant qui se reprend à même sa négativité, le passé et le futur[29], mais il en a posé les rouages à travers les transformations du feu.

III. Le feu

1. Concrétiser le temps

« Dans le temps, les moments de l’être et du non-être sont seulement posés comme négatifs ou comme immédiatement disparaissants. […] Si nous voulons nous représenter ce qu’il est d’une manière réelle, c’est-à-dire exprimer ces deux moments comme une totalité à part, comme subsistants, il faut alors nous demander quelle essence physique correspond à cette détermination[30] ». Le feu d’Héraclite est cette essence physique qui fait subsister, dans le réel, le temps. Autrement dit, ce feu montre comment, dialectiquement, l’être et le non-être se chassent et comment ils subsistent tous les deux, toujours en ce processus, justement en des termes naturels, subsistants (substances). L’eau[31] de Thalès, l’apeiron matériel d’Anaximandre et l’air d’Anaximène, « ne sont pas eux-mêmes le processus[32] », à ces essences physiques leur manque cette instabilité, ce mouvement d’opposés, ce côté actif, qui permet d’assurer justement cette perpétuelle inquiétude qui rend compte de la contradiction se maintenant du temps. « Le feu est le temps physique ; il est cette inquiétude absolue, cette dissolution absolue de toute subsistance, — la disparition de toute chose, mais aussi de soi-même, il n’est pas stable[33] ». Le feu se maintient en changeant toujours, il est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est. Le feu dit le temps naturel en son processus naturel même, il dit « La vie de la nature [qui] est le processus de ces moments[34] » : le feu est ce qui dans sa propre éternité subsistante présente l’éternité même de la succession du maintenant. « C’est là la vérité que l’on doit à Héraclite, et c’est le vrai concept[35] », le véritable concept de la nature lorsque rationalisée. C’est là l’effort incroyable qu’a dû faire Héraclite après Parménide pour intégrer le contingent dans la nécessité, il devait penser comment se maintient le principe dans la nature alors que la nature est toujours autre : il était plus facile de nier cette altérité, comme le faisait Parménide, mais Héraclite a choisi la voie difficile. Pour se maintenir, le feu doit se consumer. Le feu tend à une unité, mais dès qu’il touche à ce qu’il veut unifier (« Dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, richesse-famine. Il prend des formes variées, tout comme le feu qui, quand il se mêle à des fumées, reçoit un nom conforme au goût de chacun[36] »), il le détruit (le change, le tue), en montre sa finitude. Les choses de la nature sont en relation de dépendance les unes avec les autres, elles attisent le feu, manifestent un désir d’unité en la nature même, mais restent fondamentalement diverses les unes par rapport aux autres, la multiplicité et l’agrégat sont leurs mots d’ordre : elles tendent à éteindre le feu dans leur manque d’unité et le feu doit donc les brûler avant qu’elles ne l’éteignent, en les remplaçant par d’autres choses multiples, par d’autres formes de contingence, ceci se répétant à l’infini (le mauvais infini). Ainsi, le feu montre bien que la nature n’est qu’un processus de conservation de soi, de répétition de sa propre finitude, une tentative d’exister plutôt que de se révéler : « […] il n’est rien de nouveau sous le soleil [figure du feu ?] puisque dans la nature les choses se produisent selon un cycle répétitif [37] ». La nature est une contradiction perpétuelle, elle tend à l’unité qu’elle ne peut atteindre, elle ne peut toujours et d’abord que vouloir se conserver par l’éternel retour du même vu la contradiction qui toujours menace de l’achever. Le feu est cette dialectique temporelle : se conserver en (se) consumant.

Le feu en tant qu’élément, celui que l’on allume pour se réchauffer, d’abord, ne semble pas ordonnateur, il n’effectue rien qui s’apparente à un processus éternel et surtout, il s’éteint. Mais « Hegels Abstraktionskraft befreit die Feuerlehre des Heraklit von der aristotelischen Auffassungsform des Feuers als eines Elements[38] ». Il n’y a pas deux feux à proprement parler, car le feu cosmique (celui dont parle Héraclite et celui qui sert à déterminer la nature chez Hegel) est destructeur comme le feu élémentaire, mais le feu cosmique, qui ne s’éteint jamais, dit éternellement comment la nature, dialectiquement, se maintient en sa contradiction. Le feu cosmique est cette présence qui a besoin de s’aliéner pour être et qui dirige cette aliénation, il est ce qui subsiste dans l’aliénation de soi, on y retrouve donc ici abstraitement l’Idée : « La chute ou l’abaissement de l’esprit dans le temps n’est pas un simple anéantissement qui révélerait une contingence irrationnelle ou absurde, mais un moment (celui de l’Entäußerung) dans la vie de la liberté spirituelle[39] ». Le feu se perd pour être, il se consume pour exister, tout comme l’Idée dans la nature, tout comme la dialectique temporelle scande le réel : « Le temps est seulement cette abstraction de l’activité consumante[40] ». Bref, le feu cosmique dit comment, spéculativement, s’effectue la krono-logie de la nature.

2. Vie de la Terre : dialectique du feu

Si Héraclite n’a pas proposé de dialectique du temps en tant que tel, il en propose une du feu, il en décrit les transformations, les conversions (DK B 31[41]), il en décrit la processualité spéculative et détermine le principe de la nature même. Hegel nous invite donc à comprendre que c’est dans les transformations du feu que se comprend la dialectique du temps chez Héraclite. Et cette dialectique du feu a l’avantage de dire déjà comment la nature concrètement se détermine sous la pression de la mauvaise infinité temporelle, ce « comment » qui se nomme d’abord, chez Hegel, « vie de la Terre ». Ainsi, parlant de la processualité naturelle comme feu, Héraclite va décrire à la fois la vie de la Terre et à la fois, car chez lui les choses ne sont pas encore séparées, la dialectique du temps : « […] l’ensemble des processus météorologiques et géologiques peuvent se concevoir comme la mobilité de la terre, sa négativité à la fois temporelle et météorologique dans une sorte de congruence du temps qui passe et du temps qu’il fait, de die Zeit et das Wetter[42] ». L’organisation processuelle du feu cosmique, son auto-conservation (et non son auto-production, ce qui n’est permis qu’à l’esprit qui transcende la succession temporelle naturelle), est comprise dans les termes de la vie de la Terre : « Le feu étant ainsi ce principe métamorphosant les choses corporelles, est changement, transformation du déterminé, évaporation, vaporisation[43] ». Le temps naturel est « le négatif, c’est-à-dire le passage continuel d’une déterminité dans sa négation, en vertu duquel le maintenant passe dans son non-être l’avenir, qui passe lui-même dans sa négation, le passé, lequel est tout autant être que non-être[44] » : le feu procède de la même manière, il est le négatif qui passe dans son non-être, l’eau, puis dans la négation de l’eau, la terre, cela qui revient toujours au feu et qui le fait « être » à la manière du maintenant, c’est-à-dire en étant toujours pour ne pas être et en n’étant pas pour être, une succession indéfinie.

La vie de la Terre est, dans l’Encyclopédie, l’aboutissement de la physique, elle dit la véritable individualité de la matière (§ 272), elle processualise la matière inorganique. Ces termes sont bien sûrs étrangers à Héraclite, mais il est frappant de voir que les termes qu’utilise Hegel pour décrire cette vie de la Terre sont proches de ceux qu’utilise Héraclite pour parler des transformations du feu. Héraclite, si l’on suit Hegel, est le penseur de la cosmo-logie spéculative, que Hegel utilisera pour rationaliser l’inorganique.

Le feu cosmique se risque, dans sa propre dialectique, à devenir le feu élémentaire, il se transforme lui-même en eau et en terre, mais le feu cosmique, celui qui n’a pas de véritable contraire et qui totalise la naturalité en lui-même, ne passe jamais, reste toujours vivant, à la manière du maintenant qui toujours est présent (le feu cosmique) et des maintenants qui passent pour le constituer (feu élémentaire). Hegel distingue deux mouvements parallèles[45] : « […] “le chemin vers le haut et le chemin vers le bas” — l’un étant la scission, l’autre la marche vers l’unité. Ils doivent être essentiellement conçus ainsi : la scission comme réalisation, subsistance des opposés ; l’autre moment étant la réflexion de l’unité en elle-même, la suppression de ces oppositions subsistantes[46] ». Le feu se consume par l’opposition mais reste le même par la réflexion de l’unité en elle-même, de cette façon le feu brûle toujours : « En changeant, il est en repos[47] », tout comme la nature elle-même : « […] la nature est cet être jamais en repos, et le tout est le passage de l’un dans l’autre, de la scission dans l’unité et de l’unité dans la scission[48] ». Le feu conserve toujours ses deux mouvements, sans qu’aucun des deux ne puisse prendre le pas sur l’autre ou en être sa résolution dialectique : « La nature est donc ce cercle[49] ». Le feu ne s’éteint pas et ne consume pas tout[50]. Ces mouvements tangentiels du cercle total, Hegel les appelle « les métamorphoses du feu[51] ». Héraclite pense la vie du cosmos, et la vie de la Terre de Hegel a elle aussi quelque chose de foncièrement cosmologique car, en tant que « dialectique qui constitue la vie physique de la Terre[52] », elle inclut les procédés « atmosphériques[53] », des procédés qui dépassent la Terre et qui ont une influence sur elle.

Plus précisément, le processus cosmologique de la Terre est posé, dans l’Encyclopédie, en deux moments :

L’un des moments de ce processus est la division de l’identité individuelle, la tension de son éclatement dans les moments de l’opposition subsistante-par-soi, la rigidité et la neutralité dépourvue de Soi, ce par quoi la Terre va à sa dissolution, consistant, pour elle, à devenir une part, un cristal, une lune, — pour une autre part, un corps aqueux, une comète, et par quoi les moments de l’individualité cherchent à réaliser leur connexion avec leurs racines subsistantes-par-soi[54].

C’est ce qui était déjà contenu dans le mouvement vers le bas d’Héraclite, celui qui tend à la division et qui va du feu à l’eau puis à la terre. Le mouvement vers le haut, celui de l’unité, celui qui passe de la terre à l’eau puis au feu est décrit ainsi dans le paragraphe suivant de l’Encyclopédie :

L’autre moment du processus consiste en ce que l’être-pour-soi vers lequel s’acheminent les côtés de l’opposition se supprime, en tant qu’il est la négativité poussée à sa pointe extrême ; — c’est là la consomption s’enflammant de la subsistance différenciée tentée [des moments], consomption par laquelle s’instaure leur identité essentielle et par laquelle la Terre est devenue à elle-même comme réelle et fertile individualité[55].

Ce mouvement vers l’unité dialectise la Terre et la rend effective comme véritable individualité, comme quelque chose de vivant. Comment ne pas entendre le ton héraclitéen (DK B 31) que prend Hegel pour décrire ces deux moments ? La division appelle des structures terrestres, opaques, figées, alors que l’unité appelle le feu, l’instabilité, la vie. Et ces deux moments, comme chez Héraclite, assurent la totalisation différenciée de la Terre, c’est-à-dire qu’ils assurent un véritable cosmos, montrent le temps de manière concrète et lui donnent sa première vérité, le fondent en une amorce de subjectivité mais dont la contradiction ne peut être résolue : « Ce retour à soi, et, par là, ce sujet total, qui se porte lui-même, ce processus est la Terre fertilisée, l’individu universel qui, pleinement chez soi dans ses moments, n’a plus rien, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, qui lui soit étranger, mais des moments à l’être-là accompli ; ses moments abstraits sont eux-mêmes les éléments physiques, qui sont eux-mêmes des processus[56]. » Le feu cosmique sacrifie une part de lui-même pour s’inclure et se déterminer dans le processus dialectique dont il dirige les opérations, qui sont toujours les mêmes. Le feu héraclitéen, dans l’interprétation hégélienne, conserve donc ces trois sens que relève T.M. Robinson : il est

(1) a material constituent of the universe, (2) the prime material constituent of the universe (and, as such, an example of what Aristotle was later to call a “first principle”, or “basic constituent” of things, its archê), and (3) the directive force — since it was of course also rational, being divine — eternally organizing and controlling the natural changes of elements one into another in a coherent and predictable fashion[57].

Le feu est force directrice et principal élément en ce qu’il est le principe du monde, il est rationnel en ce sens qu’il peut être pensé et qu’en lui se pense la nature, il est l’être qui perdure sur le néant (le temps étant éternel, ne pouvant disparaître), mais il est aussi, plus humblement dans le sacrifice de lui-même, un élément parmi les autres qui n’a de vérité qu’en lien avec ces autres éléments justement, il est l’être relié nécessairement au non-être (le maintenant constitué par le passé et l’avenir).

Une différence notable surgit cependant entre le processus d’Héraclite et celui de Hegel. Car Hegel utilise, dans son processus météorologique/cosmologique, les quatre éléments, alors qu’Héraclite ne semble en utiliser que trois[58]. Ce processus à quatre éléments ne semble apparaître qu’avec Empédocle. Serait-il donc forcé de vouloir voir la vie de la Terre chez Héraclite ? Hegel lui-même permet de répondre à cette question. Discutant d’une expérience sur la compressibilité de l’air qui produit une étincelle, Hegel dit : « Cette expérience est si belle, pour cette raison qu’elle fait voir la connexion de l’air et du feu dans leur nature. L’air est un feu qui dort ; pour le faire apparaître, on n’a besoin que de changer l’existence de cet air[59] ». Le feu est ce qui procède dialectiquement de l’air selon Hegel : « L’air est en soi du feu (ainsi qu’il se montre du fait de la compression), et feu, il l’est, posé comme universalité négative ou négativité se rapportant à soi[60] ». Il est l’air devenu être-pour-soi, il est l’air qui, en tant que négativité, ronge tout mais qui possède par contre une unité individuelle, il est, contrairement à l’air, quelque chose « de singulier, de différencié d’autres modalités de l’existence, de posé à même un lieu déterminé[61] », le feu est l’air isolé dans l’espace, délimité, se déroulant dans le temps, marquant le temps lui-même. Le lien entre l’air et le feu est souvent marqué, par exemple : « […] l’air est déjà en tant que tel ce qui consume[62] », ou encore à l’inverse, « [l]e feu [est…] évaporation[63] ». Le processus à trois termes ne semble pas donc détonner d’avec le processus hégélien et de ce fait, Empédocle, par rapport à Héraclite, n’apporte rien de véritablement nouveau au niveau spéculatif, car s’il pose l’air, ce quatrième élément était déjà inscrit dans le feu.

D’une manière ou d’une autre, on voit bien qu’Héraclite est bien dans la Philosophie de la nature lorsqu’il est question du processus météorologique (vie de la Terre). Surtout si l’on se permet de développer, comme le fait l’édition de 1817 de l’Encyclopédie[64], le feu selon ses attributs, c’est-à-dire chaleur, lumière, énergie, etc., et on le pense en rapport avec cette parole : « Le processus de la Terre est, par le Soi universel de celle-ci — l’activité de la lumière —, par son Rapport originaire au Soleil, continuellement attisé[65] ». Le feu d’Héraclite est-il aussi le Soleil ? Est-il cette chaleur qui permet la vie de la Terre, est-il cette chaleur qui permet à la Terre d’annoncer un Soi véritable, est-ce que c’est aussi cela que voulait dire Héraclite ? Difficile à dire mais Hegel suggère peut-être une réponse : « Sans sa connexion avec le Soleil, la Terre serait quelque chose d’où tout processus serait absent[66] ». Aucun processus, aucune vie autrement dit, n’est possible sans le Soleil : le feu semble justement être ce principe qui déroule le temps et la vie. Pour Hegel, peut-être le feu d’Héraclite devait-il contenir le Soleil ou être le Soleil même. Dans un fragment héraclitéen du moins, le Soleil semble être déterminé par le feu, puisque le Soleil est à son service : « Le soleil n’outrepassera pas ses limites ; sinon les Érinyes, servantes de la Dikè, le dénicheront[67] ». Le feu est figure de justice dans la nature de par sa régularité contradictoire, et il ne permettrait pas que le Soleil, son moteur ou l’incarnation du feu élémentaire, stoppe son cycle éternel : la nature ne se comprend que comme processus dialectique de la contradiction non résolue, sans la lumière du Soleil, ce processus s’arrête, c’est pourquoi l’on peut penser que le feu a les traits du Soleil et de la justice qui le force à se maintenir, assurant tout le devenir réel. Tout comme « [l]e cycéon [qui] se décompose si on ne l’agite pas[68] », le monde est maintenu en totalité cohérente et contradictoire de ses oppositions par « le feu lui-même [qui] peut être appelé le temps qui remue[69] ».

Le temps consume toujours toutes choses, mais il mange tout selon une dialectique précise, voilà ce que nous apporte le feu, il mange tout selon un processus qualitativement et dialectiquement précisé. Ce processus de la nature en son ensemble se concrétise le mieux dans l’organisme vivant[70], voilà pourquoi le feu peut être vu comme un organisme de ce type, un organisme « animé », ce feu étant « justement cette inquiétude, le devenir, le périr ; cette inquiétude, au même titre que la pulsion du sang, est principe de toute vitalité[71] ». Mais seul « [l]’esprit délivre la nature de la tyrannie du maintenant[72] », seul l’esprit permet l’éternité qui dépasse l’éternel retour du même, que cet éternel retour soit abstrait (temps) ou déterminé (feu).

3. Âme et organisme vivant

Si le feu est vie de la Terre, il est aussi vie tout court, animation de la matière organique[73] ou, tout simplement, âme : « […] le principe est l’âme, parce qu’elle est exhalation, — ce processus automoteur du monde ; le feu est l’âme[74] ». Le feu comme âme vivante, c’est cette anticipation sur la subjectivité, l’autodétermination de soi dans l’advenue de sa liberté. Hegel cite explicitement le fragment 30 qui dit : πῦρ ἀείζωον, « feu toujours vivant[75] », totalité intotalisable prenant vie par la consomption. Hegel sait que ce que dit Héraclite à propos du feu le fait s’animer, que le feu décrit une totalité vivante[76], un véritable organisme vivant. Il est d’ailleurs assez intéressant de relever ce dire de Hegel qui prend un ton bien héraclitéen : « […] le processus infini, s’allumant et s’entretenant lui-même, — l’organisme[77] ». Hegel décrit l’organisme avec des termes ignés, ce qui montre bien que le feu dit concrètement la vie organisée et qu’Héraclite a toute sa place lorsqu’il est question de cette vie organisée[78]. Ce n’est donc pas du tout un hasard si, pour décrire le troisième règne de la nature, le règne animal, Hegel l’appelle :

[…] le règne du feu, la subjectivité individuelle en tant que vitalité accomplie, l’unité de la plante et des différences. […] C’est seulement ainsi que le vivant est un sujet, une âme, l’être éthéré, le processus essentiel de l’articulation en des membres et du déploiement, mais de telle sorte que cette réalisation d’une figure est immédiatement posée sur le mode temporel, la différence étant éternellement reprise. Le feu se donne congé à lui-même en se réalisant en des membres, il est toujours passé dans le produit ; et celui-ci est toujours reconduit à l’unité de la subjectivité, en tant que la subsistance-par-soi de ceux-là est immédiatement consumée. La vie animale est ainsi le concept qui se déplie en espace et en temps[79].

Le feu est cette totalité dans laquelle les moments ne subsistent pas pour eux-mêmes mais servent à nourrir justement ce feu. Le feu est intérieurement un Soi, un individu totalisé qui a besoin de la détermination de ses moments pour être : « […] il n’est qu’en tant qu’il se fait ; il est un but se présentant à l’avance, qui n’est lui-même que le résultat[80] », comme l’organisme animal qui est un sujet : « Un être qui est capable d’avoir et de supporter dans lui-même la contradiction est le sujet ; c’est là ce qui constitue son infinité[81] ». Le feu, qui n’est pas encore un sujet qui se sait tel (l’esprit) mais qui prépare cette reconnaissance de soi en supportant la contradiction sans pouvoir la dépasser, éternellement, supporte d’être construction et destruction, satiété et besoin, être et non-être comme l’étaient le devenir et le temps, et manifeste clairement l’organisme naturel, figure décisive de ce que peut engendrer la temporalité ignée. « […] la vie est, en tant que sujet et processus, essentiellement une activité se médiatisant avec elle-même[82] » et comme le dit M. Conche, la « notion de vie est la notion centrale de la philosophie d’Héraclite. “Vivre”, ce n’est pas rester un seul instant figé dans une identité morte[83] », c’est être toujours en mouvement pour se faire exister. La vie animale singulière finit par être gagnée par sa contradiction, elle meurt, comme le feu élémentaire se risquant à entrer en processus avec l’eau et la terre, mais la vie animale en elle-même est éternelle, comme le feu cosmique, la vie animale perdure par le sacrifice de ses individus, comme le feu par le sacrifice de lui-même comme élément. « Le Feu “toujours vivant” est le Feu tel que le conçoit l’intelligence pour rendre compte de la vie du monde[84]. » Le feu est déjà subjectivité en-soi (conservation de soi), comme la vie animale, il montre que « [l]a nature n’est donc pas seulement une multiplicité, mais également un système de dépendance réciproque[85] », et il pointe vers la subjectivité résolue par la conscience de soi réflexive et totale (réalisation de soi), qui apparaît dans le troisième moment de l’Encyclopédie.

Mais s’il pointe vers l’esprit, il est clair qu’Héraclite s’est arrêté au seuil de celui-ci lorsque Hegel examine sa théorie de la connaissance : « […] ainsi qu’Héraclite désignait le feu comme une âme et les âmes sèches comme les meilleures[86] ». Hegel précise son propos : « […] mais sec signifie igné, l’âme la plus sèche est donc le feu pur, et celui-ci n’est pas sans vie, il est la vitalité même[87] ». Mais voilà, cette façon de parler de l’esprit reste naïve, car elle reste pleinement naturelle. La naïveté d’Héraclite s’exprime dans sa naturalisation de l’esprit et non pas dans sa compréhension même de la nature. Héraclite décrit cette connaissance de l’objectivité vraie et universelle dans ces termes : éveil/sommeil, respiration. Atteindre la connaissance de la vérité, s’accorder avec le fini en son unité nécessaire, c’est être éveillé et participer à la respiration universelle, à la consomption universelle[88]. Celui dont l’âme est éveillée ne s’attache pas au sensible en tant que tel qui ne cesse de passer, il se rapporte plutôt à l’objectivité même, il se dirige vers cette totalité extérieure en tant que totalité, alors que « cet être-dirigé théorique et pratique vers l’extérieur, cesse dans le sommeil ; c’est pourquoi les Anciens, déjà, ont présenté le sommeil et la mort comme frère et soeur[89] ». Le sommeil s’apparente à la mort en ce que, dans les deux cas, l’animal cesse de s’approprier (consumer) son extérieur et meurt d’une certaine façon. Héraclite accuse donc ses contemporains de ne pas se porter vers cette objectivité qui les appelle, vers cette universalité qui demande d’être pensée en sa vérité pour qu’advienne l’accord du monde et de la conscience ; Héraclite leur demande, abstraitement encore, d’atteindre l’Idée : « L’être-pour-soi de la raison n’est pas une conscience dénuée d’objet, un rêve, mais un savoir qui est pour soi, mais tel que cet être-pour-soi est éveillé, en d’autres termes objectif et universel, le même pour tous[90] ». La respiration universelle donne accès justement à l’universel en ce qu’elle nous fait nous diriger vers l’objectivité véritable et l’absolue nécessité, elle nous accorde avec le fini en nous permettant d’accéder à sa vérité, à son Idée. Cette universalité n’est réservée qu’à la conscience humaine, et c’est pourquoi l’on peut dire qu’Héraclite affirme déjà de grandes vérités pour l’esprit, mais ces grandes vérités sont encore trop naïvement présentées. Car il est évident que la connaissance vraie est plus qu’un état d’éveil et de respiration : « Cet être-éveillé, cette conscience du monde extérieur qui appartient à l’attitude sensée, est plutôt un état ; mais il est pris ici pour le tout de la connaissance rationnelle[91] ». C’est pourquoi Héraclite dit déjà ce qu’est l’idéalisme, mais en reste à un « idéalisme dans sa naïveté » puisqu’il faudrait simplement ouvrir nos sens à l’extériorité pour saisir l’universel. Et, comme le dit B. Bourgeois,

[…] l’esprit ne saurait donc vouloir se fixer dans la sensation ou le sentiment sans par là même vouloir, et vainement — double faute ! — se rabaisser à la seule âme réelle, sous-humaine. La critique croissante que Hegel dirige, en élaborant l’Encyclopédie en ses éditions successives, contre la doctrine du savoir immédiat, qui consacre théoriquement la dangereuse montée du subjectivisme romantique, exploite incontestablement une telle réalisation infra-anthropologique de ce lieu originel de la sensibilité qu’est l’âme[92].

L’âme ignée d’Héraclite est cette « âme naturelle abstraite, [qui] est la vie sidérale et terrestre en sa simplicité, — le νοῦς des Anciens, la pensée inconsciente en sa simplicité[93] », puisqu’il ne s’agirait que d’approcher son âme du feu cosmique pour saisir l’Absolu, comme « les charbons qui s’approchent du feu deviennent eux-mêmes du feu, mais s’éteignent quand ils en sont séparés[94] ». Voilà une épistémologie qui justement ne possède pas l’espace nécessaire entre l’Absolu et le sujet pour que l’esprit y séjourne. C’est donc là que Hegel abandonne Héraclite : s’il lui a été plus qu’utile pour déterminer la méthode de la Logique et pour lui indiquer ensuite le retournement de l’Idée pure dans la nature et les figures de cette nature, l’esprit échappe à Héraclite qui ne peut que l’entrevoir qu’empreint de naturalité, sans que l’esprit ait pu triompher de cette naturalité même.

Au terme de ce parcours sur la philosophie de la nature, il apparaît que Hegel aurait pu aussi bien dire qu’« il n’est pas une proposition d’Héraclite que je n’aie reprise dans ma Philosophie de la nature ». Bien qu’autant en Logique qu’en philosophie naturelle, cette phrase soit fausse littéralement, il semble néanmoins qu’elle pointe vers quelque chose de vrai dans les deux sphères. Si Héraclite était partout, en principe, dans la logique objective, en tant que penseur du devenir qui effectue la contradiction de l’être, aucune surprise en ce qu’il soit entièrement, en principe, dans la partie objective du système, là où la contradiction s’impose et s’attache à l’être même de la nature, au réel : Héraclite invitait Hegel à penser la négation de la finitude dans la Logique, rendant ainsi possible cette Logique, il invite ici Hegel à penser la nature comme négation absolue[95], ce qui rend la philosophie de la nature, son exposition dialectique, possible, car cela maintient la nature en ce qu’elle est et maintient sa présentation liée à cela : une totalité dialectique contradictoire. Hegel, et Héraclite, rejoignent en ce sens Paron : « Certains disent du temps qu’il est tout-sage ; mais pour le pythagoricien Paron, il était tout-ignorant, pour la raison qu’il est le lieu de l’oubli ; en cela Paron n’a pas tort[96] ». Une « condition sensible telle que le temps est bien plutôt le contraire d’une solution de la contradiction[97] », le temps naturel est le lieu de l’oubli et le restera même en décrivant son processus dialectique, puisqu’il marque la négativité absolue propre à la nature, il dit sa finitude, certes dialectique comme le montre le feu, mais toujours cette même finitude : « […] si le temps est désigné comme ce qu’il y a de plus puissant, il est aussi ce qu’il y a de plus impuissant. Le maintenant a un droit inouï, — rien n’est sinon le maintenant singulier ; mais cet être exclusif qui se pavane est dissous, liquéfié, pulvérisé, pendant que je l’énonce[98] ». Il faut donc faire d’Héraclite un vrai philosophe de la nature parce qu’il a réussi à libérer l’Idée dans cette nature qui ne peut rendre compte d’elle-même, sa contingence étant irréductible : « […] dans la nature, l’unité du concept se dissimule[99] ». Cela s’apparente bien sûr à la célèbre parole d’Héraclite : « Nature aime se cacher[100] », mais si elle se cache, il faut la débusquer, c’est la seule façon d’effectuer le « chemin de retour ». Toutes les sciences de la nature partent du principe que la nature est rationalisable, mais Héraclite, et Hegel à sa suite, ont bien compris que la rationaliser complètement est impossible : la nature conserve pour toujours sa contradiction, sa contingence, et son principe doit le refléter clairement, c’est pourquoi son principe doit être le feu.

Lorsqu’on regarde de près les fragments d’Héraclite, il semble bien que la vérité de la nature, pour lui, était effectivement l’éternel retour du même. Hegel reprend cette idée d’Héraclite et cherche plutôt le progrès de la vérité dans l’esprit. La nature, pour le philosophe qui la regarde, est posée, comme on l’a montré, comme un système de degrés (temps, feu, organisme) dont l’un appelle son autre, mais il ne faut pas croire que naturellement il y ait ce type de progression : Hegel s’oppose aux théories de l’évolution. Est-ce que cette posture philosophique est influencée par Héraclite ? L’évolution semble impossible dans le cadre héraclitéen du fait que le feu, toujours de la même façon (sinon les Érinyes vengeresses s’y opposeraient), consume tout ce qu’il met au monde. Si Hegel connaissait bien l’apeiron d’Anaximandre, il ne semble pas s’être intéressé plus avant aux premières ébauches d’une théorie de l’évolution chez ce dernier[101], ce qui aurait pu peut-être avoir une influence importante sur sa saisie de la nature, même si cela semble difficile à croire vu la façon dont son système fonctionne. Héraclite a influencé énormément Hegel dans la Logique, et dans la saisie de la nature aussi : permettant à Hegel d’articuler la nature spéculativement, Héraclite prive la nature de tout autre type de progression que le simple cycle, et la progression ne pourra s’effectuer, et c’est là ce qui est pleinement hégélien, que dans l’esprit et son histoire. Peut-on alors avancer que l’influence héraclitéenne ait pu avoir un impact décisif sur la divergence qui existe entre la saisie de la nature par Schelling et celle par Hegel ? Il n’est pas question, autant chez Héraclite[102] que chez Hegel, d’une « âme du monde » telle que pensée par Schelling où il y a une finalité de tout le cosmos et où celui-ci se constitue de manière de plus en plus parfaite à travers sa propre organisation[103]. Le feu ne marque pas une téléologie de toute la nature, le feu brûle ce qu’il met au monde sans nécessité précise et sans progrès possible. Le feu affirme justement que la nature ne relève pas d’une âme du monde en son sens schellingien, il affirme que toujours la nature ne peut se reprendre elle-même en son entièreté et qu’elle demeure toujours contradictoire, extérieure à elle-même. Déjà, Schelling avait vivement critiqué Hegel dans ce passage de l’Idée pure à la nature : « […] l’Idée se décide, la nature est une chute de l’Idée — expressions qui ne veulent rien dire[104] ». Si ce passage de l’Idée pure à la nature peut s’expliquer par la conception qu’a Hegel de l’articulation Parménide/Héraclite, on peut croire qu’Héraclite forçait Hegel à s’éloigner de Schelling. Et cet éloignement est encore plus grand lorsque Hegel prend chez Héraclite les thèses de sa Philosophie de la nature comme temporalité ignée. C’est entre autres pourquoi Heidegger peut dire : « À Tübingen ils avaient en commun avec Schelling la devise ἓν χαὶ πᾶν. La relation qu’il y avait sous cette devise commune se rompit par la suite[105] ». S’ils s’étaient unis sous la devise héraclitéenne du « Un est tout », le Un et le tout ne devaient pas être compris de la même façon chez un et chez l’autre, et la compréhension de ces termes, du moins au niveau de la nature (et encore dans la Logique), fut fortement influencée par Héraclite. « Hegel, ce serait Héraclite achevé, Héraclite devenu clair[106] » comme l’écrivait D. Saintillan, et si Hegel est Héraclite achevé c’est que, partant de lui pour déterminer la méthode de la philosophie et puisant en lui la mauvaise infinité dans la nature, il l’accomplit par le parcours de l’esprit, la véritable clarté, possible par la méthode dialectique et le mauvais infini naturel.

Ces questions autour de l’influence héraclitéenne et du rapport de Hegel à Schelling mériteraient bien entendu de plus amples développements, mais il n’en demeure pas moins que l’influence héraclitéenne est patente autant dans la Logique que la Philosophie de la nature : Héraclite conditionne Hegel à la négativité, double en Logique, simple dans la nature, faisant de la nature un subordonné de l’esprit. Si Héraclite était traditionnellement perçu comme le philosophe qui pleure (alors que Démocrite est celui qui rit), c’est qu’il lui manquait l’advenue de l’esprit de Hegel, et en rester à la nature pour y chercher l’Absolu en sa vérité totale, comme le fait Schelling, ne peut que rendre foncièrement malheureux : l’éternel retour du même n’est pas fait pour l’homme, sa raison exige plus que cela.