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Marie de la Trinité est une mystique contemporaine dont la trajectoire tourmentée l’amena auprès de Jacques Lacan, qui fut son analyste, trajectoire paradigmatique de la manière dont une mystique rencontre la souffrance psychique, jusqu’à l’extrême d’un épisode mélancolique qui laissa en elle une trace irrémédiable. Ses carnets furent publiés par extraits[1], puis ensuite dans leur intégralité[2]. Après leur rédaction, Marie s’engage dans une longue épreuve, correspondant à une plongée vertigineuse dans des obsessions envahissantes. Cette épreuve, jalonnée de consultations de psychiatres et de psychanalystes, dont Jacques Lacan, a été le lieu d’un mûrissement — « Job avait besoin d’un mûrissement » affirme la soeur — par lequel la vie devient de nouveau possible. Nous allons, à travers cette étude, analyser certains éléments de sa mystique à thématique paternelle, pour ensuite entrelacer cette thématique avec la théorie de la mystique chez Lacan. Nous aurons ainsi pour visée de contribuer à une théorie de la mystique des temps de la mort de Dieu et du déclin du Père[3].

I. Ravie par le Père

Une expérience mystique inaugurale saisit la jeune postulante. Elle est « ravie » in sinu Patris — dans le sein du Père — le 11 août 1929, à l’âge de vingt-six ans. En une époque où la figure du Père de la Trinité s’efface dans la théologie catholique, Marie est plongée dans le Père. « L’unique nécessaire » de l’incarnation est l’union au Père[4].

« Je fus saisie en Lui : non qu’Il s’abaissât vers moi mais Il me prit en Lui. […] Et Il se révéla à moi, non comme à distance, mais de substance à substance, plus près que tout ce qui peut passer par une intelligence humaine — plus que face à face[5]. » Cette « grâce » fut ensuite liée à la figure du Fils et de la Trinité même. La mystique de Marie de la Trinité rayonnera de ce centre, pour être l’objet de très prolifiques écrits — les carnets — jusqu’aux temps de sécheresse. Le Père élationnel devint alors un vide attractif au coeur de sa mystique.

II. Le Dieu de Lacan

Jacques Lacan, pendant 3 ans son analyste[6], devait s’interroger sur ces épisodes mystiques d’union avec un Père bien maternel, qui ne correspond guère à la « théologie » de l’absence élaborée par Lacan. L’interprétation lacanienne du Dieu Père ne va pas dans le sens d’un rapport d’union avec le Père. Celui qui se désigne — dans l’épisode du buisson ardent —, par « je suis (serai) ce que je suis (serai) » n’a pas de nom prononçable. La « modestie » de ce Père, dont la Loi est aussi efficace qu’il est absent, se mesure à un vide, assimilable à celui de la Chose au centre du Réel. Lacan reproche au saint Augustin du De Trinitate, d’avoir su parler du Fils et du Saint-Esprit, mais pas du Père. Le Dieu augustinien, affirmé comme identique à l’Être, introduit la puissance de plénitude de la métaphysique : tout étant tirerait son être de la puissance d’Être du Dieu qui est Ipsum esse subistans[7]. La métaphysique remplit trop, selon Lacan, la place vide dans laquelle Dieu est censé demeurer faiblement. Lacan refuse la pente « naturelle » de l’amour de Dieu[8]. Il promeut l’« antinaturalité » de la mystique, dont la jouissance serait non phallique. Le résidu de non-savoir y serait alors irréductible. Cette antinaturalité de la mystique renvoie à l’antinaturalité de la figure du Père. Pour Lacan, la fonction paternelle introduit au langage, qui est arrachement au corps de la mère. Elle est aussi don du nom et protection vis-à-vis d’une jouissance incestueuse mortifère. Elle est enfin introduction de l’enfant dans l’univers des Lois fondamentales interdisant le cannibalisme, le meurtre et l’inceste.

La fonction paternelle s’éloigne de l’épaisseur du sensible, et de l’évidence du maternel. Le Dieu Père est, dans la même perspective, apophatique, insaisissable. C’est donc du côté de la nuit qu’il faut creuser. L’exemple de Marie de la Trinité nous y aidera : elle ne demeurera pas dans le « plein » de la rencontre, et se confrontera aux figures de l’abandon. Ce thème de la « nuit » recouvre le travail du négatif, lié à la perte d’objet, encore plus central chez les mystiques de notre époque. Ce n’est pas la « psychologie » de l’amour qui distingue ainsi le « pur amour » selon la doctrine de Fénelon, c’est une manière de gratuité qui remet en cause les systèmes d’explications pour miner de l’intérieur les réponses qu’ils donnent à la question de la vie et de la mort, au rapport entre la jouissance, le plaisir et la souffrance[9]. La Chose au centre du sujet, avec les relations signifiantes inconscientes organisées tout autour, est ce qui demeure de la mystique dans un monde d’absence de Dieu[10]. La mystique devient alors le lieu de l’impossible[11].

III. Clivage et conflit interne

Revenons à notre mystique. La vie religieuse de Marie se noue dans l’histoire d’une soumission abusive à certains directeurs spirituels. Elle se voulait orante, au Carmel, et se retrouve religieuse apostolique. Le fait d’avoir « forcé » son désir la plonge dans une immense angoisse. Sa trajectoire tourmentée l’amènera ensuite à émerger lentement de la terreur. Elle suivra plus tard des études de psychologie et oeuvrera comme psychothérapeute dans un hôpital parisien, puis terminera sa vie dans un érémitisme plus paisible.

Mais la relecture d’une réaction dépressive à une obéissance excessive pêche par son manque de nuance. Le lecteur est étonné par la puissance idéalisante de la spirituelle dominicaine. Marie de la Trinité poursuit jusqu’au bout les deux plans homologues d’un désir impérieux : sa vocation mystique, d’un côté, et son obéissance à sa congrégation, d’un autre côté. Elle se tient constamment dans une déchirure, entre révolte et obéissance.

Sa pratique d’oraison — dans la lignée de la mystique perçue par Lacan —, n’est jamais « naturelle ». Sa vie mystique se déploie dans une logique d’effraction où les « paroles » sont « événements » instituant un forçage psychique. Elle manifeste un clivage impressionnant entre les appels de la vie intérieure et les nécessités de la réalité extérieure, comme si une transitionnalité orante ne pouvait se déployer. L’interne se déploie dans la fascination du dialogue avec le Père ; le monde externe est le lieu du harcèlement des contraintes de réalité. La puissance d’attraction du dialogue intérieur entre en conflit avec l’impossibilité de se refuser à la charge extérieure.

Elle est plongée dans un dialogue intérieur captivant avec le Père, comme l’indique cette « parole reçue » : « Ne t’occupe pas du dehors, mais du dedans — car je ne suis pas au dehors, mais au dedans[12]. » La rédaction de ses carnets est de plus en plus difficile.

Pour l’oraison elle-même, si j’en demande une large mesure, ce n’est pas pour y jouir du repos : depuis des mois je n’en ai plus aucun : je n’y vais pas comme à ma joie, mais comme à mon devoir, à mon travail personnel — et ce que j’y reçois s’accompagne de bien des tourments, en particulier celui de perpétuelles alternatives d’oubli et de réminiscence à cause de l’infirmité de ma mémoire — puis celui de rédiger — puis celui d’assimiler. S’il faut beaucoup de passivité pour recevoir, il faut beaucoup d’activité pour coopérer — Parfois l’abondance est telle que je suis écrasée, moulue — et toujours avec la menace, en recevant, d’oublier — et, en rédigeant, d’introduire quelque erreur […]. Et puis, il s’agit de choses très intérieures, très en profondeur — qui se passent à un autre plan que celui de la vie ordinaire, dans une autre région et je ne puis être présente aux deux à la fois de sorte qu’il y a toujours une part d’infidélité, ou à l’attention et à la préparation intérieure, ou à l’accomplissement des devoirs extérieurs[13].

Le lieu intérieur est un espace de travail incessant, d’une altérité telle que la mémoire se doit d’être toujours en vigilance. La rencontre mystique se déploie comme « passion de ce qui est ». Que ce soit sur le mode de la douleur, de la jouissance, ou du laisser être, « un absolu habite le supplice, l’extase ou le sacri-fice du langage qui indéfiniment ne peut le dire qu’en s’effaçant[14] ».

IV. L’épreuve de Job

Sa plongée « aux enfers » est relatée à la demande de Jacques Lacan, avec lequel elle est en analyse après 1950[15]. Au printemps 1953, elle est hospitalisée.

« Ces souffrances morales, on n’en meurt pas, mais la vie qui reste est pire que la mort[16] » : elle utilise un ton sans mièvrerie, au sein de fragilités reconnues. Dans son épreuve de Job, apparaissent, d’une manière très abstraite, le vide et la mort qui l’entourent. Sa plongée dans l’angoisse se déploie sans représentation. Dans ce lieu du Réel, le signifiant se produit en lieu et place de ce qui va manquer, nommé comme « Chose ». Si la Chose est la visée de l’impossible, l’impossible lui-même est le Réel. Il opère comme impossible dans les deux champs de l’intériorité et l’extériorité[17]. L’impossible interne se déploie dans une dramatique où l’aridité des signifiants dévoile les figures du vide.

Elle se tient à la lisière du symbolique. Des « paroles » l’assaillent comme des « missiles[18] ». Le signifiant est à peine perceptible, et c’est le référant qui se révèle immédiatement présent. La parole est violente. Elle s’impose. Sa vie intérieure est saturée de paroles qui l’obligent. Un combat se noue contre le nihilisme intérieur qui se révèle pure abstraction.

L’épisode mélancolique prend son origine dans les années 1940. Elle « reçoit » alors la vocation d’une union particulière au Christ. « Je le compris par vue et par expérience — ensemble — car ce que je voyais m’était donné ; je le voyais parce que cela m’était donné, non seulement de le voir, mais de le posséder[19]. » L’expérience mystique institue l’équivalence entre « voir », « posséder » et « recevoir ». Le « voir » n’est pas perception qui sépare. Il est vecteur d’un réel présent immédiatement. Cet Autre qui organise le texte de la mystique n’est pas « un hors-texte ». « Le localiser à part, l’isoler des textes qui s’épuisent à le dire », c’est tenter, geste impossible, de le transformer en une rationalité particulière. Alors que, justement, cet Autre organisateur se lit à peine dans les limites du texte, impossibles à cerner. Le tracé de l’écriture mystique circonscrit mal le mouvement du surgissement[20].

Les douleurs de la mort l’encerclent. Une atmosphère de Vendredi saint, propre à la mélancolie règne alors. Les angoisses ne cessent « de grandir et proliférer[21] ». La persécution s’exacerbe dans une abstraction vide : « L’angoisse n’était plus reliée à aucun motif, plus rien ne la limitait et plus rien en moi ne pouvait lui résister, elle avait tout submergé[22]. » La terreur n’est plus que couleur : « Il me tombait dessus des taches de couleur énormes ; elles se formaient au-dessus de moi et me tombaient dessus à une vitesse vertigineuse comme si je les fascinais. Je m’attendais à ce qu’elles m’écrasent mais elles se dissolvaient au moment de me toucher […]. L’air en était tout rempli, dans un silence tragique[23]. »

Au bout de la terreur, une issue se dessine : le deuil des images est sacrifice de l’imaginaire du moi homologue au deuil de Dieu. Le deuil de l’image répond alors au vide du Père. La plongée dépressive est une pauvreté où l’imaginaire s’est vidé, alors que l’extérieur continue à « fonctionner ». « Dieu m’attire au terme de son mystère, mais dans la nuit, et la non-expérience[24] ».

V. Une mystique du vide du Père

Marie de la Trinité a vécu en un xxe siècle où la « crise mortelle » de la culture qu’est le nihilisme, selon l’expression de Nietzsche, découvre le Néant comme fondement des choses.

En 1945, elle relate cette expérience :

Éprouvé sur moi ce matin comme le fardeau du monde entier, de tout le genre humain — et sollicitée par le Père, ineffablement, à faire, moi misère, contrepoids au glissement de ce pauvre monde comme vers son néant — exactement à l’opposé de l’attraction paternelle, de laquelle ce glissement sur lui-même ne cesse de l’éloigner — monde qui, dans sa lourdeur, non seulement glisse ainsi vers en-bas, mais entraîne comme les tirant dans le mouvement de sa chute, les mystères divins révélés et les préceptes proposés — au lieu de se libérer par leur vertu et la voie qu’ils tracent, de sa propre pesanteur, pour se tourner et s’élever dans leur force vers le Père, et L’adorer filialement […]. J’ai senti concentré sur moi le poids de ses desseins paternels, et le poids de la pesanteur de ce monde qui glisse de tout son poids auquel il s’abandonne, à l’opposé du Père[25].

La décennie d’Auschwitz est celle où Marie accompagne une expérience d’effondrement qu’elle traduit comme crise de la filiation. L’homme séparé du Père se découvre comme néant. Son expérience est marquée par le non-sens. L’expérience mystique serait alors un nihilisme « purificateur » s’attaquant aussi à toute vision consolante du divin. Elle accompagne la plongée dans l’attraction néantisante. La création mystique se déploie en ces lieux de perte, pour dire la perte, tout en la creusant à l’infini. Si les mystiques traquent le rien et sa trace, c’est qu’ils y sont acculés par une situation radicale. Ils ex-sistent dans les brisures de l’écroulement des institutions du sens. La vie mystique de Marie de la Trinité se déploie en un siècle où l’épreuve du néant fut décisive. La mystique est alors traversée par l’alliance paradoxale entre la mort de Dieu proclamée par le discours contemporain, et celle qui est au coeur du dogme chrétien. La configuration au Christ souffrant, classique d’une certaine mystique, fait place au face-à-face avec le néant du Christ disparu et du Père lointain. Le vide du Samedi saint prend alors la place de la souffrance saturante du Vendredi saint.

VI. « Je t’ai choisie pour remédier aux grands désordres »

Cette parole est reçue le jeudi 10 septembre 1942[26]. Elle surgit à la suite d’une réflexion théologique sur les dons de l’âme. L’articulation entre nature et surnature est évoquée, en même temps que la manière dont se noue, dans l’existence chrétienne l’enjeu de la filiation. Nous ne nous attarderons guère sur ces développements, mais nous chercherons à creuser leur portée par rapport à la thématique du Père. Après une réflexion de haut niveau concernant le sacerdoce[27] et la filiation, la « parole » reçue se manifeste comme une mise en demeure « d’appliquer » ce qui a été exploré dans le domaine de l’intelligible. Dans l’optique de Marie de la Trinité, le sacerdoce est ce qui élève. Il dépend de la nature humaine. La filiation serait dans l’homme mais non de sa nature. Elle est, du côté de la déité, réception et communion. Elle est donc un appel adressé à l’homme. Le sacerdoce est le reflet dans la nature humaine de la Filiation dans la nature divine. Il est effort, voire immolation, alors que la filiation est communion.

Juste avant l’énonciation de cette parole, la mystique évoque un « travail à faire », et note une parole antérieure : « Laisse-toi conduire, car c’est Moi qui conduis. » Mais, ces demandes du Père, ne sont pas seulement l’objet d’une spéculation, elles attendent une mise en pratique, qui sera un « remède ». Bien que la spéculation affleure constamment, il ne s’agit pas d’un « traité ». Cela a « l’ordre » et la rigueur d’un traité ; mais chacun peut y puiser « selon l’ordre de ses propres pensées ». La spéculation fait place à quelque chose qui est décrit comme un réel impérieux : « C’est une réalité dans laquelle chacun vient puiser ce qu’il en peut saisir — et non une théorie. Ce n’est pas du domaine de la pensée, mais de celui de l’être : c’est, voilà[28]. »

La mystique est du Réel. Puisqu’il s’agit de « remédier », elle serait en quelque sorte « thérapeutique ». La thérapeutique s’applique à une crise radicale, anthropologique et spirituelle, celle de la filiation.

Arrive donc la parole : « Je t’ai choisie pour remédier aux grands désordres. »

Les désordres évoqués sont donc ceux de la filiation. Ils « sont pires en famille, entre parents et enfants, qu’au dehors ». Ils atteignent Dieu, dans sa Déité et dans sa Paternité. Le pire des désordres est « qu’un fils ne soit pas enfant pour son Père — que son Père ne soit pas Père à son esprit et à son coeur et à sa conduite et à toute sa vie[29] ». Le « faire Fils » est atteint. Une filiation en désordre est non référencée au Père. La Filiation est donnée pour la relation. L’abstention vis-à-vis de la filiation est un refus d’un « enrichissement », enrichissement pour le sujet, mais ordonné au Père, « selon sa Déité éternelle, et sa Paternité souveraine[30] ». « L’âme » ne devrait pas se contenter de sa « forme de nature » mais laisser une autre forme croître, en surimpression de la forme naturelle[31]. La filiation suppose une mise en forme de l’espace intérieur. Ces abstentions sont les « seuls vrais désordres » et manifeste un désordre « pire que le péché » qui est de manquer aux dons.

Dans le vocabulaire religieux qu’elle utilise, l’âme entre en gestation d’une autre forme qui est celle du fils, de la fille, référencée au Père. La paternité divine est appel au mouvement de filiation. Elle est attraction. Le terme d’attraction revient 71 fois dans le tome II des carnets (plus souvent vers la fin), et encore plus dans le tome III. « Tout l’exercice spécifique du sacerdoce de la terre et du sacerdoce de gloire, ne sont motivés que par l’attraction du Père, qui engendre la Relation dans la Filiation, et donne la référence dans le sacerdoce ».

VII. Une attraction permanente

« S’il n’y avait pas cette attraction permanente du Père, il ne pourrait pas y avoir de Relation ni de référence réelle, car nul ne peut tendre efficacement au-dessus de soi s’il n’y est attiré par un agent qui lui soit supérieur : et nul ne peut attirer au Père que le Père Lui-même[32]. » Cette attraction incoercible, aussi réelle que celle d’une planète, est au centre de la mystique de la religieuse, et aussi de ses conflits psychiques.

L’attraction implique une « aspiration » par « soumission active », notamment dans l’oraison qui suppose un très grand vide. L’imaginaire intersidéral est essentiel à la description, pour indiquer qu’aucun obstacle ne doit s’exercer à l’encontre de l’attraction[33]. Tout le clivage évoqué plus haut, le conflit de loyauté entre activités extérieures et ce que le Père attend d’elle, s’explique pour partie par l’angoisse d’être à contre-courant de l’attraction paternelle. « Je pense que là est la cause du trouble de conscience », affirme-t-elle, « et du malaise général qui accompagnent toutes mes activités extérieures, et de la violence que je dois m’imposer pour m’y appliquer — de l’impression d’infidélité si amère que je subis alors, comme si j’allais en sens inverse, à rebours, de ce que le Père veut de moi[34] ».

Elle affirme ainsi le 12 septembre : « Me soustraire aux vibrations extérieures actives, déprimantes au bénéfice des vibrations intérieures, passives, unifiantes, dans la mesure où elles sont saisies par le sacerdoce, et provoquées par l’attraction du Père[35]. »

Le mystère du Père est réservé, mais attractif. Le sens profond de l’incarnation est mouvement. Les dons sont le mouvement par incorporation à l’Humanité du Verbe de Dieu. Ouverture et exposition font partie de la dynamique de la conformation au Verbe qui laisse croître la forme filiale. Cette modalité maternelle de gestation de la forme — qui est forme de filiation —, suppose une acceptation de la transformation. Elle est du côté de l’oeuvre du Verbe. Les « dilatations spirituelles[36] » qui accompagnent les dons de grâce supposent une forme de crucifixion, d’immolation de la créature, « nécessaire comme purification et adaptation de la nature à la grâce ». Accepter la douleur, mais aussi se livrer à l’inconnu hors de soi, c’est le propre de l’immolation, constitutive de la visée sacerdotale. La traversée de « l’en bas » par Marie de la Trinité tient à la traversée de l’holocauste qui est l’obligation impérieuse de son cheminement. L’immolation « atteint l’être lui-même », et l’être ne peut « supporter d’être immolé », parce que « l’immolation l’atteint dans sa fin propre, et dans ce qui conditionne son existence terrestre[37]. »

VIII. La croissance de la forme filiale

Ce chemin de transformation appelé par la filiation, cette croissance de la forme filiale s’effectue non sans souffrance de gestation. Cette croissance, en référence au Père, est une manière d’être mère de soi-même. Dans la théologie chrétienne, le Verbe incarné, ayant traversé la mort, s’est confronté à la souffrance et à la nuit. Passé au creuset du maternel, marqué par la terre et la mort, le Verbe enfante ensuite dans la foi. L’enfantement est possible après un passage de mort. La phrase de l’épître de Paul aux Galates (4,19) — « mes petits enfants, vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que Christ soit formé (morphôthê) en vous » —, souligne cette symbolique génésique. Paul se présente comme mère de ceux qu’il a appelé, au nom du Christ, à la foi, jusqu’à ce qu’eux-mêmes enfantent le Verbe, dans une configuration à son sacerdoce. Ceux qui ont été enfantés dans la foi sont alors aptes à enfanter eux-mêmes le Verbe, dans une perspective eckhartienne. La forme filiale croît, comme attirée par le Père, ainsi qu’un enfant en soi.

Le « grand désordre » est de refuser en soi cette forme émergente liée à la filiation. Elle est ce dynamisme d’une gestation, suscitée, de loin, par l’attraction du Père. Le sujet se laisse « faire Fils » à travers la naissance de cette forme. La filiation peut être rejetée par peur d’être possédé(e) par cette forme. L’amour du Père attire plus qu’il infuse. Il règle le mouvement des âmes comme celui des astres demeurant à distance, dans leur propre inertie. Le fait paternel inspire, sans fusion, le mouvement du monde.

La pesanteur serait-elle paternelle ? Jean-Paul Sartre évoque ce qu’il imagine d’un père qu’il n’a jamais connu : « Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi et m’eût écrasé […]. Ce père n’est même pas une ombre, pas même un regard : nous avons pesé quelque temps, lui et moi, sur la même terre, voilà tout […]. De là vient, sans aucun doute, mon incroyable légèreté[38]. » Sartre dénie toute « gravité » à son père, et toute possibilité d’avoir plus pesé que lui sur la terre des vivants. Si le père est « sans gravité », et « sans attraction », le fils ne pèse guère plus. « Un père m’eût lesté de quelques obstinations durables […]. Mais si Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret […] personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre[39]. » Le père imaginaire aurait possédé l’enfant, mais le père symbolique lui eût donné une gravité. Le fantôme du père mort flotte sur notre culture qui se sent, du coup, délesté. « L’Homme sans gravité » n’est plus arrimé à l’attraction invisible du Père[40]. Le monde sans l’attraction paternelle est fondé sur l’évidence et la positivité. La mère devient la « cause » réelle de l’enfant et l’incarnation de la puissance phallique. « [Dans ce monde-là,] la fonction de l’antécédent résume ce qu’il en est de la causalité : ce qui est avant est la cause de ce qui vient après. Nous sommes dans le registre de la métonymie, c’est la contiguïté qui organise l’ensemble de notre monde. L’invocation du père comme métaphore, caractéristique du patriarcat, vient effectivement introduire une rupture dans cette simplicité apparemment heureuse, où tout est “naturel”[41]. » Exit donc le patriarcat, et la métaphore paternelle non pas comme cause « naturelle » de l’enfant, mais comme cause impossible, divine, spirituelle dans la chaîne des générations.

La subtilité du montage trinitaire, formulé par Marie de la Trinité, consiste dans le fait que la cause paternelle est réservée, hors d’atteinte. Elle attire, et transforme, mais ne possède pas. Elle n’est pas dans une contiguïté envahissante, du registre de l’évidence du maternel, mais dans une force incessante et puissante, à laquelle on peut se refuser.

IX. Quels remèdes ?

C’est bien à ces désordres-là, ceux du glissement hors de l’attraction paternelle, que Marie de la Trinité tente de remédier. Revenons à l’épreuve de néant, quand elle évoque sa participation mystique à la pesanteur du monde, glissant loin de l’attraction paternelle[42]. Dans l’attraction, la bonne ou la mauvaise, se joue toute la question du salut. La souffrance des damnés sera une « éternelle résistance à l’éternelle attraction », résistance entière et complète face à une attraction nécessaire et irrésistible[43].

L’image est saisissante : d’un côté l’attraction paternelle, et, d’un autre côté, le monde échappant à l’attraction comme un astéroïde perdu. Poids du monde et poids de l’Église : « Je dépose sur toi le poids de l’Église, le poids de toute l’Église », affirme une parole[44]. La métaphore du « poids » s’inscrit au coeur des tendances anorexiques de Marie[45]. Elle rend compte de la lutte entre les tendances naturelles et l’attraction divine. Faut-il pour autant se libérer complètement du poids de la nature ? Non évidemment, puisque la masse — le poids — de l’incarnation est ce qui permet de donner prise à l’attraction. Il n’en demeure pas moins que l’infidélité est « comme une résistance à une attraction de Dieu, intérieure à nous-mêmes et permanente — attraction qui fait contrepoids, et bien au-delà, à celle de la pure nature[46] ». Le remède à appliquer est de faire contrepoids. Le travail de la mystique est de pesanteur. Mais, laisser s’exprimer le don de filiation, qui ferait « contrepoids », ajoute un poids nouveau à la tâche d’exister, suscitant une harassante fatigue. L’abandon mystique est pesanteur, à l’image d’une pierre coulant dans l’onde, trouvant un fond qui l’accueille. L’abandon peut être glissement loin de Dieu, mais il arrive qu’il soit plongée irrépressible dans l’attraction divine.

La prière de la mystique, et l’écriture qui tente d’en rendre compte, sont des pesanteurs actives qui suppléent le glissement du monde hors du vecteur paternel. L’ordre paternel ne ressort pas de l’évidence de la nature, ce fait « maternel » indubitable. Il faut donc « forcer » la nature, comme un fleuve au cours « évidemment » descendant qu’il s’agirait de canaliser vers un cours ascendant, comme en une gravité inverse. L’attraction paternelle serait « contre nature », et la suppléance de la mystique serait restauration d’un cours, canalisé et quasi forcé, menant de bas en haut vers la divinité, plutôt que de haut en bas dans la pente naturelle.

Appelée personnellement au sacerdoce du Christ, elle considère que tout doit être assumable par ce sacerdoce[47]. Elle supplée avec Lui à la gravité du monde, mais se perd alors dans le vide, coupée de l’expérience des dons. L’épreuve de Marie de la Trinité est relatée dans une autre métaphore, évoquée trois ans après la parole « reçue » des « grands désordres ». Elle utilise encore l’image de la gravité : « Il me semble que quelquefois je suis enterrée vivante et que je concours moi-même à cet enterrement. Comme une pierre jetée au fond de l’eau ». Ce qui l’amène à un « coup de mort » par lequel elle se sent « inutilisable[48] ».

Faut-il évoquer un forçage issu du désir impérieux de faire contrepoids ? A-t-elle ajouté à ce qu’elle perçoit de l’attraction paternelle une autre puissance excessive, idéalisante, d’arrachement à elle-même ? Elle fut en conflit avec son directeur spirituel, en raison de ses pénitences jugées excessives. C’est en ce sens que le « remède » qu’elle cherche à être est aussi poison pour elle-même. Le Pharmakos est remède, suppléance pour la société, mais se révèle aussi la victime émissaire, croulant sous la pesanteur du monde. La suppléance n’est cependant pas, chez Marie de la Trinité, expiation. Elle prend sur elle-même une « gravité » répulsive vis-à-vis de la paternité, pour la transformer en force inverse. Elle tente, notamment dans l’oraison, de faire retourner le désir pas seulement le sien, mais celui du monde qui s’éloigne de l’attraction paternelle, à sa source, ce qui est étymologiquement une conversion. Elle arpente la ligne de crête entre ce qu’elle pense être une surnature transformante, et une antinature destructrice.

La Chose au centre du sujet, cette Chose puissamment attractive, étrangère à moi tout en étant au coeur du moi, configure l’ensemble de sa vie d’oraison. Mais peut-on courber le désir pour le ramener à sa source ? Dans son épisode mélancolique, Marie de la Trinité affronte l’attraction négative, la sienne et celle d’une époque, et la prend sur elle. Elle est écartelée entre les deux types d’attraction, paternelle et antipaternelle. Elle assume le non-être de l’attraction négative, dans le risque encouru d’une dévitalisation narcissique.

Son expérience de l’attraction paternelle nous livre une figure intéressante de la filiation. La condition de fils/fille est classiquement présentée comme réponse à un appel qui précède le sujet et le transforme. Mais, le devenir fils ne se situe pas seulement dans la secondarité d’une instance langagière[49]. Même si le Père est nommé en son absence, il se rend présent, lointainement et impérieusement, par sa puissance attractive. Au Nom-du-Père comme métaphore d’ordre symbolique, il faut adjoindre la puissance attractive du Père. Parce que le Père est aussi autorité et puissance. La puissance signifie la domination, l’efficacité et l’énergie dans l’action. L’autorité est la légitimité et la capacité de se faire obéir. Mais, ces fonctions du Père « s’intègrent en les faisant tomber[50] ». Les conflictualités du fils et du père sont structurales jusqu’à ce que le fils introjecte la fonction paternelle, et prenne forme au coeur de la filiation. Par ailleurs, l’autorité paternelle se déploie, dans la logique freudienne et postfreudienne, d’autant plus puissamment que le Père est « tombé », qu’il s’absente. La force de l’absent s’exerce dans un champ de gravitation où prennent forme les filiations. La fonction paternelle est impensable sans la catégorie du signifiant[51]. Mais ce signifiant ne flotte pas dans une absence irisée par les structures de nomination. Il est porté par la puissance attractive d’une parole[52]. Ainsi est la figure de l’otage formulée par Lévinas. Le père est otage du fils, et le fils ne peut pas exister « à son compte » parce qu’il est élu, « unique pour soi », mais aussi « unique pour son père[53] ». La fécondité paternelle n’est ni évidence, ni domination. L’absence du Père détient sa force structurante dans cette relation d’élection puissante et attractive.

Freud avait élaboré l’hypothèse d’un cycle paternel, dont la temporalité concerne autant l’inconscient individuel qu’un devenir historique collectif[54]. Après le sacrifice du premier père, celui de la horde primitive imaginé par l’initiateur de la psychanalyse, le « second père » de Totem et tabou serait le Père réinstauré de la famille, et le père objet du désir de rappel de la religion, qui instituerait la continuité « spirituelle » d’une génération à l’autre[55]. La question anthropologique que souligne la mystique de Marie de la Trinité est aiguë. Notre temps est-il encore celui de la nostalgie du Père — la Vatersehnsucht décrite dans Totem et tabou, cet ardent désir, cette nostalgie de son retour —, en étant travaillé par sa puissance attractive issue de son absence même, ou bien, au contraire, est-il en train de s’extraire du cycle paternel, pour s’éloigner irrémédiablement de ce qui fut sa source ?