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Jean-François Mattéi nous a subitement quittés le 24 mars. La Faculté de philosophie de l’Université Laval et le Laval théologique et philosophique perdent en lui un ami très cher, qui leur rendait bien cette amitié. Sa première visite au Québec eut lieu en 1986, dans le cadre d’une collaboration de collègues français et québécois au troisième volume de l’Encyclopédie philosophique universelle, consacré aux « Oeuvres philosophiques », dont Jean-François assurait la direction aux Presses Universitaires de France. Sa personnalité vive et généreuse, son fin sens de l’humour, son immense culture n’ayant d’égale que sa modestie, ont vite conquis celles et ceux qui l’ont alors rencontré, et devaient contribuer de manière importante à la création puis à la consolidation de liens durables entre nous du Québec — en philosophie surtout — et le monde de l’université ainsi que de l’édition en France. Ses visites pour des conférences, des colloques, des tables rondes, des congrès, des soutenances de thèses, et même des cours, se sont multipliées par la suite, jusqu’à la présentation de son livre Le procès de l’Europe à l’Université Laval, le 18 novembre 2011. Et à charge de revanche, les invitations de sa part en France pour le même type d’événements au bénéfice de collègues québécois, et d’autres, n’ont pas manqué non plus, donnant lieu souvent à des publications remarquables, tel le collectif plusieurs fois réédité aux Presses Universitaires de France, La naissance de la raison en Grèce. Sa grande agilité d’esprit, sa mémoire fabuleuse et son éloquence naturelle, qui en faisaient un parfait conférencier, s’accompagnaient ainsi de dons non moins étonnants pour l’action au service d’autrui. Grand esthète, grand connaisseur et amateur de cinéma également, et de l’humour britannique à son sommet — j’ai nommé l’oeuvre de P.G. Wodehouse —, on ne pouvait imaginer de meilleur ambassadeur de la culture.

Sa mort prématurée à soixante-treize ans ne l’aura pas empêché de léguer aux générations futures une oeuvre considérable, depuis L’étranger et le simulacre. Essai sur la fondation de l’ontologie platonicienne (1983), issu de sa thèse de doctorat dirigée par Pierre Aubenque, jusqu’à La puissance du simulacre. Dans les pas de Platon (2013). Je cite d’abord ces deux titres parce qu’ils illustrent, dans leur complémentarité, un des traits les plus marquants de son oeuvre : la profondeur de la pensée spéculative, où il était maître, et un sens aigu de la portée d’une pensée critique tournée vers l’agir — et celle, en conséquence, du manque d’une telle pensée. On le devine, La puissance du simulacre est un essai sur le monde virtuel dans lequel nous nous enfonçons à l’instar des prisonniers de la célèbre caverne, rendu d’autant plus pénétrant par son exceptionnelle maîtrise de la pensée platonicienne sous tous ses angles. Par ailleurs, comme les motifs semblent aller se multipliant de nos jours qui nous mettent au défi de mieux comprendre ce sentiment profond qu’est l’indignation, et de mieux la vivre, Jean-François Mattéi a consacré à cette double tâche un livre lumineux, De l’indignation, en 2005, dont il a fait paraître une édition augmentée, L’homme indigné, en 2012, se révélant souvent lui-même, dans ses dernières années surtout, l’homme indigné par excellence, se dépensant sans compter au service du bien commun. Comme il le démontre, le sentiment d’indignation précède le concept même de dignité et marque l’éclosion de la conscience morale. Un nouveau commencement s’instaure dès lors, celui de l’éthique et du politique, ainsi que l’atteste Platon, bouleversé d’indignation devant la mise à mort par la démocratie athénienne de l’homme « le meilleur, le plus sensé aussi et le plus juste » de l’époque, Socrate. L’immense succès de librairie de La barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne (1999), plusieurs fois réédité, s’explique sans doute par le partage d’une indignation semblable ; de même pour La crise du sens (2006) ; plus encore pour Le regard vide (2007) ; et Le sens de la démesure (2009). Au moins autant que leur patrie algérienne commune, c’est aussi ce qui semble le rapprocher d’Albert Camus, comme en témoignent plusieurs publications de marque sur Camus, déjà en 1997, mais aussi en 2010 et en 2013. Ce qui ne doit toutefois pas faire oublier d’autres textes de pure réflexion philosophique, tel le merveilleux petit livre L’énigme de la pensée (2006), sans parler d’oeuvres majeures consacrées à Platon, Nietzsche ou Heidegger tout au long de son parcours.

Les mots suivants de Shakespeare, à la fin de Jules César, s’appliquent avec une rare justesse à Jean-François Mattéi : « Sa vie fut douce, et les éléments si bien mariés en lui que la Nature pourrait se dresser et dire au monde entier : C’était là un homme ! » On peut être certain que son épouse, Anne, ainsi que leurs enfants, à qui nous tenons à exprimer nos plus vives condoléances, en conviendront.