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Dans l’important ouvrage que C. Theobald réalisa avec son confrère, le Père Bernard Sesboüé[1], ouvrage fondateur qui annonce plusieurs développements ultérieurs[2], l’évolution de la forme du discours chrétien est répartie en quatre phases : une première, elle-même découpée en deux périodes (l’époque patristique et le Moyen Âge), nous conduit des origines du christianisme au concile de Trente. La deuxième nous mène du concile de Trente au concile Vatican I. La présentation de ces deux premières phases est assurée par le P. Sesboüé. C. Theobald prend ensuite le relais, nous accompagnant dans la traversée de la troisième phase qui connaît comme étapes cruciales le concile Vatican I et ses deux constitutions dogmatiques, la crise moderniste, elle-même découpée en étapes, mais dont le foyer demeure l’encyclique Pascendi Dominici gregis de Pie X (1907) et le Décret Lamentabili, et qui se noue autour de la question biblique, de celle de la tradition dogmatique et de l’histoire, mais surtout peut-être autour de la question de l’autorité ou du magistère.

C. Theobald, qui articule ses réflexions autour des deux conciles, Vatican I et Vatican II, navigue dans des eaux bien connues. En effet, il ne serait pas exagéré de dire que, depuis sa thèse de doctorat sur Blondel[3], qu’il rattachera plus tard à l’ensemble qu’il construit du « traditionalisme modéré[4] », jusqu’à ses travaux plus récents sur Dei Verbum ou sur Alfred Loisy[5], C. Theobald s’intéresse au passage de l’Église catholique d’une phase à une autre au cours du siècle qui va de 1870 à 1960.

Theobald, à la lumière de sa lecture de Vatican II, situe dans l’encyclique Humani generis (1950), « la fin d’une époque de dogmatisation fondamentale[6] ». Cette encyclique qui condamne en quelque sorte les mouvements de renouveau de la théologie, viendrait ainsi clore la troisième phase de l’évolution du discours chrétien. La quatrième phase, « le concile Vatican II et ses suites », nous situerait actuellement dans un au-delà du « dogmatisme ». En effet, suivant Theobald, le discours de Jean XXIII engage « la transformation du “dogmatisme”[7] » en donnant un nouveau cadre à la doctrine chrétienne et, surtout, en permettant « l’émergence d’une autre manière de se rapporter au patrimoine dogmatique du catholicisme » et, sans doute plus important encore, l’émergence d’une autre manière de se rapporter aux Écritures et de les lire.

On peut se demander cependant, dans la situation actuelle de l’Église catholique marquée par certaines résurgences d’une forme préconciliaire du discours chrétien, si la situation est si claire et s’il ne faut pas réfléchir à nouveaux frais à la contribution de la théologie et à la vocation du théologien dans un temps de perplexité. C’est ce à quoi nous voulons nous consacrer ici, après avoir exposé les déplacements importants réalisés au moment de Vatican II et montré que le « changement d’ordre » observé en 1996 n’est peut-être pas complètement achevé, et que le modernisme connaît des avatars, au moins au jugement des dissidents intégristes, et que la crise moderniste continue en partie à définir la situation présente.

I. Vatican II comme point de bascule

Selon C. Theobald, Jean XXIII permet ce passage en opérant plusieurs recadrages. D’abord, en faisant une lecture « sapientielle » (et non apocalyptique) de l’histoire, cela en rupture avec Dei Filius et plusieurs autres écrits pontificaux depuis Pie IX jusqu’à Jean XXIII. Ce dernier manifeste sa confiance dans la capacité d’apprentissage de l’humanité, en situant plus modestement le rôle de l’Église dans l’histoire, dont il respecte l’autonomie, et en exposant comment il conçoit le but du Concile, qui est de promouvoir la doctrine. Dans son discours d’ouverture du Concile, ce recadrage de la manière de concevoir la promotion de la doctrine procède par étapes : cette doctrine concerne l’homme tout entier et son humanisation ; elle est située dans le moment présent de l’histoire et sa transmission est finalisée par le bonheur de l’homme dans la situation actuelle, ce qui signifie que l’on passe du contenu de la doctrine à sa réception basée sur sa force de transformation spirituelle ; enfin, cela indique la fonction pastorale du magistère ecclésial qui est de rendre témoignage à cette doctrine, sous forme solennelle, à travers la réunion d’un concile, mais sans s’opposer à telle ou telle hérésie avec, comme corollaire, le refus de condamner et, positivement, le désir d’offrir à l’humanité un patrimoine de sagesse ou un trésor, celui de l’Évangile.

Dans le même discours, le pape exclut deux malentendus quant à ce que signifie conserver dans son intégrité la doctrine. Ce devoir ne saurait se confondre avec un immobilisme tourné vers le passé ni n’admettre qu’un développement répétitif de la doctrine. Il propose donc une nouvelle manière de se rapporter à la tradition doctrinale de l’Église qui est historique et qui a besoin non pas d’être simplement répétée, mais d’être réinterprétée puisqu’elle représente une manière, dans des situations culturelles différentes, de proposer le dépôt de la foi. La tradition doctrinale est, du coup, un acte de traditio-receptio dans divers contextes historiques et socio-culturels. Le rapport entre doctrine et histoire — qui était au coeur de la crise moderniste — est ainsi posé dans des termes nouveaux.

Pour Theobald, cette prise en compte des contextes et de la situation des destinataires introduit un « changement d’ordre » ou un changement « paradigmatique » (p. 478). On passe alors du contenu de la doctrine à sa réception, fondée sur une attention nouvelle aux conditions spirituelles dans lesquelles évolue l’humanité, et à son interprétation en vue d’une ré-expression. Comme il l’exprimera de manière synthétique dans un texte plus récent, la pastoralité renvoie à la prise en compte du destinataire ou du récepteur au moment de l’élaboration du discours : « […] il n’y a pas d’annonce de l’Évangile de Dieu sans prise en compte du destinataire ; et, pour préciser la place de ce dernier, il faut ajouter que “cela” dont il est question dans l’annonce est déjà à l’oeuvre en lui, de sorte qu’il peut y adhérer en toute liberté[8] ». La pastoralité de Vatican II, sans s’y réduire, se caractérise donc par la prise en compte des destinataires et du contexte. La pastoralité, qui renvoie à une conception anthropologique des destinataires (ce qui est « déjà à l’oeuvre en lui »), se caractérise aussi, en raison de sa prise en compte du contexte historique et culturel des destinataires, par la reconnaissance de la figure culturelle de la « vérité révélée[9] », ce qui conduit à repenser le doctrinal. Au-delà des simples énoncés, la pastoralité inscrit le traditum dans des lieux et des espaces propres à ceux qui reçoivent l’Évangile. Cette manière de définir la pastoralité fait ressortir la dimension relationnelle du rapport entre l’Église et le monde.

La conscience de l’enracinement historique des destinataires et des destinateurs est un acquis capital. En effet,

durant l’époque moderne, la chrétienté, au moins une partie, a progressivement pris conscience que la Révélation n’existait pas en dehors de sa réception historique : la Paradosis effectivement vécue, le corps de la foi — celui qu’elle est, qu’elle reçoit et qu’elle se donne — est la seule trace de son origine divine. L’interprétation historique fait donc partie de la Révélation au sens où celle-ci est radicalement livrée à celle-là[10].

Vatican II constitue une expression solennelle du magistère de l’Église, mais en référence aux Écritures lues et interprétées dans de nouveaux contextes historiques et suivant une nouvelle conception de la tradition et de ce magistère. Cette nouvelle manière que représente la « forme pastorale » de la doctrine, caractérise la situation actuelle du discours chrétien ou la quatrième phase de son évolution. Par la suite, la tâche du théologien s’inscrit à l’intérieur de cette nouvelle phase du discours chrétien.

II. Un passage non encore accompli

La lecture de C. Theobald suivant laquelle nous serions passés à Vatican II à une autre étape de l’évolution du discours chrétien implique, comme il l’observe en 1996, une « lecture de Vatican II et de sa réception, ainsi qu’une prise de position sur la continuité et la discontinuité entre deux conciles[11] ». On connaît, de la part de notre auteur, au moins deux lectures de la réception de Vatican II : une première en 1996[12] et une deuxième en 2009[13]. Ces deux lectures, la deuxième en particulier, du fait qu’elle croise plusieurs paramètres (périodisation, méthode d’interprétation, contenu du corpus et critères d’interprétation), indiquent toute la complexité du processus de réception. Je crains d’être trop schématique ici[14]. N’adoptant pas les lectures dialectiques de la réception de Vatican II développées par ses collègues allemands, en particulier J.-H. Pottmeyer[15], C. Theobald propose, à partir de la distinction entre réception kérygmatique et réception pratique, une lecture en trois phases de la réception du Concile. Une première, correspondrait globalement au pontificat de Paul VI. Elle développerait une réception applicative du Concile. Cette période, surtout dominée par l’argument ecclésiologique, est marquée par une série de réformes institutionnelles dans le domaine des trois munera. La deuxième aurait été marquée par un effort de synthèse doctrinale qui tente une intégration des enseignements des deux derniers conciles. Au cours des deux premières phases, Rome adopte « une méthode analytique propre à toute administration, méthode qui consiste à fragmenter l’ensemble du corpus en thèmes et en questions[16] ». Ces deux premières phases relèveraient surtout de la réception kérygmatique ou de l’effort des pasteurs pour faire connaître et mettre en oeuvre le Concile. Au tournant du millénaire, la réception serait entrée dans une nouvelle phase où les questions de théologie fondamentale reviendraient sur le devant de la scène, le rapport au Concile et à ses enseignements se présentant alors de manière nouvelle, l’Église, mise en situation de devoir inventer, est appelée à discerner le chemin à suivre. Ce processus de discernement faisant appel à une nécessaire régulation, le Concile servirait à l’Église de boussole fiable lui permettant d’opérer le discernement du chemin qu’elle est appelée à suivre dans l’histoire. Le rapport au Concile est alors modifié, car il n’est plus simplement conçu cette fois comme une série de thèmes ou de questions (les contenus), mais comme un moment de discernement qui engage l’écoute de la Parole de Dieu et de ce dont sont porteurs les destinataires de cette écoute ou « de ce qui se passe dans et entre les interlocuteurs les plus divers[17] ». Le Concile, à travers son corpus, renvoie donc fondamentalement à cette expérience théologale foncière que manifestent les apprentissages réalisés par les Pères conciliaires au cours du Concile grâce à cette double écoute qui les a conduits à accomplir un acte de tradition, soit la ré-expression pour aujourd’hui du dépôt de la foi. En somme, au cours de cette nouvelle phase de réception, c’est toute l’Église qui serait appelée à réaliser l’apprentissage opéré au cours du Concile ou, en d’autres termes, à recevoir le principe de pastoralité mis en avant dans le discours inaugural de Jean XXIII.

Cette vision large et profonde du devenir de l’Église catholique au cours des cinquante dernières années met au centre la question de la tradition, question que ne cesse d’approfondir C. Theobald[18] :

Une dernière alternative se présente ici qui résume en quelque sorte toutes les autres ; elle porte sur le rapport de l’Église de Vatican II à la tradition. L’argument de tradition interprété au sens d’une continuité — « l’Église est elle-même et la même dans tous les conciles » — peut être compris dans un sens qui annule finalement la nouveauté du Concile, ce qui donnerait à la réception la figure d’une « normalisation » : on soulignerait le rapport de subordination par rapport au magistère conciliaire et à la hiérarchie (première alternative), on situerait l’unité du corpus textuel sur le plan doctrinal et canonique, concevant la pastoralité en terme d’application (deuxième alternative), et on recentrerait son contenu autour de l’ecclésiologie de communion, enracinée dans sa source trinitaire qui est en même temps son modèle, mais sans aborder la question de l’interprétation contextuelle de l’ensemble du mystère chrétien (troisième alternative)[19].

Un peu plus loin, il écrira : « Le rapport de Vatican II à la “grande tradition” et au monde d’aujourd’hui, […] est sans aucun doute le lieu de résistance et de conversion le plus important au sein du processus de réception. Une certaine herméneutique de la tradition catholique risque en effet d’empêcher le Concile de manifester toutes ses ressources, de l’emprisonner en quelque sorte en normalisant son apport[20] ».

Nous espérons ne pas offenser C. Theobald en associant son diagnostic de la situation présente à celui de Mgr Fellay, supérieur de la Fraternité Saint-Pie-X et ordonné par Mgr Lefebvre pour lui succéder. Dans une très longue conférence donnée à Bruxelles le 13 juin 2005, celui-ci fait un bilan des rapports de la Fraternité avec Rome. Revenant sur les années passées et les échecs de la réconciliation, il conclut lui aussi que le rapport à la tradition est au centre des blocages ou des malentendus :

Rome essaie alors de trouver une formule qui soit « buvable » : « Le concile à la lumière de la Tradition ». Mais dans le contexte où cette formule est employée, elle ne nous convient pas. Car qu’est-ce que cela veut dire : « J’accepte le concile à la lumière de la Tradition » ? Qu’est-ce que cela veut dire, quand on nous accuse, nous, d’avoir une fausse idée de la Tradition ? Dans le texte même de l’excommunication de Mgr Lefebvre, il est dit qu’il a commis une faute en sacrant des évêques, parce qu’il avait une notion incomplète de la Tradition. Et on nous proposerait de signer une déclaration comme quoi nous acceptons le concile à la lumière de la Tradition[21] !

III. Le risque de la régression

La question de la tradition est manifestement au coeur de la réception de Vatican II et, avec elle, celle de la continuité ou de la discontinuité du Concile avec la tradition. Elle est posée très clairement par la fronde de Mgr Lefebvre qui entraînera sur son terrain, malgré eux et parfois à leur corps défendant, les trois papes qui ont eu à affronter la « crise intégriste » et, plus largement, les congrégations romaines, plus particulièrement, la Congrégation pour la doctrine de la foi[22]. Nous ne retracerons ici que les grandes lignes de ce débat[23].

Déjà l’époque du Concile, Mgr Lefebvre, pour me limiter à ce protagoniste, déclarait que la doctrine de certains schémas soumis à la discussion n’était pas traditionnelle. Pour justifier son rejet de ces schémas et sa campagne visant à entraîner d’autres évêques à agir dans le même sens, il arguait que l’enseignement proposé dans ces textes représentait une « doctrina nova » qui « ne concordait pas avec la doctrine de la théologie pastorale enseignée par l’Église jusqu’à présent[24] ». Cet argument, nous le trouvons en particulier à partir de la quatrième session. Ainsi, dans son intervention sur le schéma XIII, il insistait sur le fait que, « soit au sujet de l’homme et de sa condition, soit au sujet du monde et des sociétés familiale et civile, soit au sujet de l’Église, la doctrine de cette constitution est une doctrine nouvelle dans l’Église, bien qu’elle soit déjà ancienne chez beaucoup de non-catholiques ou chez les catholiques libéraux[25] ». Plus loin dans la même intervention, il revenait à nouveau sur cette question en soulignant qu’en « divers endroits, certains principes sont affirmés en contradiction flagrante avec la doctrine traditionnelle de l’Église[26] ». À ses yeux, d’« innombrables propositions contiennent des ambiguïtés parce que, en réalité, la doctrine de leurs rédacteurs n’est pas la doctrine catholique traditionnelle, mais une doctrine nouvelle, mélangée de nominalisme, de modernisme, de libéralisme et de teilhardisme ». Le concile Vatican II, comme l’affirme Mgr Lefebvre, n’était donc pas en continuité avec la tradition, mais représentait une véritable rupture par rapport à la tradition récente de l’Église, voire sa contradiction[27]. On pourrait donner plusieurs autres exemples pour étayer cette affirmation, mais cela est-il vraiment nécessaire[28] ?

Dans ses colloques post-conciliaires, avec le nonce apostolique à Berne, l’évêque de Fribourg Mgr Mamie, la Commission cardinalice instituée par Paul VI, le cardinal Seper, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et le pape Paul VI lui-même, la question de l’infidélité de Vatican II et de l’Église à la tradition revient de manière récurrente, en particulier à partir de 1974. Elle est clairement formulée dans son « Manifeste » de 1974 où il déclare adhérer « de tout coeur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi […] », tout en refusant « de suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante » qui propose un « enseignement issu du libéralisme et du protestantisme condamnés maintes fois par le magistère solennel de l’Église ». Dans ce cadre d’adhésion et de refus clairement défini, Mgr Lefebvre conclut qu’« aucune autorité, même la plus élevée dans la hiérarchie, ne peut nous contraindre à abandonner ou à diminuer notre foi catholique clairement exprimée et professée par le magistère de l’Église depuis dix-neuf siècles », optant pour « ce qui a toujours été enseigné » plutôt que pour « ces nouveautés destructrices de l’Église[29] ».

À cette revendication de la Tradition, la lettre que lui adressait Paul VI, le 11 octobre 1976, comporte tout un passage sur la tradition :

Vous vous dites soumis à l’Église, fidèle à la Tradition, par le seul fait que vous obéissez à certaines normes du passé, dictées par les prédécesseurs de celui auquel Dieu a conféré aujourd’hui les pouvoirs donnés à Pierre. C’est dire que, sur ce point aussi, le concept de « Tradition » que vous invoquez est faussé. La Tradition n’est pas une donnée figée ou morte, un fait en quelque sorte statique qui bloquerait, à un moment déterminé de l’histoire, la vie de cet organisme actif qu’est l’Église, c’est-à-dire le corps mystique du Christ. Il revient au Pape et aux conciles de porter un jugement pour discerner dans les traditions de l’Église, ce à quoi il n’est pas possible de renoncer sans infidélité au Seigneur et à l’Esprit Saint — le dépôt de la foi — et ce qui au contraire peut et doit être mis à jour, pour faciliter la prière et la mission de l’Église à travers la variété des temps et des lieux, pour mieux traduire le message divin dans le langage d’aujourd’hui et mieux le communiquer, sans compromission indue. La Tradition n’est donc pas séparable du Magistère vivant de l’Église, comme elle n’est pas séparable de l’Écriture sainte : « La sainte Tradition, la sainte Écriture et le magistère de l’Église… sont tellement reliés et solidaires entre eux qu’aucune de ces réalités ne subsiste sans les autres, et que toutes ensemble, chacune à sa façon, sous l’action du seul Esprit Saint, contribuent efficacement au salut des âmes ». […] Au fond vous entendez, vous-même et ceux qui vous suivent, vous arrêter à un moment déterminé de la vie de l’Église ; vous refusez, par là même, d’adhérer à l’Église vivante qui est celle de toujours[30].

On doit reconnaître que Paul VI n’avait rien cédé à Mgr Lefebvre. Du reste, il devenait clair que celui-ci ne pouvait rien espérer au cours du pontificat de Montini.

1. Réviser le Concile et revenir à une phase antérieure du discours chrétien

Le changement de pontificat allait susciter de nouveaux espoirs, surtout à la suite du discours de Jean-Paul II lors de l’ouverture du consistoire, le 5 novembre 1979. Après avoir réaffirmé que la « réalisation cohérente de l’enseignement et des directives du concile Vatican II est et continue à être la tâche principale du pontificat », le pape poursuivait :

On ne peut pas prétendre pour ainsi dire, faire remonter à l’Église le cours de l’Histoire de l’humanité. Mais on ne peut pas non plus courir présomptueusement en avant, vers des manières de vivre, de comprendre et de prêcher la vérité chrétienne, et finalement vers des modes d’être chrétien, prêtre, religieux et religieuse, qui ne s’abritent pas sous l’enseignement intégral du Concile ; intégral, c’est-à-dire entendu à la lumière de toute la sainte Tradition et sur la base du magistère constant de l’Église[31].

Dès le 18 novembre 1979, Jean-Paul II recevait Mgr Lefebvre. Ce dernier, qui s’était opposé jusque-là au Concile et à sa mise en oeuvre, « s’était alors dit prêt à “accepter le concile lu à la lumière de la Tradition”[32] ». Désormais, le recours à ce motif sera constant. Celui qui, jusque-là, s’appliquait à démontrer que le Concile était en rupture avec la tradition, voudra dorénavant montrer que, interprété « à la lumière de toute la Sainte Tradition », le Concile ne représente aucune nouveauté. Toutefois, dans ce cas, ce n’est plus le Concile qui interprète les documents pontificaux antérieurs dont le niveau d’autorité est inférieur à ceux d’un concile, mais ce sont ces documents qui sont appelés à interpréter le Concile et à déterminer la portée de son enseignement. Comme le précise le biographe de l’évêque d’Écône, Mgr Lefebvre entend appliquer « le critère de la tradition aux divers documents du Concile pour savoir ce qui est à retenir, ce qui est à éclaircir et ce qui est à rejeter[33] ».

Au cours de cette négociation, dans une lettre adressée au pape Jean-Paul II (5 avril 1983), Mgr Lefebvre devait préciser ce qu’il entendait par « l’interprétation du concile à la lumière de la Tradition ». Il écrivait : « Quant au premier paragraphe [de la déclaration qu’on lui demandait de signer] concernant le Concile, j’accepte volontiers de le signer dans le sens que la Tradition est le critère de l’interprétation des documents […]. Car il est évident que la Tradition n’est pas compatible avec la Déclaration sur la liberté religieuse, selon les experts eux-mêmes comme les R. Pères Congar et Murray ». Aussi, en plus d’exiger la réforme du nouvel ordo missae afin de le rendre conforme à la doctrine catholique, il demandait « une réforme des affirmations ou expressions du Concile qui sont contraires au Magistère officiel de l’Église, spécialement dans la Déclaration sur la liberté religieuse, dans la Constitution sur l’Église et le monde et dans le Décret sur les religions non chrétiennes, etc. » À l’évidence, dans son esprit, l’enseignement pontifical des siècles passés doit corriger la doctrine conciliaire. Cette position ne pouvait pas être reçue par Rome. Dans sa réponse du 20 juillet 1983, le cardinal Ratzinger écrivait :

Après les entretiens qui se sont déroulés entre nous, je pensais personnellement qu’il n’y avait plus d’obstacles à propos du point I, c’est-à-dire l’acceptation du deuxième concile du Vatican interprété à la lumière de la Tradition catholique et compte tenu des déclarations mêmes du Concile sur les degrés d’obligation de ses textes. Aussi le Saint-Père est-il étonné que même votre acceptation du Concile interprété selon la Tradition demeure ambiguë, puisque vous affirmez immédiatement que la Tradition n’est pas compatible avec la Déclaration sur la Liberté religieuse.

Au troisième paragraphe de vos suggestions, vous parlez d’« affirmations ou expressions du Concile qui sont contraires au Magistère officiel de l’Église ». Ce disant, vous enlevez toute portée à votre acceptation antécédente ; et, en énumérant trois textes conciliaires incompatibles selon vous avec le Magistère, en y ajoutant même un « etc. », vous rendez votre position encore plus radicale.

Ici comme à propos des questions liturgiques, il faut noter que — en fonction des divers degrés d’autorité des textes conciliaires — la critique de certaines de leurs expressions, faites selon les règles générales de l’adhésion au Magistère, n’est pas exclue. Vous pouvez de même exprimer le désir d’une déclaration ou d’un développement explicatif sur tel ou tel point.

Mais vous ne pouvez pas affirmer l’incompatibilité des textes conciliaires — qui sont des textes magistériels — avec le Magistère et la Tradition. Il vous est possible de dire que personnellement, vous ne voyez pas cette compatibilité, et donc de demander au Siège Apostolique des explications. Mais si, au contraire, vous affirmez l’impossibilité de telles explications, vous vous opposez profondément à cette structure fondamentale de la foi catholique, à cette obéissance et humilité de la foi ecclésiastique dont vous vous réclamez à la fin de votre lettre, lorsque vous évoquez la foi qui vous a été enseignée au cours de votre enfance et dans la Ville éternelle.

Sur ce point vaut du reste une remarque déjà faite précédemment à propos de la liturgie : les auteurs privés, même s’ils furent experts au Concile (comme le P. Congar et le P. Murray que vous citez) ne sont pas l’autorité chargée de l’interprétation. Seule est authentique et autoritative l’interprétation donnée par le Magistère, qui est ainsi l’interprète de ses propres textes : car les textes conciliaires ne sont pas les écrits de tel ou de tel expert ou de quiconque a pu contribuer à leur genèse, ils sont des documents du Magistère.

Ces précisions ouvraient une nouvelle porte qui allait elle-même conduire à une nouvelle phase dans les échanges entre le Saint-Siège et Mgr Lefebvre. Si l’on devait accepter les textes du Concile, demeurait possible d’en obtenir une interprétation ou une déclaration explicative aptes à les rendre compatibles avec la Tradition. Mgr Lefebvre voudra tenter le coup. Le 6 novembre 1985, alors que l’Assemblée extraordinaire du Synode des évêques est en cours, Mgr Lefebvre adresse 39 Dubia sur la liberté religieuse à la Congrégation pour la doctrine de la foi. C’était là, par la voie interprétative, espérer obtenir une révision de l’enseignement de la Déclaration sur la liberté religieuse de Vatican II.

On se souvient de l’entrevue du cardinal Ratzinger[34] qui précéda cette assemblée du Synode. On a moins remarqué, à l’époque, que, au même moment et probablement pas sans lien, Walter Kasper, alors secrétaire général de cette Assemblée, d’abord dans un texte destiné à l’épiscopat allemand au moment de la préparation de l’assemblée synodale, puis dans diverses contributions au cours des années subséquentes, développa des propositions qui allaient avoir par la suite beaucoup d’influence en matière d’herméneutique conciliaire. Il énonçait deux principes herméneutiques qui reprennent des éléments contenus dans les prises de position du cardinal Ratzinger :

Les textes de Vatican II doivent être compris et réalisés intégralement. Il n’est pas possible de faire ressortir quelques énoncés ou aspects de façon isolée, lettre et esprit du Concile doivent être compris comme une unité. […]

Le second concile du Vatican doit être compris — comme tout autre concile — à la lumière de la tradition plus vaste de l’Église. Il est donc absurde, […] de distinguer entre l’Église préconciliaire et l’Église postconciliaire, comme si l’Église postconciliaire était une nouvelle Église […]. Au contraire, celui-ci se situe dans la tradition de tous les conciles antérieurs et voulait les renouveler ; c’est pourquoi il doit être interprété dans le contexte de cette tradition […][35].

Les conclusions de l’Assemblée synodale elle-même allait prendre position sur l’interprétation du Concile. Ainsi, le Rapport final déclarait que « le Concile doit être compris dans sa continuité avec la grande Tradition de l’Église. L’Église est elle-même et la même dans tous les conciles[36] ». On était en raison de se demander, si ces nombreux rappels en faveur de la continuité avec la tradition, ne préparaient pas quelques surprises, surtout si l’on considère que, à la suite de cette assemblée synodale, l’autorité magistérielle des conférences épiscopales allait être réduite de manière drastique[37].

La réponse aux Dubia soumis par Mgr Lefebvre, ample et très développée, ne sera cependant donnée que le 9 mars 1987, alors que, dans l’intervalle, la rencontre interreligieuse d’Assise avait provoqué un véritable scandale dans les milieux traditionalistes[38]. De plus, pour Mgr Lefebvre, cette réponse apparaissait insatisfaisante.

C’est alors que Mgr Lefebvre revint, après une parenthèse de plus de huit années au cours desquelles il a tenté de réinterpréter le Concile à partir des textes pontificaux antérieurs, à une position plus intransigeante. Pour lui, la réponse aux Dubia donnait un signal clair : il était impossible d’espérer une réinterprétation-correction du Concile à la lumière de la tradition, c’est-à-dire, dans le cas, à la lumière des condamnations de Quanta cura. Cette réponse insatisfaisante l’obligeait à prendre un autre chemin. À la fin du mois, il annonce qu’il va consacrer des évêques pour donner une postérité à la tradition, Rome étant dans les ténèbres. Dans sa lettre du 8 juillet 1987, il écrit : « Le Magistère d’aujourd’hui ne se suffit pas à lui-même, pour être dit catholique, s’il n’est la transmission du dépôt de la foi, c’est-à-dire de la Tradition. Un Magistère nouveau, sans racine dans le passé, et à plus forte raison contraire au Magistère de toujours, ne peut-être que schismatique, sinon hérétique ». Le 14 juillet, il est reçu à nouveau par le cardinal Ratzinger. Dans le compte rendu des discussions qu’il en fournit, Bernard Tissier de Mallerais prête ce propos à Mgr Lefebvre :

Le schisme ? […] Si schisme il y a, il est bien plus le fait du Vatican, avec Assise et votre réponse à nos Dubia : c’est la rupture de l’Église avec son magistère traditionnel. L’Église contre son passé et sa Tradition, ce n’est pas l’Église catholique ; c’est pourquoi il nous est indifférent d’être excommuniés par cette Église libérale, oecuménique, révolutionnaire[39].

C’est à partir de ce moment qu’il entreprend sa marche vers la constitution d’une Église schismatique.

2. Nouvelle tentative pour accommoder Vatican II à une forme antérieure du discours chrétien

Quelques années plus tard (2005), peu de temps après l’élection à la papauté de Joseph Ratzinger, Mgr Fellay, successeur de Mgr Lefebvre comme supérieur de la Fraternité Saint-Pie-X, dans sa très longue conférence donnée à Bruxelles le 13 juin 2005, traçait un portrait contrasté du nouveau pape et de ses rapports avec la Fraternité, alors qu’il était préfet pour la doctrine de la Foi. D’après le supérieur de la Fraternité Saint-Pie-X, le principal défaut de celui qui occupe la chaire de Pierre, malgré qu’il reconnaisse la crise de l’Église, c’est son attachement au Concile. Revenant sur les années passées et les échecs de la réconciliation, il ajoute :

Rome essaie alors de trouver une formule qui soit « buvable » : « Le concile à la lumière de la Tradition ». Mais dans le contexte où cette formule est employée, elle ne nous convient pas. Car qu’est-ce que cela veut dire : « J’accepte le concile à la lumière de la Tradition » ? Qu’est-ce que cela veut dire, quand on nous accuse, nous, d’avoir une fausse idée de la Tradition ? Dans le texte même de l’excommunication de Mgr Lefebvre, il est dit qu’il a commis une faute en sacrant des évêques, parce qu’il avait une notion incomplète de la Tradition. Et on nous proposerait de signer une déclaration comme quoi nous acceptons le concile à la lumière de la Tradition[40] !

Poursuivant son analyse, il ajoute :

En 1985, le cardinal Ratzinger a fait un constat sur le concile : selon lui, c’est une mauvaise compréhension du concile qui a porté ces mauvais fruits. Pour nous, notre position sur le concile est qu’il s’y trouve des erreurs, des ambiguïtés qui conduisent à bien d’autres erreurs qui sont pires. Il y a là un esprit qui n’est pas catholique. Alors, Rome essaie de trouver une formule « buvable » ; il s’agit de voir le concile à la lumière de la Tradition. Mais quelle Tradition ? En 1988, il était reproché à Mgr Lefebvre d’avoir une notion incomplète de la Tradition, un concept fixiste : le « passé ». Alors que la Tradition « se ferait aujourd’hui », — expression on ne peut plus ambiguë[41].

Malgré ce jugement assez critique sur le nouveau pape, une rencontre est finalement organisée entre Benoît XVI et Mgr Fellay. Elle aura lieu le 29 août 2005, soit quatre mois seulement après l’élection de Benoît XVI, à sa résidence d’été de Castel Gondolfo. Dans le compte rendu qu’il en fait dans une entrevue du 13 septembre suivant, Mgr Fellay précise que la Fraternité a formulé trois demandes : accorder « une pleine liberté à la messe tridentine, faire taire le reproche de schisme en enterrant les prétendues excommunications, et trouver une structure d’Église pour la famille de la Tradition[42] ». Interrogé sur l’accueil fait à ces trois demandes, non seulement Mgr Fellay évoque une « volonté de procéder par étapes et dans des délais raisonnables[43] », mais il souligne ensuite que « Benoît XVI a précisé qu’il n’y avait qu’une manière d’être dans l’Église catholique : c’est d’avoir l’esprit de Vatican II interprété à la lumière de la Tradition, c’est-à-dire dans l’intention des pères du concile et selon la lettre des textes. C’est une perspective qui nous effraie passablement[44]… » L’expression mise en avant en 1982, lors des premières discussions, revient donc hanter les discussions.

C’est sur cet arrière-fond qu’il faut lire la leçon d’herméneutique qu’allait donner le pape, dans son allocution à la Curie romaine, le 22 décembre 2005. Ce texte nous semble préparer, en lui en donnant les principes et la méthode, les réponses à venir de la Congrégation pour la Doctrine de la foi à des questions concernant certains aspects de la doctrine sur l’Église, réponse datée du 29 juin 2007. L’introduction à cette réponse, après avoir affirmé que la Constitution Lumen gentium et le Décret sur l’oecuménisme avaient contribué au renouveau de l’ecclésiologie et que le travail des théologiens avait donné lieu à une « ample littérature sur ce sujet », concluait qu’il s’agit de questions « qui ont aussi exigé des précisions et des explications[45], notamment dans la Déclaration Mysterium Ecclesiae (1973), la Lettre aux évêques de l’Église catholique Communionis notio (1992) et la Déclaration Dominus Iesus (2000), toutes publiées par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi[46] ».

On a ici des exemples de déclarations explicatives ou interprétatives susceptibles d’aider à comprendre le Concile à la « lumière de la tradition » et auxquelles faisait allusion le cardinal Ratzinger en 1985. Le document — s’agit-il réellement d’un responsum ad dubium — en venait ensuite aux cinq questions soumises à l’examen de la Congrégation mais, auparavant, on énonçait le principe qui allait conduire leur examen. C’est à « la lumière de l’ensemble de la doctrine catholique sur l’Église », expression très proche de celle qui nous occupe depuis 1982, que la Congrégation allait préciser « la signification authentique de certaines expressions ecclésiologiques du Magistère[47] ».

La première question se formulait ainsi : « Le Concile Oecuménique Vatican II a-t-il changé la doctrine antérieure sur l’Église ? » La réponse, prévisible, notait que « le Concile n’a pas voulu changer et n’a de fait pas changé la doctrine en question, mais a bien plutôt entendu la développer, la formuler de manière plus adéquate et en approfondir l’intelligence ». L’explicitation reprenait un passage du discours d’ouverture du Concile de Jean XXIII, passage que l’on retrouve du reste dans l’adresse de Benoît XVI aux membres de la Curie, et citait les termes que Paul VI utilisait au moment de la promulgation de la Constitution : « […] cette promulgation ne change en rien la doctrine traditionnelle. Ce que veut le Christ, nous le voulons aussi. Ce qui était, demeure. Ce que l’Église a enseigné pendant des siècles, nous l’enseignons également[48] ». Ainsi se réalise largement une hypothèse envisagée par C. Theobald : le Concile est « compris dans un sens qui annule finalement la nouveauté du Concile, ce qui donnerait à la réception la figure d’une “normalisation”[49] ».

IV. La tâche du théologien

Nous revenons maintenant, après ce long détour, à notre point de départ, nous interrogeant sur le rôle du théologien dans la situation actuelle du devenir du christianisme, au moment où le changement d’ordre inauguré par Vatican II et qu’observait C. Theobald en 1996, ne semble pas si assuré qu’on pouvait le croire. Le défi qui est le nôtre nous semble de permettre à l’Église de faire les apprentissages réalisés par les Pères conciliaires et de permettre au discours chrétien d’entrer dans l’étape nouvelle inaugurée par Vatican II. En somme, il en va de la fécondité du Concile, car c’est là le véritable enjeu.

Cela engage, bien sûr, une reprise et un approfondissement de la question de la tradition, une reprise aussi de la question de l’histoire et de l’historicité du christianisme, question si étroitement liée à la première, reprise également de la question de la lecture de l’Écriture dans la situation actuelle, c’est-à-dire à un moment particulier de l’histoire et dans des contextes si divers. Cela engage enfin la reprise de la question du sujet qui écoute et qui interprète cette Parole, sujet porteur de ce dont il est question dans cette Parole, pour ne rien dire de l’attention à porter à ce qui se passe entre les interlocuteurs les plus divers dans une Église aux dimensions du monde et traversée par tant de courants contradictoires.

Dans le prolongement d’une discussion qu’il avait avec ses confrères Chenu et Féret à l’été 1931, Congar avait discerné que la vocation propre des théologiens de sa génération était de « faire aboutir dans l’Église, ce qu’il y avait de juste dans les requêtes et les problèmes posés par le modernisme[50] ». Ces problèmes se ramenaient à « appliquer au donné chrétien, qui se présente comme un fait historique, les méthodes critiques » et d’assimiler ce qui est juste de la philosophie religieuse qui sous-tend le modernisme et qui comporte « toute une interprétation de l’acte de foi, de l’insertion du croyant dans l’Église », ce qu’il appelle « le point de vue du sujet » et qui commande une « ecclésiologie de la “Gemeinschaft[51] ». Quelques années plus tard, en 1946, il observait que « le grand problème intellectuel qui se pose à l’Église dans les temps modernes est celui de s’ouvrir à la double découverte et à la double requête qui caractérisent ces mêmes temps modernes, et qui sont : 1) le dégagement du point de vue du sujet, de la puissance de création et d’apport qu’il y a dans le sujet ; 2) le point de vue du développement de l’histoire. Ces deux points de vue sont unis. Ce sont eux qui constituaient la requête profonde du modernisme […][52] ». Pour Congar, si ces deux choses avaient « été gauchies et gâchées » par le modernisme, elles « recouvrent de vrais problèmes » et une « requête de fond valable ».

À distance, nous croyons que le défi des théologiens en ce temps de perplexité dans lequel se trouve l’Église catholique, où des dissidents croient y voir une résurgence du modernisme, est un peu semblable et recoupe les mêmes questions qui se sont en quelque sorte radicalisées. Après le concile Vatican II, qui engageait l’Église et le discours chrétien dans une nouvelle étape, on pourrait formuler ce défi dans des termes nouveaux, mais les requêtes de fond sont un peu les mêmes. On pourrait dire que la vocation des théologiens de la génération postconciliaire est de permettre au corps ecclésial tout entier de faire les apprentissages réalisés au cours du Concile. Ce qui est devant nous, si l’on veut dépasser la crise moderniste qui demeure la référence des groupes lefebvristes avec lesquels J. Ratzinger a eu à négocier, c’est de prendre au sérieux le programme de l’herméneutique de la réforme mis en avant par Benoît XVI dans son discours à la Curie romaine, le 22 décembre 2005[53], programme qui leur était probablement destiné et qui se présentait comme une suite de son entrevue avec Mgr Fellay quelques mois auparavant, et qui ne me semble pas avoir été considéré, son discours faisant l’objet d’analyses trop partisanes et biaisées par des polarisations idéologiques évidentes. On n’a retenu que les oppositions entre discontinuité et continuité (opposition qui ne se trouve nulle part dans le discours) et le choix de Benoît XVI en faveur d’une herméneutique de la continuité, ce qui ne constitue pas non plus la proposition de Benoît XVI qui met en avant une herméneutique de la réforme. À cette proposition, C. Theobald souscrit, à la condition qu’à l’herméneutique de la réforme, corresponde une réforme de l’herméneutique[54].

C’est sur ce terrain qu’oeuvre depuis des années C. Theobald, depuis ses travaux sur Blondel, en passant par sa relecture du développement du discours chrétien, en particulier depuis Vatican I et sa traversée de la crise moderniste, jusque dans ses importants travaux sur Dei Verbum et Vatican II[55].