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Le thème de la Tour de Babel, maintes fois abordé dans des recherches antérieures, est ici revisité à partir d’une perspective littéraire. Le directeur de cette publication, Jean-Marc Vercruysse, est responsable de l’UFR Lettres et Arts au Pôle d’Arras et s’est spécialisé dans l’exégèse patristique, ainsi que dans l’intertextualité biblique. Tout en reconnaissant d’emblée la portée théologique de ce mythe, il soutient que ce récit n’a cessé d’imprégner d’autres champs culturels tels que la politique, l’art et la littérature. Ces quelques versets bibliques ont donc traversé les âges en revêtant des tonalités singulières au gré des différentes époques qu’ils représentaient. De la Tour il ne reste que des vestiges, que les explorateurs de sens s’ingénient à tirer des limbes de l’oubli. Elle resurgit alors dans la mémoire des hommes — enveloppée d’un halo de brume onirique — et incite le voyageur égaré à gravir son chantier à jamais inachevé.

Catherine Vialle ouvre cette étude littéraire en présentant le récit de la Tour de Babel tel qu’on le trouve dans la Bible. Elle replace d’abord cette péricope dans son contexte, soit après l’épisode du déluge (Gn 6-9) et avant celui du repeuplement de la terre par les trois fils de Noé (Gn 9,18-19). Elle met ensuite en évidence la structure en chiasme du passage et son axe central qu’est l’apparition de Dieu. La première partie s’articule autour de la construction de Babel qui se réalise sous le règne de l’unité ; tandis que la seconde traite de la confusion des langues et de la dispersion des hommes sur la surface du globe. Le récit se structure autour d’une opposition marquée entre le début et la fin de cette péricope, sous l’effet de la sentence divine qui provoque un retournement de la situation. De là émergent une série de couples dichotomiques qui vont accompagner les pérégrinations de ce mythe à travers les âges et les cultures : unité/dispersion, chantier/ruine, orgueil/humilité, etc.

Corin Braga plonge plus loin dans le passé : elle se concentre sur le contexte d’émergence de ce mythe et en propose une interprétation à partir d’une relecture des thèmes religieux suméro-babyloniens. Elle rappelle qu’au temps d’Abraham (iie millénaire av. J.-C.), les proto-juifs en provenance d’Arabie se sont rendus vers la Mésopotamie, l’Asie et l’Égypte, avant de s’installer dans la terre de Canaan. Durant ce long périple ils ont été confrontés aux influences des Babyloniens et des Assyriens. Le contact avec les populations autochtones a donc introduit, au sein du corpus biblique, des bribes de croyances étrangères qui n’ont pas toujours été préservées dans leur état initial. Si la Ziggourat des Mésopotamiens, sorte de pyramide à niveaux, est une réplique de la montagne cosmique originelle et peut être assimilée à l’échelle de Jacob en tant que passage entre la terre et le ciel (Gn 28,11-19), la Tour de Babel, qui en est directement issue, est au contraire le lieu de l’avilissement des hommes et celui de l’orgueil. Cette perception syncrétique de la religion judaïque ne rend pas la Bible incohérente. Soumise à de nombreuses influences, celle-ci n’en conserve pas moins « un élément d’originalité irréductible », pour reprendre l’expression de Corin Braga (p. 25).

L’un des éléments originaux qui se dégage de la religion judaïque est justement la dimension du châtiment divin qui jalonne la Genèse depuis l’épisode de la transgression de l’interdit par Adam et Ève dans le jardin d’Éden (Gn 3), et qui réapparaît dans la péricope de la Tour de Babel. Yoav Lévy met l’accent sur ce thème en se basant sur une source littéraire rabbinique ancienne : le Midrash Berechit Rabba (p. 45). Ce commentaire, riche et détaillé, insiste sur les notions de faute et de punition qui ressortent de ce passage biblique. Les bâtisseurs désobéissants usent d’un langage hermétique, que Dieu lui-même ne peut saisir, afin de mener à terme la construction de la Tour et d’éviter l’opprobre céleste. Malgré tout, le châtiment divin ne se fait pas attendre : le Créateur disperse les hommes à la surface du globe et les condamne à l’errance.

Très peu de Pères de l’Église se sont penchés sur la péricope de la Tour de Babel selon les dires de Mickaël Ribreau. De plus, les partisans de Yahvé ne font mention nulle part de Babel, mais de Babylone, ce qui n’est guère étonnant si l’on considère qu’étymologiquement, ces dénominations véhiculent l’idée de « confusion ». Parmi les commentateurs chrétiens, saint Augustin reste le plus prolifique sur la question, notamment dans la Cité de Dieu[1] (xvi, 4-11), un ouvrage écrit au début du ve siècle. Celui-ci reprend largement les idées de Philon dans son De confusione linguarum[2], selon lequel le châtiment divin est un moyen de vaincre « l’union dans le mal » (p. 65). Effectivement, selon cet écrivain prolixe, une langue unique n’est utile qu’aux hommes humbles, alors que la Tour est érigée au nom de l’orgueil. Dans cette optique la sanction céleste permet de lutter contre cette odieuse « conspiration » et d’éviter que ne s’établisse une « pernicieuse unité » entre les constructeurs d’un édifice décadent (p. 68). Enfin, Augustin se démarque des autres interprètes en opposant Babylone — la Cité Terrestre — à la Jérusalem céleste.

Dans une étude sur l’imaginaire de la Tour de Babel dans la littérature médiévale, Marie-Madeleine Castellani insiste aussi sur l’aspect de puissance et de concupiscence qui émane de ce mystérieux édifice. Celui-ci est représenté abondamment dans les Bibles du Moyen Âge et les illustrations des manuscrits de l’époque. Là aussi Babel est fréquemment amalgamée à Babylone, lorsqu’elle n’est pas complètement confondue avec cette « cité pécheresse ». Par exemple, dans les Romans d’Alexandre, elle est « le lieu métonymique qui symbolise la cité tout entière de Babylone » (p. 80). Cette littérature insiste sur l’orgueil d’Alexandre : la Tour aurait provoqué en lui « un désir de puissance infinie » (p. 82). Or, c’est justement dans cette « ville du mal » que ce héros légendaire trouvera la mort, en tant que forme d’hybris (p. 83). Le mythe se réactualise donc à nouveau à l’occasion des épopées légendaires d’Alexandre le Grand.

Par ailleurs, Jean-Paul Deremble, dans son étude sur « Les images médiévales de la Tour de Babel » (p. 93), met en évidence un type iconographique fréquent à cette époque : la juxtaposition dans une même représentation des péricopes de l’Arche de Noé et de la Tour de Babel. Dans un chapiteau du cloître de Monreale, par exemple, les deux épisodes se suivent, sans tenir compte de la distance qui les sépare dans le texte biblique. Ce relief suggère une mise en rapport de deux attitudes qui remettent en cause la toute-puissance divine et qui engendrent une malédiction (p. 99). De plus, la présence de Nemrod dans quelques enluminures médiévales souligne aussi la « folie des grandeurs » de ce géant dont l’image rend la prégnance bien plus évidente que dans bien des récits alambiqués. En particulier sur un ivoire d’un antependium à Salerne, Nemrod apparaît disproportionné par rapport au chantier en construction qu’il semble regarder de haut (p. 100). Jusqu’ici les différentes reprises du mythe de la Tour de Babel s’inscrivent dans le couple dichotomique judéo-chrétien de transgression/punition. Néanmoins, au coeur de cet ouvrage collectif, Jean-Luc Blaquart rend compte du renversement brutal de cette construction théologique classique, dont le point culminant se situe au milieu du xxe siècle. L’unité est devenue maléfique, tandis que la dispersion s’est imposée comme une source de salut. Ce revirement inattendu est le résultat d’une série de facteurs conjoncturels dont le principal est la remise en cause de l’orthodoxie du christianisme par la réforme au xvie siècle. C’est sur cette base que les grands écrivains des Lumières du xviiie siècle n’auront de cesse de déplorer l’allégeance à une Église unique, tout en favorisant la diversité des cultes. À la suite de ce constat, Jean-Luc Blaquart ose une extrapolation du mythe aux problématiques que soulève la modernité. Et si les tours d’acier et de béton aux seules ambitions pécuniaires étaient érigées à la seule fin de contrer la dispersion du christianisme ? Le progrès n’est-il pas, à sa façon, une puissance hégémonique, menaçant l’épanouissement des êtres vers le salut ?

De même, dans le film Métropolis de Fritz Lang (1927), Sylvain Angiboust relate une transposition de la Tour biblique en son équivalent futuriste : un building grandiose présenté comme « La nouvelle tour de Babel » dans les intertitres de cette oeuvre expressionniste (p. 125-126). L’écroulement de la tour résulte ici non pas de la main de Dieu, mais de la révolte des ouvriers. Dans ce cadre, la symbolique du mythe est immanente et perd tout sens religieux. La destruction du building est causée par une incompréhension entre différents acteurs sociaux : les ouvriers et la classe dominante. Ce film réactualise donc le mythe de la Tour en s’insérant dans le cadre historique de sa conception : la république de Weimar qui s’est établie sur les cendres de la révolte spartakiste de 1918. Babel est donc ici moins l’enjeu d’une dispersion que d’une tentative d’unification des couches sociales, qui finit par échouer. De plus, la dispersion subséquente, loin de représenter les perspectives de salut escomptées par l’interprétation théologique classique, signe un renversement de situation tout aussi néfaste : ce sont les ouvriers opprimés qui deviennent de virulents oppresseurs. Sylvain Angiboust insiste sur la technique de fondu-enchaîné utilisée durant une scène culte de Métropolis : au moment où le protagoniste du film, Freder Frederson, assiste à l’effondrement d’une machine. Celle-ci s’écroule sous ses yeux en décimant les ouvriers qui la faisaient fonctionner. Parmi les gravats et la fumée consécutifs à la chute de l’engin, surgit le Moloch, un démon de l’Ancien Testament. Dans ce contexte, « la durée temporelle profane » est brusquement arrêtée par l’intrusion d’une dimension atemporelle, qui relève du temps sacré, autrement dit du mythe, suivant la terminologie de Mircea Eliade (p. 133).

Dans un tout autre registre, Pierre Emmanuel voit dans son oeuvre maîtresse Babel[3], écrite après la Seconde Guerre mondiale, le danger de l’hégémonie d’un tyran. D’après Évelyne Frank, Babel constituerait une relecture de l’Histoire et plus particulièrement de la Seconde Guerre mondiale. Ce roman constitue une mise en garde contre les tendances tyranniques et permet de donner les recettes pour protéger la démocratie des dérives totalitaires (p. 142). Babel est ici conçue comme une tour en spirale à l’image d’un serpent « python-humanité » (p. 144). À l’instar de l’Ouroboros, le tyran cherche donc à s’imposer en tant que Dieu tout-puissant, en s’auto-régénérant. Il tourne sempiternellement autour de l’axe de la tour, qui se dresse au-dessus de la fosse commune, ajoutant une dimension mortifère au processus. Mais ce chantier infernal ne peut durer et l’écrivain fait intervenir dans son récit un Dieu plein de compassion pour dissoudre la fusion entre le tyran et le peuple, ainsi que celle entre l’individu et la masse afin de rétablir la diversité (p. 149). Il fait donc partie de ces auteurs, cité par Jean-Luc Blaquart, qui relisent ce passage biblique de façon à lui attribuer un dénouement positif.

Dans la même veine, d’autres écrivains choisissent de réintroduire cette Tour mythique au sein des villes concentrationnaires américaines. Catherine Khordoc présente ainsi le roman de Paul Auster, Cité de verre[4], paru en 1986 (p. 164). La ville de New York y est décrite comme un labyrinthe où règnent la confusion et la désorientation. Ses dédales tentaculaires ne mènent nulle part, si ce n’est vers la perdition. L’écrivain invite le lecteur à s’imaginer une seconde chute de la Tour de Babel qui impliquerait cette fois-ci l’ensemble de l’humanité. Après avoir sauvé la Mésopotamie d’une pernicieuse unité, elle délivrerait à son tour l’Amérique du danger totalitaire. Sous cette perspective, l’auteur rejette la tentation d’homogénéisation propre au nationalisme, en insistant sur les dangers de l’unicité.

Dans la littérature de jeunesse, il est aussi fréquent de retrouver le couple antithétique unité/diversité. Laurent Bazin démontre que l’atavisme de la Tour, dans ce type de récit adressé au jeune public, soulève des problématiques modernes comme celle de la mondialisation. C’est que ce type de littérature n’est pas seulement un agglomérat d’histoires fictives déconnectées du réel, mais bien plutôt la cristallisation d’angoisses modernes. C’est le cas de la Tour d’Elbab[5] de Bryan Perro, un livre publié en 2003. Le protagoniste de l’histoire a pour mission de renverser le dieu Enki. Ce dernier veut construire une tour dans le but de renverser les autres divinités de son temps et de s’ériger en Dieu unique. Mais cette tentative est vaine, car le héros met à bas l’édifice après avoir combattu vaillamment les dix plaies d’Égypte. En conséquence, l’ordre est rétabli grâce à la restauration de la diversité des cultes (p. 182).

Dans un tout autre aspect encore, les interprétations modernes du mythe vont jusqu’à sexualiser à outrance la Tour de Babel. De ce fait, alors que, dans les représentations communes, la Tour connote plutôt un emblème masculin, elle revêt de plus en plus des attributs féminins dans les poèmes et oeuvres artistiques du xxe siècle. Le Poème de Babel[6] d’Adonis, fait entrevoir au lecteur « une Babel de chair », selon l’expression de Sylvie Parizet (p. 153). Babylone n’est plus le lieu de la débauche et de la décadence, mais l’endroit où l’on célèbre l’amour sans pudeur. Selon ce célèbre poète arabe, la Tour manifeste la coexistence des opposés, celle de l’esprit et de la matière, ou de la prostituée et de la Vierge sainte. Elle permet d’expérimenter une passion amoureuse qui, loin d’être une fusion annihilante, plonge l’être vers le mouvement perpétuel de l’existence. Le lecteur assiste donc à un véritable retournement des valeurs à travers les vers d’Adonis où la transgression devient un acte de révolte libérateur contre l’ordre établi (p. 162). De même, Isabelle Roussel-Gillet pointe le doigt sur le court-métrage Destino de Dali réalisé pour Disney. La scène de la Tour de Babel et d’Apollon donne un aperçu très « voluptueux » de cet édifice en construction qui emprunte la forme des courbes féminines pour s’élancer vers les hauteurs célestes. Cette figuration insolite de la Tour s’ajuste aux détours de la rêverie artistique et s’affranchit du même coup de l’interprétation théologique ordinaire.

Ce type d’interprétation n’est guère étonnant si l’on se réfère à la définition du mythe par Adonis : « […] c’est une réalité dynamique, c’est comme une explosion : il se diffracte en des sens multiples et même contradictoires, en images qui peuvent, qui doivent être antithétiques » (p. 161). La péricope de la Tour de Babel n’en est pas exempte, et si, pour Pierre Émmanuel, « Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, la Tour durera » (p. 9), celle-ci n’a pas fini de resurgir dans la mémoire collective des peuples afin de sacraliser le temps historique. Ce numéro de la revue Graphè permet donc de lever le voile sur la transmission de ce mythe abrahamique à travers les différentes époques grâce à son approche interdisciplinaire. Cependant, Babel reste indéfiniment en chantier afin de permettre aux imaginations débridées de la reconstruire inlassablement sous les formes les plus audacieuses. Mais quelles que soient les prouesses architecturales que la pensée est capable d’échafauder, il est important de mettre en lumière sa propre tour avant de prétendre la déceler à l’extérieur de soi.