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En allant de Maine de Biran à Louis Lavelle, il semble que nous allions du singulier de la puissance au pluriel des puissances, du moi comme sentiment de puissance — telle est la définition du fait primitif ou volo biranien — aux puissances virtuelles du moi. Cependant ce parcours ne fut-il pas aussi dans une certaine mesure celui de Biran dont la pensée — « évoluant », lui fit découvrir ainsi vers 1815 alors qu’il est — comme le dit son Journal — « trop fatigué pour tout recommencer », qu’au-delà ou en deçà de l’usage actuel de la force propre, donnée dans le sentiment de notre puissance, il y a une âme ou des puissances virtuelles ? Quand il découvre la puissance du désir (toujours pourtant fermement opposé par lui à la volonté), et celle de l’amour témoignant négativement de la faiblesse de la volonté, ou qu’il vient à opposer, dans son Journal toujours, le christianisme au stoïcisme ? Si, à notre connaissance, seuls trois textes en forme d’hommage sont consacrés de façon exclusive à Biran[1], pour autant l’oeuvre de Lavelle semble tout imprégnée de la pensée de Biran auquel le premier consacre, dans ses traités, des pages souvent précises, parfois longues, en tout cas toujours conséquentes. Or dans ses hommages, il est remarquable que, loin de ne retenir que le seul penseur de l’effort, Lavelle soit toujours attentif au mouvement de la pensée de Biran qu’il aime à retracer, comme si le parcours de Biran contenait aux yeux de Lavelle la vérité de son oeuvre. Si l’itinéraire l’intéresse, ne serait-ce pas parce qu’il anticipe le sien propre ? Lavelle l’ontologue ne développe-t-il pas de ce point de vue les puissances cachées du parcours inachevé de Biran le psychologue ? Le thème de la puissance par conséquent tout à la fois apparente et sépare les deux penseurs.

Une telle affinité de pensée entre Lavelle et Biran ne doit pas nous étonner, s’il est vrai que tous deux sont des philosophes de l’intériorité, de l’intimité laquelle, si l’on en croit Lavelle, fait toute la spécificité de la philosophie française, cette dernière cherchant à révéler le secret du moi, et ne parlant en définitive jamais que de lui : « Et le caractère fondamental de la philosophie française, c’est précisément d’approfondir la conscience que l’homme peut acquérir de lui-même, dans sa pure intériorité, c’est-à-dire au point où, en disant moi, il se sent différent de tout l’univers et pourtant perdu au milieu de lui, qui menace toujours de le submerger et sur lequel il cherche à faire régner la loi de son esprit[2] ». Ce qui caractérise la philosophie française, selon Lavelle, c’est qu’elle est par excellence « une philosophie de la conscience » : « Il y a dans la philosophie française un aspect métaphysique et un aspect psychologique qu’elle ne peut pas détacher l’un de l’autre : ce qui est aisé à expliquer si l’on s’aperçoit que nous avons besoin de l’absolu pour asseoir toutes nos certitudes et que chacune de nos certitudes est une épreuve qui ne peut prendre son sens qu’au fond de nous-même[3] ». La métaphysique « est donc l’approfondissement de la subjectivité[4] », et, en ce sens, une métaphysique du moi. Lavelle reprend, pour la faire sienne, l’expression biranienne de « fait primitif [5] », laquelle désigne le moi de l’effort, lequel, pour être un fait et non une abstraction, est une dualité intérieure indécomposable mettant en prise deux termes : une force dite « hyperorganique » et la résistance intérieure du corps propre.

En apparence, le moteur du philosopher de Lavelle et Biran est similaire. Pour le premier, il n’est autre que « la mise en jeu d’un mouvement que nous sommes capables d’accomplir », toujours décrite comme une émotion, l’émotion même d’exister[6], et, pour le second, l’étonnement d’être soi, enfin accordé à soi dans le sentiment de l’effort (après le sentiment de désappropriation menaçante voire d’impuissance radicale des premiers écrits)[7]. Mais l’émotion lavellienne constitutive de la découverte du moi est l’émotion de plonger dans l’être même en plongeant en moi : elle va plus loin, ou plus haut, que celle de Biran, car elle est expérience de l’Être en tant que tel, puisée à même l’être de l’ego. Cependant, dans les deux cas, l’expérience primitive est la révélation de son être propre qui se confond avec la découverte d’un acte disponible (mystère d’un acte d’initiative, énigme du moi révélée dans le sentiment de puissance ou de causalité). Dans les deux cas, un absolu (que Biran appelle relatif, car il est la relation duelle primitive entre la force « hyperorganique » et la résistance du corps) est au coeur de la vie de notre expérience et gît dans le sentiment de notre activité : l’être ne doit pas être cherché au-dehors de nous-même.

I. Le moi posé comme activité

L’activité du moi est, chez nos deux auteurs, tout à la fois invisible, secrète et silencieuse. L’acte de Lavelle est, comme l’activité biranienne, invisible — seule l’oeuvre le rend visible — et le moi (son acte) n’est pas donné dans un regard mais dans une activité, qui est de création de soi chez Lavelle, et de retour incessant au point focal chez Biran, ou donné dans la reprise continue d’un mouvement qui est le soi lui-même. Dans la Leçon inaugurale du 2 décembre 1941, Lavelle évoque cet absolu « au coeur de notre vie », donné dans l’expérience intérieure de notre activité, « l’absolu de nous-même qui est un absolu vivant et qui n’est le phénomène de rien[8] ». Lavelle, comme Biran, l’identifie à la liberté, au « secret d’une liberté qu’il est impossible de violer ou de forcer, d’une faculté de disposer du oui et du non, de consentir ou de refuser, par laquelle je m’engage tout entier et devient l’auteur de ce que je suis[9] ». Selon Biran, l’ego est un volo ou sentiment actif, par lequel le moi se sent cause des actes qu’il détermine comme moteur : « […] la liberté, considérée comme le sentiment d’un pouvoir en exercice, suppose la réalité de ce pouvoir, comme le sentiment intime de notre existence nous prouve sa réalité. Et comme Descartes a dit : je me sens exister (ou je pense), donc j’existe réellement, on dira de même et avec une évidence du même ordre de primauté : je me sens libre donc je le suis[10] ».

Le moi par conséquent n’est pas une chose, n’est pas une substance[11], et n’est pas davantage objet : « […] il n’y a rien de plus beau et sans doute de plus difficile à réaliser et à exprimer que cette conscience de l’acte s’accomplissant qui, par une sorte de pureté et de pudeur de lui-même, tire des ténèbres et du néant tous les objets auxquels il s’applique pour les connaître ou pour les produire, sans devenir jamais lui-même un objet susceptible de prendre place au milieu de tous les autres[12] ». Biran écrit de son côté : « Il n’y a d’autre intériorité que de conscience ou du sens intime et le sens intime n’a point d’objet[13] ». L’activité primordiale du moi biranien, comme l’acte fondateur lavellien, est tout à la fois « sans objet » et ce par quoi les choses existent pour nous : je ne suis ni plus ni moins certain de moi-même que des choses extérieures. Cet absolu « qui n’est l’apparence de rien[14] » peut être dit tel, parce qu’en lui s’abolit l’opposition entre l’être et le connaître : « […] c’est le seul lieu du monde où aucune différence ne peut s’introduire entre la réalité de l’acte que je fais et la connaissance que j’en ai, puisque c’est par cette connaissance même que cet acte m’appartient et qu’il est le mien ; je touche le réel en soi, puisque cet « en soi » du réel, c’est moi qui le suis[15] ». Biran, avant Lavelle, affirme que la ratio essendi et la ratio cognoscendi coïncident dans le sentiment de l’effort[16].

Du refus lavellien de l’image, au profit de la mise en avant de cette activité primordiale que nous sommes, il faut rapprocher le refus de l’existence spéculaire, et la critique biranienne de la représentation[17]. On ne peut demander à voir ou imaginer l’expérience de notre propre activité[18]. Telle est l’« erreur de Narcisse » qui « ne demande qu’à se voir » : « Il veut devenir le spectateur de lui-même, c’est-à-dire de cet acte intérieur par lequel il naît sans cesse à la vie et qui ne peut jamais devenir un spectacle sans s’anéantir. Il se regarde au lieu de vivre, ce qui est son premier péché[19]. »

L’acte de Lavelle, comme la volonté biranienne, est un agir sur soi[20] : « […] on n’agit qu’en soi et il n’y a d’intériorité que là où un acte s’accomplit[21] ». Expérience interne de sa propre activité, la conscience est la volonté, laquelle n’est donc jamais connue par ses effets, bien que toujours connue avec eux[22]. À Biran, Lavelle ne doit-il pas l’affirmation selon laquelle se représenter la volonté ou le moi, c’est l’anéantir ? Pas plus que le moi, le monde n’est spectacle : le monde des images, dit Lavelle, est le monde du passé[23].

Le présent est donc l’acte, et lui seulement, mais l’état accompagne l’activité comme son ombre. Biran, avant Lavelle, soulignait le devenir-image de nos mouvements, leurs rebuts morts, figés dans l’extériorité, et distingue l’observation ou introspection de ce qu’il nomme l’expérience intérieure. À sa suite, Lavelle écrit : « C’est pour cela qu’il y a deux introspections : l’une, qui est la pire des choses, et qui me montre en moi tous ces états momentanés où je ne cesse de me complaire, l’autre, qui est la meilleure, et qui me rend attentif à une activité qui m’appartient, à des puissances que j’éveille et qu’il dépend de moi de mettre en oeuvre, à des valeurs que je cherche à reconnaître afin de leur donner un corps[24] ». Chez tous deux, l’intériorité relève d’un mouvement secret, qui est un absolu, mouvement de conscience[25], donné en dedans, même s’il peut à l’inverse être étudié du dehors ou dans le point de vue de la représentation : envisageant « du dedans » les éléments de la représentation, comme des actes, et non du dehors comme des choses, la méthode[26] de Lavelle est en ce sens dans le droit prolongement de l’inspiration biranienne. Si le moi est lumière, c’est comme un Acte qui, à l’instar du flambeau biranien, porte sa propre lumière : « On a donc tort de vouloir identifier la conscience avec la lumière qui éclaire un objet. Car elle est l’acte même qui produit cette lumière[27] ». Biran, de même, oppose la clarté spéculaire à la clarté concentrée, laquelle s’éclaire elle-même, en éclairant la nuit de l’intériorité :

Quant aux facultés que l’homme exerce sur ses idées et dans le silence des sens externes, elles n’ont aucune espèce de miroir qui les réfléchisse extérieurement ; comme l’oeil elles s’appliquent à tous les objets de leur ressort sans se voir ou se connaître en elles-mêmes […]. Comment donc chacune de ces facultés ne pouvant ni se représenter, ni s’appliquer à elle-même comme objet de connaissance, peut-elle être connue, et par quel moyen avons-nous pu acquérir les idées qui correspondent à ces signes, imaginer, se souvenir, juger, raisonner, vouloir ; […] il faut, ou nier absolument la réalité, la vérité de ces idées simples […] ou reconnaître en nous sous un titre quelconque une faculté, un sens supérieur à tous les autres […]. La vue intérieure porte avec elle son flambeau et s’éclaire elle-même de la lumière qu’elle communique[28].

Contre l’idéologie, et la « sensation de mouvement » chère à Destutt de Tracy, contre toutes les pensées de la représentation, Biran fonde une métaphysique de l’expérience intérieure dont le fait primitif est un sentiment sans objet, irreprésentable. Et la distinction nettement affirmée entre l’aperception ou la réflexion et l’imagination, fait, selon l’aveu de son auteur, « le caractère propre de sa philosophie » : le moi exclut toute idée ou représentation objective d’étendue, mais il est inséparable de la coexistence du corps propre résistant.

Il y a donc un sens interne intime par lequel l’individu est en rapport avec lui-même. Le vrai commencement est bien le rapport à soi. Le sens interne, ou sens de l’effort, ne représente, pas plus que les sens, les moyens extérieurs de son action : pas plus que l’oeil ne voit le fluide lumineux et la manière dont il agit sur les fibres de la rétine, le sens intime ne connaît le jeu des muscles déployés dans l’effort. Ce qui, aux yeux de la représentation, est aveuglement, est, pour la réflexion, docte ignorance ou vrai savoir de soi.

Ainsi l’existence est pour tous deux synonyme d’insistance : le moi tient son lieu, dans cette activité volontaire toujours disponible, capable d’être suspendue et reprise : « Nous avons en nous dans la conscience du vouloir une expérience de la causalité de soi par soi[29] ». Tous deux la nomment liberté[30] : « Mais que nous le voulions ou non, nous vivons toujours dans un monde purement subjectif, nous sommes toujours intérieurs à nous-mêmes, nous ne pouvons jamais dépasser nos frontières toujours mouvantes, l’objet même n’existe que pour nous et par rapport à nous[31] ».

II. De l’être de l’ego à l’Être

Cependant le moi lavellien, en se découvrant, découvre tout ce qui est, découvre l’Être (et pas seulement l’être du moi), le saisit par le dedans. Telle est la révélation de notre participation à l’existence de l’univers. Ici les voies semblent diverger. En effet, le moi biranien n’est pas d’abord engagé dans le monde, mais il est plutôt une conscience avant le monde — bien que certainement pas sans monde. L’activité primitive que je suis ne transforme d’abord rien, ne change pas l’état du monde.

Ainsi s’explique-t-on le pluriel des puissances du moi, tout entier solidaire chez Lavelle de sa théorie de la participation. En effet, exister, c’est moins, selon Lavelle, avoir le sentiment de sa puissance propre qu’être un moi en puissance, c’est-à-dire une possibilité de se faire, une création. Le moi est la possibilité pour des puissances plurielles de s’actualiser et de se donner par cette actualisation sa propre essence :

Dans l’acte d’exister il n’y a rien de plus que la pure possibilité pour un être de se faire ce qu’il est. De telle sorte que l’âme est pour nous l’être d’un pouvoir être. Elle ne peut rien trouver en elle que des possibilités qu’il dépend d’elle à la fois de discerner et d’actualiser. Par opposition aux choses réalisées, l’âme est faite de ses propres possibilités et de la disposition qu’elle est capable d’en faire. Elle est la possibilité elle-même[32].

La puissance toute virtuelle exige son actualisation. Par conséquent, la distinction est nette entre l’actualisme de Biran — pour lequel le moi n’est jamais donné que dans l’exercice actuel d’un sentiment toujours disponible — et l’ontologie lavellienne du possible ou la dialectique de l’acte et de la puissance. Si Lavelle accorde à Biran que le moi est inséparable du sentiment d’être cause des actes qu’il détermine, en revanche, loin de se réduire à l’actualisation de soi, le moi n’est et ne se fait que par les puissances qui le soutiennent. Le moi biranien n’est pas, en revanche, à proprement parler, ce qu’il fait, ni même une puissance comprise comme possibilité de faire, mais il se réduit à l’actualisation d’une puissance efficace qu’il est et ne peut pas ne pas être : la liberté relève comme le moi d’une « nécessité de conscience », bien distincte de la nécessité logique ou rationnelle. Le volo lavellien étend sa liberté propre au monde et, en l’élargissant, découvre l’être ou la présence non seulement à mais de l’être (et non le seul être de l’ego) Tandis que la puissance biranienne n’est pas distincte du sentiment de puissance ou de causalité, il y a, chez Lavelle, un mouvement dialectique[33] entre le moi et l’être, qui passe par l’analyse des puissances propres du moi, bref une ontologie que l’on ne trouverait que de façon très inaboutie, dans ce qu’on appelle, commodément et confusément, le « dernier Biran[34] ».

De telle sorte que le fait primitif lavellien est moins la révélation de l’être de l’ego que la révélation réciproque de mon moi et de l’être[35]. Car l’acte est l’origine intérieure non seulement de moi-même mais du monde, comme l’affirme le titre de l’Article 1 de De l’Acte : « La métaphysique cherche à retrouver l’acte primitif dont dépendent à la fois mon être propre et l’être du monde[36] ». Dans ce même paragraphe, Lavelle souligne la « pudeur secrète du philosophe » qui « tremble d’interroger » « l’intimité » de la volonté divine et celle de sa volonté propre[37]. L’ontologie de Lavelle n’est-elle pas le développement de l’interrogation poussée plus avant de cette volonté propre, celle dont Biran a eu l’intuition, mais tremblé d’accomplir ? « Les philosophes ont toujours cherché quel est le fait primitif dont tous les autres dépendent. Mais le fait primitif, c’est que je ne peux poser ni l’être indépendamment du moi qui le saisit, ni poser le moi indépendamment de l’être dans lequel il s’inscrit[38] ». Si le fait primitif biranien est aussi découverte de l’être, c’est en ce sens que l’essence du réel tient dans la résistance, soit dans l’un des membres du couple de la dualité intérieure primitive. Mais il faut souligner, a contrario, la méfiance de Biran pour ce qu’il appelle les « discours absolus », non entés sur la dualité primitive intérieure, les discours sur l’âme et le corps, séparément, indépendamment de l’expérience intérieure par laquelle seule il nous est donné de le connaître[39]. Lavelle part de la découverte de notre existence active, et y prend son envol, tandis que Biran reste comme cloué au sol de sa découverte.

Tandis que la découverte de soi est, chez Lavelle, découverte d’un monde dans lequel ma liberté s’insère, Biran met en avant l’exercice d’un pouvoir actif qui, pour être immanent, n’est pas d’emblée « intentionné », ou « exprès », c’est-à-dire tendu vers le monde, dont le vouloir, pour être actif, n’est pas d’emblée un faire : « Cet effort non intentionné, qui s’étend à tous les muscles volontaires, constitue, avec le durable du moi ou de la personne identique, l’état de veille de ces sens divers qui concourent à la vie de relation ou de conscience[40] ».

Loin d’être un faire effort, l’effort désigne la tension constitutive de notre état de veille :

Pour concevoir ce moi phénoménal dans le sens unique et individuel de son aperception immédiate, séparée de tout ce qui n’est pas elle, supposons tous les muscles volontaires contractés dans l’immobilité du corps, les yeux ouverts dans les ténèbres, l’ouïe tendue (acuta) dans le silence de la nature, l’air ambiant en repos et la température extérieure en équilibre avec celle de la surface du corps, toutes les impressions internes réduites au ton naturel de la vie organique, insensibles dans leur continue uniformité […]. L’effort reste seul, et avec lui, le moi phénoménal pur ou réduit à son aperception immédiate interne ; tant que ce mode invariable persiste, c’est-à-dire tant que dure la veille du moi, les impressions sensibles et accidentelles, coïncidant avec lui, peuvent participer suivant diverses lois ou conditions à son activité reproductive et à la lumière de conscience qui jaillit de cette source[41].

La veille du moi est constituée par ce tonos immanent. On trouve, dès lors, chez nos deux auteurs, le même mouvement de retour à soi, à la différence près que le mouvement, toujours déjà engagé dans le monde chez Lavelle, engage par conséquent notre responsabilité. La conscience biranienne est « motilité de conscience[42] », mouvement intérieurement senti ou sentiment de puissance efficace, tandis qu’elle est chez Lavelle « une initiative intérieure par laquelle la personne prend possession d’elle-même en s’engageant par des démarches qu’elle a choisies et dont elle assume la responsabilité[43] ».

Bien qu’il emprunte au moi biranien son trait principal, l’activité libre, le moi lavellien, s’il fait l’épreuve de sa solitude, ne se donne pas dans une expérience séparée. Le fait primitif n’est « ni dans ma pensée solitaire, ni dans l’obstacle qui m’arrête et me découvre ce que je ne suis pas plus encore que ce que je suis, ni dans l’angoisse[44] », mais il « réside dans une expérience infiniment plus positive, qui est celle de ma présence active à moi-même ; c’est le sentiment de ma responsabilité à l’égard de moi-même et du monde[45] ». Peut-être y a-t-il ici, de la part de Lavelle, une mécompréhension relative de ce qu’est la résistance intérieure biranienne : loin d’être obstacle, la docilité de la résistance intérieure du corps propre est essentielle, car elle cède à notre effort, contrairement à la résistance dite absolue des corps étrangers. Lavelle a peut-être tendance à interpréter l’effort comme un faire effort. Mais quoi qu’il en soit, la solitude du moi est conjurée d’emblée par la plongée dans l’être même. Ici se mesure la distance entre une ontologie proprement dite et une métaphysique de l’expérience intérieure.

III. De l’actuel au virtuel/De l’acte à la puissance

La grande découverte de Lavelle est celle de l’identité entre la découverte de l’Être et celle de notre être propre : « Nous ne rencontrons jamais le moi dans une expérience séparée. Ce qui nous est donné primitivement, ce n’est pas un moi pur antérieur à l’être et indépendant de lui, mais l’existence même du moi, ou encore le moi existant, ce qui signifie que l’expérience du moi enveloppe celle de l’être et constitue une sorte de détermination de celle-ci[46] ».

L’acte d’exister lavellien recèle et révèle des puissances secrètes, tandis que le moi biranien est révélé à lui-même à travers l’exercice toujours actuel de l’effort. Or les puissances appellent à leur mise en oeuvre, à une actualisation qui dépend de moi, et engage ma responsabilité[47].

Lavelle développe, par conséquent, les potentialités cachées du sentiment de puissance biranien, et mobilise tous les ressorts d’une dialectique de la puissance et de l’acte, qui en tant qu’Acte pur, est l’Être lui-même : l’actualisation des puissances révèle une activité antérieure au moi, celle de l’Être, sans laquelle il ne pourrait être ce qu’il est, ne pourrait seulement dire moi. Qu’est-ce en effet qui me fait être, moi, s’il est vrai que j’ai à actualiser des possibles, sinon un Acte ? Bien qu’une telle dialectique soit tout à fait étrangère à la pensée biranienne, il s’agit, pour l’un comme pour l’autre, de substituer à ce qui est donné, et apparaît comme tel, l’opération par laquelle nous nous le donnons : « une opération que l’on exerce pour devenir ce que l’on veut être[48] » pour le premier, une opération qui n’est autre qu’un agir sur soi, mais qui n’ouvre à aucun « devenir soi », pour le second.

Selon nous, une des conséquences fondamentales de cette divergence à partir d’une même voie, c’est que l’acte d’exister chez Lavelle n’est pas à proprement parler le seul vouloir, tandis que l’originalité de Biran réside dans son leitmotiv, à savoir l’identification stricte du moi à la volonté radicalement distincte du désir. Si tout acte, selon Lavelle, engage ainsi la pluralité de nos puissances (dont l’amour est la plus haute) en appelant leur actualisation, seul pourtant l’examen de la volonté est à même de révéler combien l’acte engendre la conscience : « Et l’on peut dire que c’est par leur rapport avec la volonté que la pensée et l’amour méritent encore le nom d’acte[49] ».

Par conséquent, Biran n’a péché que de ne pas être remonté assez haut. Car le mouvement de conscience admirablement mis en lumière par Biran témoigne selon Lavelle « d’une activité plus secrète », que le secret ou l’énigme du moi que Biran n’a cessé de bégayer : l’opération qui fait être le moi n’est pas seulement ou d’abord le fait du moi lui-même, mais ouvre à une ontologie de l’être comme acte pur.

De ce fait, l’acte d’exister est un acte de création, dans la mesure où il est la réalisation d’une possibilité : jamais fait, il ne cesse de se faire. Une telle création de soi semble par excellence étrangère à la pensée de Biran. Le Journal témoigne tout au contraire, et de façon souvent désespérante, d’un mouvement sempiternel de retour à soi, sans progrès, semblable, selon Amiel, aux pirouettes des derviches tourneurs. C’est pourquoi Lavelle souligne finement que l’évolution de la pensée de Biran d’une certaine façon contredit sa découverte : « Il n’y a pas de psychologue plus profond : mais cette psychologie nous livre l’être du moi dans sa relation vivante avec l’être d’où il procède et l’être vers lequel il tend ; elle se change aussitôt en une métaphysique. Mais c’est une métaphysique fondée sur une expérience interne et dont on peut dire qu’elle enferme en elle-même sa propre critique[50] ».

Si la liberté est une force, elle est en nous et au-delà de nous. Par conséquent, Lavelle non seulement développe une dialectique entre l’acte et la puissance, mais il souligne la différence entre l’acte et l’action : l’acte est sans temporalité, sans effort, tandis que l’action seule est persévérante. C’est que l’acte, dans le vocabulaire de Lavelle, devance l’exercice des puissances tandis que l’action actualise les puissances. C’est pourquoi l’action peut être manquée, mais non l’acte : l’action est extérieure, l’acte intérieur. Il semble donc que l’acte soit décrit en des termes très proches des déterminations propres de la volonté biranienne : tout en intériorité. L’un et l’autre ne se définissent ni par leur but ni par leurs fins, mais par « l’adhésion intérieure que je donne » (Lavelle) ou la nécessité de gagner par lui le sens de moi-même (Biran). Dans les deux cas, la démarche est secrète, distincte de son déploiement ou de sa visibilité extérieure, mais s’il n’y a rien avant l’acte, c’est, selon Lavelle, parce qu’un Acte fait être et produit le moi, n’est en un sens qu’un avec lui, tandis que Biran, le Biran de la maturité du moins, fait tout reposer sur ce fait indécomposable et premier.

Cela n’empêche une tonalité commune dans la description de l’activité du moi, qui va de pair avec un certain sentiment tragique. Si la reprise de soi, en droit est toujours possible[51], elle est en fait difficile : l’aperception de soi se gagne, contre l’amour-propre, contre les habitudes de l’« homme extérieur », dont la première est de vivre. Il y a de multiples façons de ne pas actualiser ses possibles, et de se méconnaître donc radicalement. Mais alors que l’occultation du moi est celle d’un être nécessaire selon Biran, elle est celle d’un possible pour Lavelle : « Ma propre réalité n’est jamais achevée ; elle appartient au possible plutôt qu’à l’être. Encore y a-t-il en elle une pluralité de possibilités dont je ne sais quelle est celle qui s’accomplira. Aucune de mes dispositions n’aura un sens et une valeur sans un acte que je n’accomplirai peut-être jamais[52] ». Tous les deux pensent une telle dépossession de soi, à partir d’un même acte fondateur qui est de réappropriation continuelle.

L’activité intérieure lavellienne est l’expérience d’une cause de soi, même si nous ne sommes pas vouloir pur, mais volonté participée : l’acte est, sinon toujours accompli, toujours disponible. La liberté, selon Lavelle, est moins la puissance en tant que telle, que ce qui règle l’usage de nos puissances et leur est donc supérieure : l’exercice de la liberté n’est rien de plus que le « jeu mutuel » de ces puissances.

Nulle puissance de l’âme ne se maintient que par les actes mêmes qu’elle produit : autrement elle fléchit et finit par s’anéantir. Il y a donc bien de la vanité à penser qu’il faut garder cette puissance à l’état pur, comme si son propre jeu devait l’user, la corrompre ou la dissiper. Qu’elle cesse de s’exercer, et elle n’est plus rien. Qu’est-ce qu’une disposition intérieure dont aucun acte ne témoigne ? En ce sens, je suis ce que je fais, et non point ce que je puis, qui est souvent ce que je crois que je puis[53].

IV. L’intériorité à l’être et la théorie de la participation

Le point de départ de Lavelle est biranien : l’activité de conscience. Mais un tel fait primitif nous place d’emblée au coeur de l’être : la conscience n’engendre pas l’être. Il faut dès lors penser la solidarité entre le mouvement par lequel la conscience s’engendre, et la contemplation de l’être. Or c’est par un mouvement d’intériorisation que le moi découvre l’être. Cette intériorité à l’être est comprise comme un mouvement de participation. Le privilège de la conscience tient à ce qu’elle seule révèle notre être véritable et, ce faisant, le dedans de l’être total qui est un acte[54] : l’être total est compris comme un acte pur, sans limitation.

Lavelle distingue donc présence de l’être et présence à l’être. Si l’action puise sa possibilité dans l’expérience de l’être, c’est par conséquent le défaut d’être ou le manque d’être qui oblige à définir le moi comme possible : « C’est en actualisant cette possibilité qui était en moi que je fais le saut par lequel j’acquiers l’être qui me manquait, que je m’inscris dans ce monde dont j’étais jusque-là simplement le témoin[55]. » La possibilité (que nous sommes) témoigne du manque (que nous sommes). L’Être est la totalité des possibles, et en nous seul est leur divorce. Mon être fini, pourrait-on dire, est ce divorce. Ainsi s’explique la division de notre puissance, pendant de la division de notre être. Parce qu’il exprime un manque qui est en nous, le possible nous invite « à faire de ce que nous sommes, non point une réalité dont nous nous contentons, mais une activité que nous ne cessons de promouvoir[56] ».

La pluralité des puissances — et notamment la distinction entre l’entendement et la volonté que Biran s’efforçait de dissiper[57] — signifie que l’être que nous sommes est non seulement séparé de l’être total mais de lui-même : « Mais il y a une pluralité de puissances qui font que ce n’est pas seulement de l’être total que l’être fini est séparé, mais encore de lui-même. Il faut qu’il soit séparé de soi pour pouvoir agir sur soi[58] ». Ici s’exprime sans doute la plus grande distance avec Biran pour qui l’idée de séparation à soi serait un non-sens.

La limitation de notre conscience est donc la condition de notre participation. La dialectique de Lavelle (instant/intemporalité ; fini/infini — acte pur/acte participé, etc.) reconduit à un moi évanouissant, car toujours en progrès, et le temps est ce creux qui rend possible la participation et par conséquent la création de soi, car le moi ne peut d’emblée actualiser et rendre consciente sa propre présence à tout ce qui est[59].

Par conséquent, l’activité de la conscience participe à une activité plus primitive, et la conscience est un infini[60] en puissance : une possibilité qui est nous-même. Et l’Acte pur devient une puissance infinie dès qu’il s’offre à nous comme participable : « […] il n’est donc une puissance que par rapport à moi ; mais il est en moi la puissance positive à laquelle j’emprunte l’efficacité même qui me permet d’accomplir tous les actes que je considère comme miens[61] ». Si poser l’être, c’est poser tout le possible — identique à l’universalité de l’acte pur —, notre activité n’est imparfaite que par une participation imparfaite.

Ce point est décisif : la possibilité marque les limites de la participation, et possède une efficacité vis-à-vis de l’être participé, car elle y puise l’élan de son activité. Dire qu’il existe quelque participation, c’est donc dire qu’il y a des êtres finis. Mais dire que l’être est un acte, c’est identiquement affirmer qu’il ne peut se donner qu’à condition de faire participer les êtres particuliers auxquels il se donne à sa propre opération. Lavelle ne cesse de souligner ce mouvement réciproque. Le moi constitue en ce sens un « centre d’existence indépendante », celui que Biran n’a cessé de circonscrire et de bégayer, et, dans ces conditions, la dialectique lavellienne entre l’acte et l’état, l’affirmation de la nécessaire résistance de la matière ou du monde à nos mouvements, directement inspirée de Biran.

V. Actualisation et virtualités

Dès lors que le moi tient sa réalité de sa possibilité[62], la liberté n’est pas autosuffisante, mais de participation, et, pour cette raison même, s’épanouit en puissances différentes. Sans cet acte de participation, on ne comprendrait pas comment la liberté s’engage dans le monde, c’est-à-dire dans un donné dont la résistance s’avère le moyen des opérations de l’âme. On comprend dans ces conditions l’affirmation, d’abord surprenante, de Lavelle, selon laquelle le Biranisme est aussi « une philosophie de la participation[63] » : « Maine de Biran a admirablement senti que l’on ne pouvait participer à l’être qu’en créant son être propre, c’est-à-dire par l’activité[64] ». Tel est le biranisme de Lavelle qui repose sur l’identification du moi à l’exercice de son acte[65].

En un mouvement d’approfondissement de la conscience, Lavelle va de la disponibilité de nos mouvements, aux richesses secrètes qu’ils contiennent, à la mise à disposition de ces dons. Car une donnée est un don, et le secret du moi, celui de l’Être : « Toute activité de participation exprime la part d’être que nous sommes capables d’assumer et de faire nôtre : elle définit à la fois notre nature et notre liberté[66] ». Nous participons de l’activité même par laquelle le monde se fait[67]. Tel est le mystère de cette initiative, du fiat de ma liberté. La puissance engage donc l’actualisation d’elle-même mais elle en est distincte ; elle est, en tant que pouvoir, une causalité efficace mais elle suppose et repose sur la déhiscence entre le possible et l’acte. Lavelle l’exprime en disant que l’être du moi est un possible ; mais c’est dans l’acte créateur que ma liberté puise le pouvoir qu’elle a d’être à chaque instant le premier commencement d’elle-même. Et tel est le biranisme de Lavelle : en ce sens l’acte de participation crée un contenu qui ne lui préexiste pas.

Il y a donc des puissances plurielles (la volonté en est une, mais aussi la pensée, le désir…) dont le lieu propre est notre conscience. Si notre puissance active est une source, celle de notre liberté, elle nous rapproche de la « source originaire », et dépasse ce qu’elle est capable de produire ; mais il faut la réaliser pour en prendre possession. La puissance, résume Lavelle, représente la relation réciproque de l’acte pur et de l’acte de participation[68] : elle est la relation entre l’être pur et l’être participé qui met en jeu notre initiative. L’acte pur est donc à notre égard une possibilité infinie dans laquelle nous puisons toutes les puissances qui nous font agir[69], lesquelles tout à la fois ne sont que par leur mise en oeuvre, et sont en l’acte pur par l’efficacité qu’elles lui empruntent.

Parce que la puissance est donc liée à la limitation de notre état actuel[70], elle exprime tout à la fois la misère ou la dépendance du moi et l’initiative par laquelle son être véritable est celui qu’il est capable de se donner. Participer, c’est actualiser pour la rendre nôtre une puissance qui n’existe comme puissance que par la disposition (don) même que nous en avons. À ce titre, l’esprit, comme l’activité, ne fait qu’un avec son propre exercice, et le corps lui est indispensable, mais à titre d’obstacle à surmonter.

C’est donc notre mouvement libre qui convertit la possibilité en actualité et l’activité participée vient résoudre l’opposition entre la puissance et l’impuissance, l’activité et la passivité, dont on sait combien elle obséda Biran tout au long de sa vie comme de son oeuvre.

Lavelle le dit expressément : c’est la jonction entre cet intérieur et cet extérieur qu’il entend résoudre par la théorie de la participation, c’est-à-dire la jonction entre « un acte qui se réalise en nous et […] un effet qui s’achève hors de nous[71] ». Il énonce clairement, ce faisant, les limites d’une philosophie de l’« acte intérieur comme formant l’essence la plus profonde de notre être », c’est-à-dire les limites du biranisme lui-même : « […] car il ne suffit pas de dire que ses effets sont extérieurs à lui, et le suivent, mais en le dépassant sans qu’on puisse les en déduire ; il se trouve dépassé aussi pour ainsi dire du dedans dans l’initiative qui est en lui, qui suppose à son tour une efficacité pure toujours présente et disponible qu’elle met en oeuvre, mais à l’égard de laquelle elle demeure seconde[72] ». L’acte du moi est doublement dépassé, en amont et en aval : par les effets de ses mouvements qui sont à la fois voulus comme mouvements et résultent de l’ordre de l’univers ; et par la source dans laquelle notre acte puise, que Lavelle définit comme une « actualité éternelle » laquelle est, par rapport à lui, « comme la puissance même qu’il actualise et qui, en s’offrant à être participée, fait apparaître toutes les puissances du moi et toutes les puissances que nous voyons en jeu dans le monde[73] ».

VI. La question de la volonté

Il ne peut être question de rendre toute la richesse ici de l’analyse que Lavelle fait de la volonté. Soulignons seulement que toute participation suppose le double jeu de la volonté et de l’intelligence, et, qu’à ce titre, la volonté n’est pas un commencement absolu : « […] cet acte n’est pas un commencement absolu. Autrement, nous serions Dieu et il n’y aurait pas devant nous un monde contre lequel nous nous heurtons […]. Nous qui sommes être, nous savons bien que nous ne sommes pas le tout de l’être : nous ne faisons qu’y participer[74] ». Le moi, disait Biran, n’est pas l’âme du monde, et ne le sait qu’à pouvoir distinguer la résistance intérieure de son corps et celle, indocile ou absolue, des corps étrangers. Mais, à se tenir au fait de conscience, le moi est tout[75]. Selon Lavelle, en revanche, notre pouvoir, nous l’avons reçu, bien que son exercice nous appartienne : la force ne vient pas de nous, bien qu’elle ne vienne en nous que par nous.

Par conséquent, la volonté est tout à la fois un acte reçu et assumé, et la conscience est moins la volonté proprement dite que ce qui « l’accompagne dans ses démarches ». Lavelle ne fait pas comme Biran de la volonté l’essence du moi, même si elle apparaît comme la puissance première dont toutes les autres en quelque façon dépendent (la pensée et l’amour).

Affirmer en effet que l’essence du moi réside dans la volonté[76], reviendrait, selon Lavelle, à faire du moi un être solidaire « de l’obstacle, de l’effort et du temps[77] » :

Si l’on considère dans la volonté ce qui m’appartient véritablement, c’est le consentement et la persévérance. Qu’est-ce à dire sinon qu’il existe en moi une activité constamment présente qui m’anime mais qui me dépasse, à laquelle j’ouvre en moi une sorte d’accès qu’il m’arrive souvent de lui refuser. L’effort qui est lié au temps et au corps n’en est que la forme entravée. Mais cette activité ne peut être confondue avec le moi car, bien qu’elle constitue la réalité la plus profonde du moi, chaque moi ne se distingue précisément de tous les autres que parce qu’il a pour elle une ouverture limitée qui est susceptible de s’élargir ou de se rétrécir d’une infinité de manières. Par suite, si nous considérons la limite qui s’oppose au déploiement de cette activité, elle n’est pas le moi, puisqu’elle n’est qu’une chose, et si nous considérons cette activité hors de sa limite, elle n’est pas le moi non plus, puisqu’elle est universelle et toute-puissante. C’est pour cela que le moi est si malaisé à atteindre, il est l’opération instable et toujours recommencée par laquelle une activité qui n’a pas de limites se trouve captée à l’intérieur de certaines limites qu’elle cherche sans cesse à refouler[78].

Ni chose, ni acte, ni corps, ni pensée, le moi s’avère

une forme mixte et fuyante de l’être, enveloppée dans l’être par son corps, mais capable de l’envelopper en soi par la pensée, une puissance totale qui aspire vers l’être total, qui reçoit de l’être total tout le mouvement et la vie, qui ne s’actualiserait qu’en s’anéantissant et à laquelle des limites sont imposées afin précisément que l’être pur, loin d’apparaître comme une donnée, demeure un acte ne devant son existence qu’à lui-même et puisse réaliser éternellement sa propre essence en tous les points de son immensité sans contour[79].

On voit par conséquent la nécessité de la participation, et le double dépassement qu’effectue Lavelle lui-même de l’effort biranien.

La volonté, bien que participée, garde cependant son secret privilège :

Le secret de l’acte, c’est donc de créer cette relation de soi avec soi qui est la conscience même ; il est la possibilité, avant de s’appliquer à aucun objet, qui est toujours un phénomène, de faire de soi un être qui, n’étant qu’un avec cet acte même, s’oppose à tous les phénomènes et permet justement de les penser. Loin que l’acte par lequel je produis ce que je suis s’oppose à l’acte par lequel je produis la conscience de ce que je suis, ces deux actes se confondent. Maine de Biran avait perçu cette vérité fondamentale qui est la clé de la métaphysique ; il l’a affirmée avec plus de netteté encore que Descartes pour lequel elle était si évidente qu’il ne pensait pas qu’elle pût être niée. Le moi est pour Biran identique à la volonté : et le moi se connaît par cet acte même qui le fait entrer dans l’existence[80].

Lavelle en tire la conséquence qu’il n’y a pas de distinction — sinon de raison — entre la volonté d’être et la volonté d’être conscient[81].

Le même mot de volonté désigne par conséquent l’essence même de l’acte pur et une fonction particulière de l’esprit. La volonté est au seuil de toutes les opérations de la participation, car elle est cette initiative, ce premier commencement qui révèle l’activité comme créatrice[82] :

Maine de Biran s’est admirablement rendu compte de ce caractère premier de l’acte volontaire qui porte en lui le mystère du monde et le mystère de notre acte propre ; il a passé sa vie entière à le scruter. Et il dit : « si je savais comment je remue la main et comment je veux, je saurais tout » ; il apercevait fort bien que le double problème inséparable de l’acte volontaire, c’est, d’une part, celui de la liaison de notre esprit avec notre corps, et, d’autre part, celui de notre liaison avec l’acte pur, dont la même volonté qui semble nous en détacher nous rend pourtant inséparable[83].

Pour nos deux penseurs, la volonté engendre sa propre lumière, mais elle puise, selon Lavelle, son activité à la source d’une activité qui la dépasse, la fait agir et être :

La seule chose qui appartienne en propre à la volonté, c’est d’accepter ou de refuser un appel qui la sollicite […]. La volonté peut accueillir ou repousser les mouvements de la nature aussi bien que ceux de la grâce. Mais la puissance qui l’ébranle vient toujours de plus loin : la volonté n’en est que le véhicule ; et elle a ce rôle admirable, à la fois modeste et souverain, de lui ouvrir en nous un passage. Son opération n’est rien de plus qu’un consentement pur. Elle trouble l’ordre du monde si elle prétend à un pouvoir propre[84].

Chez nos deux auteurs, la Volonté est l’acte par lequel nous nous donnons l’être à nous-même, et, parce qu’elle est le miracle même de notre participation à l’acte créateur[85], il ne peut s’agir de la condamner :

Ceux qui disent qu’être, c’est vouloir, que vouloir, c’est se séparer et que c’est cette volonté de séparation qui est le péché jettent d’emblée une malédiction sur l’existence. La volonté qui est la possibilité de la participation est le premier de tous les biens : c’est par elle que nous recevons le pouvoir de nous créer nous-même. Et le péché est un certain usage de la volonté, mais non point son essence[86].

VII. De la puissance au don

On voit la pensée hésiter entre ces deux assertions contradictoires : que tout ce que nous sommes ou tout ce que nous avons, nous l’avons reçu, et que c’est nous-même qui nous le donnons. Mais elles sont toutes les deux vraies et fausses en même temps. Car en un sens, tout est reçu, mais ce qui est reçu, c’est la liberté c’est-à-dire la dignité d’être cause. Or le propre de cette liberté, c’est d’emprunter à l’acte pur à la fois sa vertu opératoire et la matière dont elle dispose, la matière exprimant toujours ce qui manque à l’opération et qui doit pour ainsi dire lui être fourni au dehors : pourtant, cette matière elle-même n’est pas exclusivement reçue, car elle ne peut l’être que par la démarche même qui s’en empare. De telle sorte que tout nous est donné mais à la condition que nous acceptions de le prendre et qu’il n’y a point d’autre acte en nous que l’usage, ni d’autre possession que l’usufruit[87].

En décembre 1821, Biran écrit dans son Journal : « Comment peux-tu croire être quelque chose par toi-même ? Le moindre dérangement dans ta machine, et surtout le sommeil de chaque nuit t’apprend bien que le moi n’est pas en ton propre pouvoir ; or tu n’es rien que par le moi, et tu le reçois, comme tout le reste, d’une source plus haute[88] ».

En janvier 1822, il s’interroge : « Qu’avons-nous que nous n’ayions reçu ? (st Paul, 1re aux Corinthiens, IV, 7). Sans doute nous avons reçu la force avec l’existence, mais cette force une fois donnée, suffit-elle pour nous bien diriger ou se diriger elle-même sans le secours d’une grâce actuellement efficace[89] ? » Faut-il alors renoncer au fait primitif de l’effort, et tout recommencer ? En juillet 1822, après une conversation avec Bagessen sur Platon, il note dans son Journal :

La cause qui me fait voir n’est point en moi ni moi-même ; les objets que je vois au dehors, pas plus que les idées que j’aperçois comme le bien de mon âme ne sont point des créations du moi ni de purs phénomènes accidentés et spontanés des sens ou de l’imagination. Toute réalité externe ou interne m’est donnée par une cause indépendante de moi et autre que moi ; tout ce que je puis, c’est de me prêter à son action, de me mettre en position de recevoir son influence par les moyens dont je dispose […]. Il faut entendre ainsi et avec restriction ce que dit st Paul que Dieu opère en nous le vouloir et le faire. Il y a un vouloir primitif, un effort antérieur à tout, que Dieu ne saurait créer sans s’identifier avec notre moi, sans être le moi lui-même. Ce n’est pas Dieu qui ouvre l’oeil à la lumière, quoi qu’il aît créé l’oeil et la lumière. Et quoi qu’il soit lui-même la lumière des esprits, ce n’est pas Dieu, mais bien l’effort libre de chaque esprit créé qui nous rend son idée présente et avec elle tout ce qui est bon, beau, parfait[90].

Dans ces lignes, Biran tout à la fois reconnaît la nécessaire initiative du moi de l’effort, « antérieur à tout » et la présence d’une cause qui me dépasse. In fine, le penseur de l’effort découvre une passivité qui n’est plus comprise comme dépossession ou aliénation de soi, mais activité supérieure. Lavelle commente :

Peut-être même a-t-il [Biran] eu tort de regarder comme nôtre une force qui ne fait que nous traverser et dont il semble que nous réglons les effets, sans connaître pourtant les voies et les moyens dont elle dispose pour les produire […]. Dans cette troisième vie de l’esprit qu’il découvrira plus tard et où nous ne faisons plus que nous prêter à l’action d’une force surnaturelle, il dépendra de nous encore de lui ouvrir en nous un chemin ou de le lui fermer. Ainsi nous ne sommes un premier commencement qu’à l’égard de nous-même. Nous n’avons entre les mains aucune puissance qui soit nôtre, et le « fait primitif » marque ce point d’oscillation où nous nous donnons l’être à chaque instant, mais en cédant tantôt à l’appel de la nature et tantôt à celui de la grâce. À ce moment la théorie de l’effort est dépassée […]. Et l’abandon est plus parfait que l’effort. Ce que l’on prenait tout à l’heure pour une résistance est devenu maintenant une présence et un don[91].

Est-ce à dire que le don éclipse la volonté ? Tel est le risque pour Biran. Que dit Lavelle ?

Dans le don la volonté est encore présente, mais seulement par une adhésion intérieure à un élan qui la soulève, qui la dispense de toute action propre, qui lui apporte, par une sorte de grâce, ce qu’elle cherchait à obtenir quelquefois inutilement et toujours avec beaucoup d’effort […]. La volonté ici ne semble plus être qu’un chemin qui conduit d’une nature trouble et obscure dont il faut dire qu’elle fournit à la conscience le point de départ de son ascension, à cette nature dépouillée et lumineuse, qui est pour la conscience le sommet où elle triomphe[92].

Avant même la formulation tardive des « trois vies », et d’une passivité supérieure, Biran met à mal en quelque façon sa découverte, et cela de façon progressive. Bien que le sentiment de soi réside tout entier dans l’aperception de l’effort actuel, Biran, dès le Mémoire sur la décomposition de la pensée (version remaniée), est conduit à faire l’hypothèse d’une force virtuelle, car il réalise que toute force, pour être capable de le produire, doit préexister à l’acte en tant que virtuelle. Il double alors le moi d’une « âme », laquelle, loin d’être une notion ontologique, désigne une hypothèse, celle de la force supposée du moi ou « conçue comme virtuelle et dans l’attente d’acte[93] », « une force qui préexiste au sentiment d’elle-même[94] ». Faut-il dire que nous ayons là le « pour agir il faut être » de Lavelle ? Une telle force virtuelle n’est ni une expérience ni une connaissance, mais désigne surtout un principe d’identité et de continuité personnelle[95]. Le moi ne peut se penser sans que l’on postule une force virtuelle à laquelle Biran ne confère une existence que de pure puissance : nous n’avons (toujours) pas le sentiment de la substance de notre âme. S’il affirme, par après, une substance ou force absolue, induite du fait primitif, Biran écrit pourtant, dans l’oeuvre qui marque le « tournant » de sa pensée : « […] il n’y a aucune absurdité à admettre le fait primitif de conscience ou une connaissance première de fait, sans aucune notion ou croyance de l’absolu, tandis qu’il implique évidemment contradiction de supposer la notion ou croyance actuelle que l’âme actuelle aurait de son être absolu, indépendant de la conscience du moi et avant elle[96] ».

C’est à Leibniz — lequel apparaît dans l’oeuvre de Biran comme le seul vrai représentant du spiritualisme[97] — que Biran reproche de réaliser la force hors de toute conscience et aperception actuelle ou possible de ses actes, de l’ériger en absolu alors qu’elle est un fait. C’est qu’il faut, selon lui, aller du réel au possible et non l’inverse, partir de l’existence sentie. Biran est allé du moi à la force virtuelle, et d’elle à la croyance d’un absolu de l’âme, ou d’une substance définie par sa force. Tous les aspects de cette « dernière philosophie » nous semblent témoigner d’une fondamentale hésitation, et surtout n’empêchent le credo de l’effort de se faire toujours et encore entendre.

La « vie spirituelle » lavellienne, comme la « troisième vie[98] » biranienne, est comprise comme le dépassement des limites individuelles : « Le retour vers l’esprit est un retour vers la source de nous-même qui est aussi la source de tout ce qui est[99] ». Dans la vie spirituelle, « l’activité même que nous exerçons vient de plus haut […]. Nous ne sommes jamais à son égard dans un état de consentement pur […] elle suppose cet aveu d’humilité, c’est que l’activité même dont nous disposons est un don qui nous est fait dont l’usage seul nous est laissé […]. Car le moi n’est que le véhicule de l’esprit[100] ».

Biran a découvert en chemin des puissances, et notamment celle de l’Amour conçu comme le principe de la « troisième vie », il a découvert les puissances du désir qu’il avait étouffées sous l’actualisme du moi[101]. Il semble être allé, comme malgré lui[102], vers un absolu qui risquait, selon lui, d’engloutir la vie de conscience.

Lavelle aura été extrêmement attentif à ce mélange d’activité et de passivité et à la dernière « conversion » biranienne, qu’il a résolu par la théorie de la participation, véritable point de jonction entre intérieur et extérieur[103].

Conclusion

Dès que nous nous tournons vers nous-mêmes et que nous percevons en nous ce monde subjectif, invisible et secret, qui n’a d’existence que pour nous, nous éprouvons d’abord, devant une telle révélation, une émotion qui l’emporte incomparablement sur toutes celles que nous avons encore connues. Le péril, c’est que le moi risque alors de se séparer du réel pour se consacrer tout entier à soi […]. Car la découverte du moi donne toujours au moi une sorte d’ivresse[104]

Biran, comme ivre de sa découverte, s’est-il arrêté, obnubilé par ce « point fixe », sans voir en lui le trajet, séparant l’être de lui-même, ou par lequel il va de lui à lui : le moi ?

Pourquoi s’attacher aujourd’hui à la lecture que L. Lavelle a pu faire de Maine de Biran ? Sinon pour comprendre ce qui se joue dans ce mouvement qu’on a nommé le spiritualisme français, et le rôle tout à la fois crucial, complexe et ambigu qu’a tenu Maine de Biran dans cette histoire. Henri Bergson vit en ce dernier « le plus métaphysicien des psychologues du siècle dernier », celui ayant ouvert la voie « où la métaphysique devra marcher définitivement[105] ».

Le spiritualisme lavellien s’enracine dans la découverte de l’ego biranien, et, à sa façon, parachève le parcours inaccompli de Biran lui-même : de l’ego à Dieu. Il mime ou reproduit le mouvement même de la pensée biranienne, mais en l’approfondissant, et Bergson, en revendiquant la filiation biranienne, suit la même voie[106], comme après lui, selon nous, Michel Henry[107]. Ce dernier, tout à la fois revendique l’héritage de la phénoménologie et son renversement au profit d’une phénoménologie non intentionnelle[108], renversement à l’intérieur duquel il s’agit désormais de comprendre le rôle que joue la lecture de Maine de Biran, tant il est vrai que le phénoménologue de la vie ne cesse jusqu’au bout de son oeuvre de dire sa dette au philosophe de l’effort et de mobiliser ses concepts-clés.

Par-delà les divergences qu’il serait inexact et naïf d’occulter[109], H. Bergson, L. Lavelle ou M. Henry marchent sur la même voie, attentifs qu’ils sont d’abord au « mode de donation » de l’ego ou du volo : ils sont des philosophes de l’intériorité[110] de l’être, qu’il se nomme Vie, Vouloir ou Acte. Approfondir le cogito[111], surmonter la dualité factice entre activité et passivité[112], aller d’une puissance disponible à sa mise à disposition, à une Puissance originaire que mes puissances mêmes actualisent[113], dans un mouvement de reconversion, c’est aller de l’intériorité du moi à celle de l’être, à l’ipséité absolue[114]. Lavelle met en avant le Soi de l’être[115], tandis que Henry affirme que la Vie est, comme l’individu, intériorité ou Ipséité absolue[116]. L’être est lui-même un Soi, et il n’y a point de différence, souligne Lavelle, entre lui emprunter l’être et lui emprunter le pouvoir de dire moi : « […] le pouvoir de dire moi se fonde dans l’ipséité absolue[117] ». M. Henry affirme de son côté :

Ainsi se trouve déterminée, en ce qui concerne sa relation à soi, l’impossibilité pour l’être de se dépasser comme impossibilité de se séparer de ce qui constitue son être propre, de telle manière que cette impossibilité ne prend forme et sens dans sa référence explicite à la relation de l’être à soi mais constitue encore elle-même le soi de l’Être, la possibilité fondamentale et ultime pour que se concrétise en lui quelque chose comme une ipséité[118].

Aux yeux de L. Lavelle, comme à ceux de H. Bergson ou de M. Henry, Biran est resté prisonnier des limites de sa propre découverte, et n’a su s’élever de son ego, de son moi ou de sa « conscience diminuée » au Soi de l’Être, au Soi de la Vie, au Vouloir proprement dit. L’histoire du spiritualisme reste à écrire.