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Introduction

La popularité du philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995) ne cesse d’augmenter dans toutes sortes de domaines : à côté de sa réputation dans les sphères de la philosophie, ce « penseur de l’immanence » inspire des artistes, des architectes, des musiciens, et même des politiciens. Le lien avec la théologie, par contre, n’est pas évident à première vue. Deleuze lui-même était très critique, même négatif envers la théologie traditionnelle. Pour lui, la théologie utilise l’idée de transcendance pour limiter la pensée en ses mouvements[1]. La théologie pour sa part n’a pas encore été très intéressée à une contribution éventuelle d’un philosophe d’immanence[2].

Néanmoins, cet article développe deux objectifs dans cette direction. D’abord, je cherche à rendre explicite ce fond théologique depuis l’intérieur de la pensée de Deleuze, en présentant une analyse de sa philosophie en tant que projet de rédemption. Ensuite, cette « pensée de rédemption » sera confrontée à un paradigme théologique existant, celui de la théologie de la libération. Je démontrerai que Deleuze élabore un genre postmoderne de la théologie de la libération (occidentale), mais que ce projet constitue un échec par le manque de force politique. Finalement, j’avancerai qu’il apporte ce qui pourrait être appelé une « ontologie pour le bouddhiste occidental ».

I. La perspective de rédemption dans la philosophie de Deleuze

Même s’il existe plusieurs façons d’argumenter que la pensée de Deleuze contient un fond de rédemption (Peter Hallward l’a déjà montré[3]), ici je souhaite le démontrer en élaborant deux concepts importants appartenant à Deleuze : « devenir » et « échapper ». Il se sert de ces concepts comme outils pour combattre la représentation. En effet, le combat en tant que tel implique déjà une perspective de rédemption : le « plan d’immanence » proposé par Deleuze comme alternative au monde de représentation, « transcende » paradoxalement le monde de représentation, en installant une sorte de dualisme. En reprenant les mots de Peter Hallward : « This transcendence is the enabling gesture of Deleuze’s entire project. It is also, perhaps, the source of its ultimate incoherence[4] ». Pour Deleuze lui-même, ce dualisme est illusoire : la représentation est une illusion transcendantale[5]. Cette analyse structurelle de certains aspects de la philosophie de Deleuze (que l’on pourrait nommer dès lors une « théologie ») procurera la base pour une discussion approfondie concernant le contenu de cette théologie.

1. Rédemption et devenir

Au premier abord, l’association de Deleuze avec un projet de rédemption semble insolite. En effet, l’unicité de son programme consiste dans le développement d’un univers non téléologique, qui n’a pas de but, ni de fin. La rédemption ne se dévoile donc pas en ce que l’on pourrait devenir (devenir n’a aucun rapport avec imiter ou adopter une identité[6]), mais elle peut être atteinte dans le processus de devenir, qui ne connaît pas de fin[7]. Cependant, il est intéressant de constater que ces processus de devenir vont eux-mêmes tous en une direction particulière, spécifique. Tous les devenirs illustrés par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux sont remarquablement limités en leur direction. Tout de même, les « devenirs » les plus importants sont le devenir-femme, le devenir-animal, le devenir-révolutionnaire, le devenir-minoritaire, le devenir-imperceptible. Les termes accompagnant chaque devenir impliquent également une restriction dans le devenir[8] : tous les devenirs ne sont pas pareils. Comme le disent Deleuze et Guattari : « Seule une minorité peut servir de médium actif au devenir, mais dans des conditions telles qu’elle cesse à son tour d’être un ensemble définissable par rapport à la majorité[9]. » Le processus de devenir relâche un vecteur de force, qui n’est que dirigé vers une direction particulière : éloignée de et contre la représentation, le sujet, l’État. Même si le devenir de Deleuze « délivre » comme s’il était la puissance de l’Être, le devenir entraîne aussi une perte de signification, d’identité[10]. Dans ce sens, on peut conclure que le devenir n’est pas un processus constructif (du moins pour le sujet), mais qu’il présente une forte ressemblance avec un autre concept important de Deleuze, celui des « lignes de fuite », ou l’« échapper[11] ».

2. Rédemption et échapper

L’« ontologie de la différence » dynamique de Deleuze contient une résistance ou une révolution continue contre des structures statiques et représentatives. Il lui est donc nécessaire de créer ce qu’il appelle des « lignes de fuite », endehors de ce monde représentatif, afin de libérer le plan d’immanence, un domaine transcendantal, de la prise de signification et de représentation. Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari exécutent de fait ce mouvement d’une logique représentative. Le résultat de ce mouvement est un style pétillant, une accumulation d’exemples innombrables, un livre qui est non pas une collection de chapitres avec une intrigue, mais plusieurs « plateaux », « milieux » à partir desquels tout se développe. Ce mouvement d’échapper est soutenu par les concepts importants (pas de « métaphores » !) de « lignes de fuite » (loin d’une structure hiérarchique, d’une organisation), « déterritorialisation », « nomadologie » et la « machine de guerre ». Le concept de « machine de guerre » est isolé dans ce contexte parce qu’il peut être considéré comme faisant partie du projet politique de Deleuze, lequel sera élaboré dans la deuxième partie. Contrairement à ce que le mot suggère, une machine de guerre ne produit pas nécessairement la guerre : « Dans la mesure où la guerre (avec ou sans bataille) se propose l’anéantissement ou la capitulation de forces ennemies, la machine de guerre n’a pas nécessairement pour objet la guerre[12]. » Essentiellement, la machine de guerre « a pour objet non pas la guerre, mais le tracé d’une ligne de fuite créatrice, la composition d’un espace lisse et du mouvement des hommes dans cet espace[13] ». Il s’agit donc de la création d’un « dehors », une extériorité absolue qui ne peut être saisie dans la structure de l’État. Deleuze et Guattari sont donc menés à écrire que « le rapport d’une machine de guerre avec le dehors, ce n’est pas un autre “modèle”, c’est un agencement qui fait que la pensée devient elle-même nomade[14] ». Ils refusent de penser en oppositions, en utilisant un modèle contre l’autre ; néanmoins, l’impression persiste qu’ils opposent un mode de vie nomade à une « vie » statique dans l’État. Les auteurs décrivent ces machines de guerre dans un style plutôt combatif : « Nous ne disons certes pas qu’elles [les machines de guerre] valent mieux, mais qu’elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’État[15]. »

Perdre sa propre identité à travers un devenir, résister contre la force répressive de l’État, et privilégier les minorités : ce sont certainement des thèmes principaux d’une théologie de la libération. J’estime par conséquent que ce sont des signes d’une vision de rédemption sur (le sens de) la vie.

II. La théologie de Deleuze

1. Une théologie de la libération postmoderne ?

La philosophie de rédemption de Deleuze acquiert un fond politique par les deux idées de devenir et fuir. « Avant l’être, il y a la politique » écrivent Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux[16]. Cette politique poursuit clairement une sorte de libération : la libération du sujet, des structures œdipiennes, de l’État, de la dette infinie installée par le capitalisme. Est-ce que le projet de rédemption de Deleuze peut donc être interprété comme une sorte de théologie de la libération ? En développant ce qui précède, l’on peut déjà distinguer quelques caractéristiques communes entre la pensée de Deleuze et certaines théologies de la libération. En effet, ils partagent une approche immanente envers le monde, une affinité avec l’analyse marxiste de la société et (en termes d’une théologie de la libération traditionnelle) une « option préférentielle pour les pauvres » : après tout, le « devenir-minoritaire » de Deleuze, n’est-il pas une sorte d’option pour les pauvres ?

Afin de pouvoir évaluer la fécondité de la connexion Deleuze-théologie de la libération, j’identifie ci-dessous quatre aspects où le projet politique et émancipateur de Deleuze et la théologie de la libération peuvent se toucher. En même temps, ces aspects peuvent toutefois aussi devenir des objections contre la connexion Deleuze-théologie. La lourdeur de ces objections mènera enfin à susciter une autre affinité théologique dans la pensée de Deleuze, plus précisément les similarités partagées avec le bouddhisme.

PRO

CONTRA

Perte d’identité — « Devenir pauvre »

Perte d’identité = purement spirituelle (auto-transcendance)

Révolution permanente/Nouvelle terre

Politique mineure/moléculaire : Pas de vraie guerre/devenir « rien »

Libération de dettes

Critique du capitalisme = dépassée ?

Nouveauté politique/contre-actualisation

Comment agir ?

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  • La dynamique du devenir pauvre par sa perte d’identité est nécessaire afin de se libérer du monde de représentation et de hiérarchie, bref de l’État. En tant que tel, Deleuze met en place une « option préférentielle pour les pauvres » : l’on se doit tous d’être solidaires avec les pauvres, car ce sont eux qui sont exclus des structures étatiques, qui n’ont pas d’identité — Deleuze les appelle les « minorités ». La définition de ce qui est pauvre ou « minoritaire », ne se formule pas sur la base de la richesse matérielle, mais de position : un homme ou une femme pauvre est dominé par un despote ou un système lui privant de sa liberté. En outre, la minorité n’équivaut certainement pas à une minorité quantitative. Deleuze la désigne plutôt en « signifiance » : l’homme ou la femme pauvre n’a plus d’identité dans le système oppressif. Telle que la théologie de la libération, la minorité de Deleuze porte aussi une connotation positive. Deleuze plaide en faveur du devenir-minoritaire ; la Bible vante ceux qui sont « pauvres d’esprit » (Mt 5,3), car à travers eux, ce n’est pas leur propre esprit qui parle, mais l’Esprit de Dieu qui se fait entendre. Les pauvres évangéliques sont tous ceux qui ne cherchent pas le centre de leur existence en eux-mêmes. Ainsi, outre la libération sociale et politique, la libération implique aussi une libération personnelle, spirituelle.

  • En outre, le projet de libération de Deleuze entraîne une résistance continue contre la norme dominante. La résistance est infinie selon Deleuze, car la tendance de « re-territorialiser », de reconstruire une structure hiérarchique comme l’État, existera toujours. Dans Logique du sens, Deleuze se réfère au concept d’une « révolution permanente[17] ». La révolution permanente en tant que devenir minoritaire de tout et de tous est la fonction ultime de la machine de guerre. Mais quel type de révolution Deleuze et Guattari envisagent-ils ? Le fonctionnement de la machine de guerre est situé à un micro-niveau, au niveau du « moléculaire » (en tant qu’opposé à la « macropolitique molaire »). En général, la fonction de la machine de guerre est « combattre », révolter contre le pouvoir de l’État. La machine de guerre est, comme expliqué auparavant, une machine (non pas un « appareil » opérant de manière logique) se trouvant à l’écart du fonctionnement de l’État. « Quant à la machine de guerre en elle-même, elle semble bien irréductible à l’appareil d’État, extérieure à sa souveraineté, préalable à son droit : elle vient d’ailleurs[18] ». À d’autres occasions (en particulier dans Anti-Œdipe), Deleuze préfère évoquer sa vision par le concept plus obscur de « nouvelleterre[19] ». La nouvelle terre est la « fin de l’histoire », « en elle se rejoignent les deux sens du processus, comme mouvement de la production sociale qui va jusqu’au bout de sa déterritorialisation, et comme mouvement de la production métaphysique qui emporte et reproduit le désir dans une nouvelle Terre[20] ».

  • Troisièmement, une déterritorialisation continue est le seul processus pouvant nous libérer des dettes infinies installées par le capitalisme. Deleuze et Guattari s’accordent avec Nietzsche lorsqu’il affirme que la fonction première de l’argent n’est pas de faciliter le commerce, mais de créer et de payer des dettes installant ainsi un mécanisme basé sur la culpabilité[21] (et la formation de culpabilité est appelée « anti-production »). Ceci explique pourquoi le capitalisme, pourtant un régime essentiellement déterritorialisant, ne crée pas la liberté que recherchent Deleuze et Guattari. Néanmoins, ceux-ci ne considèrent pas le capitalisme en tant que tel responsable des dettes infinies créées dans la société. Contrairement, les forces déterritorialisantes du capitalisme nous libéreraient de toutes les dettes, la relation débiteur-créditeur est maintenue par les mécanismes de pouvoir subsistants (par l’État ou d’autres institutions). Donc au lieu d’augmenter le contrôle que porte l’État sur les flux d’argent (ce qui se passe actuellement lors d’une crise financière), ces flux devraient être libérés de tout contrôle exercé sur eux. Deleuze (et Guattari) envisage ainsi un type de capitalisme délivré des mécanismes de pouvoir.

  • Finalement, Deleuze plaide pour la nouveauté politique : l’action immédiate contre l’État doit être évitée, en raison du péril de réaffirmer les oppositions et par conséquent la logique (représentative) de l’État. Autrement dit, l’État re-intériorise la résistance, l’intègre dans sa hiérarchie. « Philosophy is [only] “worthy of the event” when it does not simply respond to social events as they appear, but rather creates new concepts which enable us to counter-actualise the significant events and processes that define our present[22] ». La contre-actualisation ou la contre-effectuation, comme l’abstraction d’un événement d’états ou d’affaires et donc comme l’isolation de son concept, est la signification précise de « libération[23] ». Le processus de contre-actualisation nous donne conscience du potentiel virtuel à l’intérieur d’un état d’affaires, le potentiel d’un changement révolutionnaire[24]. Le concept de contre-actualisation met à l’évidence que les changements politiques les plus concrets se produisent au niveau de la micro-politique. Dans la préface de la traduction anglaise de L’Anti-Œdipe, Michel Foucault partage cette « conviction du petit, du moléculaire » de Deleuze et Guattari, en se référant au message politique du livre ; l’ennemi combattu par L’Anti-Œdipe est le « fascisme » dans son sens le plus large :

    The major enemy, the strategic adversary is fascism […]. And not only historical fascism, the fascism of Hitler and Mussolini — which was able to mobilize and the use of desire of the masses so effectively [sic] — but also the fascism in us all, in our head and in our everyday behavior, the fascism that causes us to love power, to desire the very thing that dominates and exploits us. I would say that Anti-Œdipus (may its authors forgive me) is a book of ethics[25].

Contre-actualiser un événement est un mouvement typiquement philosophique. Il décroche un réel événement de ces circonstances concrètes, et le transpose de ce fait sur le plan d’immanence. Le mouvement de contre-actualiser engendre une possibilité de révolution : en libérant l’événement de ses circonstances, il lui est possible de se développer en une autre direction. Deleuze veut nous libérer de « l’état des affaires » — pour lui, un événement est non pas un destin inévitable, mais un rassemblement contingent, un assemblage de lignes de force pouvant être démêlé par la pensée. Les philosophes politiques Michael Hardt et Antonio Negri par exemple s’inspirent des concepts de la nouveauté politique et la contre-actualisation pour développer la philosophie de Deleuze en un projet démocratique radical. Le projet se base d’une part sur le combat de Deleuze contre les mécanismes du pouvoir de l’État et d’autre part sur la croyance en la multitude, l’assemblage. Depuis cette perspective, Hardt et Negri développent dans leurs célèbres livres Empire et Multitude[26], une évaluation dynamique d’une société démocratique ouverte, non hiérarchique et collective. La contre-actualisation traite donc des possibilités de créer des nouveaux concepts depuis un « état d’affaires » effectif, qui permettraient d’échapper de cet état et d’effectuer une déterritorialisation.

À première vue, pour le moins, Deleuze semble représenter une philosophie anti-totalitaire, anti-dominatrice qui se positionne du côté de la minorité. Ceci serait tout à fait compatible avec la théologie de la libération : la philosophie de Deleuze est la philosophie de l’underdog, de l’illégitime, de ces personnes exclues de la « loi ». Par ailleurs, les éthiques de Deleuze exigent un abandon du sujet, sollicitant la question de comment quelqu’un peut choisir une option pour les pauvres s’il n’y a plus de « Je » pour effectuer ce choix ? Dans ce sens, est-ce que l’on ne se retrouve pas avec un individu passif (un assemblage de lignes de force) dont l’on peut éventuellement et facilement se servir pour supporter la logique du capitalisme ? Cependant, des objections sérieuses peuvent être formulées contre ces quatre éléments, mettant en question la valeur de la théologie de la libération de Deleuze. Malgré le fort entrelacement des quatre points de critique, je les présente parallèlement aux thèmes discutés ci-haut.

  • Un devenir en tant que perte d’identité, de subjectivité, est un acte plus spirituel que politique. Selon l’ontologie immanente de Deleuze, chaque créature détient le devoir de l’auto-transcendance, de se libérer de la logique de la représentation pour que Dieu (Être) parle à travers elle. Ceci est un programme spirituel, nécessitant l’abandon du sujet : la seule dynamique, comme nous l’apprennent aussi les mystiques, qui mène vers la vraie vie[27]… Le concept de la « nouvelle terre » appartient lui aussi plutôt à une vision spirituelle qu’à un programme politique. Dans Qu’est-cequelaphilosophie ?, Deleuze et Guattari se réfèrent par exemple à « la constitution d’une terre et d’un peuple qui manquent[28] ». Par l’abandon du sujet, Deleuze imagine la suite du sujet postmoderne « décentré ». Il se débarrasse du sujet « faible » non pas par le retour vers un concept « fort » de subjectivité, une sorte de nouveau « cogito », mais en renonçant complètement à l’idée d’un sujet et en restituant la parole, l’acte et la conscience à l’Être. Ceci implique que le devenir-pauvre ne peut jamais aboutir à une identité nouvelle et « meilleure ». Le processus de devenir étant infini, l’on se dirige finalement vers le « néant » : les pauvres, la femme n’existent effectivement pas dans l’univers de la micropolitique de Deleuze. Seuls des lignes de force et des assemblages contingents de ces lignes « sont » au niveau du moléculaire. Suivant Luce Irigaray, l’on peut argumenter qu’en considérant le processus du devenir comme infini, Deleuze commet une erreur grave : il affirme seulement l’oppression des pauvres ou de la femme, le pauvre est privé d’une identité qui lui inciterait d’agir, de révolter contre sa position[29]. Dans la philosophie de Deleuze, l’Être s’avère contrôler l’action politique — et les événements singuliers produits dans le plan d’immanence (qui est l’Être), sont le résultat d’assemblages accidentels de lignes de force. La combinaison du mystique et du politique, un élément-clé de la théologie de la libération, paraît par conséquent résolue. La perte d’identité est certainement un processus mystique. Néanmoins, puisque Deleuze rejette un Dieu transcendant avec lequel l’âme pourrait s’unir après l’abandon de son ego, la perte d’identité n’a pas une direction « positive » ; il ne fait que s’éloigner de la représentation. Tandis que l’âme divine est colorée par l’amour et l’espoir, l’âme de l’Être de Deleuze se trouve dispersée dans toutes les directions.

  • De plus, et concernant la révolution permanente, Deleuze, interviewé par Negri, confirme que le futur des révolutions dans l’histoire ne peut être confondu avec le devenir-révolutionnaire des êtres humains : les deux cas ne concernent même pas le même groupe de personnes[30]. La thématique de la perte d’identité réapparaît. De fait, les « femmes » et les « minorités » n’existent pas dans l’univers de Deleuze : lors du processus du devenir, l’on se débarrasse de son identité. Le sujet n’existe plus, mais l’« autre » a également disparu. La lecture de Mille Plateaux nous apprend que l’imperceptible, l’indiscernable et l’impersonnel sont les trois vertus pour Deleuze et Guattari[31]. Donc, au premier abord, la micropolitique porte la connotation de la « responsabilité de l’individu », une notion prometteuse pour le « petit individu » désireux de faire sa part. Mais la micropolitique de Deleuze n’a aucun rapport avec les individus. La « responsabilité » est « rendue » à l’Être, représenté comme une espèce de proto-force naturelle à laquelle il faut se fier et laquelle il faut affirmer, peu importe la direction choisie par cette force.

  • Troisièmement, le type de capitalisme analysé par Deleuze et Guattari semble dépassé.

    Anti-Œdipus (1972) was published in the afterglow of the events of May 1968, before the first “oil shock” of 1974 put an end to hopes for widespread social transformation in France (and elsewhere) ; A Thousand Plateaus (1980) — published in the thick of the oil crisis (1974-1981) — is both less engaged with pressing socio-historical events and far richer and broader in scope[32].

    En effet, suivant Žižek, la question se pose de savoir si Deleuze n’est pas devenu l’idéologue d’un capitalisme ancien ? Actuellement, la logique du capitalisme est exactement la culture et la libération de tous les désirs, la création d’une multitude d’intensités, l’anti-centralisation[33]. En d’autres termes : l’analyse du capitalisme de Deleuze et Guattari a été rattrapée par la logique du capitalisme lui-même (pour le moins dans le monde occidental). La déterritorialisation ultérieure du capitalisme n’ayant vraisemblablement apporté que plus d’inégalité et de pauvreté dans certaines parties du monde, il faut à nouveau une intervention de l’État pour que celui-ci maîtrise le monstre capitaliste. Le philosophe politique et économiste Noreena Hertz, par exemple, plaide pour plus d’action politique de la part de l’État contre ce « silent takeover » de la logique capitaliste et contre l’accumulation des dettes dans les pays en voie de développement[34]. Deleuze et Guattari combattent-ils donc un capitalisme qui n’existe plus sous cette forme ?

  • En réponse au quatrième aspect du projet politique de Deleuze, celui de la création d’une nouveauté politique indirecte, l’on peut avancer la question si le mouvement virtualisant de la contre-actualisation n’aboutit pas au même problème de la reterritorialisation comme action immédiate (à savoir servant la logique de l’État). La force et le pouvoir révolutionnaire de la « multitude » peuvent en effet être mis en question. La multitude opère au niveau de la micropolitique, une politique comme des mauvaises herbes qui couvrent les institutions de l’État, ne pouvant être captivée dans la logique de l’État, car elle ne s’y oppose pas de manière dialectique. L’histoire a prouvé qu’au niveau macro, d’une manière ou d’une autre, la multitude a toujours été homogénéisée, regroupée et portée sur le plan molaire : « There is, hence, always a nonmultiple excess over multitudes[35]. » L’argent, par exemple, rassemble une multitude de désirs. D’une autre façon : en pratique, une multitude se livre souvent à un dirigeant qui soudainement prend le contrôle de cette multitude (comme l’on constate dans certains mouvements de guérilla). Même en observant la multitude à un niveau moléculaire, il faut admettre que le concept de « multitude » est impersonnel et a-historique. La multitude de Deleuze « is not the plural, but the internal consequence of univocity[36] ». La multitude se résume à une conséquence d’Un Être qui se différencie. Le concept de la multitude pouvant fonctionner correctement ou la seule possibilité de quelque chose comme la micropolitique (si une multitude tend à se rendre à une unité) est donc ambigu. Comment effectuer ce devenir-révolutionnaire en pratique ? Comment agir si l’objectif de Deleuze est de devenir imperceptible, de se retirer de l’État contre lequel l’on réagit ? Le devoir de la résistance plutôt spirituelle proposée par Deleuze est, en citant les mots de Žižek, « to resist state power by withdrawing from its terrain [déterritorialisation] and creating new spaces outside its control [nomadologie] ». Žižek formule deux critiques importantes par rapport à cette position : en premier, pourquoi ne pas agir àl’intérieur de l’État même, s’il est impossible de le détruire, s’il existera toujours. Deuxièmement, Žižek affirme que l’État et ceux qui s’y retirent, se trouvent dans une relation de « parasitisme mutuel » : « Anarchic agents do the ethical thinking, and the state does the work of running and regulating society[37]. » La résistance ne peut être effective selon Žižek qu’en combattant l’État avec ses propres moyens, ou en reprenant le vocabulaire de Deleuze : combattre l’État, pas avec une machine de guerre, mais avec une force militaire — une armée.

Le projet libérateur de Deleuze n’a-t-il donc pas échoué ? La philosophie de Deleuze ne risque-t-elle pas de devenir exactement ce qu’il combattait, à savoir une sorte d’idéologie ? L’idée de l’immanence pure s’accompagne apparemment d’une nouvelle forme de domestication : tout est absorbé dans ce plan holistique de forces, dans ce nouvel « ordre » dynamique. En adoptant le point de vue de l’Extériorité absolue, Deleuze l’a transformée en une Intériorité nouvelle.

Les conséquences du programme politique indirect de Deleuze (et Guattari) pourraient nous inciter à alterner, ou du moins à ajuster notre idée de Deleuze comme un théologien de la libération. En effet, en raison de cet aboutissant politique ambigu, je me demande si Deleuze ne nous propose finalement pas une ontologie pour celui que j’appellerais le « consommateur bouddhiste » ou le « bouddhiste occidental » — le capitaliste libéral cherchant à développer sa vie spirituelle ? En guise de conclusion, cette suggestion sera élaborée brièvement.

2. La théologie de Deleuze : une ontologie pour le bouddhiste occidental ?

Deleuze lui-même affirmait explicitement par certains passages dans ces écrits son affinité avec le bouddhisme Zen et le bouddhisme en général. Dans Logiquedusens, Deleuze prétend qu’il souhaite esquisser une image de la philosophie étant « ⅓th zen » ; dans Le Pli, Deleuze renvoie à l’origine japonaise du concept de l’événement[38]. Également, les références multiples à la Chine en rapport avec le devenir-imperceptible que l’on retrouve dans Mille Plateaux ne sont pas négligeables. Eu égard à sa propre façon de penser, Deleuze se réfère souvent à l’Est ou à la « logique orientale ».

En effet, les concepts tels que l’abandon du sujet, le reniement du monde de représentation (qui est une illusion tant pour les bouddhistes que pour Deleuze), la vision immanente du monde (il n’y a pas de créateur transcendant ou de Dieu) et la construction de sa philosophie comme une pratique[39] seraient très « Zen ». Tandis que la philosophie occidentale se sert généralement de la raison humaine pour acquérir la connaissance de la réalité, pour Deleuze, « penser » ne résulte pas ou très peu d’une argumentation rationnelle. Pour lui, penser est une question d’« intuition » et de « création ». Cela résulte d’une sorte d’« empirisme » qui pourrait être attribué au bouddhisme : basé sur l’expérience, penser nécessite une certaine ouverture, envisagée également par la pratique bouddhiste de méditation (cependant, ni Deleuze, ni un bouddhiste considéreraient cette ouverture sensible et spirituelle comme un objectif ou un résultat de la méditation ; plutôt elle en découle). Cette « mindfulness » constitue le premier pas vers le « dissoudre » du sujet : « […] focused awareness is difficult not because we are inept at some spiritual technology but because it threatens our sense of who we are[40] ». Méditer facilite la perception par nos sens d’un flux continu, un flux de couleurs, de formes, de goûts, d’idées[41]. Ni les concepts deleuziens, ni le dharma bouddhiste ne proposent des réponses toutes faites aux questions et aux problèmes de la vie. La vraie philosophie, suivant Deleuze, traite de la création de problèmes. La tâche d’un philosophe est de créer des problèmes et ensuite de les expérimenter. Le dharma n’est pas non plus une croyance ou un ensemble de réponses consistantes : « It is a method to be investigated and tried out[42]. » Dans ce sens, les deux manières de penser sont une pratique expérimentale, une façon de vivre, plutôt qu’une collection de théories abstraites.

Manifestement, ces éléments-clés « bouddhistes » de la philosophie de Deleuze sont très inspirés de Spinoza. La « seconde religion » de Spinoza n’est plus celle de l’imagination, mais de l’entendement. « L’expression de la Nature remplace les signes, l’amour remplace l’obéissance ». La connaissance de Dieu est appelée « béatitude », un concept auquel Deleuze renvoie souvent dans sa « philosophie de Vie ». Il se peut que Deleuze ne croit pas en un Dieu transcendant et créateur, néanmoins, il transforme la divinité en une force de créativité, immanente à la vie même[43]. Pour Deleuze, la vie est non seulement une idée, une question de théorie, mais aussi une façon d’être[44]. Comme dans le bouddhisme, elle est aussi une façon impersonnelle d’être, car la pensée dépasse la conscience que l’on en a[45]. La pensée n’est plus une caractéristique des sujets. Dans son livre sur Spinoza, Deleuze écrit que la conscience est constituée par l’illusion de liberté[46]. Cet abandon du sujet, de l’« ego » est une présupposition de chaque forme de bouddhisme, qui s’est relevée comme un obstacle à l’interprétation du projet de Deleuze comme une théologie de la libération.

Toutefois, dans la perspective bouddhiste, ainsi que selon Deleuze, le problème de la perte de l’identité devrait être formulé en d’autres termes. Le problème concerne plutôt la « découverte » qu’il n’y a jamais eu un sujet ou un « moi ». Il s’agit de la (re)découverte de la nature propre de la réalité, la compréhension du sujet en tant qu’illusion — une compréhension qui peut être appelée le « Nirvana » (en termes bouddhistes) ou la « libération » (en termes deleuziens). À travers la méditation et nos expériences, l’on se rend compte que tout est emmêlé et que tout subit autant le changement. Ces expériences sont le mieux expliquées par l’abandon du concept du « moi » ou du « sujet ». La pensée occidentale par contre est polarisée autour de l’essence d’un « moi », un « Je » continu qui perdure au milieu des changements générés par le temps et l’espace. En dépit de la déconstruction du « Je » en période postmoderne, la prémisse de la plupart des philosophies occidentales demeure une structure constante, une sorte de noyau, qu’est le sujet (même si ce sujet pourrait être « fendu » comme dans la théorie psychanalytique). Une caractéristique centrale de ce sujet est son auto-conscience, permettant de nous discerner de toute autre créature[47]. Deleuze comme le bouddhisme rejettent la primauté de la conscience. Pour eux, l’expérience et la perception ne sont pas des expériences et des perceptions d’une conscience, mais d’un flux détaché d’une conscience qui peut donc être inconscient. Ce que l’on appelle « nous-mêmes » n’est qu’un agrégat temporaire qui subit des sensations[48].

Si la logique de Deleuze et celle du bouddhisme sont tellement écartées de la logique occidentale, pourquoi parle-t-on du « bouddhiste occidental » ? En utilisant ce terme, je souhaite rejoindre ce qui a été dit ici avec les idées économiques-politiques de Deleuze dans Anti-Œdipe élaborées auparavant, qui ont mené à la conclusion que finalement, plutôt que nous fournir une forte critique, Deleuze sert la logique du capitalisme. Si je calcule la somme du bouddhisme et du capitalisme, le résultat est inévitablement un phénomène contemporain qui pourrait être l’actualisation parfaite de la pensée de Deleuze aujourd’hui : le consommateur occidental qui découvre (une forme simplifiée du) bouddhisme dans sa recherche d’un « sens » de la vie, d’une évasion de son existence stressante[49]. Dans l’Occident, la spiritualité bouddhiste semble être transformée en une marchandise : l’énorme quantité de publications populaires traitant de spiritualité orientale est éloquente ; l’industrie du bien-être naissante se sert de « oneliners » bouddhistes pour attirer une clientèle et offre des massages orientaux ; la popularité du yoga et de groupes de méditation ne cesse d’augmenter. Même Deleuze observe cette évolution avec inquiétude : « Et comment faire pour que le pôle Orient ne soit pas un fantasme, qui réactive autrement tous les fascismes, tous les folklores aussi, yoga, zen et karaté[50] ? » La raison de ce développement résulte éventuellement de la logique du bouddhisme même. Un argument en faveur de cette thèse est la vitesse et l’efficacité par lesquelles le capitalisme domine la société au Japon et progressivement en Chine. L’individu, en tant que bouddhiste ou adepte d’une religion orientale, n’étant pas un sujet indépendant, devient utilisable pour toute logique ; il devient un « esclave du système ». En reprenant les mots de Žižek : « The “Western Buddhist” meditative stance is arguably the most efficient way for us to fully participate in capitalist dynamics while retaining the appearance of mental sanity. If Max Weber were alive today, he would definitely write a second, supplementary, volume to his Protestant Ethic, entitled The Taoist Ethic and the Spirit of Global Capitalism[51]. »

Une ontologie du flux d’Être et du devenir, comme celle de Deleuze, concorde avec la logique capitaliste et avec la vision bouddhiste du monde : la combinaison idéale pour l’entrepreneur-manager qui y devient un véritable « automaton spirituel » — l’idéal de Deleuze (inspiré de Spinoza) et du bouddhisme.