Article body

Introduction

Le projet d’Aristote dans le Περὶ Ἑρμηνείας est annoncé dès l’ouverture du traité : « Il faut d’abord poser ce qu’est (τί) le nom et ce qu’est le verbe, ensuite ce qu’est la négation (ἀπόφασις), l’affirmation (κατάφασις), la déclaration apophantique (ἀπόφανσις) et le discours (λόγος)[1]. » Plus loin, le sujet de la recherche est énoncé de manière plus succincte encore : « […] le [discours] apophantique (ἀποφαντικὸς) est [le sujet] de la présente étude (τῆς νῦν θεωρίας)[2] ». Force est de constater, cependant, que ce projet ne rend pas tout à fait compte du titre du traité (Περὶ Ἑρμηνείας)[3], mais aussi et surtout de son contenu. En effet, comme le montre bien C.W.A. Whitaker, une lecture rétrospective du Περὶ Ἑρμηνείας révèle plutôt que les considérations autour de la déclaration apophantique, développées dans les chapitres 1-6 de l’ouvrage, ne sont qu’une introduction aux chapitres 7-14 consacrés pour leur part aux énoncés contradictoires ainsi qu’à leurs règles, chapitres qui constituent en fait plus de la moitié du Περὶ Ἑρμηνείας[4]. L’intérêt du Περὶ Ἑρμηνείας serait en fait d’ordre « dialectique ». De fait, le cadre du traitement aristotélicien apparaît à plusieurs reprises comme étant celui de « l’interrogation dialectique » (ἡ ἐρώτησις ἡ διαλεκτικὴ), donc celui de la confrontation des points de vue[5].

Comme le souligne M. Heidegger dans son cours Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie (1924)[6], l’éristique, la dialectique et même en fait les échanges humains en général (ἑρμηνεία) sont rendus possibles par le phénomène de la δόξα, par le « point de vue », qui est toujours ma vue sur les choses, mais aussi une vue parmi d’autres. À mon avis, la notion de δόξα est en fait la pierre de touche pour comprendre le lien entre les notions de communication (ἑρμηνεία), de déclaration apophantique (ἀπόφανσις) et de contradiction (ἀντίφασις) dans le Περὶ Ἑρμηνείας. C’est vers cet horizon, me semble-t-il, que retourne Aristote dans le dernier chapitre de son Περὶ Ἑρμηνείας. En effet, ce chapitre 14 n’est pas vraiment une suite des chapitres 10-13 dans leur thématique propre[7]. Ce chapitre est plutôt une reprise des problématiques élaborées dans le reste de l’ouvrage — opposition et contradiction des énoncés —, non plus dans la perspective des énoncés, mais dans celle des points de vue qui sont à la base de toute déclaration apophantique en contexte d’échange et de débat.

Dans cet article, je me propose de montrer l’unité du chapitre 14 du Περὶ Ἑρμηνείας d’Aristote en le traduisant en entier tout en le commentant. J’entends en fait montrer que la progression et les développements de ce chapitre — plus cohérent et unitaire qu’on le pense — sont articulés autour des trois conditions sémantiques que doivent respecter des points de vue pour être contraires : (1) le sujet de l’énoncé doit être le même ; (2) l’objet (le prédicat) de l’énoncé doit être le même ; (3) et la manière d’être de cet objet par rapport au sujet doit être contradictoire. À défaut de prendre acte de ces trois moments de la déclaration apophantique — déployés par Aristote dans l’ordre 1, 3, 2 — le texte semble présenter des « confusions stupéfiantes[8] ». Mais ce sont plutôt celles du lecteur que celles d’Aristote.

I. La question de la contrariété des énoncés

<23a27>[9] Et l’affirmation est-elle contraire à la négation ou bien l’affirmation <est-elle contraire> à l’affirmation ? En d’autres mots (καί), l’énoncé (λόγος) qui énonce que tout homme est juste <est-il contraire> à ‘aucun homme n’est juste’, ou bien ‘tout homme est juste’ <est-il contraire> à ‘tout homme est injuste’ ? Il y a par exemple (οἷον ἔστι) ‘Kallias est juste’, ‘Kallias n’est pas juste’, ‘Kallias est injuste’ — lesquels de ces <énoncés> <sont-ils> contraires ?

La question centrale de ce chapitre est celle des énoncés (λόγοι) et aussi des points de vue (δόξαι) qui sont contraires (ἐναντίοι), ceux qui sont les plus distants dans le lieu même de leur « rencontre » les uns contre (ἀντί) les autres[10]. Quels sont ces énoncés ? Deux possibilités se présentent immédiatement à nous d’après la distinction entre une négation sur le verbe (« n’est pas ») et une négation sur l’objet de l’énoncé (« injuste »). Seule une compréhension de la structure de l’énoncé ou plutôt de la déclaration apophantique en général, thème annoncé du Περὶ Ἑρμηνείας, peut nous permettre de déterminer laquelle de ces deux « négations » est celle de l’énoncé contraire, et dans quelles conditions elle peut l’être.

La déclaration apophantique est la mise en relation, dans le langage, de quelque chose (objet) au sujet de quelque chose d’autre (sujet), que cette relation en soit une qui est affirmative (κατά-, objet joint au sujet) ou négative (ἀπό-, objet séparé du sujet). Dans les deux cas, en effet, la même structure d’un objet (τι) mis en relation avec un sujet (κατὰ/ἀπὸ τινός) est présente. Dans le Περὶ Ἑρμηνείας, ces notions d’« objet » et de « sujet » (à prendre tout au long de cet article dans le sens indiqué à l’instant) correspondent respectivement à « ce qui est présent » ou non (τὸ ὑπάρχον, τὸ μὴ ὑπάρχον)[11] dans un « sujet sous-jacent » (ὑποκείμενον)[12]. La déclaration apophantique met ainsi en lumière la manière d’être d’un objet (ἀποφαίνεσθαι ὡς…)[13] par rapport à un sujet — manière d’être double, qui est celle de la présence (παρεῖναι)[14] ou de l’absence : ce qui est présent ou non dans le sujet est « déclaré comme » présent ou absent, et la « rectitude » (ὀρθότης) de cette mise en relation est la vérité de la déclaration.

II. Vers la contrariété de la doxa : deux possibilités

<23a32> De fait (γάρ), si ce qui <se trouve> dans l’expression vocale (τὰ ἐν τῇ φωνῇ) suit (ἀκολουθεῖ) ce qui <se trouve> dans la pensée (τοῖς ἐν τῇ διανοίᾳ), et si là <dans la pensée> le point de vue (δόξα) contraire est <une> <prise en vue> du <terme> contraire (par exemple ‘tout homme est juste’ <serait contraire> à ‘tout homme est injuste’), dans le cas des affirmations aussi (καὶ), <qui se trouvent> dans l’expression vocale, il est nécessaire qu’il en soit de même. En revanche (δὲ), si là <dans la pensée> <la prise en vue> du <terme> contraire n’est pas <le point de vue> contraire, ce n’est pas non plus l’affirmation qui sera contraire à l’affirmation, mais bien la négation exprimée (ἡ εἰρημένη ἀπόφασις)[15]. Par conséquent, il faut considérer quel est le point de vue qui est vrai (δόξα ἀληθὴς) <et> contraire au point de vue qui est faux, s’il s’agit du <point de vue> de la négation ou bien <du point de vue> d’après lequel (ἡ δοξάζουσα) le <terme> contraire existe (εἶναι).

Le chapitre 14 reprend ainsi les considérations inaugurales du Περὶ Ἑρμηνείας sur la correspondance de l’expression orale (extérieure) avec la pensée (intérieure), et en cela ce dernier chapitre se présente bel et bien comme la conclusion d’un ouvrage unitaire (ces mêmes considérations seront encore reprises à la fin de ce chapitre)[16]. Dans le chapitre 1, les expressions vocales étaient caractérisées plus précisément comme des « symboles » (σύμβολα, des marques) conventionnels qui renvoient, comme des signes (σημεῖα), aux modifications (παθήματα) de l’âme et de la pensée[17]. Dans le chapitre 14, Aristote se propose en fait de reprendre la question centrale du Περὶ Ἑρμηνείας, celle de l’opposition des énoncés (au sens général)[18], mais cette fois-ci dans la perspective originaire qui est la leur, à savoir la pensée (διανοία) et plus précisément le « point de vue » (c’est ainsi que je traduis δόξα), lesquels présentent la même structure que la déclaration apophantique (dans toute δόξα, quelque chose est pris en vue comme quelque chose).

L’alternative pour la résolution de la question de la contrariété des énoncés est celle entre les deux points de vue proposés dès l’ouverture de ce chapitre, à savoir (1) celui d’une affirmation (« tout homme est injuste », « Kallias est injuste ») ou (2) celui d’une négation (« aucun homme n’est juste », « Kallias n’est pas juste »).

(1) Le premier point de vue envisagé est celui « du contraire » (ἡ τοῦ ἐναντίου δόξα), à savoir le point de vue dans lequel l’objet qui est pris en vue est le terme contraire (comme « injuste » par rapport à « juste »). Le génitif τοῦ ἐναντίου renvoie ainsi à l’objet du point de vue (et non pas au sujet), tout comme les occurrences de τι au génitif dans l’expression « déclaration apophantique de quelque chose » (ἀπόφανσις τινὸς) en De l’interprétation, 6, 17a25-26. Ce même point de vue est encore exprimé à la toute fin du présent extrait dans la tournure « [le point de vue d’après lequel] (ἡ δοξάζουσα) le [terme] contraire existe » (ἡ τὸ ἐναντίον εἶναι δοξάζουσα), tournure qui met en évidence non seulement l’objet en question (τὸ ἐναντίον), mais aussi sa manière d’être (εἶναι, qui correspond au ὡς ὑπάρχον de De l’interprétation, 6, 17a28), conformément aux moments structurels de la déclaration apophantique. La traduction de J. Tricot par « [le jugement] qui établit affirmativement le contraire[19] » est donc correcte, mais celle de C. Dalimier est trop vague parce que le verbe εἶναι ne s’y trouve pas mis en évidence (« [l’opinion] qui opine le contraire »)[20].

(2) Le second point de vue en question est celui « de la négation », donc celui qui contient un « ne… pas… » explicite (c’est ainsi que je comprends l’expression « négation énoncée » [εἰρημένη ἀπόφασις] en 23a37), point de vue qu’il ne faut pas comprendre cependant comme une « [opinion] qui nie l’opinion fausse » (trad. C. Dalimier)[21], car la négation en général est une séparation entre les choses elles-mêmes[22], et non pas une prise de position sur une prise de position ou un énoncé sur un énoncé. La traduction de οὐκ ἔστι Καλλίας δίκαιος (« Kallias n’est pas juste ») par « not : Callias is just[23] » est donc des plus déplacées au sein d’une interprétation de la logique antique (que οὐκ soit au début de la phrase, cela ne change rien, ainsi que le souligne Aristote en De l’interprétation, 10, 20b1-12). Même dans le cas des énoncés à valeur modale, qui semblent être des énoncés sur d’autres énoncés, comme pour « il est vrai que …[24] », la structure sujet-objet de la déclaration apophantique est présente : le sujet (ὡς ὑποκείμενον)[25] est le verbe de la proposition complétive en tant que verbe « être » copulatif, alors que l’objet est l’une ou l’autre des déterminations supplémentaires (προσθέσεις διορίζουσαι)[26] que sont la possibilité, la nécessité, etc. ; bref, un ajout qui vient donc déterminer la synthèse elle-même (σύνθεσις)[27]. Pour en revenir au « point de vue de la négation » en tant que tel, il faut bien remarquer que l’objet (cf. τὴν τοῦ αὐτοῦ) et le sujet (cf. [τὴν] κατὰ τοῦ αὐτοῦ) qui y sont contenus sont les mêmes que dans le point de vue affirmatif correspondant (les deux diffèrent seulement par le « ne… pas… »)[28].

III. Exemplification de ces deux points de vue

<23a39> Et (δὲ) je parle ainsi : il y a un point de vue qui est vrai <sur> ce qui est bien (τὸ ἀγαθὸν), <à savoir> qu’il est bien, et un autre qui est faux, <à savoir> qu’il n’est pas bien, et un différent, <à savoir> qu’il est mal. Lequel (ποτέρα) de ces <deux derniers points de vue> est-il donc contraire à <celui qui est> vrai ? Et s’il <n’>y en a <qu’>un seul <comme c’est le cas>[29], d’après (κατὰ) lequel <de ces points de vue> <les points de vue> <sont-ils> contraires ?

Les éléments de la question principale sont présentés à nouveau, cette fois-ci avec un nouvel exemple, celui de « ce qui est bien », exemple qui est privilégié pour des raisons qui deviendront manifestes plus tard (en 24asq.). En ce qui concerne la « seconde » question, J. Tricot l’interprète en un autre sens, ce qui donnerait : « Et s’il [n’]y en a [qu’]un seul [comme c’est le cas], d’après (κατὰ) lequel [de ces points de vue] [y a-t-il] des contraires [dans la chose elle-même][30] ? » Il est peu probable, cependant, que le verbe « être » avec valeur existentielle (ἔστι) ne soit pas exprimé, comme cela arrive pour l’être la copule (ἐστι)[31]. Non seulement cela, mais à vrai dire la réponse à cette supposée question ne se trouve pas de manière explicite dans ce chapitre. Il est préférable, par conséquent, de comprendre le καὶ (« et ») en 23b2 de manière explétive (comme dans la traduction de C. Dalimier).

Dans la suite de cette section (donc jusqu’à 23b27), Aristote montre que le point de vue contraire est celui de la négation (ou encore de la contradiction), donc celui d’après lequel ce qui est bien n’est pas bien. Les méandres du raisonnement sont parfois subtils, mais le développement n’est pas, comme le pense R.M. Dancy et d’autres, « either hopelessly obscure or […] rotten (cf. Ackrill 154-55)[32] ».

Dans les développements qui suivent, Aristote élabore pas à pas le point de vue qui est contraire au point de vue d’après lequel ce qui est bien est bien. Pour en montrer la constitution progressive, je formule dans les sous-titres, entre parenthèses, le point de vue en question tel qu’il en vient à être élaboré dans la section correspondante.

IV. Première condition : identité du sujet (« ce qui est bien […] »)

<23b3> (μὲν δὴ) Croire que les points de vue contraires sont définis par le fait d’être <des prises en vue> du <terme> contraire, c’est faux, car le <point de vue> sur ce qui est bien, d’après lequel il est bien, et celui sur ce qui est mal, d’après lequel il est mal, sont sans doute le même point de vue, et <un point de vue qui soit> vrai (que cela en soit plusieurs ou un seul). (δέ) Ces <deux notions que sont le bien et le mal> sont contraires, mais <les points de vue> ne sont pas contraires par le fait d’être <des prises en vue> de <notions> contraires, mais <ils le sont> plutôt (μᾶλλον) par <une> manière d’être qui est contraire (τῷ ἐναντίως)[33].

Cette première remarque d’Aristote n’établit pas de manière décisive le point de vue qui est contraire (cf. μᾶλλον, qui implique une précaution), mais la réponse est annoncée. Il se trouve que la contrariété de l’objet (« bien » dans un cas et « mal » dans l’autre cas) n’est pas suffisante pour établir la contrariété des points de vue, puisque de tels points de vue peuvent aussi avoir des sujets contraires (ce qui est bien pour l’un et ce qui est mal pour l’autre), et alors les deux points de vue en question peuvent être à peu près les mêmes (la reconnaissance de ce qui est bien est en même temps la reconnaissance de ce qui est mal). Il est nécessaire, en fait, que le sujet soit le même, comme le suggère ce premier développement, sans quoi la rencontre des différents points de vue les uns contre les autres n’est pas possible. Cela dit, le point de vue selon lequel ce qui est bien est mal n’est pas encore écarté à titre de point contraire.

V. Deuxième condition : une manière d’être opposée (« ce qui est bien n’est pas […] »)

<23b7>[34] Bien, donc (δὴ) à supposer le point de vue sur ce qui est bien (τὸ ἀγαθὸν)[35] d’après lequel <ce qui est bien> est bien, et <un autre> d’après lequel il n’est pas bien, et <un différent> d’après lequel <ce qui est bien est> autre chose, quelque chose qui n’est pas présent (οὐχ ὑπάρχει)[36] et (οὐδ’… τε)[37] qui ne peut pas être présent (dans ce dernier cas, en fait (μὲν δὴ), aucun des différents <points de vue> ne peut être posé <comme le point de vue contraire>, ni ceux d’après lesquels (δοξάζουσιν) ce qui n’est pas présent (τὸ μὴ ὑπάρχον) est présent (ὑπάρχειν), ni ceux d’après lesquels ce qui est présent n’est pas présent, car dans les deux cas <ces points de vue> sont infinis <en nombre>, autant ceux d’après lesquels ce qui n’est pas présent est présent que ceux d’après lesquels ce qui est présent n’est pas présent) ; mais <les points de vue contraires sont ceux> dans lesquels <se trouve> l’erreur (ἀπάτη), et ces derniers <sont ceux> à partir desquels les générations <procèdent>. Or les générations <procèdent> à partir des opposés (ἐκ τῶν ἀντικειμένων), de sorte que les erreurs aussi <procèdent à partir des opposés>.

De cet horizon commun qu’est pourtant un sujet donné (en l’occurrence « ce qui est bien »), les points de vue n’en sont pas moins innombrables puisque tout peut être pris en vue par rapport à n’importe quel sujet, notamment tout ce que le sujet n’est pas (dont « mal » par rapport à « bien », mais aussi plusieurs autres choses). Dans ces conditions, il est possible que des points de vue soient contraires dans leur prise en vue même (ὡς…/ὡς μὴ…), comme lorsque ce qui est vraiment présent dans le sujet est plutôt considéré comme ne l’étant pas (ὡς μὴ ὑπάρχον, comme dans l’énoncé « ce qui est bien n’est pas désirable[38] »), mais l’objet qui est pris en vue n’en est qu’un parmi d’autres, qui sont en nombre infini.

L’avancée propre à ce développement pour la résolution de la question à l’étude tient à la notion d’opposé qui est introduite par la notion d’erreur (ἀπάτη), elle-même inséparable de la δόξα. Le point de vue qui est le mien n’est que cela : un point de vue, une certitude (subjective), peut-être une connaissance (objective). Tout comme les statues de Dédale, « elles ne restent pas en place » (οὐ γὰρ παραμένει)[39], elles n’ont pas les chaînes de la connaissance, donc elles peuvent changer — d’où l’introduction de ces « générations » des points de vue[40].

Les « opposés » en question (cf. ἐκ τῶν ἀντικειμένων) sont séparés par une négation, « car [c’est] à partir de la privation (ἐκ τῆς στερήσεως), qui est par soi un non-étant (μὴ ὄν), [que] quelque chose (τι) vient à l’être[41] ». « Qui est par soi un non-étant » — ou plutôt « un ne-pas-être-cela », comme ne-pas-être-assis ([τὸ] μὴ καθῆσθαι) est la privation d’être-assis (τὸ καθῆσθαι)[42]. L’opposition en question, prise de la manière la plus générale, est toujours celle de l’être (τὸ εἶναι) et du non-être (τὸ μὴ εἶναι). La conclusion en est que le point de vue contraire est celui d’une manière d’être contraire (comme dans τὸ καθῆσθαι par rapport à τὸ μὴ καθῆσθαι), donc le point de vue de la contradiction. C’est en fait ce qui avait été avancé au paragraphe 23b3 sq. (section IV) sans être établi. Comme le résume bien C.W.A. Whitaker, « [t]he idea is presumably that someone who alters his opinion on a certain matter from false to true or vice versa undergoes a change : if changes in general are from one contradictory to another, then error should also represent the contradictory of the true belief [43] ».

L’objet du point de vue contraire est-il établi pour autant ? L’opposé d’être bien, c’est bien entendu ne pas être bien. Mais n’est-ce pas aussi « être mal » ? Après tout, être mal, c’est ne pas être bien. Dans le prochain paragraphe (23b15 sq.) Il faut donc montrer plus spécifiquement que l’objet des points de vue contraires doit être le même (comme [τὸ] καθῆσθαι dans les deux cas), et surtout qu’il doit être par soi (καθ’ αὑτὸ) le même.

VI. Troisième condition : l’objet doit être le même (« ce qui est bien n’est pas bien »)

<23b15> Si donc ce qui est bien, en plus (καὶ) <d’être bien>, n’est pas mal, et s’il est <bien> de par soi-même (καθ’ αὑτὸ), mais qu’il <n’est pas mal> de par tout ce qui vient avec lui (κατὰ συμβεβηκός)[44] (car ne pas être mal, <cela> vient avec <ce qui est bien>), <et si> pour chaque chose, le <point de vue qui prend en vue ce qui est> par soi est plus vrai, et aussi plus faux (si vraiment (εἴπερ) <cela vaut pour le point de vue> qui est vrai), <il s’ensuit> donc que le <point de vue> d’après lequel ce qui est bien n’est pas bien est <un point de vue> faux <qui prend en vue> ce qui est présent par soi, alors que celui d’après lequel ce qui est bien est mal <prend en vue> <seulement> ce qui vient avec <lui>, de sorte que, au sujet de (τοῦ) ce qui est bien, le <point de vue> de la négation serait plus faux que le point de vue <qui prend en vue> le <terme> contraire. Or <c’est> celui qui possède l’avis (δόξαν) contraire <qui> est dans le faux au plus haut point en ce qui concerne (περὶ) chaque chose, car concernant (περὶ) une même <chose>, les contraires sont parmi les différences les plus grandes. Si donc un de ces deux[45] <points de vue> est contraire, et que le <point de vue> de la contradiction (τῆς ἀντιφάσεως) est le plus contraire, il est évident que <c’est> ce dernier qui sera le <point de vue> contraire. Mais le <point de vue d’après lequel> ce qui est bien est mal est compliqué (συμπεπλεγμένη, il en implique d’autres), car il est sans doute nécessaire que le même <individu qui a ce point de vue> prenne aussi pour acquis (ὑπολαμβάνειν) que <ce qui est bien> n’est pas bien.

Il est nécessaire, d’après la remarque précédente, que le point de vue contraire se situe par rapport à un opposé, mais le point de vue d’après lequel ce qui est bien est mal ne respecte-t-il pas cette condition ? Être mal, en effet, est bien un opposé de ne pas être mal, et de fait ce qui est bien n’est pas mal. Le point de vue d’après lequel ce qui est bien est mal n’est-il donc pas un point de vue contraire au point de vue vrai d’après lequel ce qui est bien est bien ? Certainement, mais en fait ce point de vue contraire n’est pas contraire (et contradictoire) de manière authentique parce qu’il ne prend pas en vue le sujet (à savoir ce qui est bien) de manière authentique, tel qu’il est par soi (καθ’ αὑτὸ). En effet, que ce qui est bien ne soit pas mal, cela « vient avec » (κατὰ συμβεβηκός) le fait d’être bien. Cette dernière expression, soit dit en passant, est souvent comprise au moyen de la notion d’« accident », mais ce n’est pas « accidentellement » que le bien n’est pas mal.

L’avancée propre à ce développement tient encore à la notion d’erreur (cf. μᾶλλον ψευδὴς) puisque celle-ci est encore le critère pour déterminer la contrariété : les points de vue contraires sont ceux séparés par la plus grande erreur (du côté du point de vue faux). En d’autres mots, ce n’est pas l’objet pris en vue, en tant qu’il serait contraire, qui détermine le point de vue contraire, mais la distance qui sépare les deux points de vue (conformément à la définition des contraires déjà soulignée). Or l’erreur par rapport à ce que le sujet est par soi est plus grande que celle par rapport à ce qui vient avec, et donc que le point de vue contraire est celui de la négation.

Ainsi donc, non seulement le sujet doit être le même (section IV), mais la manière d’être doit être contradictoire (section V), et que l’objet des points de vue contraires doit être le même (section VI), ce que montre l’ensemble de ce développement d’Aristote, un développement qui n’est donc pas, me semble-t-il, une série d’arguments autonomes, comme le pensent au contraire J. Tricot et la plupart des commentateurs — pour ne pas dire tous —, mais plutôt l’élaboration progressive des conditions que doit remplir un point de vue pour être contraire à un autre[46].

VII. Confirmation du dernier point

<23b27> En outre (ἔτι δ’), s’il faut que même pour les autres <points de vue> il en soit de même, il semblerait que <les choses> soient bien formulées de cette manière, car le <point de vue> (τὸ)[47] de la contradiction <est contraire> dans tous les cas ou dans aucun. Or pour <les points de vue> où il n’y a pas de <termes> contraires, il existe (ἔστι)[48] bel et bien (μὲν), en ce qui les concerne, <un point de vue> faux, <à savoir> le <point de vue> opposé (ἀντικειμένη) au <point de vue> vrai, tel celui qui croit que l’homme n’est pas homme est dans le faux (διέψευσται). Si donc ces derniers <points de vue opposés> sont contraires, les autres, ceux de la contradiction, le seront aussi.

C.W.A. Whitaker parle d’une généralisation[49], mais le présent passage est plutôt une confirmation du dernier point (cf. le mouvement d’ensemble de la première phrase), une confirmation à partir de ces points de vue dont l’objet qui est pris en vue (« homme ») ne possède pas de contraire (si ce n’est tout ce qui n’est pas lui). Dans ces cas-là, comme il n’y a aucun autre « candidat » qui se démarque, l’objet des deux points de vue ne peut être que le même. C’est donc le point de vue de la contradiction, celui qui contient la négation de la valeur copulative du verbe, qui est le point de vue contraire ; c’est le point de vue de la contradiction en général qui l’est.

Il est à noter que les points de vue pris en exemple (« ce qui est homme est homme » et « ce qui est homme n’est pas homme ») sont considérés d’emblée comme les points de vue contraires : ils ne sont pas contraires parce que contradictoires, mais plutôt ils sont contraires et ils se trouvent qu’ils sont contradictoires (c’est ainsi qu’il faut comprendre le mouvement de la dernière phrase), et si dans ce cas-là les points de vue contradictoires sont contraires, dans les autres cas aussi, si vraiment la règle vaut dans tous les cas (la généralisation se fait en quelque sorte à l’envers).

VIII. Le cas des noms indéfinis

<23b33> En outre (ἔτι), le <point de vue> sur ce qui est bien d’après lequel il est bien et celui sur ce qui est non-bien d’après lequel il n’est pas bien se tiennent semblablement (ὁμοίως ἔχει) par rapport à ceux-là, <à> celui sur ce qui est bien d’après lequel il n’est pas bien et <à> celui sur ce qui est non-bien d’après lequel il est bien. <Ainsi> donc, quel est <le point de vue> contraire au point de vue qui est vrai sur le non-bien d’après lequel il n’est pas bien ? De toute évidence (δή), en effet, ce n’est pas celui qui énonce (λέγουσα) qu’il est mal, puisque cela pourrait (εἴη)[50] être vrai à un moment donné en même temps (ἅμα) que l’autre, et jamais un <point de vue> vrai n’est contraire à un <point de vue> vrai (de fait, il existe un certain quelque chose de non-bien qui est mal, de sorte qu’il est possible que les <deux points de vue> soient vrais ensemble). Ce n’est pas plus, à son tour, celui d’après lequel <ce qui est bien> n’est pas mal (car il est vrai et c’est le même[51], et de fait <eux> aussi pourraient être <vrais> en même temps). De toute évidence (δή), il reste que <c’est> le <point de vue> sur ce qui est non-bien d’après lequel il est bien <qui> est contraire au <point de vue> sur ce qui est non-bien d’après lequel il n’est pas bien[52], de sorte aussi que le <point de vue> sur ce qui est bien d’après lequel il n’est pas bien est contraire au <point de vue> sur ce qui est bien d’après lequel il est bien.

Suivant une division déjà rencontrée en De l’interprétation, 10, Aristote considère les cas du nom indéfini (dans le présent passage) et de l’universel (24a3 sq. [section IX]) après avoir considéré le cas du nom défini[53]. Les remarques des sections précédentes s’appliquent dans ces deux cas comme dans les autres (cf. ὁμοίως ἔχει). Le sujet est le même, mais la manière d’être est différente alors que l’objet pris en vue ne peut pas être le contraire (« mal » par rapport à « bien »), puisque dans ce cas, le sujet contient déjà une certaine exclusion du bien (ce qui est non-bien), de sorte que les points de vue qui prennent en vue le contraire comme objet peuvent être vrais en même temps (« ce qui est non-bien est mal » peut être vrai, et aussi « ce qui est non-bien n’est pas bien », qui est presque tautologique).

IX. Retour vers les énoncés

<24a3> Et (δὲ) il est évident que <cela> ne sera différent en rien si nous posons universellement (καθόλου τιθῶμεν) l’affirmation, car la négation universelle sera contraire, comme le <point de vue> d’après lequel rien de ce qui est bien n’est bien <est contraire> au point de vue qui prend en vue que (δοξαζούσῃ) tout ce qui est bien est bien. En effet, le <point de vue> sur le bien d’après lequel il est bien, si ce qui est bien <est pris> universellement, est identique à celui qui prend en vue (δοξαζούσῃ) ce qui <se trouve être> bien (ὅ τι ἂν ᾖ ἀγαθὸν)[54] <et> d’après lequel il est bien, et celui-ci n’est différent en rien de celui d’après lequel tout ce qui <se trouve être> bien (πᾶν ὃ ἂν ᾖ ἀγαθὸν) est bien. Il en est de même aussi pour ce qui est non-bien.

<24b1>[55] Si vraiment (εἴπερ), par conséquent, il en est ainsi pour le point de vue, et <si vraiment> les affirmations et les négations <qui se trouvent> dans l’expression vocale sont les symboles de ce <qui se trouve> dans l’âme, il est évident aussi que la négation qui est contraire à une affirmation est celle qui concerne (περὶ) le même universel, comme <celles d’après lesquelles> ‘rien <de ce qui est bien n’est bien>’ et ‘aucun <homme n’est bien>’ <sont contraires à> ‘tout ce qui est bien est bien’ ou bien ‘tout homme est bien’, alors que <sont opposées> de manière contradictoire (ἀντιφατικῶς) <celle> d’après laquelle ce n’est pas (οὐ πᾶν) <tout ce qui est bien qui est bien> et <celle> d’après laquelle ce n’est pas <tout homme qui est bien>.

Ces considérations sur l’universel constituent le dernier point à l’examen dans le chapitre 14, et c’est en même temps l’occasion pour Aristote de retourner aux cas des énoncés (et non plus des points de vue). Jusqu’à maintenant, l’exemple privilégié était celui de « ce qui est bien » (τὸ ἀγαθὀν), exemple dont la valeur quantitative était mise de côté. De fait, l’expression τὸ ἀγαθὀν peut désigner autant le singulier (comme dans les cas précédents) que l’universel (comme dans le cas présent). L’expression τὸ ἀγαθὀν, en effet, ne doit pas être confondue avec ce qui serait seulement ἀγαθὀν (sans article), comme dans les énoncés dont l’universalité est indéterminée (ἐπὶ τῶν καθόλου μέν, μὴ καθόλου δέ)[56]. Il est vrai que τὸ ἀγαθὀν peut signifier ou bien l’universel ou bien le singulier, mais il signifie à chaque fois l’un ou l’autre d’une manière qui n’est pas indéterminée (alors que dans un énoncé dont l’universalité est indéterminée, ἀγαθὀν est un universel, mais l’énoncé n’implique pas que ce qui est dit de cet universel est vraiment universel, c’est-à-dire valide dans chaque cas).

En un sens, les remarques précédentes s’appliquent également dans le cas de l’universel, mais en un autre sens, pas tout à fait, puisque pour eux être de manière contraire (cf. ἐναντίως en 23b7) et être de manière contradictoire (cf. ἀντιφατικῶς) ne sont pas équivalents (cf. la fin du passage). Pour ce qui est de la contrariété, les critères sont les mêmes : un sujet qui est le même (« ce qui est bien », qui est une détermination universelle)[57], un objet qui est le même (« bien ») et une manière d’être contradictoire (« n’est pas »), en l’occurrence celle d’après laquelle ce qui est présent ne l’est pas (τὸ ὑπάρχον ὡς μὴ ὑπάρχον). Pour ce qui est de la contradiction, cependant, la différence tient à l’introduction de « tout » (πᾶς, πᾶν).

Il faut noter que le terme ne désigne pas quelque chose d’universel, mais le fait que l’énoncé est universel (τὸ γὰρ πᾶς οὐ καθόλου σημαίνει, ἀλλ’ ὅτι καθόλου)[58], le fait qu’on se sert de la déclaration de manière universelle (cf. ὡς καθόλου χρῆται τῇ ἀποφάνσει)[59]. Il est remarquable que la discussion soit située sur le plan des énoncés plutôt que des points de vue. La raison en est peut-être que la négation de ce « tout », comme dans l’énoncé « ce n’est pas tout homme qui est homme », n’est pas tant la séparation (négation) de l’objet par rapport au sujet, mais la négation de l’union (affirmation) universelle de l’objet par rapport au sujet (ce qui peut impliquer, bien entendu, la séparation de l’objet par rapport au sujet). Dans ce dernier cas, les énoncés ne sont pas contraires, mais contradictoires, puisque c’est le dire lui-même (cf. τῇ ἀποφάνσει), semble-t-il, qui est le sujet de la négation (contra-diction, φάσις), ou plutôt la manière d’être (universelle) de ce dire. Au sens strict, ces énoncés ne concernent pas des termes opposés (comme ceux de l’extrait 23b7), et peut-être est-ce aussi pour cette raison qu’ils ne sont pas des énoncés contraires.

X. Conclusion du traité De l’interprétation

<24b6> <I> Et (δὲ) il est évident aussi qu’il n’est pas possible que du vrai soit contraire à du vrai, ni <pour> un point de vue, ni <pour> une contradiction (ἀντίφασιν)[60]. <II> De fait (γὰρ), les <énoncés ou les points de vue> concernant les opposés (περὶ τὰ ἀντικείμενα) sont contraires, <III> mais (δὲ) il est possible pour un même <individu> (τὸν αὐτόν) d’être dans le vrai (ἀληθεύειν) concernant ces derniers (περὶ ταῦτα, à savoir les points de vue et les énoncés vrais), <IV> alors que (δὲ) il n’est pas possible que les contraires soient présents ensemble dans la même <chose>.

Ces remarques sont les dernières du Περὶ Ἑρμηνείας. À première vue, ce développement n’est pas tout à fait cohérent : il serait possible d’être dans le vrai concernant les énoncés sur les opposés (cf. III), alors que ces énoncés sont pourtant contraires (cf. II) et ne peuvent pas être vrais en même temps (cf. I) (et cela parce que, semble-t-il, les contraires ne peuvent pas être présents ensemble dans la réalité, cf. IV). La difficulté pour l’interprétation de ce texte tient au sens et à la référence des mots « opposé » et « contraire », et aussi au contexte du développement.

D’après C.W.A. Whitaker, il faudrait lire ce passage à la suite des remarques sur l’universel et comprendre que « the contradictories of the contraries may be simultaneously true, but the contraries themselves cannot (24b8f)[61] ». Les opposés en question seraient alors les déclarations elles-mêmes (ou les points de vue), à savoir les énoncés contradictoires de chacun des énoncés contraires. En ce qui les concerne, en effet, il possible d’être dans le vrai en pensant l’un (comme celui qui équivaut à « quelques hommes sont justes ») et l’autre (celui qui équivaut à « quelques hommes ne sont pas justes ») en même temps, comme cela a déjà été mentionné en De l’interprétation, 10, 19b35-36.

D’après C. Dalimier, il est plutôt question, dans le segment III, des contraires, et elle traduit donc de la manière suivante : « […] une même personne est susceptible de dire vrai sur des contraires[62] ». Mais pourquoi ταῦτα est-il traduit par « contraires » plutôt que par « opposés », si vraiment ταῦτα renvoient aux opposés, comme cela est nécessaire ? C. Dalimier renvoie alors aux cas des énoncés à l’universalité indéterminée, comme « homme est blanc » et « homme est non blanc » décrits en De l’interprétation, 7, 17b30-31, et qui peuvent être vrais en même temps[63]. Mais ces énoncés ne concernent en rien la contrariété puisqu’ils ne sont pas contraires[64] et ne portent pas sur des contraires. Cette lecture ne cadre pas très bien avec les autres phrases de ce passage, même telles que traduites par C. Dalimier elle-même.

D’après J. Tricot, enfin, cette remarque finale d’Aristote ne s’applique pas au cas universel en particulier, mais est plus générale, comme une conclusion de tout le chapitre 14, et il traduit le segment III de la manière suivante : « […] au lieu que les propositions vraies sont susceptibles d’êtres vraies en même temps[65] ». D’après cette lecture, les deux « concernant » (περὶ) n’auraient pas vraiment le même sens[66] : le premier renverrait au sujet ou à l’objet des déclarations, mais le second aux déclarations (propositions) elles-mêmes, ou plutôt à tout ce qui est impliqué dans le segment I.

Des trois interprétations présentées à l’instant, cette lecture est peut-être la plus satisfaisante, au moins en ceci qu’elle seule constitue vraiment une conclusion du chapitre 14 (celle de C.W.A. Whitaker implique par ailleurs des tournures un peu trop elliptiques). C’est en tout cas l’impression que laisse le début de ce paragraphe (« Et il est évident aussi qu’il n’est pas possible que du vrai soit contraire à du vrai ») qui renvoie en quelque sorte le lecteur vers ce qui rend possible toute contrariété des points de vue, donc ce qui rend possible l’échange dialectique : le fait que le vrai ne s’oppose à lui-même, tout comme les contraires ne sont pas vrais ensemble dans les choses.

Conclusion

L’objectif du Περὶ Ἑρμηνείας était donc de dégager les conditions dans lesquelles un échange et une communication (ἑρμηνεία) des points de vue (δόξα) entre les hommes sont possibles. L’identité du sujet, l’identité de l’objet et l’opposition de la manière d’être de cet objet (ὡς…/ὡς μὴ…) ou de l’énoncé lui-même dans sa valeur universelle (πᾶν…/οὐ πᾶν…), telles sont les conditions pour la contrariété ou la contradiction des points de vue. La δόξα, bien entendu, n’est pas un questionnement ou une recherche, mais toujours déjà une certaine assertion (ἡ δόξα οὐ ζήτησις ἀλλὰ φάσις τις ἤδη)[67], une prise de position traversée par une conviction (πίστις)[68]. Et pourtant, dans ce point de vue, ce ne sont jamais que des choses que nous ne connaissons pas tout à fait qui sont prises en vue (δοξάζομεν δὲ ἃ οὐ πάνυ ἴσμεν)[69], et c’est en cela qu’un espace d’échange et de confrontation est ouvert par la δόξα, à cause de cette possibilité de positions divergentes, mais surtout de positions contraires et opposées. Il est vrai, cela dit, que certaines situations ne permettent pas à la discussion de se déployer comme il le faut en vue d’une réfutation des points de vue ou d’une preuve, comme lorsque les deux énoncés des adversaires sont vrais (cf. le résultat de De l’interprétation, 7)[70], lorsque les deux sont faux (cf. De l’interprétation, 8)[71] ou encore lorsque les deux sont tout à fait possibles (cf. De l’interprétation, 9)[72], mais c’est pourquoi ces situations se sont présentées dans le Περὶ Ἑρμηνείας — afin de délimiter l’espace de jeu de l’ἑρμηνεία dialectique des δόξαι.