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On pourrait comprendre ce titre en un double sens : celui d’une théologie pratique qui s’intéresse aux questions reliées à la libération, ou encore d’une théologie considérée elle-même comme une pratique de libération[1]. Cette théologie envisagée comme un élément réflexif à l’intérieur de la praxis de la libération, travaillera à l’éveil d’une conscience solidaire au sein des classes populaires. En retour, elle s’inspirera également des mouvements sociaux formés par ceux qui s’engagent à la transformation de la société à partir d’un point de vue critique sur les structures économiques et politiques. Une telle théologie qui possède la prétention d’être au service de la libération des pauvres et des opprimés, devra d’abord se mettre à l’écoute de la réalité afin d’y débusquer les lieux d’injustices, les structures oppressives, ainsi que la production idéologique qui inverse les prémisses dans sa présentation des faits.

La culture, comme productrice de sens, inclut la réflexion théologique réalisée à partir de la réalité. En Amérique latine, tout particulièrement, où la foi appartient toujours à l’idiosyncrasie de ces peuples, cette pensée est reçue comme une semence prophétique qui a le pouvoir de transfigurer les contingences humaines. Dans cette perspective, l’émission d’un discours symbolique qui prend pour objet la réalité sociale en vue de la transformer, sera productrice d’un sens libérateur de l’histoire afin de parvenir à fonder un « ethos » différent de celui proposé par le discours idéologique dominant. Par ailleurs, cette pratique de libération réalisée à l’intérieur de l’horizon théologique, est déterminée par la promotion des valeurs correspondantes au Règne de Dieu. C’est pourquoi on la qualifie de « reinocentrique[2] ». Comme nous l’observerons tout au long de cet article, c’est ce à quoi Oscar Romero s’est consacré par sa pratique et son discours.

La théologie, en tant que production intellectuelle, apparaît différente des discours religieux qu’elle emploie comme objet de son analyse à l’aide des concepts qui lui sont propres. Employant des critères utiles au discernement de la valeur relative à toute entreprise humaine et à la critique systémique, elle apparaît à même d’offrir, à partir de ce point de vue particulier, une distanciation vis-à‑vis des autres formes de discours présentes dans la société. Cette fonction de la théologie pratique permet d’interpréter les enjeux politiques, économiques, sociaux, culturels, etc., au regard des exigences éthiques posées dans les Écritures. Considérant cette contribution essentielle de la théologie pratique à la réflexion humaine, en autant qu’elle parvienne à communiquer ce sens de la transcendance présente à l’intérieur et au-delà des intérêts particuliers et à court terme, il apparaît juste de dire que tout discours idéologique, voire scientifique, demeure questionnable d’un point de vue théologique. Puisant sans relâche dans cet immense réservoir de sens constitué par les grandes traditions religieuses et philosophiques qui représente l’héritage de la sagesse et de l’expérience humaine, la théologie envisagée comme pratique de libération exercera son art en questionnant toutes prétentions au pouvoir absolu fondé sur la possession d’une vérité ultime, voire religieuse. Utilisant parfois un langage métaphorique, elle éclaire de sa lumière les incongruités du système en insistant toujours sur le caractère sacré de la vie comme principe premier à observer dans le développement d’une société.

Dans cet article, nous aborderons les homélies d’Oscar Romero à titre d’exemple d’un discours religieux inséré dans une pratique de libération. Pour ce faire, une présentation succincte du contexte de réalisation et d’émission d’un tel discours s’avère nécessaire. Ensuite, nous traiterons de cinq grands thèmes présents dans la partie herméneutique des homélies d’Oscar Romero pour la période 1977‑1980[3].

I. Insertion dans la réalité en vue d’une pratique de libération

Oscar Romero (1917‑1980) s’est acquis une renommée internationale comme défenseur des droits humains alors qu’il occupait les fonctions d’archevêque de San Salvador (1977‑1980). Fidèle à cette option pour les victimes de l’histoire, il s’entoure d’une équipe de professionnels pour juger de manière critique et objective les dimensions conflictuelles de la réalité sociale : droits humains et associatifs, éducation, réforme agraire, mortalité infantile, indice de malnutrition, analphabétisme, conditions de travail, etc. Il sait également écouter les témoignages pathétiques de son peuple constamment victime des exactions des forces de l’ordre. Son courrier devient l’ultime recours des situations désespérées qu’engendrent la misère et l’oppression. C’est là qu’il va puiser les matériaux qui vont donner puissance et relief à sa prédication. Il entend ainsi se situer de façon consciente devant l’histoire afin de la juger à la manière d’un projet, selon les critères du Règne de Dieu.

Par delà les exigences de justice chrétienne enseignées par la doctrine sociale de l’Église, il indique le chemin du Salut et de la libération, en démontrant dans ses homélies que l’un ne va pas sans l’autre, qu’il faut à la fois se libérer du péché pour entrer dans le Royaume de Dieu, et sauver le peuple de toutes formes d’esclavage pour le conduire à sa vocation d’enfant de Dieu et de libérateur du genre humain. Dans son enseignement moral et catéchétique, la pratique de la justice sociale va de pair avec la responsabilité personnelle qu’il associe aux vertus traditionnelles comme essentielles au développement harmonieux des microcosmes de proximité telles que les familles ou les communautés de voisinage, jusqu’aux plus hautes fonctions politiques ou administratives.

La force de son argumentation réside principalement dans le lien qu’il parvient à établir entre les concepts clés de la théologie de la libération et les anciennes formes de piété populaire d’une part, et entre les récits bibliques et la réalité socio-politique, d’autre part. Il sait s’inspirer des « mythes » anciens pour révéler le caractère permanent des luttes entre le bien et le mal, la vertu et le vice, la grâce et le péché, la vie et la mort, à l’intérieur de cette quête inachevée que représente la construction de l’homme nouveau et de la société idéale.

Tout cela fait émerger l’authenticité de sa personne qui transmet un message unique à cette époque de l’histoire du Salvador. Il doit en effet suppléer au silence des médias qui se voient soumis à la censure du régime militaire. Il est alors le seul à prononcer une parole de vérité à ce niveau médiatique ; vérité historique qui se base sur les faits, en ce qui concerne la situation des droits humains, et vérité évangélique en ce qui a trait à la volonté divine qui est constamment bafouée par l’injustice et les atteintes à la vie. Ses homélies rapportent les événements tragiques, de même que les lueurs d’espoir concernant une éventuelle résolution pacifique du conflit. D’un côté, il dénonce et il met en garde les puissants contre leur aveuglement qui pousse le peuple à l’insurrection armée ; de l’autre, il appelle le peuple à demeurer patient et à s’organiser pour faire valoir ses revendications d’une seule voix.

Une homélie dure en moyenne dix minutes ; Romero augmente ce temps à plus d’une heure et, elles vont atteindre jusqu’à deux heures au cours des derniers mois de sa vie. Par ailleurs, il est étonnant de constater à quel point ces véritables cours magistraux sont suivis avec assiduité par le peuple salvadorien. Sa parole est accueillie comme une véritable bonne nouvelle au milieu de la propagande de méfiance et de terreur diffusée par les mass media, elle agit comme un baume sur les angoisses et les appréhensions de ses fidèles.

Une homélie rejoint normalement quelques centaines de personnes tout au plus ; les prédications d’Oscar Romero, véritable phénomène médiatique, rejoignent quelques millions d’auditeurs grâce aux ondes de la radio diocésaine. Certains sondages de l’époque font état d’une cote d’écoute de plus de 70 % de la population du Salvador ; même ses détracteurs l’écoutent dans l’espoir de débusquer les failles ou les fautes par rapport à l’orthodoxie dont font état les dénonciations dont il fait l’objet.

Ses interventions sont construites autour de deux axes principaux ; le premier se concentre sur l’aspect théologique des lectures du jour, tandis que le second constitue un véritable journal des événements ecclésiaux et politiques de la semaine en ce qui a trait aux droits humains, aux droits d’association et à la persécution dont sont victimes les membres d’organisations syndicales, étudiantes, populaires ou ecclésiales. Ces commentaires sont toujours mis en perspective avec la Parole de Dieu, récupérant ainsi le potentiel évocateur de la doxa divina.

En Occident, par exemple, aucun dictateur ou régime tyrannique n’appréciera d’être comparé aux troupes d’Hérode le Grand massacrant les enfants. Même si on ne peut établir hors de tout doute la véracité historique de ces événements bibliques, ils se produisirent véritablement sous le mandat épiscopal de Romero alors que les militaires massacrent femmes et enfants. C’est pourquoi il fait constamment appel à la conscience morale des soldats de son pays afin qu’ils respectent le commandement divin de ne pas tuer. Chez l’oppresseur la punition correspond à une faute commise de sorte qu’il cherche à convaincre l’opprimé de sa propre faute. Par ses paroles apaisantes, l’archevêque délivre le peuple de tout sentiment de culpabilité, il renverse ainsi le fardeau de la preuve, enlevant du même coup toute légitimité au régime oppresseur.

II. L’Église, Peuple de Dieu

La définition même de l’institution ecclésiale qu’Oscar Romero met de l’avant dans sa pastorale d’ensemble, selon les critères promulgués par le concile Vatican II d’une Église Peuple de Dieu, influence de manière déterminante ses prises de positions. Dans un pays à majorité catholique comme le Salvador, violenter le peuple et porter atteinte à ses droits fondamentaux, c’est s’attaquer à l’Église elle-même. Cette dernière, sous l’impulsion de son pasteur, ne se définit plus comme une institution qui cherche à défendre ses privilèges mais plutôt comme l’ensemble du peuple des croyants. Par son discours, il parvient à établir une parfaite correspondance dans l’esprit des gens entre l’appartenance à l’Église comme peuple de baptisés et l’engagement à la suite du Christ pour concrétiser les signes manifestes de la présence de son Royaume. Définissant les exigences propres à cet état, il convoque l’ensemble de la nation à une renaissance sociale, politique et culturelle mais d’abord spirituelle.

L’implication de l’Église de San Salvador en solidarité avec les pauvres et ce, jusqu’au martyre, a fait d’elle un nouveau modèle de courage ecclésial pour l’Église universelle. Romero témoigne de sa confiance en l’Esprit qui guide son peuple, il ne désire pas éteindre ses feux mais les orienter vers la construction du Règne de Dieu. Il ne comprend pas le rôle de l’Église comme celui d’un groupe séparé de la société où elle est implantée. À ses yeux, chaque Église nationale doit posséder sa propre identité et celle-ci ne peut se développer qu’à partir de son enracinement dans la culture et la connaissance des besoins du peuple dont elle est issue[4]. Dorénavant, l’Église ne doit plus être une copie conforme de la liturgie romaine, ou d’une culture élitiste, elle doit refléter l’âme même du pays où elle lutte pour s’incarner, être crédible et se faire entendre. Incidemment, c’est lorsqu’elle s’est détachée d’elle-même pour aller à la rencontre du peuple sur la place publique que l’Église de San Salvador a connu la plus forte augmentation dans ses assemblées liturgiques et dans ses oeuvres vocationnelles.

Dans cette pratique pastorale et théologique, les pauvres doivent redevenir l’épicentre à partir duquel se réalisent l’édification et l’expansion du Peuple de Dieu. Pour cette théologie, c’est là que se manifeste le Jésus historique à l’oeuvre dans la fraternité des gens simples et dans leur foi à toute épreuve. C’est pourquoi, l’Église s’inspirant de la Kénose et de l’exemple d’humilité de la vie et de la prédication de Jésus de Nazareth, elle doit se dépouiller de ce qui constitue un apparat inutile qu’elle devra ensuite défendre au prix de lourds compromis auprès de ceux qui la financent. Cette perspective ecclésiale nouvelle qui émerge après le concile, lui permettra de redécouvrir sa première raison d’être qui est l’annonce de la Bonne Nouvelle de la Libération. Ce nouveau kérygme implique la condition de ressuscité qui exprime la réalité messianique de ceux qui vivent en Jésus-Christ. Désormais, ils ont vaincu le fatalisme imposé par les idoles, ils ne craignent plus la mort physique et ils s’attaquent avec détermination à l’éradication du péché dans les coeurs et les structures.

Comme il ne cesse de le répéter, cette solidarité avec la cause du peuple pauvre est ce qui a conduit son Église à dénoncer les structures d’injustice et à être persécutée comme subversive de l’ordre établi. Cette identification du Christ avec l’homme de la rue lui a fait subir le même sort que les non-citoyens dont on peut disposer en les faisant disparaître. Ce Corps glorieux du Christ dans l’histoire constitué par le monde des pauvres, a également mené l’Église à connaître les effets pervers du péché structurel qui retient dans la misère la grande majorité de l’humanité[5]. Cette ouverture au monde réel a projeté l’Église dans un dynamisme permanent de rénovation, cessant de se réfugier dans les vérités immuables de ses dogmes, elle est entrée dans l’effort dialectique de compréhension des forces qui agitent le monde moderne. Une certaine perception d’une Église ingénue, trop pure pour se mêler des véritables enjeux qui concernent le sort de millions de gens, a été dissipée par le caractère résolu de l’engagement de tout un peuple et de toute une Église derrière son pasteur. En effet Romero n’a pas suscité un conflit social, comme certains détracteurs l’en ont accusé, mais il en a révélé la nature profonde qui demeure associée à une structure de péchés, à un système de représentations idolâtriques et à l’égoïsme des classes oligarchiques comme menace réelle au véritable salut des hommes.

Au Salvador, puisque sous cet angle chaque groupe humain doit être considéré spécifiquement, l’Église Peuple de Dieu se construit à partir de la base, des laïcs conscients de leur mission de baptisés qui choisissent d’abandonner un certain rapport de passivité vis-à‑vis de la société. Cette conception relève d’un modèle égalitaire où le pouvoir ecclésial se veut au service des besoins fondamentaux de la communauté, mais ce nouveau paradigme entre en confrontation avec l’ancien modèle où chacun occupait son rang, à l’église et dans la société. L’archevêque participe à cette nouvelle ecclésiologie en se mettant à l’écoute de son peuple réuni autour de la Parole.

En Amérique latine, le mot « peuple » fait référence à la majorité pauvre et opprimée en opposition avec l’aristocratie dominante de la classe oligarchique. C’est un mot situé socialement qui possède un fort contenu polémique. L’Église Peuple de Dieu correspond sémantiquement à l’expression Église des Pauvres. À l’inverse, la fameuse option préférentielle de Puebla en faveur des « pauvres » devient pour Romero, « l’option préférentielle » pour le « peuple » qu’il désire voir s’organiser. Il associe ce mot à la conscience d’une destinée commune en opposition à la masse de gens que les puissants manipulent sans fin[6].

Comme chacun sait, l’Église est le ferment du Règne qui cherche à s’établir en ce monde. La conviction profonde de ce pasteur, c’est que Dieu veut sauver son peuple et tous les peuples en les rendant conscients de leur vocation transcendante au coeur de l’histoire[7]. Pour parvenir à ce nouvel état, le Salut-Libération auquel donne accès la conversion à Jésus-Christ, doit conduire au travail d’évangélisation et de promotion humaine. Il s’agit ici d’un élément clé de l’herméneutique romérienne, à savoir que les efforts d’évangélisation et de libération ne peuvent être dissociés et encore moins être en opposition. De sorte que l’évangélisation réalisée à partir des trois médiations : socio-analytique, herméneutique et pratique, sera libératrice et créatrice d’un sens libérateur de l’histoire et des Écritures.

S’engageant sur la voie tracée par le père Grande, l’archevêque réalise que l’Église perçue comme Peuple de Dieu et Corps du Christ dans l’histoire, est victime de la persécution. Celle-ci n’est pas seulement dirigée à l’endroit de ses ministres, mais elle atteint l’ensemble de ses membres qui forment le peuple des baptisés. En retour, son regard de foi lui révèle que c’est la personne du Christ lui-même qui est maltraitée dans le corps de ceux qui se retrouvent victimes de la répression[8]. « Vous êtes l’image du divin transpercé » dira-t‑il aux citoyens d’Aguilares après un mois d’occupation militaire et de mauvais traitement. De même, une lecture historique et politique de la croix de Jésus nous révèle la nature intrinsèque du pouvoir corrompu qui se maintient à l’aide du mensonge et de la violence étatique.

III. Le projet du Salut-Libération

L’approche herméneutique de l’Histoire du Salut-Libération privilégiée par ce discours s’effectue sous l’angle de la libération des pauvres en vue de former un peuple selon de nouveaux critères d’appartenance telles que la foi monothéiste, la loi mosaïque et l’exclusion des rapports indus de domination. L’Ancien Testament constitue le témoignage populaire de cette expérience de la Présence bienfaisante du divin au milieu des épreuves mais aussi au coeur du quotidien[9]. C’est un Dieu qui sauve dans l’histoire en accompagnant la marche chancelante de l’existence humaine. Il anime et redonne courage aux affligés par la voix de ses prophètes.

Selon cette approche dite libératrice, la pédagogie divine de l’Alliance représente l’explication des principales étapes de l’intervention de la grâce divine dans la constitution et la consolidation du peuple d’Israël comme archétype d’une communauté fraternelle. L’Ancien Testament témoigne des embûches inhérentes à l’avènement du Salut-Libération. Il expose comment le péché, l’esclavage, la peur, l’envie et l’idolâtrie s’opposent à la fondation d’une nation sainte. Néanmoins, malgré tous les périls extérieurs, Israël finit par comprendre que son pire ennemi demeure son manque de solidarité et de foi en la Providence divine qui l’accompagne tout au long de l’histoire[10].

À ce titre, les idoles représentent l’insécurité des dirigeants et du peuple devant l’incertitude économique et politique ; on peut y reconnaître l’expression des peurs inconscientes qui hantent les abîmes de la mémoire historique. L’idolâtrie, selon Romero, constitue le véritable « opium du peuple » qui abdique ses capacités d’autodétermination et refuse d’assumer courageusement sa destinée historique[11]. Celle-ci ne peut toutefois s’accomplir par la spoliation et la domination d’autres nations plus faibles ; c’est pourquoi il dénonce avec véhémence toute forme d’impérialisme comme une perversion de la vocation historique des peuples. Il illustre son propos en adressant une lettre au président Jimmy Carter, afin que les États-Unis cessent d’envoyer des armes aux troupes salvadoriennes qui s’en servent pour massacrer la population.

Évidemment, le projet du Salut-Libération s’inscrit dans une perspective collective, seule capable d’influencer efficacement le cours de l’histoire. La damnation éternelle représente l’enfermement sur soi-même et sur ses intérêts privés. De même, s’en tenir à une foi privatisée, c’est contraindre la grâce à demeurer évanescente et n’offrir aux exclus du banquet terrestre qu’une mince consolation dans l’éternité. Idéalement l’histoire doit être assumée de manière consciente par le Peuple de Dieu qui, génération après génération, reste invité à en redécouvrir le sens. À noter que ce travail d’interprétation du réel et de recherche de la volonté divine apparaît déjà inscrit dans l’effort rédactionnel des différents auteurs bibliques qui écrivent de nombreux siècles après les faits relatés.

Pareillement, Romero réinterprète les Écritures à partir de la réalité de son pays. Scrutant l’effet dissolvant que sa vérité possède sur les projections idolâtriques que les puissants perpétuent afin de maintenir le peuple dans une semi-léthargie, il construit ainsi d’étonnants parallèles entre les récits de l’Exode ou de la captivité à Babylone, et l’histoire contemporaine de son peuple[12]. Grâce à la récupération de ces « récits épiques », il parvient à évoquer la puissance de Dieu qui, à l’aide des hommes et des femmes de bonne volonté, demeure en lutte constante contre les forces de dissolution et de décadence. Suscitant une prise de position devant les coordonnées historiques, le prélat établit une dynamique d’unité et d’espoir là où la population faisait l’expérience de la persécution. Il encourage les Salvadoriens à persévérer devant l’épreuve, en leur disant que Dieu entend leurs clameurs et qu’il viendra bientôt les secourir pour châtier les bourreaux et leurs maîtres. Et même si la libération définitive ne se produit pas dans l’histoire présente, il rappelle, à la manière des livres des Maccabées, qu’à la fin, Dieu viendra juger les vivants et les morts[13]. Se faisant, il incorpore la tragédie humaine à l’intemporalité du jugement eschatologique, il délimite la durée éphémère de la vie terrestre au regard de l’éternité et il désarme symboliquement ceux qui croyaient triompher pour toujours.

L’archevêque de San Salvador désire également susciter la responsabilité sous-jacente au réveil de la conscience et à la conviction de foi. Le Salut-Libération apparaît à ses yeux comme un projet historique qui relate la prédilection de Yahvé envers les petits et les faibles, les victimes et les opprimés, de ceux qui n’ont que la foi pour se défendre. Au contraire de l’histoire officielle qui rapporte des faits aseptisés des empires victorieux, l’Histoire sainte accorde une place déterminante à la défaite et à l’expérience de foi des gens ordinaires. Elle tient compte de ce que d’aucuns ont nommé l’envers de l’histoire comme lieu de révélation de la Présence divine à l’oeuvre. Cette dimension vient contester la légitimité de l’oppression comme contraire à la justice divine et c’est pour cela qu’on la considère subversive. La perspective romérienne rétablit le sens du sacré révélé en Jésus-Christ non pas comme cautionnement du pouvoir, mais en tant que redressement de l’opprimé et réorientation définitive de l’histoire. Ainsi, face aux empires et aux royaumes qui ont toujours des prétentions au pouvoir absolu et à une certaine représentation du sacré, l’enjeu théologique posé par Oscar Romero s’établit justement dans la remise en question de la sacralisation du pouvoir qui se réalise par la profanation de l’image divine inscrite dans chaque être humain. En ce sens, dès qu’il dépasse une certaine limite et qu’il oublie le caractère inaliénable de la dignité humaine, le pouvoir politique ou économique s’apparente rapidement à une forme d’idolâtrie et il exige des victimes pour se maintenir et affirmer sa puissance.

Par ailleurs, l’exégèse historico-critique a révélé de nombreuses incohérences et improbabilités à l’intérieur des récits vétéro-testamentaires qui se voulaient davantage un effort d’unification des diverses expériences du passé, comprises comme Salut-Libération, vécues par les différentes tribus proto-israélites. Romero interprète les Écritures sous cet angle, non pas en évacuant la magie de leur puissance évocatrice, mais en les reliant, récupérant ainsi leur charge symbolique, à la réalité de mort que vit son peuple. L’origine de toute nation, y apprend-on, ne se situe pas dans une prétendue appartenance à une race ou à un clan, mais plutôt dans l’adhésion à un ensemble de valeurs représentées par un idéal qui structure et oriente le développement d’une identité commune[14]. C’est le propre des nations latino-américaines d’être le résultat du plus grand métissage de l’histoire humaine, ce qui ne les empêche pas de posséder chacune leurs propres caractéristiques.

Le salut se réalise dans l’histoire d’une nation lorsque certaines conditions propices semblent réunies, il n’est jamais atteint parfaitement et c’est pourquoi on le dit perfectible. Le salut historique doit préserver un certain rapport à la transcendance qui le garde à distance de son agir s’il ne désire pas s’égarer dans les méandres de l’immanence. Ce salut ne sera authentique que s’il refuse de transiger avec les structures oppressives du péché fondées sur le mensonge, la corruption et l’injustice. Rappelons que la transcendance ne signifie pas ce qui est séparé de l’histoire, mais plutôt ce qui pousse cette dernière au-delà de ses limites et des conditionnements humains. Dans cette optique, la transcendance se révèle présente à l’intérieur des libérations partielles qui reflètent un changement d’attitude concernant certaines situations d’injustice et d’oppression[15]. La lutte pour les droits civiques des Noirs américains, par exemple, même si elle n’a pas atteint tous ses objectifs, illustre assez bien notre propos.

La Nouvelle Alliance réalisée en Jésus-Christ est venue transformer l’économie du Salut-Libération qui est passée d’une conception nationale et historique dans l’Ancien Testament à une définition davantage personnelle et anhistorique. Souvent mal interprété, comme le reconnaît Romero, le Salut en Jésus-Christ est devenu au cours des siècles une caution morale du pouvoir qui permettait la préservation de l’ordre par le contrôle rigide des moeurs et des consciences. Pour ce courant de la théologie pratique, la Nouvelle Alliance implique l’annonce de la Bonne Nouvelle. Désormais, le Salut est offert à tous et toute chair verra Dieu, mais cette annonce du Salut éternel ne doit pas se faire au détriment du salut historique comme signe tangible de la conversion des coeurs et des structures. Sinon il s’agirait d’une dictature de type théocratique, dérive toujours possible à droite comme à gauche, où la pratique vient infirmer le discours. Pour ce pasteur, la foi en Jésus-Christ n’est pas un élément parmi tant d’autres de l’identité personnelle, mais la pierre d’assise sur laquelle s’érige une conscience aimante et agissante en ce monde[16].

Avec la Résurrection de Jésus-Christ, corps et esprit, le Salut a en quelque sorte explosé dans tous les sens et a été révélé dans toute sa puissance. Le Christ, par son message, a également transmis une hiérarchie de valeurs universelles, la parénèse éthique, qui situe l’être humain au centre de l’agir moral des chrétiens. C’est pourquoi, selon l’archevêque, l’économie du Salut-Libération s’inscrit inévitablement dans la construction du salut historique. Chez lui, le Salut-Libération, apparaît comme une expérience à caractère collectif tandis que la damnation appartient davantage à un destin individuel qui, s’il est le fait d’un grand nombre, n’en demeure pas moins celui d’individus séparés les uns des autres parce qu’ils sont dissociés de la vérité du Christ qui cherche à édifier des peuples et des communautés de vie.

IV. Le Jésus historique

Inévitablement, la définition de l’identité des chrétiens passe par celle du Dieu en qui ils prétendent croire. Si elle apparaît plurale dans ses manifestations, il n’en demeure pas moins que les attributs qui l’entourent font référence au même personnage. Dans cette perspective, la connaissance et l’interprétation de la vie de l’Homme de Nazareth possèdent une importance primordiale en ce qui a trait à la véracité de la foi et à son efficacité historique, voire à son inefficacité apparente au pied de la croix. Comme le rappelle Juan Luis Segundo, même s’il est impossible d’avoir un accès direct au Jésus historique, il n’en demeure pas moins que les récits évangéliques permettent de situer le Christ socialement[17]. En effet, dans un monde sacralisé autour des notions du Temple et du pouvoir impérial, Jésus exprime une voix discordante qui est celle de la prédilection de son Père en faveur des exclus. De même, la dimension politique de la vie et de la prédication du Jésus historique doit être prise en compte afin de saisir toute la richesse du sens révélé dans les récits évangéliques et les interprétations qu’en ont faites les premières communautés chrétiennes.

La manipulation idéologique de la religion comme moyen de légitimation des injustices sociales et de l’oppression structurelle fut également dénoncée par le Nazaréen. Il ne se heurta pas seulement aux forces démoniaques à l’oeuvre dans l’histoire mais aussi à ses médiations historiques incarnées dans les pouvoirs de son temps. Pour Romero, ce retour au Jésus historique se veut une récupération de son message en tant qu’annonce du Règne de Dieu et dénonciation de l’Anti-règne[18] incarné dans les structures et les esprits qui le servent.

De facto, la crucifixion vient établir une séparation au coeur de l’histoire. La foi en Jésus-Christ implique une décision éthique concernant l’option fondamentale de chaque chrétien. Si une communauté de croyants désire suivre son exemple, force est de constater que Jésus ne demeura pas impassible devant l’injustice et la misère, c’est ce qui constitue le versant conflictuel de la foi. Lorsque celle-ci endosse une position critique vis-à‑vis des dirigeants et des structures d’iniquité, elle soulève une grande controverse qui bouleverse les fondements de l’ordre établi[19]. Comme la religion chrétienne appartient au cercle fermé des représentations sacrées de l’ordre et du pouvoir, récupérer le témoignage du Nazaréen implique une contestation du déni des pauvres et des affamés.

Pour le prélat, la récupération du Jésus historique et de son contexte socio-politique en regard de son option en faveur des pauvres nous amène à reconsidérer le visage de la Vierge latino-américaine. Celle-ci apparaît désormais comme une femme du peuple qui partage ses peines et ses espoirs. Tout comme son Fils, Marie assume la fonction d’archétype humain, de modèle exemplaire de la femme de Dieu, engagée dans l’histoire pour permettre la venue du Règne messianique et le renversement des potentats. Elle connut elle-même la marginalité et l’exclusion, souligne l’archevêque[20], ayant presque accouché sur le bord du chemin. Encore une fois, pour cette approche théologique, la valeur des récits évangéliques ne réside pas d’abord dans l’historicité de tous les faits rapportés, mais dans leur pouvoir d’évocation pour un peuple qui connaît des conditions de vie extrêmement précaires.

Romero reconnaît dans cette femme l’image d’une personne engagée à la libération de son peuple qui se fait collaboratrice de Dieu dans son oeuvre de Salut-Libération[21]. Il resitue rapidement la Vierge du côté des persécutés en rappelant que l’apparition de la Guadalupe s’est manifestée à un homme appartenant à un groupe ethnique pauvre et méprisé. Marie représente l’idéal d’une Église engagée avec son peuple, ni désincarnée, ni soumise ; elle acquiert dans ses homélies la personnalité de celle qui souffre les angoisses de sa patrie et qui attend la venue du Libérateur. Cette perception nouvelle de Marie en tant que militante des droits humains accompagne le développement de l’identité féministe en Amérique latine, dans le sens d’une conception différente du rôle de la femme dans la famille et dans la société. Cette redéfinition vient également questionner l’image patriarcale transmise dans les Écritures et l’Église traditionnelle.

Poursuivant l’étude de ce discours théologique comme pratique de libération, Romero présente le Christ de la Kénose, le Dieu fait homme, comme étant semblable au dernier des paysans qui fréquente sa cathédrale. Dans sa bouche, le récit de la Nativité acquiert une tout autre consonance car il situe Jésus non seulement parmi les pauvres, mais comme étant le dernier d’entre eux. Se faisant, il rétablit la dignité humaine des plus pauvres en leur permettant de s’identifier au Christ. Cette perception nouvelle qu’acquiert la divinité dans l’esprit des paysans salvadoriens les revalorise et leur permet d’accéder à la compréhension de l’amour inconditionnel de Dieu. Ainsi, la puissance du « récit », apparentée aux réalités de souffrance et d’exclusion, est prépondérante dans l’univers sémantique romérien[22]. Cette metanoïa populaire de la perception de la personne historique que fut Jésus de Nazareth comme Libérateur du genre humain, constitue une source d’inspiration pour la vie et l’engagement de nombreux chrétiens, partout en Amérique latine.

Il enseigne que l’Incarnation du Verbe implique deux dimensions spécifiques d’une pédagogie et un ensemble d’attitudes humaines qui plaisent à Dieu. Ces dimensions se réalisent chez Jésus dans le rapport fraternel qu’il parvint à établir avec les humbles et dans la dénonciation prophétique des abus des puissants, de sorte que la Libération offerte en Jésus-Christ passe par un effort d’humilité, d’austérité et d’abnégation comme chemin d’accès au bonheur authentique des enfants de Dieu. Ce rapprochement avec le plus petit que soi ne peut se réaliser dans un rapport condescendant car ce sont justement ces rapports d’égalité qui libèrent l’âme humaine de ses prétentions d’absolu et de sa soif de domination. L’Incarnation se réalise au milieu des pauvres et démontre la prédilection de Dieu envers ceux qui sont faibles et qui dépendent les uns des autres pour leur survie. C’est pour cela que le Christ a choisi de vivre avec ceux qui étaient les plus susceptibles d’entendre son appel de libération et de fraternité[23].

Par ailleurs, l’attente messianique révèle une situation collective d’oppression ou d’aliénation vécue par un peuple dans le temps. La désillusion qui suit le Dimanche des Rameaux provient de la disproportion des attentes humaines, d’un mauvais esprit critique et d’une myopie eschatologique qui confèrent aux hommes ce qui revient à Dieu. Même si Jésus n’attribue pas un caractère politique à sa mission, cela ne signifie pas qu’il déprécie les réformes urgentes et nécessaires qui doivent être menées dans ce domaine, mais plutôt qu’il veut embrasser la totalité du réel, conditions politiques et économiques incluses[24].

L’archevêque nous présente un Messie qui s’identifie entièrement aux souffrances des Salvadoriens. Ainsi, il reconnaît le peuple qui marche à travers l’histoire avec sa croix à l’épaule, qui endure les peines de l’existence et qui se voit même crucifié par les pouvoirs de l’injustice et de la répression. Dans la croix apparaît exprimé le sort réservé aux non-citoyens de l’empire, ceux à qui on nie la liberté d’expression et le droit à la vie. Pour Romero, la croix situe l’être humain devant l’enjeu fondamental de l’existence : Suis-je en faveur des victimes ou des bourreaux, par omission ou ignorance, dans le déroulement actuel de l’Histoire du Salut-Libération[25] ?

Jésus sur la croix établit un critère irrévocable de justice au coeur de l’histoire. Il instaure un nouvel ethos qui veut être au service des autres dans l’exercice du pouvoir. Désormais, les victimes innocentes y rencontreront soutien et réconfort, certaines de leur participation à sa victoire sur la mort. La dimension tragique de l’histoire ainsi ramenée à son caractère eschatologique confère à chacun la responsabilité d’être générateur de vie ou de mort. Pour la théologie de la libération, la croix représente dans son expression historique l’affirmation de la fidélité à Dieu assumée comme esprit de solidarité envers les victimes. C’est pourquoi la foi ne doit pas être séparée de la politique en tant que préoccupation commune de la conduite d’un peuple. Une foi privatisée, souligne-t‑il, apparaît coupée de sa substance et de son véritable pouvoir de rénovation du monde. Vouloir séparer la vie et la mort de l’Homme de Nazareth de son environnement politique, c’est le priver de toute sa charge prophétique[26].

La Résurrection en tant qu’intervention divine inespérée vient confirmer la vérité et l’origine du message annoncé par Jésus-Christ. Le tombeau vide nous laisse sur un questionnement sans fin mais il s’agit également d’un motif d’espérance pour tous les opprimés de ce monde. Le Dieu de la Vie s’est manifesté et il a pris fait et cause en leur faveur. L’important pour Romero, c’est d’arriver à saisir le sens libérateur contenu dans la Résurrection comprise comme répudiation divine de l’injustice et du Mal infligé à l’Innocent. Toutefois, devant l’enthousiasme extraordinaire que soulève cette victoire définitive sur la mort, il ne faut pas oublier sa signification première comme confirmation de la présence du Règne de Dieu dans l’histoire. Par conséquent, le Salut ne doit aucunement devenir une fuite du monde et de ses défis, bien au contraire, la Résurrection ouvre les portes à l’espoir de ceux qui luttent pour l’avènement d’un monde meilleur[27].

L’annonce de la Bonne Nouvelle, l’effort multiplicateur du travail d’évangélisation, demeurent une exigence de la foi. Chez Romero, l’engagement pastoral correspond à une pratique de libération qui cherche à ressusciter les victimes abandonnées au bord du chemin de la compétition. Cette pratique demeure conflictuelle puisque les sacrifiés ont leur raison d’être (ils servent à perpétuer les rapports de domination), mais celle-ci sera la preuve que quelque chose de neuf est en train de naître et que le Règne de Dieu approche[28].

V. Le Christ transcendant

Pendant des siècles, l’adoration du Christ ressuscité a occulté le thème principal de sa mission, qui est l’annonce de la présence du Règne de Dieu comme rénovation de l’histoire et des hommes. Qui plus est, la vision de foi qui a été transmise a fait bien peu de place à l’Homme de Nazareth et sa redécouverte par les classes populaires a, entre autres, été rendue possible grâce à l’appropriation des Écritures réalisée par les Cercles de lectures bibliques et les Communautés ecclésiales de base (CEB) d’Amérique latine. Dorénavant, le phénomène d’identification au Christ ne s’effectue plus uniquement dans les tourments de la croix ou la magnificence de son trône céleste ; les CEB ont redécouvert son côté humain qui fait de lui un compagnon de route, quelqu’un qui incarne les aspirations du peuple à la libération. Le Jésus historique en vient donc lui aussi à transcender le cadre de son époque et les chrétiens apprennent à le reconnaître dans le regard souriant de leurs camarades. Romero sauvegarde cependant le caractère surnaturel du Christ transcendant comme Seigneur de l’histoire. La foi chrétienne est faite d’équilibres et de paradoxes où se trouvent à la fois réunis la faiblesse et la puissance, l’humilité et la gloire, la souffrance et la Résurrection, le corps et l’esprit, le Jésus historique et le Christ transcendant. Chez ce pasteur, on comprend que la théologie ne doit renoncer à aucun de ces aspects si elle désire demeurer jeune et ouverte au renouvellement permanent de l’interprétation de son réservoir de sens.

Depuis l’époque de Constantin, l’image du Christ-Roi a symbolisé une divinité qui servait de caution au pouvoir et à l’ordre établi. Son Règne de justice fut oblitéré en faveur de celui de l’empire, par substitution, le Règne de Dieu devint celui de la chrétienté. Quant à lui, Romero ne pose pas la question du Christ-Roi sous l’angle idéologique, mais théologique. Il le considère comme celui qui vient fonder son Royaume sur la terre en établissant bien cette distinction entre l’Église et le Règne de Dieu qui transcende et dépasse les limites étroites de cette dernière. Comme à son habitude, le prélat récupère une tradition de piété populaire qui est celle du Christ-Roi, pour engendrer une nouvelle perspective de foi. Appartenir à ce Royaume, décrit-il, c’est vouloir correspondre aux exigences de son Souverain[29]. Ainsi, la comparution devant Pilate représente la confrontation de deux perceptions différentes du pouvoir. Le Christ est venu pour redéfinir les rapports d’autorité, il n’est pas indifférent au sort des hommes mais il rejette les structures qui s’érigent sur la domination et l’injustice. Son Royaume est constitué sur la base et l’adhésion à la vérité dont se moque Pilate. La vérité, pour Romero, c’est le refus de toute forme d’idolâtrie et la recherche permanente du juste et du bien.

Dans la dialectique du Salut-Libération, le prélat ne renonce ni aux exigences de la justice, ni n’esquive le danger de la damnation. L’Enfer et le Ciel sont présents dans son univers métaphorique, promettant l’un à ceux qui outragent la dignité des enfants de Dieu et l’autre à ceux qui brisent les chaînes de l’aliénation et de l’exploitation. Même si cet argument fut abandonné par la théologie européenne, il semble pertinent d’observer la charge prophétique d’un tel discours. Au niveau symbolique, s’il apparaît important d’identifier l’idéal poursuivi, il l’est tout autant de savoir à quoi l’on s’oppose. Ainsi donc, l’image de l’Enfer vient cristalliser dans la psyché du peuple, l’abomination et tout ce qui avilit l’espèce humaine. Devant cette tragédie qu’est la répression, afin de refonder l’espoir, il apparaît nécessaire qu’il y ait une justice post mortem. C’est le rôle que joue l’Hadès dans l’interprétation romérienne de la réalité.

L’archevêque réalise que celui qui s’engage à la suite du Seigneur doit rechercher les victimes de ce monde comme lieu de révélation du péché des hommes et, paradoxalement, de la grâce divine à l’oeuvre. En effet, les pauvres apparaissent dans ses homélies comme les médiateurs du Salut-Libération tel que préfiguré par le Serviteur Souffrant d’Isaïe[30]. Si le travail d’évangélisation, comme pratique théologique de libération, s’inspire de la transcendance de cette Présence christique, il doit cependant demeurer enraciné dans la réalité quotidienne des gens, ce qui implique une bonne dose d’écoute et d’observation, ainsi que l’effort permanent de l’analyse sociale. Cette mission doit éveiller les gens aux réalités messianiques comme dynamique qui participe à la construction de l’histoire[31]. Si la Parole transcende les réalités humaines, c’est pour mieux les éclairer, de sorte que la prédication ne doit jamais être un discours aseptisé, prévient Romero. Selon lui, l’option préférentielle pour les pauvres demeure le critère d’évaluation de l’authenticité de la foi et de la profondeur d’une conversion. Cette option s’avère déterminante et elle reste irrévocable car elle atteste de la crédibilité du sentiment d’appartenance à l’Église de Jésus-Christ.

La Présence christique dans l’histoire se manifeste dans l’Église et ses sacrements, mais ce ne sont certes pas là ses seuls lieux de révélation. L’espérance apparaît comme le principe nouveau qui a été inscrit dans l’histoire avec la mort-résurrection du Christ et c’est là que réside la force du chrétien. Afin de découvrir cette Présence et la manifester aux hommes, il faut savoir maintenir cette dialectique entre l’analyse de la réalité, l’observation des signes des temps, l’interprétation libératrice de la Parole de Dieu et la prière comme lieu d’intériorisation et d’unification du sens du donné révélé. Cette perspective constitue l’élément essentiel de la pratique de libération incarnée par l’archevêque de San Salvador. Ces actions qui inspirent, orientent et dynamisent la praxis, sont le fait de communautés capables de recevoir l’Esprit, en elles se concrétisent les dimensions spirituelles et fraternelles du Salut-Libération.

VI. L’actualisation de la fonction prophétique

Le prophète est celui qui perçoit et annonce la transcendance de la réalité présente, il révèle le sens caché des choses et la portée véritable du péché comme élément déstructurant des hommes et des sociétés. Il réaffirme la primauté de Dieu dans un monde qui s’enferme dans des perspectives immanentes et oublie le sens ultime de l’histoire. Cet homme de Dieu qui s’exprime en vérité, est rejeté par les anti-valeurs de ce monde et tous ceux qui y adhèrent parce qu’il renverse symboliquement l’ordre établi et propose une attitude révolutionnaire dans un monde qui s’est habitué à l’indifférence. Entre autres caractéristiques du prophète authentique, on observe qu’il provient habituellement de la marge de la société et qu’il ne recherche pas le pouvoir. Il appelle à la conversion des justes et suscite l’espoir dans le coeur des affligés[32].

Romero généralise la fonction prophétique qui demande à être vécue partout où la vertu vient s’opposer au péché. D’après lui, être une nation sainte et un peuple de prophètes correspond à une mission permanente qui exige la vigilance de chaque instant, tout en sachant incarner un esprit de liberté. À ses yeux, les communautés ecclésiales de base représentent des communautés prophétiques parce qu’elles cherchent à établir l’esprit et les valeurs du Règne de Dieu dans la société. Elles portent une conscience solidaire et forment un corps spirituel de sorte que s’attaquer à l’un de ses membres, c’est porter atteinte à l’amour de Dieu qui les rassemble. Le Peuple prophétique constitue en ce sens une présence et une révélation de Dieu au coeur de ce monde, il rend la Parole crédible en l’actualisant dans sa pratique de libération. L’évangélisation, comprise comme enseignement, diffusion et incarnation de la Parole de Dieu dans la réalité historique, exprime le principe vital du Peuple prophétique. La vertu et la sainteté des familles et des communautés sont associées à son témoignage de vie[33].

Pour une théologie pratique de libération, la fonction prophétique devra s’inspirer du Jésus historique et chercher à établir un rapport de correspondance avec l’esprit des Béatitudes. On y apprend que le Peuple de Dieu se construit à partir de la base et cela demeure l’endroit de prédilection du libérateur qui devra s’être libéré lui-même au préalable de sa conscience aliénée par le système idolâtrique[34]. Les prophètes croient dans le pouvoir transformateur de chaque action, ils y reconnaissent la présence de la transcendance et c’est en ce sens qu’ils utilisent les symboles susceptibles de fonder un nouvel ethos collectif.

Le Salut-Libération relève de l’implication sociale et religieuse de tous parce que c’est ensemble que le Peuple de Dieu se sauve. À ce titre, certaines organisations populaires assument une fonction prophétique au sein d’une société lorsqu’elles dénoncent ce qui porte préjudice aux plus mal pris et qu’elles réclament les réformes structurelles nécessaires. L’Église et les chrétiens engagés appartiennent également à cette fraction qui intervient dans le monde pour y secouer la torpeur ou pour s’opposer à des lois qui ne profitent qu’aux bien-nantis. Par ailleurs, la spécificité de la fonction prophétique consiste à élever le caractère immédiat de ces revendications dans un rapport de correspondance avec la volonté divine. Elle agit dans une perspective sacrée en réaffirmant les valeurs inaliénables et la place respective qu’occupent le Créateur, la créature et la création. Ce travail permet de récupérer l’identité réelle du Christ, le libérant de la séquestration idéologique dont il est l’objet de la part des puissants[35].

L’archevêque affirme que les dimensions de la politique et de la foi ne peuvent pas être dissociées. En effet, le point de vue théologique, dans une société pluraliste, permet l’affirmation d’une opinion critique d’ordre symbolique concernant la direction temporelle des affaires de ce monde. Assumer la dimension politique de la foi, c’est prendre pied dans le réel à partir de l’affirmation de la volonté divine, c’est relever la dimension sacrée présente dans la réalité comme voie d’accès au Salut-Libération et à la préservation de ce qu’il y a d’authentiquement humain en nous. Pour l’exégèse, cela signifie la connaissance des aspects historiques, géopolitiques, sociaux et culturels qui appartiennent à la période rédactionnelle correspondante. Ainsi, la dimension politique guidera également l’effort d’interprétation herméneutique des récits bibliques en s’efforçant d’y déceler la trace des intérêts qui entrent en jeux dans la rédaction des textes. Tout comme l’analyse sociale, la méthode exégétique n’est pas impartiale devant les structures et les discours qui visent à maintenir le statu quo.

Les médiations concrètes de l’histoire sont les lieux où le Christ a choisi de mener son existence. Pour Romero, c’est la présence effective auprès des pauvres qui permet d’entendre l’appel de justice qui surgit de ce monde. Il ne s’agit pas là d’un lieu parmi d’autres, mais du centre d’interprétation qui révèle aux prophètes les luttes en faveur de la vie et de la mort. Dans cette optique, c’est à partir des « sans-voix » qu’il faut apprendre à décoder les joutes politiques comme contraires ou favorables à l’avènement du Règne de Dieu. Toutefois, cette lecture de la réalité sous un angle politique ne doit jamais faire oublier aux prophètes la relation qu’ils entretiennent avec la transcendance. Se préservant d’une interprétation univoque et exclusivement matérialiste de la réalité, ils ne doivent pas commettre la même erreur que les systèmes idolâtriques qui prétendent posséder la totalité de la vérité, séquestrant ainsi les possibilités du réel et leur potentiel d’engendrement d’un avenir différent[36].

Les libertés d’organisation, d’association et d’expression apparaissent essentielles aux yeux de ce pasteur afin de permettre une participation authentique du peuple aux débats démocratiques qui concernent son avenir. Sous une dictature, défendre ces prérogatives de la société civile s’avère une fonction cruciale de la dimension politique de la foi. L’archevêque apparente l’exercice de ces libertés fondamentales à une nécessité vitale pour les classes laborieuses qui doivent apprendre à faire valoir leurs intérêts à l’intérieur d’une société qui ne réalise pas le moindre partage des richesses. Le Christ constitue le ferment authentique de l’unité, de la persévérance et de la fidélité à la cause commune[37].

La mission de l’Église n’est pas politique, souligne Romero, mais elle ne peut rester indifférente devant le sort qui est réservé à ses membres et au peuple en général. L’engagement politique réalisé au nom de l’amour du prochain est d’ordre vocationnel, les chrétiens demeurent toutefois libres de leurs options politiques et leurs actions n’engagent nullement l’Église en tant qu’institution. Même s’il existe un lien entre la dimension politique et celle de la foi, leurs expressions doivent cependant demeurer distinctes et ne jamais se confondre dans un sens de politique partisane[38].

Conclusion

Après la mort de son ami Rutilio Grande, Romero prend résolument le virage conciliaire d’une Église Peuple de Dieu. Son action s’inspire des actes du Concile, des conclusions des rencontres de Medellín et de Puebla, de l’option préférentielle pour les pauvres, de la pratique des communautés ecclésiales de base et des nouvelles idées qui proviennent de la théologie de la libération, surtout Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino, qu’il confronte avec ses propres conceptions de foi. L’archevêque n’est pas un académicien ou un théoricien mais il se distingue par son approche pastorale novatrice au coeur d’une situation de crise. Il s’enrichit de son contact avec les humbles gens de son peuple qu’il s’évertue à défendre contre les exactions gouvernementales, et d’une spiritualité profonde à laquelle il peut consacrer deux à trois heures par jour.

Comme théologie pratique de libération, la prédication romérienne oppose le péché qui est à l’oeuvre dans toute société, à l’importance d’avoir une idée claire du Salut-Libération. L’Ancien Testament lui sert de canevas pour exposer l’intention de Dieu qui est de former un peuple afin qu’il participe de manière collective à l’édification d’un Règne de justice et de paix. Il insiste sur l’importance d’avoir une vision déterminée de la personne et de la mission du Jésus historique et du Christ ressuscité qui poursuit son oeuvre dans l’histoire. La redéfinition de l’intention divine et du projet du Salut-Libération implique une restauration du vécu ecclésial conçu désormais comme une présence organique et mystique du Christ dans l’histoire. C’est alors que les chrétiens et le peuple conscients de cette mission peuvent devenir les hérauts de Dieu par leurs attitudes et leur parole prophétique.

La transcendance de la liberté correspond à l’attitude du chrétien qui décide d’assumer jusqu’au bout les exigences de la fonction prophétique en intégrant la dimension politique de la foi à l’eschatologie de l’histoire. C’est pourquoi Romero n’a pas seulement parlé de la liberté et du travail de libération, il en est devenu lui-même un symbole par la surdétermination qu’il a su apporter à son existence. La liberté n’est pas le chemin de la facilité et de l’absentéisme politique, nous apprend-il, elle requiert la foi en Dieu et le courage de vivre son option existentielle jusqu’au bout. Pour l’archevêque, seuls sont libres les hommes et les femmes qui parviennent à s’extraire d’eux-mêmes pour se retrouver en Dieu qui leur révèle alors toute la transcendance de la vocation chrétienne.