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Les quatre textes qui font partie de ce dossier ont été élaborés dans le cadre d’un séminaire commun suivi à l’automne 2012 et l’hiver 2013 par les étudiants du doctorat en sciences des religions de l’Université Concordia, de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université Laval. La première partie de ce séminaire a été animée à l’Université Laval par Monique Cardinal et André Couture ; la seconde par André Couture. Travaillant à l’intérieur d’une thématique très large, celle des « Traditions religieuses : tensions et transformations », les étudiants de l’Université Laval ont choisi d’illustrer, à partir de leurs propres préoccupations de recherche, l’éventuel blocage que peut constituer l’utilisation de certaines catégories quand on oublie d’examiner leurs limites. Des catégories qui devraient servir de levier à la recherche deviennent alors des constructions figées et même des sortes d’absolus irrévocables, définis une fois pour toutes, qui empêchent les chercheurs d’analyser la réalité religieuse dans ses tensions internes et de se faire une vue exacte de ses transformations.

Accepter de penser les traditions religieuses comme des lieux de tensions et de transformations, c’est nécessairement les considérer non pas comme des systèmes clos et statiques, mais comme des réalités fluides et dynamiques. L’enjeu de la recherche scientifique est de faire progresser un savoir qui se rapprocherait le plus possible du réel tel qu’il est « vraiment », et ce « vraiment », en ce qui nous concerne ici, doit être pensé comme une succession de phénomènes divers (initiatives, contacts, emprunts, cristallisations, etc.). Les traditions religieuses sont traversées par des tensions, elles se transforment, elles évoluent. Pour le dire autrement, c’est parce qu’il y a tensions et transformations entre des réalités fluides qui semblent, malgré leurs différences, partager une commune nature, qu’apparaissent ce qu’il est convenu d’appeler des traditions[1]. Ce renversement dans la formulation rappelle que ce que l’on nomme une « tradition religieuse » est une catégorie qui se construit en aval de la confrontation aux différents problèmes posés à l’entendement par tel ou tel phénomène. Une catégorie est une grille qui permet de lire une réalité diverse et diffuse qui résistait jusque-là au savoir.

Il arrive, en sciences des religions, que l’utilisation de certaines catégories soit remise en question. Le collectif Rethinking Religion in India. The Colonial Construction of Hinduism, publié en 2010, rassemble diverses études postcoloniales qui interrogent la pertinence de la catégorie de « religion hindoue » pour désigner un ensemble de phénomènes religieux divers. Derrière son apparente neutralité, ce terme révélerait un passé colonialiste européen et chrétien, ce qui a conduit les chercheurs qui ont participé à cette publication à se demander s’il ne servirait pas moins à comprendre la culture de l’autre qu’à l’essentialiser et à la dominer. Cet exemple, qui constitue un cas extrême, permet de mesurer l’acuité du problème qui nous occupe, celui des présupposés épistémologiques nécessaires à l’étude scientifique de la religion. Est-il possible d’adopter une posture parfaitement neutre et d’utiliser des catégories universellement valables ? Se poser la question, c’est déjà reconnaître que tout chercheur évolue au sein d’une culture particulière et d’une discipline spécifique, et qu’il observe le monde qui l’entoure à travers le prisme de sa culture et les outils de sa discipline. Si les catégories utilisées pour analyser participent par définition de la connaissance, elles peuvent également, nous l’observons avec cet exemple, entraver la recherche.

Considérer qu’une catégorie peut constituer un obstacle épistémologique, c’est également se rendre compte avec Gaston Bachelard que « c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles[2] ». Tenter de connaître le réel, c’est se confronter à des zones d’ombre, à des impensés, à des causes de stagnation et d’inertie. En effet, loin de percevoir le progrès scientifique comme un continuum, une courbe croissante qui, succès après succès, s’étendrait de façon linéaire, Bachelard remarque qu’une « connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner[3] ». La connaissance se construit par une perpétuelle remise en question des acquis antérieurs, par des crises profondes, des retours en arrière. « Un obstacle épistémologique s’incruste sur la connaissance non questionnée. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à la longue, entraver la recherche[4]. » Nous faisons l’hypothèse qu’une catégorie peut, si elle n’est jamais remise en question, bloquer la recherche et la connaissance, soit parce qu’elle est dépassée ou non appropriée, soit parce qu’elle véhicule une certaine idéologie qu’il convient d’identifier dans un souci d’objectivité.

Cette hypothèse soulève la question suivante : pourquoi l’utilisation d’une catégorie résiste-telle à toute remise en question alors même, comme le dit Bachelard, qu’elle est susceptible de faire obstacle à la connaissance ? Les remarques qui suivent voudraient introduire à ce problème, avant que chaque chercheur de notre groupe montre en quoi, dans sa recherche spécifique, telle ou telle catégorie peut constituer un obstacle épistémologique. Nous commencerons par quelques exemples, tirés des sciences des religions mais également de la médecine, de travaux qui ont justement amorcé par le passé de telles remises en question. Cela ne veut pas dire que les catégories ainsi critiquées doivent nécessairement être abandonnées. Nous croyons cependant que notre démarche signifie qu’elles doivent toujours être utilisées avec circonspection.

La première raison que nous pouvons identifier et qui explique la pérennité de certaines catégories en tant qu’obstacles épistémologiques est liée au succès retentissant de certaines découvertes scientifiques. Lorsque Georges Canguilhem, un médecin et philosophe français, publie sa thèse de doctorat en 1943, cela fait déjà plus d’un siècle que le « normal » et le « pathologique » se définissent strictement sur le mode d’une différence quantitative. Une telle conception est issue des travaux de grands médecins français, tel Claude Bernard, qui, durant la première moitié du xixe siècle, ont révolutionné la médecine et ses outils thérapeutiques. En considérant que la maladie n’était qu’une variation quantitative de l’état normal, ils n’ont pas seulement réalisé de grandes avancées pour la préservation de la santé, ils ont également évacué la subjectivité des patients du processus thérapeutique, ce qui fera dire à Leriche quelques années plus tard que finalement, « le moins important dans la maladie, c’est l’homme[5] ». Les problèmes éthiques que pose aujourd’hui une telle médecine avaient été en partie anticipés par le travail de Canguilhem qui a osé remettre en question les catégories de « normal » et de « pathologique » telles que définies, ce sont ses mots, par les « dieux de la médecine française qu’étaient Magendie, Comte et Claude Bernard[6] ». Il a montré en quoi « être malade, c’est vraiment pour l’homme vivre d’une autre vie[7] » et, ce faisant, il a largement contribué à humaniser la thérapeutique moderne. Ce travail de remise en question n’a été possible qu’en prenant un recul nécessaire par rapport au succès des découvertes du siècle passé.

Les sciences des religions fourniront l’exemple suivant. Il arrive parfois qu’une catégorie s’intègre si bien dans le projet politique et l’idéologie dominante d’une culture donnée qu’on en oublie qu’elle n’est qu’une catégorie, c’est-àdire une dénomination créée de toutes pièces par la science. Si, au xixe siècle, un certain positivisme a souvent considéré la religion comme une sorte d’archaïsme d’où devaient émerger la loi moderne, la science et la politique, le xxe siècle a été le théâtre d’un changement de paradigme particulièrement important au sein duquel la religion a été perçue comme une dimension séparée, ne pouvant être réduite à aucune autre et possédant sa propre essence, différente de celle du juridique ou de celle de la science. Ce changement de définition de la catégorie de « religion » n’a pas échappé à la curiosité de l’anthropologue Talal Asad qui, de façon ironique, s’en étonne : « It may be a happy accident that this effort of defining religion converges with the liberal demand in our time that it be kept quite separate from politics, law, and science[8] ». Dans le premier chapitre de son livre Genealogy of Religion, publié en 1993, il montre comment, petit à petit, cette catégorie de « religion » à l’essence distincte s’est construite durant le xxe siècle et comment elle a accompagné l’évolution des mentalités. Ce travail n’a été possible qu’au prix d’un effort d’abstraction par rapport à l’idéologie dominante.

Notre troisième et dernier exemple concerne la tendance de certaines catégories à se « substantialiser » et à se substituer ainsi à la réalité qu’elles entendent désigner. Dans Les castes en Inde aujourd’hui, Robert Deliège fait une critique du livre Homo Hierarchicus. Essai sur le système des castes (1967) de Louis Dumont, devenu un classique dans les études indiennes. Tout en reconnaissant la valeur incontestable de cet ouvrage, Deliège reproche entre autres à la théorie de Dumont sur les castes de reposer sur le postulat de l’unité de l’Inde, dont le problème principal est « qu’elle ne constitue pas un outil heuristique permettant de dépasser la diversité pour mieux appréhender la réalité. Elle devient une fin en soi, un principe englobant l’ensemble de la réalité[9] ». Deliège remarque que, de ce premier postulat de l’unité de l’Inde, la théorie de Dumont aboutit à d’autres postulats (entre autres, la différence radicale entre l’Inde et « nous » comprise au sens de civilisation occidentale, l’omniprésence de la religion dans la vie sociale indienne, la notion de hiérarchie au fondement du système des castes), qui confortent des images stéréotypées de l’Inde (religieuse, non violente et dominée par la caste) largement diffusées par les orientalistes durant la période coloniale, et qui finissent par masquer le dynamisme et la fluidité du tissu social indien. Sans enlever le crédit à la démarche de Dumont, Deliège met en lumière sa tendance à « essentialiser » et à « substantialiser » des catégories (en particulier, celle de caste) qui permettent certes de prendre conscience de certaines réalités du système social indien, mais qui deviennent chez lui les clés d’une compréhension générale a priori. En « prenant vie », une catégorie se préserve ainsi de tout questionnement.

Ces trois exemples renforcent l’hypothèse selon laquelle une catégorie non remise en question peut faire obstacle à la connaissance en introduisant certaines raisons qui la préservent de tout examen. Parce qu’on a tendance soit à la « mystifier » ou à la « substantialiser », soit encore à l’« ancrer dans l’idéologie dominante », une catégorie peut s’incruster, se transmettre de chercheurs en chercheurs, parfois sur plusieurs générations, sans jamais être repensée ou mise en perspective dans des domaines ou des moments différents de ceux qui ont présidé à son élaboration.

Il est donc important de toujours garder en tête qu’une catégorie reste une construction scientifique. Or, une construction se faisant toujours par étapes, il est possible de remonter le temps afin d’identifier les différents moments qui ont marqué ce travail d’élaboration, effectué parfois sur des générations par l’intermédiaire de chercheurs très différents et à l’intérieur de champs de recherche distincts. Cette méthode permet de prendre conscience des forces et des faiblesses d’une catégorie, de mieux comprendre pourquoi elle a été créée, comment elle a évolué, ce qu’elle véhicule en arrière-plan d’un point de vue idéologique. C’est cette méthode qu’a employée notamment Canguilhem et qu’il décrit de la façon suivante : « De remonter aux sources lointaines des idées de Comte, à travers la pathologie de Broussais, de Brown et de Bichat, nous permet de mieux comprendre la portée et les limites de ces idées[10] ».

Nous posions au début de ce liminaire la question de savoir s’il était possible d’accéder à une posture parfaitement neutre dans l’étude des faits religieux. Si la réponse semble négative, il ne faut toutefois pas renoncer totalement à y parvenir et c’est là le projet dans lequel s’inscrit le travail de notre groupe d’étude. Filoramo a dit : « Le scientifique doit rechercher, même sans jamais l’atteindre, une position objective, à travers un processus ininterrompu d’autoréflexion critique, sans pour autant se faire illusion sur la possibilité de sortir de l’ombre dans laquelle il se trouve, et tout en maintenant une ouverture et une sensibilité à l’égard de l’Altérité religieuse[11] ».

Chacun des quatre chercheurs de notre groupe d’étude va maintenant tenter de montrer en quoi une catégorie, largement utilisée dans son propre champ de recherche, doit être remise en question afin de toujours mieux appréhender les traditions religieuses dans leur fluidité, en tensions et en transformations.

Jeffery Aubin examinera l’opposition sacré/profane dans les Divinae institutiones de Lactance ainsi que la signification donnée à chacun de ces termes et ce, pardelà leur sens moderne.

Andréanne Turgeon illustrera, à partir du débat historiographique entourant le « réveil religieux » québécois des années 1840, comment la littérature normative, largement perçue comme étant une source peu fiable pour aborder le vécu religieux, peut au contraire s’avérer indispensable pour expliquer les transformations des pratiques religieuses.

Claudia Nadeau-Morissette abordera la portée et les limites des catégories de « réalisme » et d’« idéalisme » qui ont servi jusqu’ici à analyser l’oeuvre romanesque de Premchand.

Nicolas Pujol s’interrogera sur la portée de la catégorie de « sacré » telle qu’utilisée par Pargament. L’objectif est de mieux comprendre les implications cliniques de sa définition de la spiritualité comme recherche du sacré.