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Le raffinement de la cruauté est l’une des sources de l’art[1].

S’il est vrai qu’« une profession peut survivre à la disparition du paradigme qui l’a engendrée[2] », il est juste de croire qu’une telle « survie » a un prix, celui que demande tout effort de recontextualisation. En ce sens, si ce qu’on appelle « la théologie chrétienne » est en fait simplement la dernière construction — entendons-nous, la construction la plus récente et non la construction finale —, d’un processus historique éminemment complexe de répétitions créatrices, d’interprétations et de déconstructions multiples, l’à-venir de la « profession théologienne » dépend peut-être de la capacité de ses représentants de se raconter autrement, d’inventer de nouveaux récits, d’utiliser de nouveaux vocabulaires, de nouvelles manières de se dire disant Dieu.

C’est dans cette perspective de recherche que j’avais proposé, dans un travail précédent, un essai de théologisation de la figure du « héros culturel » dessinée par le philosophe américain Richard Rorty : celui qu’il appelle « l’ironiste libéral[3] ». En réalité, je m’étais alors arrêté au milieu du chemin puisque j’avais examiné exclusivement la dimension ironique de ce « héros culturel », sans considérer sa dimension libérale. Cela revenait à imaginer une théologie prenant acte du « tournant esthétique[4] », sans poser la question des enjeux proprement éthiques — voire politiques — d’une telle esthétisation de la ratio théologique. C’est cette question que je voudrais reprendre ici.

Pour assurer une certaine intelligibilité à mon propos, je vais d’abord évoquer brièvement le « tournant esthétique » lié à l’avènement de la figure de l’« ironiste libéral ». Je serai amené par là à l’examen du « sécularisme » de Rorty et à l’identification des principales résistances qu’il pose aux tentatives visant à relativiser (ou à contester) l’opposition entre « discours ironiste » et « discours théologique ». Il s’agira ensuite de dégager les conditions d’accession de l’ironiste au statut de « libéral » et, par là, de « héros culturel » auquel Rorty le destine — je vais reprendre, à cette fin, la lecture que le philosophe américain propose du roman Lolita de Vladimir Nabokov. Enfin, il s’agira de poser plus directement la question de l’identification du théologien chrétien à la figure de l’ironiste libéral.

I. Le « tournant esthétique » et la figure de l’ironiste

La philosophie est affaire de mots, pareillement la théologie[5].

Le récit du « tournant esthétique » proposé par Rorty n’est pas Le récit ; il y en a évidemment d’autres possibles ; il est néanmoins intéressant parce qu’il recoupe d’autres constructions similaires, par exemple celle de Jürgen Habermas qui relie lui aussi le « tournant esthétique » au « tournant langagier ». Pour Rorty comme pour Habermas, le « tournant langagier » est lié à une remise en cause du privilège accordé à la conscience — c’est-à-dire au sujet isolé et monologique —, au profit d’une insistance sur la dimension de l’intersubjectivité[6]. Parce que le paradigme de la philosophie de la conscience est épuisé, il importe de faire le deuil du désir d’objectivité — procédant d’une « description qui place les êtres humains en relation immédiate avec une réalité non humaine[7] » — et, pour Rorty du moins, lui substituer un désir de solidarité, c’est-à-dire un désir d’entrer en conversation avec l’autre[8] et d’étendre « la référence du “nous” aussi loin que nous pouvons[9] » ; dans les termes de Habermas, il s’agit de « remplacer le paradigme de la connaissance des objets par celui de l’entente entre sujets capables de parler et d’agir[10] ».

Si les perspectives de Rorty et de Habermas se rejoignent dans leur critique des philosophies de la conscience et dans la promotion d’un certain « idéal communicationnel » (défini suivant des modalités qui divergent), elles s’accordent également dans leur critique du modèle de la « subjectivité décentrée[11] », dont les tenants prônent la découverte de nouvelles « façons sublimes de se détacher des autres » tout en prétendant que cela sert une fin sociale[12].

À la suite de Davidson[13], Rorty propose en outre de concevoir le langage comme un « outil » servant à la redescription ou au façonnage du soi et du monde : les êtres humains se re-constituent et re-constituent la société par la découverte et l’utilisation de nouveaux vocabulaires. Parmi ces vocabulaires, le « vocabulaire final » sert à qualifier l’ensemble des mots que les êtres humains « emploient afin de justifier leurs actions, leurs croyances et leur vie[14] ». Ce vocabulaire peut être qualifié de « final » dans la mesure où « si l’on met en doute la valeur de ces mots, leur utilisateur n’a pas de recours raisonné non circulaire ; ces mots représentent le plus loin qu’il puisse aller avec le langage ; au-delà il n’y a que passivité impuissante ou recours à la force[15] ». Pour Rorty, c’est le rapport qu’on entretient à l’égard de notre vocabulaire final qui détermine la ligne de partage entre le métaphysicien et l’ironiste.

Le métaphysicien est celui qui s’efforce de trouver un vocabulaire qui ne soit pas une simple production historique et contingente mais le « dernier mot » sur « ce qui est ». Il « prend pour argent comptant la question “Quelle est la nature intrinsèque de (p. ex., de la justice, de la science, de la connaissance, de l’Être, de la foi, de la morale et de la philosophie) ?” ; il suppose que la présence d’un terme dans son vocabulaire final garantit qu’il se réfère à quelque chose qui a effectivement une essence réelle[16] ». Ce que Heidegger parmi d’autres appelle « la tradition métaphysique » est en fait l’histoire des efforts pour trouver un tel vocabulaire ; elle renvoie plus explicitement à ce que Rorty désigne comme le « canon Platon-Kant[17] ».

En marge de la tradition métaphysique subsiste aussi une tradition ironiste ; Rorty identifie une série de figures philosophiques appartenant à cette tradition, allant de Hegel[18] jusqu’à Derrida[19], en passant par Nietzsche[20], Dewey[21] et Heidegger[22] — tous des auteurs qui ont cherché à définir « leur oeuvre par rapport à celle de leurs prédécesseurs plutôt que par rapport à la vérité[23] ». À l’encontre du métaphysicien, l’ironiste considère que « le “vocabulaire final” ne désigne pas “celui qui fait taire tous les doutes” ni celui “qui satisfait à nos critères d’ultima ratio (ultimacy), d’adéquation ou d’optimalité” » — dans une perspective ironiste, ces « critères » ne sont que des lieux communs qui « définissent contextuellement les termes d’un vocabulaire final qui a cours actuellement[24] ». Pour l’ironiste, « il n’est rien qui puisse servir de critique d’un vocabulaire final si ce n’est un autre vocabulaire de cette nature ; il n’y a d’autre réponse à une redescription qu’une autre redescription. Comme au-delà des vocabulaires il n’y a rien qui serve de critère de choix entre eux, la critique consiste à considérer ce tableau-ci, puis celui-là, et non à comparer les deux tableaux en question à l’original[25] ». La pratique de l’ironiste doit ainsi se conformer à la pratique du critique littéraire, qui se contente de « jouer les figures les unes contre les autres[26] ».

L’ironiste peut encore être décrit comme « un nominaliste doublé d’un historiciste ». Le trait nominaliste de l’ironiste est lié à son refus de toute forme d’essentialisme : « […] pour lui, rien n’est de nature intrinsèque, ni d’essence véritable. Ainsi pense-t-il que l’occurrence d’un terme comme “juste”, “scientifique” ou “rationnel” dans le vocabulaire final du jour n’est pas une raison de penser que la quête socratique de l’essence de la justice, de la science ou de la rationalité nous conduira bien au-delà des jeux de langage de notre temps[27] ». Le trait historiciste de l’ironiste est lié à son inquiétude permanente « qu’on l’ait initié dans la mauvaise tribu, qu’on lui ait appris à jouer le mauvais jeu de langage. Il craint que le processus de socialisation qui a fait de lui un être humain en lui donnant un langage lui ait donné le mauvais langage et ait fait de lui un être humain d’un mauvais genre » — même si, précise Rorty, l’ironiste « ne possède pas de critère de mauvaiseté[28] ».

Ainsi, Rorty définit l’ironiste par rapport à une certaine expérience des limites de l’existence humaine ; l’ironiste est « le genre de personne qui regarde en face la contingence de ses croyances et désirs centraux : quelqu’un qui est suffisamment historiciste et nominaliste pour avoir abandonné l’idée que ces croyances et désirs centraux renvoient à quelque chose qui échapperait au temps et au hasard[29] ». L’ironiste « a des doutes radicaux et permanents sur le vocabulaire final qu’il emploie couramment, parce que d’autres vocabulaires lui ont fait forte impression, des vocabulaires pris comme finaux par les gens ou dans les livres qu’il a rencontrés[30] ».

Par ailleurs, la particularité de l’ironiste ne réside pas dans le fait qu’il soit le seul à reconnaître la contingence du monde, mais dans le fait qu’il se résigne à seulement reconnaître cette contingence : « confrontés à l’inhumain […], nous ne sommes plus à même de surmonter la contingence et la douleur par appropriation et transformation : nous pouvons seulement reconnaître la contingence et la douleur[31] ». Et si le pouvoir de reconnaissance constitue le seul pouvoir disponible, il faut dès lors prendre le parti de la littérature dans le débat traditionnel qui l’oppose à la philosophie — en d’autres termes, il faut privilégier les métaphores de l’autocréation par rapport aux métaphores de la découverte. C’est pourquoi Rorty identifie l’ironiste à la figure de l’artiste, de l’écrivain ou du poète — plutôt qu’à la figure du guerrier, du prêtre ou du scientifique.

Il importe de souligner ici que le « rapport à la contingence » qu’entretient le héros culturel de Rorty est intimement lié à une vision séculière de l’histoire et du monde, excluant d’office toute forme d’essentialisme — identifiée spontanément par Rorty au registre des interprétations religieuses et théologiques : « L’idée même que le monde […] possède une nature intrinsèque — que le physicien ou le poète ont pu entrevoir — est un vestige de l’idée que le monde est une création divine, l’oeuvre de quelqu’un qui avait quelque chose à l’esprit, qui Lui-même parlait quelque langage dans lequel Il a décrit Son projet propre[32]. » Contre une telle conception, Rorty souhaite « en arriver au point où nous n’adorons plus rien : où nous ne traitons plus rien en quasi divinité, mais où nous traitons tout — notre langage, notre conscience et notre communauté — comme le produit du temps et du hasard[33] ». La culture post-religieuse qu’envisage Rorty — et dont il pense l’établissement possible[34] — serait ainsi entièrement « éclairée » :

Dans sa forme idéale, la culture du libéralisme serait une culture en tous points éclairée et séculière. Où il ne resterait pas la moindre trace de divinité. […] Le processus de dédivinisation […] devrait, dans l’idéal, trouver son point culminant de telle façon que nous ne verrions plus la moindre utilité à l’idée que des êtres humains finis, mortels, existant de façon contingente puissent dériver le sens de leur vie d’autre chose que d’autres êtres humains finis, mortels et existant de manière contingente. Dans une telle culture, les mises en garde sur le « relativisme », la question de savoir si les institutions sociales sont devenues de plus en plus « rationnelles » dans les temps modernes et les doutes relatifs à la qualité de « valeurs morales objectives » des objectifs de la société libérale paraîtraient purement et simplement cocasses[35].

Il est par ailleurs assez intéressant (pour ne pas dire ironique) de constater que plusieurs lecteurs de Rorty — lecteurs non théologiens, en l’occurrence — ont décelé chez lui une forme de « religiosité ». Gilbert Hottois, pour un, note que Rorty apparaît « très […] proche de la religion » quand il soutient que « la capacité créatrice et recréatrice de l’homme doit demeurer […] essentiellement symbolique » :

Bien qu’il dénonce toute essentialisation de la différence anthropologique qui traite le langage (la pensée) comme « un don des dieux » ou le signe d’une appartenance de l’homme à un autre règne ontologique (l’âme, la substance spirituelle), Rorty s’efforce, à tout prix, de sauver l’ancienne définition philosophique de l’homme comme « le vivant parlant » ou « l’animal symbolique ». Le rapport essentiel de l’homme à sa condition est langagier et de description ; il n’est ni technique ni de transformation physique. L’homme est et doit rester un être de conversation, il doit prendre soin de sa condition, en l’aménageant[36].

Dans une perspective similaire, Richard Shusterman souligne que l’« acceptation de la contingence » prônée par Rorty paraît étroitement liée à une forme d’« humilité ironiste » ressemblant beaucoup à un positionnement religieux : « l’appel de Rorty à privatiser la théorie et à éviter toute prétention à exercer une autorité générale sur les autres […] s’accorde étroitement avec son anti-fondationnalisme et avec son pluralisme libéral. Mais il y a une piété presque religieuse dans cette humilité ironiste postmoderne qui semble étrange chez un séculariste aussi ardent que Rorty[37] ». À cet égard, l’usage même du terme « humilité » par Rorty est très intéressant. Ce terme renvoie en effet à une vertu « biblique[38] », qui appartient en outre « au vocabulaire christologique de l’Occident au point d’en être un des marqueurs les plus significatifs[39] ». La question se pose alors : loin d’être épuisé, le vocabulaire judéo-chrétien ne serait-il pas au contraire un outil encore utile, et cela même pour le théoricien de l’ironie post-séculière ? Ce qui vient d’être avancé suffit à montrer, me semble-t-il, que le rapport de Rorty au religieux est, à tout le moins, ambigu — on verra plus loin que cette ambiguïté est en quelque sorte redoublée (ou multipliée) lorsqu’il s’agit d’examiner la christianité du « héros culturel » de Rorty.

Le rapport de l’ironiste à l’instance théologique pose des problèmes spécifiques. D’abord, il faut noter que Rorty se réfère rarement de façon explicite à la théologie, même si les incidences théologiques des perspectives néo-pragmatistes qu’il développe apparaissent importantes à plusieurs[40]. C’est comme s’il avait décidé d’être fidèle au geste qu’il attribuait aux « laïcs » au début des années quatre-vingt — en les comparant aux pragmatistes —, et qui consiste à « changer de sujet » : aux yeux des laïcs, « les investigations sur la nature ou la volonté de Dieu ne nous mènent à rien. Leur propos ne consiste pas tout à fait à dire que Dieu n’existe pas. Ils ne comprennent pas quel sens cela pourrait avoir d’affirmer son existence, ni par conséquent de la nier. Ils ne possèdent pas davantage quelque conception spéciale, étrange ou hérétique de Dieu. Ils doutent seulement que le vocabulaire de la théologie soit au nombre de ceux qui s’imposent à nous[41] ».

Par ailleurs, les quelques références de Rorty à la théologie procèdent toutes de l’identification — non questionnée et non problématisée — de l’instance théologique à l’instance métaphysique et au fondationalisme. L’introduction de Contingency, Irony and Solidarity est spécialement révélatrice à cet égard, les termes « théologie » et « métaphysique » étant employés comme des synonymes[42]. Dans le cadre d’une telle identification, le théologien ne peut évidemment qu’être considéré comme « suspect » et voir remis en cause son « apport conversationnel[43] ».

À cet égard, le débat qui a opposé Rorty à l’« athéologien » Mark C. Taylor a été l’occasion d’une série d’affirmations très claires concernant le peu — ou l’absence — d’« intérêt » et de « pertinence » que Rorty prête au « genre théologique[44] ». Au nom d’une option « naturaliste », « pragmatiste » et « historiciste », Rorty rejette le geste théologique et son nécessaire renvoi — même chez un « athéologien » comme Taylor — à un « référent » hors de l’espace et du temps ; jusque dans ses formes « déconstructives », la théologie relèverait encore d’une aspiration métaphysique et essentialiste indépassable[45].

La discussion — historique[46] et virtuelle[47] — entre Rorty et Paul Tillich apparaît plus intéressante et complexe que celle avec Taylor. Même si Rorty s’attache à dénoncer les relents métaphysiques de la théologie de Tillich — notamment en lui reprochant son recours au mot « Être[48] » —, l’interprétation générale qu’il en propose suggère également la possibilité d’une lecture « contextualiste », « ironiste » et « pragmatiste » des écrits tillichiens, notamment du premier volume de la Théologie systématique[49]. Rorty attribue à Tillich la conviction que c’est « le métier d’un théologien chrétien […] de trouver une manière qui [permette] aux chrétiens de continuer d’utiliser le mot “Christ”, même après avoir renoncé au surnaturalisme » ; Tillich est ainsi présenté comme un « artisan pragmatiste » (pragmatic reweaver) occupé à retisser l’étoffe des croyances chrétiennes et la Théologie systématique est décrite comme une « entreprise destinée à nous enseigner une nouvelle façon de parler, grâce à laquelle nous [pouvons] nous questionner sur Dieu […] sans nous considérer comme des supersavants[50] ». Les premiers linéaments de cette lecture « pragmatiste » du texte tillichien avaient d’ailleurs déjà été posés dans l’échange de 1964, sans que Tillich ne manifeste alors la moindre résistance[51].

Sur la base des quelques pistes de lecture ainsi ouvertes et en référence à celles déjà explorées ailleurs, je considère qu’il ne faut pas exclure trop rapidement l’identification possible du théologien à la figure de l’ironiste libéral. Comme l’ironiste de Rorty, le théologien chrétien peut aussi renoncer à certaines assurances métaphysiques ; confronté à un impossible à dire, il ne risque qu’« une série d’énonciations perpétuellement inquiètes[52] », se trouvant pris dans le « jeu infini — sans commencement désignable, ni fin assignable des dispositifs successifs au travers desquels s’énoncent et se configurent, en extériorité, son être, son rapport aux autres et à soi[53] ».

Par ailleurs, une autre question se pose : une telle identification est-elle souhaitable ? La redescription ironiste est-elle la redescription à laquelle le théologien chrétien a intérêt à avoir recours actuellement ? Plus directement, la question s’énonce ainsi : l’ironisation de l’acte théologique — entendons : la redescription du « savoir théologique » comme « savoir ironique » — n’a-t-elle pas pour corollaire son esthétisation (et éventuellement son individualisation et sa privatisation), et n’implique-t-elle pas dès lors une perte du point de vue chrétien ?

II. L’ironiste libéral et le refus de la cruauté

Je crois qu’un jour viendra où quelqu’un me remettra en question et annoncera que, loin d’avoir été un oiseau de feu frivole, je fus un moraliste inflexible qui n’a cessé de distribuer des coups de pieds au péché, des taloches à la stupidité, qui s’est gaussé des vulgaires et des cruels[54].

Pour que l’ironiste accède au statut de héros culturel auquel il est voué, il doit être libéral. C’est-à-dire que, pour Rorty, l’ironiste doit appartenir à « ceux qui pensent que la cruauté est la pire chose que nous puissions faire[55] ». Cette définition a pour caractéristique de constituer en quelque sorte une « déclaration de principe », ne s’appuyant sur aucun argument de légitimation : « Pour les ironistes libéraux, la question “pourquoi n’être pas cruel ?” n’admet pas de réponse : autrement dit, il n’y a pas de fondement théorique non circulaire à la conviction que la cruauté est chose horrible[56]. » Cette idée de « justification circulaire » s’accorde parfaitement avec toute la critique anti-fondationaliste de Rorty et avec l’idée que la seule justification possible est celle « qui donne bonne allure à un trait de notre culture en en invoquant un autre, ou qui compare notre culture à d’autres, désobligeamment, en s’appuyant sur nos propres étalons de valeur[57] ». Par ailleurs, on pourrait risquer une interprétation plus audacieuse et se demander : dans quelle mesure ce type de « justification circulaire » se distingue d’une croyance ou d’acte de foi[58] ?

Quoi qu’il en soit, en insistant sur le caractère libéral de son héros culturel, Rorty reconnaît une limite indépassable à l’ironie : l’esthétisation ou la poétisation de la figure de l’intellectuel n’est pas totale, elle va de pair avec le respect de considérations proprement éthiques. En d’autres termes, il y a un « au-delà du principe de plaisir » : l’interdiction de jouir de l’autre[59]. Le héros culturel de Rorty — l’ironiste libéral — est celui qui devrait s’attacher à combattre la souffrance et la cruauté ; et, à cette fin, il devrait travailler à l’établissement de solidarité toujours plus grande entre les êtres humains — l’ethnocentrisme de Rorty et le refus de toute référence (métaphysique) à l’idée de « genre humain » s’accompagnant de la responsabilité d’étendre le « nous » auquel on se rattache.

Étant entendu qu’il s’agit de considérer la cruauté comme « la pire chose que nous puissions faire », encore faut-il savoir comment y résister et la combattre. À cet effet, Rorty distingue deux grandes voies, correspondant à deux types de livres : d’une part, il y a « les livres qui nous aident à voir les effets des pratiques et institutions sociales sur les autres » ; d’autre part, il y a les livres « qui nous aident à voir les effets de nos idiosyncrasies privées sur autrui » — « ces livres nous montrent comment nos efforts d’autonomie, nos obsessions privées qui nous poussent à atteindre une forme de perfection bien particulière, peuvent nous rendre oublieux de la douleur et de l’humiliation que nous provoquons[60] ».

L’introduction de cette distinction préliminaire est liée à une remise en cause de la division « traditionnelle » entre « sphères de la culture », dont Rorty souligne « l’effet virtuellement suffocant[61] ». En établissant un contraste entre une faculté de conscience et une faculté de goût, entre un champ esthétique et un champ moral, ce schéma conduirait certains à privilégier la morale au détriment de l’art, en distinguant la conscience — comme « faculté humaine essentielle » — et le goût esthétique — comme « faculté supplémentaire à option » ; tandis qu’il en conduirait d’autres à privilégier l’art au détriment de la morale : « le centre du moi devient le désir d’autonomie de l’ironiste, son désir d’une forme de perfection qui n’a rien à voir avec ses relations avec d’autres personnes[62] ». Pour Rorty, ces distinctions — entretenant l’idée d’un moi partagé entre « la quête cognitive de la vraie croyance », « la quête morale de l’action juste » et « la quête esthétique de la beauté » — ont le désavantage de ne pas rendre « justice au rôle que les romans, notamment, ont joué dans la réforme des institutions sociales, dans l’éducation morale des jeunes et dans la formation par l’intellectuel d’une image de soi ». La division entre « sphères culturelles » n’apparaît donc pas à Rorty d’« une grande utilité », aussi propose-t-il de traiter la conscience et le goût, non pas comme des facultés qui ont des objets déterminés, mais comme « des paquets de croyances et de désirs idiosyncrasiques ». Sur cette nouvelle base, il faut cesser de se poser certaines questions à propos d’un livre, comme celles de savoir s’il vise « à la vérité ou à la beauté ? » ou encore s’il promeut « la bonne conduite ou le plaisir ? ». Il faut plutôt simplement demander : « Quels desseins sert ce livre[63] ? »

De nouvelles distinctions deviennent alors nécessaires.

Il s’agit d’abord de distinguer « entre la gamme des fins actuellement énonçables dans quelque vocabulaire final bien connu et largement employé, d’une part, et le dessein d’élaborer un nouveau vocabulaire final, de l’autre[64] ». Cette distinction nous conduit à classifier les livres en deux catégories : d’un côté, les livres dont on peut évaluer la réussite sur la base de critères qui nous sont familiers ; de l’autre côté, les livres qui instituent en quelque sorte leurs propres critères. Pour Rorty, la seconde catégorie contient une petite partie seulement des livres, mais une partie qui compte : à longue échéance, ce sont les livres qui influencent le plus la vie de leurs lecteurs.

Parmi les livres qui ont pour dessein d’élaborer un nouveau vocabulaire final, il faut encore distinguer : « d’un côté, les livres destinés à élaborer un nouveau vocabulaire final privé, de l’autre ceux qui ambitionnent d’élaborer un nouveau vocabulaire final public[65] ». Suivant Rorty, ces deux types de livres correspondent à deux types de vocabulaires dont « l’ironiste libéral » a besoin. Il a besoin du vocabulaire final privé pour répondre à des questions comme : « Que serai-je ? », « Que puis-je devenir ? » ou encore « Qu’ai-je été ? ». Mais l’ironiste libéral — s’il est libéral — a aussi besoin d’un vocabulaire final public qui lui permette de répondre à une question comme celle-ci : « À quel genre de chose concernant quelle catégorie de gens ai-je besoin d’être attentif[66] ? » C’est à ce dernier type de question que s’intéressent des gens comme Marx, Mill, Dewey, Habermas et Rawls, et c’est pour y répondre qu’ils privilégient le vocabulaire de la justice au détriment du vocabulaire de l’autocréation. Et il est vrai que le type de questions touchant la « quête de la perfection privée » ne va pas nécessairement de pair avec le type de question qui concerne plutôt un « projet de vie au service d’autrui[67] ».

Rorty soutient qu’il n’est pas nécessaire d’articuler théoriquement le vocabulaire de l’autocréation et le vocabulaire de la justice ; il s’agit plutôt de concevoir chacun de ces vocabulaires en maintenant « une distinction bien solide entre le privé et le public[68] ». D’un côté, « le vocabulaire de la justice […] est nécessairement public et partagé : il est l’instrument d’un échange argumenté ». D’un autre côté, « le vocabulaire de l’autocréation est nécessairement privé : il ne se partage pas plus qu’il ne se prête à la discussion[69] ». C’est précisément l’erreur du métaphysicien de « vouloir universaliser son vocabulaire et son récit préféré » et de demander un assentiment public. Acceptant que « l’ironie est d’une modeste utilité publique[70] », le héros de Rorty se satisfait plutôt « du particulier et du contingent, du privé et du petit, et même du fictif et de l’éphémère » ; l’ironiste tente de « surmonter l’autorité des narrations et des vocabulaires hérités en créant un moi et une histoire selon ses termes à soi, sans pour autant revendiquer l’autorité sur le langage des autres et leur auto-façonnement ».

Il faudrait évidemment se demander dans quelle mesure un discours théologique chrétien peut souscrire à cette logique privatiste ? Plus largement, il faudrait se demander si l’idée même d’une césure radicale entre le public et le privé est soutenable[71]. Je renonce à m’engager plus avant dans l’analyse de cette problématique et je propose d’accepter provisoirement — et stratégiquement — la suggestion de Rorty suivant laquelle il faut renoncer « à l’exigence d’une théorie qui unifie le public et le privé » et « juger les exigences d’autocréation et de solidarité humaine comme des exigences également valables, quoique à jamais incommensurables[72] ». C’est en effet ce point de départ qui permet à Rorty d’insister — en accord avec Habermas — sur la nécessité du vocabulaire de la justice, sans pour autant discréditer — comme Habermas — le vocabulaire privé de l’autocréation. Loin de le discréditer, Rorty lui accorde en fait une nette préférence : le projet esthétique de rescription de soi apparaît ce qui compte vraiment, si bien que « le but d’une société juste et libre est de laisser ses citoyens être aussi privatistes, “irrationalistes”, et esthétisants qu’il leur plaît de l’être[73] ». Ce qui conduit le philosophe américain à faire l’apologie de l’État libéral, qui « nous procure seulement la stabilité et la liberté négative nécessaires pour la poursuite de nos plaisirs et notre perfectionnement individuels[74] ».

Par ailleurs, si Rorty assigne à la société la responsabilité « de laisser ses citoyens être aussi privatistes, “irrationalistes”, et esthétisants qu’il leur plaît de l’être », il ajoute aussitôt : « du moment qu’ils le font sur leur temps à eux : qu’ils ne causent pas de tort à d’autres[75] ». Cette dernière précision n’est évidemment pas anodine ; elle fixe en effet des limites à l’ironie — ou encore à l’esthétisation de l’existence — et pointe en direction de la dimension proprement éthique du héros culturel de Rorty. L’importance de cet impératif éthique et la difficulté de s’inscrire pratiquement dans une certaine logique esthétisante et privatiste (à laquelle Rorty s’attache théoriquement) apparaît clairement dans la lecture qu’il propose de Lolita, le roman célèbre de Nabokov.

Avant de reprendre les principaux éléments de cette lecture, je rappelle la distinction qu’établit Rorty entre deux types de littérature : la littérature qui combat la cruauté en l’évoquant de l’extérieur, du « point de vue des victimes » en quelque sorte, et la littérature qui consiste à écrire sur la cruauté « de l’intérieur, nous aidant à voir comment la poursuite privée de la volupté esthétique engendre la cruauté[76] ». Suivant Rorty, le meilleur de ce qu’a écrit Nabokov — Lolita bien sûr, mais aussi Pale Fire — s’inscrit précisément dans cette seconde catégorie d’oeuvres, qui décrivent la réalisation d’un désir de projet privé particulier, tout en posant le problème proprement éthique de la souffrance de l’autre découlant de ce désir.

Il faut bien voir qu’en émettant une telle hypothèse, Rorty va à l’encontre de l’interprétation que Nabokov lui-même donne de son oeuvre. En effet, on connaît les soins qu’a mis le romancier pour protéger Lolita de toute lecture moralisatrice : pour lui, Lolita n’est rien d’autre qu’une oeuvre d’art, un texte de fiction cherchant à nous conduire au bord de l’extase. À tel point, qu’il serait impossible ou mal venu d’en faire une lecture édifiante. La préface imaginaire du roman — plus fictive que le roman lui-même — vise précisément à écarter ce type de lecture : en se cachant sous les traits d’un docteur en philosophie nommé John Ray, Nabokov ridiculise et par là rejette l’interprétation « éthique » qu’on pourrait faire de son oeuvre. Lolita est ironiquement décrit comme « un récit dramatique qui tend sans relâche vers une véritable apothéose morale » ; par-delà son « intérêt clinique ou littéraire », « c’est le rejaillissement moral du livre […] qui retiendra l’attention du lecteur sérieux » ; ainsi, « à travers cette poignante expérience personnelle transparaît une leçon universelle ; cette enfant réfractaire, cette mère égoïste et cet obsédé pantelant ne sont pas seulement les personnages hauts en couleur d’un drame exceptionnel : ils nous mettent en garde contre de périlleuses tendances, ils nous montrent du doigt d’horribles déchéances[77] ».

En lisant cela, tous auront compris que, pour Nabokov, Lolita tend à tout sauf à une « apothéose morale », que son intérêt est purement littéraire, qu’il ne s’adresse pas à un « lecteur sérieux » et qu’il nous met en garde contre rien : quoi qu’en pense « John Ray, docteur en philosophie », ce roman n’enseigne pas qu’il faut éviter de poser ses mains sur les jeunes filles. Dans un article publié peu après la première parution du livre, Nabokov écrira d’ailleurs qu’à ses yeux « Lolita ne contient aucune leçon morale[78] ». La visée du roman est ailleurs ; elle relève essentiellement de l’ordre de l’extase. Or, dans le même paragraphe de ce texte — qui servira de « postface » au roman[79] —, Nabokov propose sa conception de la littérature et de l’art : « à mes yeux, écrit-il, un roman n’existe que dans la mesure où il suscite en moi ce qu’appellerai crûment une volupté esthétique, à savoir un état d’esprit qui rejoint, je ne sais où ni comment, d’autres états d’esprit dans lesquels l’art — c’est-à-dire la curiosité, la tendresse, la charité, l’extase — constitue la norme[80] ».

Cette définition de l’art paraît à Rorty pour le moins étrange. En identifiant l’art non seulement à l’extase mais aussi à la curiosité, à la tendresse et à la charité, Nabokov tenterait ni plus ni moins « de caser une philosophie morale ad hoc et invraisemblable[81] ». Rorty poursuit : « si curiosité et tendresse sont les marques de l’artiste et que toutes deux sont indissociables de l’extase — au point qu’il n’est de volupté possible en leur absence — il n’y a, somme toute, aucune distinction entre l’esthétique et le moral ». Je note au passage que dans son analyse, Rorty s’attache particulièrement (quasi exclusivement en fait) à l’élément de la curiosité — dont il souligne d’ailleurs qu’il vient en premier dans l’énumération de Nabokov —, et qu’il ne revient pas comme tel sur la référence à la charité.

Quoi qu’il en soit, on se rend bien compte que la définition de l’art proposée par Nabokov suppose résolu le « dilemme de l’esthète libéral ». Il apparaît en effet que « la seule chose nécessaire pour bien agir, c’est de faire ce à quoi excellent les artistes : remarquer des choses que l’immense majorité des autres ne remarquent pas, être curieux de ce que les autres tiennent pour acquis, percevoir l’iridescence passagère et pas simplement la structure formelle sous-jacente. L’artiste curieux sensible sera le paradigme de la morale parce qu’il est le seul qui remarque toujours tout[82] ». L’artiste serait le modèle de l’être humain tendre et curieux, ayant « du temps pour les fantaisies d’autrui, et pas seulement pour les siennes ».

Or, pour Rorty, l’intérêt de l’oeuvre de Nabokov, et spécifiquement celui d’un roman comme Lolita, réside en ce que le romancier y explore « la possibilité que ses critiques les plus sévères eussent, somme toute, peut-être raison » et « qu’il existe des tueurs sensibles, des esthètes cruels, des poètes impitoyables : des maîtres ès images qui se contentent de transformer la vie d’autres humains en images sur un écran, sans prendre la peine de remarquer que ces autres personnes souffrent[83] ». Ainsi Humbert — l’anti-héros de Lolita — est « une exquise sensibilité à tout ce qui affecte ou exprime [son] obsession mais n’[a] pas la moindre curiosité envers tout ce qui affecte autrui » — l’incuriosité étant « la forme particulière de cruauté qui tracassait le plus Nabokov[84] ».

Plus spécifiquement, Rorty croit pouvoir déceler dans un petit épisode de Lolita une véritable clef herméneutique de l’ensemble du roman ; il s’appuie pour cela sur une remarque de Nabokov lui-même, présentant l’épisode du « coiffeur de Kasbeam » parmi « les nerfs moteurs du roman, les formules secrètes, les coordonnées subliminales qui ont donné sa structure à Lolita[85] ». Or cet épisode — qui « coûta un mois de travail » à son auteur — se résume à une seule phrase :

À Kasbeam, un très vieux coiffeur me coupa très mal les cheveux : il ressassait sans relâche les exploits de son fils au base-ball et, à chaque consonne labiale, il me postillonnait dans le cou et s’arrêtait de temps à autre pour essuyer ses besicles sur le drap, ou bien il interrompait le branle grelottant de ses ciseaux pour me montrer de vieilles coupures de presse, et j’étais si inattentif que lorsqu’il tendit le doigt vers une photographie encadrée parmi les antiques lotions grisâtres, j’eus un haut-le-corps en me rendant compte que le jeune athlète moustachu était mort depuis plus de trente ans[86].

Se rappelant que « la mort d’un enfant est, chez Nabokov, l’exemple classique de l’ultime souffrance[87] », le lecteur est invité à rattacher l’épisode de Kasbeam aux deux brefs passages où il est question du décès du frère de Lolita, et à propos duquel Humbert manifeste la même incuriosité. Dans le premier passage, il est question d’une lettre que Humbert cherche à retranscrire mais dont il a oublié la moitié du contenu — notamment, note-t-il, « un paragraphe fort lyrique, que je n’avais fait que parcourir au passage en lisant la lettre, à propos du frère de Lolita, mort à deux ans (alors qu’elle était âgée de quatre ans[88]) ». Le second passage est celui où Humbert déplore que la mère de Lolita parle rarement de sa fille, préférant évoquer « le petit mort ». Ces références à la mort du frère de Lolita doivent elles-mêmes être mises en rapport — par le lecteur — à l’épisode au cours duquel une observation de Lolita conduisit Humbert à reconnaître son ignorance profonde de sa belle-fille et se mit à envisager « que derrière la pauvreté de ces clichés puérils il y avait peut-être en elle un jardin, et des crépuscules, et la grille d’un palais[89] ». Humbert se rappelle alors d’une circonstance au cours de laquelle Lolita réalisa qu’une de ses copines « avait un petit papa si rose et si gentil, et un petit frère bien dodu, […] et Lolita n’avait rien[90] ».

Rorty croit que Nabokov a laissé au lecteur la responsabilité de faire le lien : « d’associer l’observation de Lolita sur la mort et le fait qu’elle eut jadis un petit frère dodu qui est mort[91] ». La postface de Nabokov ne viendrait au fond qu’expliquer ce qui a probablement échappé au lecteur, qui est dès lors ramené à sa propre incuriosité : « Le lecteur commence à se rendre compte qu’il a lui-même été tout aussi inattentif à cette interminable phrase et à ce fils moustachu mort, que Nabokov devinait l’avoir été. Soudain révélé à lui-même, comme un être, sinon hypocrite du moins d’une cruelle incuriosité, le lecteur reconnaît son “semblable, son frère” en Humbert[92]. »

Ainsi, du point de vue de la lecture de Rorty — et contre ce qu’affirme Nabokov —, Lolita comporte bien une leçon morale. Cette leçon « n’est pas de garder ses mains loin des petites filles » — en ce sens, Nabokov a raison d’affirmer que son roman ne comporte pas de leçon morale. Mais la leçon est « d’observer ce que l’on fait et, en particulier, d’observer ce que les gens disent. Car il pourrait s’avérer, comme c’est très souvent le cas, que des gens essaient de vous dire qu’ils souffrent. C’est dans l’exacte mesure où l’on est tout occupé à se forger sa propre forme privée de volupté sexuelle, à la manière de Humbert, ou sa volupté esthétique personnelle, comme le lecteur de Lolita qui a laissé échapper la phrase sur le coiffeur à la première lecture, que des gens sont susceptibles de souffrir davantage encore[93] ».

Ainsi c’est seulement en étant sensible à la souffrance de l’autre que l’ironiste peut accéder au statut de héros culturel auquel le destine Rorty et devenir un « ironiste libéral ». Ne faut-il pas se demander s’il ne commence pas alors à ressembler étrangement à un « chrétien » ? Ou plutôt, plus précisément, pour reprendre l’interrogation de départ, n’apparaît-il pas de plus en plus possible que le théologien chrétien puisse se comprendre sous les traits de l’« ironiste libéral » décrit par Rorty ?

III. Le théologien chrétien : un ironiste libéral ?

La redécouverte du christianisme est rendue possible par la dissolution de la métaphysique[94].

Le long détour qui nous a permis d’appréhender de manière relativement précise la figure de l’« ironiste libéral » — ou en tout cas, d’en apprécier certains contours majeurs — nous conduit maintenant à poser plus directement la question d’une « théologisation » possible-impossible de cette figure. J’ai eu largement l’occasion d’insister sur le fait que cette question comporte une double composante.

La première touche le caractère « pensable » (ou non) d’une théologie ironiste, c’est-à-dire « non métaphysique » : contre Rorty, il m’a semblé possible d’affirmer que le « théologien » pouvait s’identifier à « l’ironiste libéral » dans sa dimension spécifiquement « ironiste ». Il ne m’apparaît pas invraisemblable que le théologien conçoive son travail comme celui d’un artiste, d’un écrivain ou encore d’un critique littéraire. L’esthétisation — ou la littéralisation — de la ratio théologique impliquée dans ce procès identificatoire a évidemment des conséquences importantes, qui mériteraient des analyses plus approfondies que celles avancées ici. Par ailleurs, il ne serait pas difficile de montrer — me semble-t-il — que plusieurs théologiens chrétiens souscrivent déjà à cette identification avec la figure de l’écrivain (ou de l’artiste[95]), en rapportant l’acte théologique à un travail d’écriture[96] et de métaphorisation[97], ou plus explicitement à un exercice de littérature. Dans la même optique, le « retournement général contre la théorie au profit de la narration[98] » souhaité par Rorty apparaît en étroite consonance avec les développements contemporains touchant les « théologies narratives » chrétiennes, élaborées elles aussi très souvent en réaction à une épistémologie fondationaliste[99].

Le second aspect de la question d’une « théologisation » de la figure de l’ironiste libéral touche les incidences d’une telle identification ; pour reprendre les termes déjà utilisés, il faut se demander si l’ironisation de l’acte théologique — entendons : la redescription du « savoir théologique » comme « savoir ironique » — n’a pas pour corollaire son esthétisation (et éventuellement son individualisation et sa privatisation), et n’implique-t-elle pas dès lors une perte du point de vue chrétien[100] ?

Sans qu’on puisse prétendre avoir levé tous les doutes sur le sujet, l’examen de la dimension « libérale » du héros culturel de Rorty a permis de mettre en lumière les limites proprement éthiques imposées à l’esthétisme ironiste : le héros de Rorty n’est pas n’importe quel artiste, mais l’artiste non cruel. Comment dès lors ne pas établir de rapprochements entre l’attitude libérale à l’égard de la cruauté et le principe chrétien de la caritas ? Le refus de la cruauté n’est-il pas le simple revers spéculaire du principe de la charité[101] ?

Rorty lui-même encourage l’établissement de parallèles entre la « figure de l’ironiste libéral » et la « figure du héros (ou saint) chrétien » lorsqu’il écrit que « le christianisme ne savait pas que sa fin était d’alléger la cruauté[102] ». Les critiques sévères qu’il adresse au « christianisme historique » sont ainsi relativisées par cette reconnaissance du rôle positif joué par le « vocabulaire chrétien » dans le combat contre la cruauté et par la reconnaissance des « résultats prodigieux » produits par « l’usage métaphorique d’agapè par saint Paul[103] ». J’ajoute que l’orientation pratique sous-jacente aux perspectives néo-pragmatistes de Rorty — pour qui en définitive « la question n’est […] pas tellement de savoir si vous et moi partageons le même vocabulaire final que de savoir si vous souffrez » —, rejoint tout à fait la dimension orthopraxique de la foi chrétienne.

Le « danger » d’une esthétisation du geste théologique, découlant de l’identification du théologien à l’« ironiste libéral », m’apparaît prévenu par les paramètres fixés par Rorty lui-même. Les questions de l’individualisation et de la privatisation du travail théologique restent quant à elles ouvertes ; le travail exploratoire qui a été fait ici m’incite cependant à penser que l’identification du théologien au héros culturel de Rorty n’implique pas nécessairement l’abandon d’une inscription communautaire et publique du discours théologique.