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Introduction

D’abord une remarque plus personnelle. Lors de mes études doctorales, il y a déjà une dizaine d’années, j’ai eu un premier contact avec la pensée de G. Siegwalt. Ce fut un « choc théologique », un « ébranlement », mais surtout au sens d’une grâce. J’ai eu la chance, à ce moment, de fréquenter plus intensément un secteur de sa pensée. Depuis, pour toutes sortes de raisons circonstancielles, ce n’est que très sporadiquement et minimalement que j’ai été en présence de ses écrits. Or, les dernières semaines passées en sa compagnie livresque ont été pour moi l’occasion d’un véritable « retour aux sources » et c’est avec une immense joie que je me suis replongé dans cette pensée tout à fait lumineuse pour l’esprit, nourrissante pour l’âme, et stimulante pour l’action. J’y ai redécouvert l’essence de ce que cela signifie pour moi « être théologien » et renoué avec les motivations profondes qui ont orienté mes recherches en éco-théologie. D’avoir pris le temps de revisiter la pensée de G. Siegwalt m’a permis d’apprécier tout le poids qu’elle a dans mon héritage théologique et pour laquelle je lui suis si grandement redevable. Avec Douglas Hall (lui aussi, incidemment, auteur d’une « dogmatique »), il est certainement le théologien qui m’a le plus marqué, non seulement par son importante contribution intellectuelle, mais pour l’homme qu’il est, ce qui transparaît à chaque page de ses écrits.

I. Histoire d’une pensée

Nous sommes au début des années 1970. L’article de Lynn White de 1967 dans la revue Science, intitulé « The Historical Roots of our Ecological Crisis » retentit encore. La conférence des Nations Unies de Stockholm sur l’environnement a lieu en 1972. En 1973, Rachel Carson publie son fameux Silent Spring, considéré par plusieurs comme un livre « prophétique ». Le monde s’éveille lentement, mais graduellement, à la réalité de ce qui deviendra la « crise écologique ». Dans les milieux académiques de l’époque, en particulier théologiques, la question n’est pas encore très à la mode. D’autant plus que, d’une manière générale, « la théologie a renoncé au cosmos et à la nature[1] » et cédé ceux-ci aux sciences. Une poignée d’auteurs, presque tous américains, Santmire, Toynbee, Bonifazi, Cobb, Henry, commencent à s’intéresser à la thématique. On sent que quelque chose est en train d’émerger, qu’une sorte de connexion entre « religion » et « écologie » vient de se faire, qui prendra de plus en plus d’ampleur. Mais la réflexion est encore très jeune.

Très tôt, Siegwalt manifeste de l’intérêt pour cette question. Sa thèse de doctorat intitulée Nature et histoire[2], publiée en 1965, portait déjà en germe nombre d’idées (l’impérialisme de l’humain, la notion de jugement ontique dans la nature, l’objectivation dualiste et pécheresse de la nature et sa révolte manifestant aussi celle de Dieu, la responsabilité humaine face à la nature, l’unité rédemption-création, la récapitulation, etc.) qu’il développera par la suite. En 1974, bien avant de débuter la rédaction de sa fameuse Dogmatique, G. Siegwalt propose une première réflexion éco-théologique sur ce qu’il appelle « les problèmes d’environnement[3] ». Il publie un article substantiel (40 pages, en deux parties) qui analyse en profondeur la crise écologique d’un point de vue philosophico-théologique. Il fait alors office de précurseur en théologie francophone, car il est un des premiers théologiens à prendre à bras-le-corps la question des rapports problématiques de l’humain avec la nature. Deux autres articles, un en 1976 et l’autre en 1979, continuent d’approfondir cette question. Il a collaboré, en 1979, à la rédaction d’un petit livre : Nature menacée et responsabilité chrétienne[4]. Il dirige aussi, en 1980, la publication d’un collectif intitulé La nature a-t-elle un sens ? Civilisation technologique et conscience chrétienne devant l’inquiétude écologique[5], dont il signait 4 articles, et où on reconnaît déjà une ébauche de ce qui servira de cadre méthodologique à sa cosmologie théologique.

Même si, depuis, plusieurs penseurs ont abordé la problématique écologique, peu l’ont fait de manière aussi originale et fondamentale. Rares sont les penseurs qui ont une compréhension aussi pénétrante et radicale — dans son sens étymologique le plus fort de « racine » — de la crise écologique que connaît la modernité. Il la situe dans toute la profondeur de son enracinement historique, philosophique, culturel et religieux. La crise écologique n’est qu’une des manifestations symptomatiques de la crise plus globale que traverse le monde moderne.

G. Siegwalt n’a pas produit d’ouvrage spécifiquement consacré à la théologie écologique. Cependant sa réflexion concernant la crise écologique (celle-ci étant entendue comme le symptôme le plus manifeste de la crise des fondements de notre civilisation) se profile comme l’arrière-plan contextuel de toute son oeuvre théologique. Elle la traverse de part en part, non pas comme un simple souci, mais comme le noeud où converge un ensemble de problématiques toutes interreliées. Comme toute théologie contextuelle, la théologie écologique est née de l’expérience d’aliénation d’une communauté souffrante, à la différence que cette communauté n’est pas un groupe humain parmi d’autres, mais l’ensemble de l’humanité actuelle, qui partage une unique condition planétaire de fragilisation et d’injustice, laquelle ne peut que conditionner l’accueil de la Révélation et le vécu de la foi.

Pour l’essentiel, la pensée de G. Siegwalt sur la crise écologique ne trouve pas dans la Dogmatique de réelles transformations, sinon un enrichissement et un développement, plus ample et plus fin (en particulier sur la dimension économique), redécoupé et intégré dans son immense fresque théologique que constitue la Dogmatique.

Mon intention ici n’est pas de procéder à une analyse critique de cette pensée, mais simplement de reprendre et de rassembler, d’une manière plus synthétiquement organisée, les principales articulations qui constituent l’éco-théologie de G. Siegwalt qui se trouvent quelque peu éparses dans l’ensemble de son oeuvre, autant dans sa Dogmatique que ses diverses publications. Le défi était de taille, considérant l’ampleur et la densité de son oeuvre. Je ne prétends pas avoir été exhaustif, cela aurait demandé un travail au-delà du temps dont je disposais.

II. La crise des fondements

Dans son texte de ce dossier, traitant de la crise des fondements, G. Siegwalt en a esquissé les grandes lignes en la référant à la crise écologique. Évidemment, plusieurs éléments seront repris, mais je me permettrai d’aller un peu plus dans le détail qu’il ne l’a fait.

Nous en conviendrons tous, les réalisations de la civilisation actuelle sont ambiguës[6] : à la fois enivrantes dans leur grandeur et leurs bienfaits, mais aussi décevantes dans la mesure où elles ne remplissent pas leurs promesses de bonheur, et même menaçantes dans leurs conséquences destructrices. La crise écologique n’est pas seulement une crise de la relation de l’homme avec la nature, elle est une crise de la civilisation, de ses fondations, et, plus profondément, de l’homme lui-même. Elle n’est pas une simple question d’ajustement technique du rapport de l’humain avec son environnement. C’est la nature même de ce rapport qui est en cause puisqu’il met en péril la survie de l’humanité. Une telle crise résulte d’une forme de culture particulière qui est celle de l’Occident. Plus qu’une « crise de la nature », c’est aussi une « crise de l’homme » et de sa civilisation, et des « puissances » (technocratie, économocratie) qu’elle a engendrées. Cette crise de civilisation est caractérisée par ce que Siegwalt appelle la « crise des fondements[7] ».

La crise écologique que nous vivons est un des symptômes les plus manifestes d’une crise de civilisation. Elle révèle la « crise de l’Occident » et de ses fondements. Elle a son origine dans la forme dominante de notre culture qui est caractérisée par la catégorie de « quantité ». La mentalité quantitative, qui aborde la réalité à travers l’observation et l’expérimentation, a donné naissance à une forme de culture particulière, la culture scientifique, qui consiste à réduire le réel à l’observable et au mesurable. La science moderne est l’aboutissement d’une conception du travail en tant que « manipulation de la nature », qui deviendra de plus en plus une « soumission de la nature », considérée comme un « matériau infrahumain » et dont l’objectivation procure un pouvoir opératoire. Cette compréhension matérialiste et fonctionnelle de la nature est très efficace. « L’intelligence quantitative est opératoire[8] ! », écrit G. Siegwalt. La crise écologique est « liée à la conception moderne de la nature, […] liée donc à une conception essentiellement objective-quantitative de la nature[9] ». La nature est conçue uniquement à partir des lois qui régissent la matière selon le schéma épistémologique du sujet/objet de Descartes qui en est la base. Ainsi décomposée, elle est réduite à sa fonctionnalité.

Cette distinction entre sujet et objet n’est pas fausse en elle-même, mais ce qui la rend fausse, c’est la coupure entre les deux et son absolutisation dans l’un ou l’autre pôle. La crise de civilisation n’est rien d’autre que l’actualisation de cette « faute épistémologique » qui divise le réel. Ce dualisme, constitutif de la modernité, sous-jacent dans toute la culture occidentale, ne pouvait que conduire à la crise des fondements que nous connaissons. La crise écologique, la crise des fondements, « est celle du dualisme[10] ». La nature n’est plus appréhendée dans son essence, mais uniquement (et c’est là que se situe le problème) dans la fonction qu’elle remplit, en vue d’une rentabilité.

La vision cartésienne a fait la preuve de son efficacité, mais aussi de son caractère gravement problématique dans la « crise de civilisation » ou la « crise des fondements », qui est tri-dimensionnelle : écologique, humaine et sociale.

1. La crise écologique

La crise des fondements de manifeste d’abord dans la crise écologique[11], signe d’un problème dans le rapport de l’humain avec la nature. La nature impose ses limites à l’objectivation et à l’exploitation. À travers la pollution, les changements climatiques, et autres désordres, elle devient « malade » puisque l’homme ne respecte pas ses équilibres[12].

Or, écrit Siegwalt, « la crise écologique montre que la nature n’est pas réductible à sa rationalité formelle et à sa fonctionnalité instrumentale[13] ». Elle est « le signe de l’unilatéralité de cette compréhension de la nature, le rappel que la nature n’est pas seulement quantitative-objective, mais aussi qualitative-vivante […][14] ». L’hybris de la rationalité nie toute idée de contenu, et donc de sens ou d’esprit de la nature pour ne s’intéresser qu’à sa forme extérieure. C’est l’unilatéralité de la compréhension objective-quantitative-matérielle qui porte atteinte à l’intégrité de la nature, à son identité vivante-qualitative-spirituelle.

2. Crise de l’homme

Le corollaire, la contrepartie de la crise de la nature, c’est la crise de l’homme. Tout comme la nature n’est pas seulement « matière », mais a une dimension spirituelle, de même l’homme n’est pas seulement « esprit » mais a une dimension naturelle[15]. L’être humain, dit Siegwalt, est une « corporéité spirituelle[16] ». « Par son corps, il est enraciné dans toute la nature extérieure, sans laquelle il ne pourrait être[17] ». L’anthropologie biblique rend bien compte de la vitale unité sujet-objet de l’être humain. L’homme ne peut pas être coupé de la nature sans subir lui aussi une réduction, une « aliénation[18] ».

Ainsi, le dualisme entre l’humain et la nature se continue à l’intérieur de l’homme en un dualisme corps-esprit ou nature-raison. Là aussi, le manque de reconnaissance de son unité, de son intégrité, se manifeste dans la maladie, autant celle du corps que de l’esprit. Là encore, l’être humain ne peut être réduit à sa seule raison. À travers les « maladies de civilisations » (expression fort éloquente en elle-même), l’humain aussi devient malade, car la nature est son « corps extérieur », la source de sa propre vie. Il ne peut transgresser impunément les lois de la nature sans lui-même être affecté. L’être humain se voit de plus en plus détaché, hors de la nature, en face d’elle. L’unité du réel est brisée. Or, on ne peut parler avec justesse de l’humain que dans la totalité que constituent l’humain et la nature. Ainsi notre culture moderne engendre, selon les mots de G. Siegwalt,

une division de l’homme lui-même entre ce qui est considéré appartenir à la nature et ce qui est plus spécifiquement esprit (division corps-âme) : l’unidimensionalisme de la science appelle l’unidimensionalisme de l’anthropologie et vice-versa ; et, comme l’homme participe de fait de la nature et de l’esprit, est l’un et l’autre, l’un dans l’autre, le double unidimensionalisme « cartésien » conduit à un homme potentiellement sinon réellement schizophrène (dans le sens de la division corps et âme ou entre nature et esprit). […] La crise écologique n’est pas isolée mais va de pair avec une crise de l’homme[19].

La crise écologique vient donc remettre en question à la fois notre conception de l’homme et celle de la nature puisqu’elles ont toutes deux la même origine : le dualisme. Nous avons ici le coeur de la pensée de Siegwalt, qui est sa critique des fondements du monde moderne : l’hybris rationnel du sujet qui objectivise les choses, parce que porté par un désir de puissance illimitée, ne peut conduire qu’à une rupture mortelle, tant pour l’homme que pour la nature. L’un comme l’autre, coupé d’une dimension essentielle, de leur unité vitale, deviennent malades[20] et se désintègrent.

3. Crise sociale

La manipulation de la nature conduit à son tour, et presque inévitablement, à l’objectivation de l’humain. Même si l’esclavagisme est officiellement banni, les exemples contemporains d’exploitation d’autrui ne manquent pas. La solidarité entre les humains se désagrège au nom de la compétition et de la productivité.

En bout de piste, l’apparente suprématie de l’humain sur la nature se retourne contre lui. Ultimement, « c’est elle qui triomphe de lui[21] ». Où cela est-il manifeste ? D’abord dans l’économie. Normalement, celle-ci devrait être au service de l’humain. Or, écrit Siegwalt, à travers « ces contraintes structurelles de l’économie, à ce qu’on nomme d’une expression si éloquente “les impératifs économiques” […], on peut parler avec une certaine justesse de l’asservissement de l’homme à l’économie[22] ». Par la médiation de l’économie, la nature fait comprendre à l’humain qu’elle ne peut être comprise unilatéralement comme un objet dépourvu d’esprit, réduite à une simple matérialité, littéralement dénaturée. Lorsque son identité spirituelle est niée, elle se retourne contre l’humain dont elle nie à son tour l’identité spirituelle en le réduisant en objet, en le déshumanisant. C’est pourquoi, dans la pensée de G. Siegwalt, l’économie joue un rôle central : c’est aussi par elle que peut se renverser le rapport mortifère de l’humain avec la nature. Nous y reviendrons plus loin.

III. L’« opposition » de la nature : sa « révolte » contre l’homme

La crise écologique est le résultat de la réduction matérialiste de la nature à sa fonctionnalité. Devant cette réduction, la nature « proteste ». Bien qu’il en reconnaisse le caractère anthropomorphique[23], G. Siegwalt voit dans les désordres environnementaux la manifestation d’une « opposition » et même d’une « révolte » de la nature qui refuse d’être exploitée et « violée ». En réaction, dira Siegwalt,

la nature elle-même est entrée dans un processus qui est un véritable procès contre sa violation par l’intelligence quantitative de l’homme. […] Les problèmes d’environnements sont des manifestations de grève de la nature, des expressions du refus grandissant et de la révolte de la nature contre ce qui apparaît de plus en plus comme étant une violation de la nature[24].

La nature, à travers tous les déséquilibres qui se produisent, n’accepte pas d’être réduite à un simple matériau. Pourtant, cette résistance de la nature à l’homme n’est pas nouvelle (la Bible en fait écho en Genèse) ; depuis toujours la relation homme/nature est marquée par une tension. Qu’est-ce donc qui est différent dans l’opposition actuelle ? Pour Siegwalt,

ce qui est nouveau n’est rien d’autre que ce qui est nouveau dans l’attitude de l’homme vis-à-vis de la nature : si l’opposition de la nature vis-à-vis de l’homme est conforme à la nature, comme cela vient d’être dit, elle n’est plus aujourd’hui simplement « naturelle », mais est de plus en plus conforme à la civilisation. La nature rejette face à l’homme le produit de la civilisation de la science quantitative comme étant trop partiellement, trop peu conforme à la nature et trop exagérément conforme à la civilisation[25].

Siegwalt qualifie donc la culture qui s’exprime dans notre civilisation d’« anti-culture[26] », c’est-à-dire une culture qui a perdu son lien avec la nature, une culture qui est l’oeuvre de l’« absence de l’esprit[27] » et donc de l’« anti-esprit[28] » (le « démonique »).

IV. La signification religieuse de la crise écologique : la « visitation » de Dieu et son « jugement » sur notre civilisation

Mais G. Siegwalt va encore plus loin en affirmant que cette résistance, cette opposition de la nature à l’humain (la crise écologique) doit aussi être comprise comme une manifestation de la résistance de Dieu lui-même devant l’hybris, la démesure humaine, qui s’oppose à l’orgueil de l’homme. « Dieu, dit Siegwalt, s’oppose à l’orgueilleux, à celui qui se croit uniquement placé sur, au-dessus de la nature, et ne se sait pas d’abord placé dans la nature[29]. » Il continue en faisant siens les mots du biologiste Illies : « Nos difficultés présentes sont les conséquences de notre oubli orgueilleux de la transcendance[30] ». Le déséquilibre de la terre est le langage que prend la nature pour protester contre l’exploitation irraisonnée de l’humanité. La plainte silencieuse de la nature muette est ainsi à comprendre comme le « jugement », la parole que Dieu profère contre les arrogants. La crise écologique apparaît donc comme un jugement de Dieu sur notre rapport à la création, comme un « jugement immanent, un jugement ontique, i.e. qui s’inscrit dans les faits[31] », conséquence de l’attitude unilatérale de l’homme envers la nature. La nature est la médiation par laquelle le jugement de Dieu se fait entendre sur notre civilisation. Dieu parle dans l’histoire et l’histoire humaine est liée à celle de la nature.

On sait que toute l’histoire du salut est ponctuée de « visitations » de Dieu. Siegwalt parle de la crise écologique en termes de « visitation », un concept biblique qui exprime d’abord l’idée de jugement, mais un jugement « en vue d’un salut[32] ». Ce temps de crise est un « kairos[33] », c’est-à-dire un moment historique de visitation où Dieu offre son salut. En grec, le mot krisis veut dire : jugement, critique, décision, choix, etc.

La crise écologique a donc quelque chose d’« apocalyptique », non seulement au sens figuré, mais au sens propre du mot « dévoiler » : elle est « révélation » des fondements de notre civilisation qui conduisent à une impasse, mais aussi, et surtout, elle est révélatrice de ce qui est le fondement dernier du réel : l’Être ou Dieu. « Sous le choc des ordures », dirait J. Sittler [34], il y a un « choc ontologique » dit G. Siegwalt[35]. L’Être fait irruption pour dévoiler la profondeur des choses. L’enjeu ultime de la crise est ontologique, à savoir la question dernière du fondement de la réalité en tant que totalité et unité. La conception « unitaire » des choses est donc essentiellement « religieuse[36] », tel que cela transparaît dans la conception mythique du monde.

La crise révèle donc que notre rapport avec la nature est faussé. En langage chrétien, on parle de « péché ». « Le jugement est toujours le signe d’un désordre de l’homme, de l’homme en lui-même et dans ses relations à autrui, aux choses, à tout, à Dieu ; dans le jugement, ce désordre (le péché) reçoit sa sanction[37]. » Ce jugement porté par Dieu sur notre civilisation demande donc une décision qui déterminera, positivement ou négativement la suite des choses. « La décision, à laquelle appelle la crise [écologique], c’est précisément un changement, une conversion, une métanoia[38]. » Nous sommes devant la nécessité d’un changement de paradigme, de mentalité, de vision des choses.

V. Appel à une métanoia : repentance et conversion

Aucun changement réel ne peut faire l’économie de la « repentance », c’est-à-dire de la reconnaissance de la dimension d’échec et de destruction (peccamineuse) de notre relation à la nature. La crise apparaît, aux yeux de G. Siegwalt, comme la résultante de « l’instauration, due à l’oubli de Dieu, de faux absolus dont la fausseté apparaît dans le pouvoir non d’intégration mais de désintégration[39] ».

Le péché, cette rupture fondamentale entre l’homme et Dieu, se manifeste aussi dans la division entre l’homme et la nature. « L’usage que l’homme fait de la nature est ainsi l’expression de son rapport avec Dieu[40]. » La crise écologique est une des plus flagrantes manifestations du péché de l’homme, de sa rupture intérieure et extérieure. Les problèmes environnementaux, signes de ce désordre, sont un appel de Dieu à la métanoia, à la conversion. Or, cette division est présente tant dans notre rapport concret avec la nature que dans notre système de pensée, de sorte que la métanoia concerne non seulement notre praxis et notre foi mais aussi — et peut-être d’abord — notre conception même de la nature. C’est à partir de ce renouvellement de la pensée, qu’il sera possible de fonder une véritable éthique écologique. Il nous faut une nouvelle « vision des choses[41] ».

VI. Une nouvelle ontologie : l’expérience des choses

Or cette nouvelle vision des choses, ou « raison théorique[42] », relève d’abord d’une raison pratique, c’est-à-dire d’une expérience des choses, d’un apprentissage par le réel. La pensée « vraie », et non pas seulement « fonctionnellement juste », est toujours globalisante et dialectiquement unitaire. Elle doit nécessairement se vérifier dans la réalité. Force est de constater que la science actuelle fait la preuve, a contrario, de son absence de vérité dans la « résistance des faits[43] », dira Siegwalt, que sont la crise écologique et l’aliénation humaine. La science moderne est, de toute évidence, un échec à rendre compte de la totalité du réel. La raison scientifique est « une raison schizophrène[44] », car elle ne donne accès qu’à un réel morcelé. « La grandeur de la science n’est pas en cause ; ce qui l’est, c’est sa prétention[45] » à dire tout le réel. Bien sûr la science permet de découvrir les lois qui rendent possible une certaine maîtrise de la nature. Mais cette maîtrise n’est que partielle. L’humain n’a pas la connaissance totale ou globale de la réalité. De sorte que certaines lois sont ignorées et violées[46]. Cette maîtrise relative est en fait une non-maîtrise totale qui entraîne inéluctablement un « jugement » immanent : le réel fait connaître à l’être humain la dimension « insensée » de ses actions. Car l’humain ne peut intervenir sur la nature qu’en respectant ses lois[47]. C’est précisément ce qui transparaît dans la problématique écologique : le non-respect de certaines lois fondamentales de la nature. C’est donc en définitive la nature qui est le « maître à penser » de l’homme, et qui seule peut lui dicter la juste mesure des choses dans son commerce avec elle.

Cette nouvelle « ontologie » est caractérisée par deux concepts principaux : l’« entre » et la « limite », tous deux le fruit de l’expérience et de l’observation des choses, ce que Siegwalt appelle « la méthode sapientiale[48] » (qu’il place en dialectique avec « la méthode prophétique[49] », c’est-à-dire la Révélation ou la « théologie de la création »).

1. L’« entre » ou l’interrelationnalité de toutes choses

Si la crise écologique, et par le fait même la crise de l’homme et de la civilisation, est caractérisée par une division fondamentale de notre approche de la réalité, elle appelle une nouvelle conception plus globale qui perçoit les choses dans leur unité, c’est-à-dire une nouvelle ontologie[50]. L’« entre » — (das Zwischen) une expression qu’il emprunte à M. Buber — est utilisé par Siegwalt pour décrire la « relationnalité des choses[51] », c’est-à-dire l’expérience de « l’interdépendance de chaque partie avec toutes les autres parties et de la dépendance des parties par rapport au tout des choses[52] ». Tout ce qui est est en relation. Le dualisme est précisément la dissolution du « entre ». L’impasse du dualisme pose la question de la vision unitaire des choses.

La « vraie » connaissance naît de la perception, de l’observation, en reliant les savoirs entre eux et en les référant l’un à l’autre et au tout des choses. C’est exactement ce qui définit la science de l’écologie : « […] la science des liens qui existent entre tout ce qui vit et son oikos, son habitat, son environnement[53] ». Voilà pourquoi l’écologie n’est pas une science parmi les autres, spécialisée dans un aspect particulier de la nature, mais, par définition, la science des interrelations entre tout ce qui est, entre le minéral, le végétal et l’animal, entre l’humain et la nature. L’être humain n’existe pas en dehors de son inscription dans la nature. On ne peut parler adéquatement de la nature et de l’humain que sur l’horizon de la totalité du monde. Siegwalt dira de l’écologie qu’elle est une « école de pensée », au sens où elle nous apprend à penser. Pour lui la pensée est toujours « religieuse[54] » au sens étymologique de « relier » ou de « recueillir ». C’est la pensée, c’est-à-dire l’acte de mettre en lien, qui fait de l’observation humaine une « expérience ». Ultimement, cette expérience est celle de la « dépendance absolue, i.e. de l’interdépendance de chaque partie avec toutes les autres parties par rapport au tout des choses[55] ». La totalité du réel renvoie à une transcendance, à Dieu dans son immanence. Dans la crise écologique, il en va, ultimement ou dernièrement, de la question de Dieu. « La question des fondements, écrit Siegwalt, est la question de Dieu[56] ». En effet, la question de Dieu, selon la démarche sapientiale, ne se pose qu’à partir du réel, un réel expérimenté, et dont l’unité qui le sous-tend ouvre sur la transcendance.

G. Siegwalt espère que l’écologie, à travers ce qu’il appelle sa « fonction régulative[57] » par rapport aux autres sciences de la nature, pourra nous aider à sortir de notre « conception matérialiste de la nature » pour nous conduire vers une « conception dans laquelle la nature sera perçue comme totalité[58] ». On pourrait dire que l’écologie, par sa vision unitaire du réel, est une « voie d’accès à la religion[59] ».

2. La « limite » ou la finitude de toutes choses

Le second concept utilisé par Siegwalt est celui de « limite ». Dans le contexte de la crise écologique, celle-ci est éminemment mise en lumière. L’écologie nous renvoie à la « limite » en montrant que notre écosystème terrestre n’est pas pourvu de ressources illimitées ni d’une capacité infinie d’adaptation aux changements internes. La crise écologique est donc l’occasion par excellence pour prendre conscience de la finitude de notre monde, et de la nôtre. Selon Siegwalt, « cette expérience de la limite est une expérience religieuse : l’homme fait l’expérience de sa finitude et de la finitude de la terre, et au contact de cette limite l’homme fait, d’une manière nouvelle, l’expérience de la transcendance[60] ».

Ce sont ces deux catégories du « entre » et de la « limite » qui amènent Siegwalt à parler d’une « signification religieuse des problèmes d’environnements[61] », en ce sens que « le soi-disant homme a-religieux de notre temps vit et comprend de plus en plus les problèmes d’environnements religieusement ; il les vit et les comprend comme des questions qui l’atteignent en dernier ressort dans sa réalité profonde, i.e. sa réalité religieuse[62] ».

À partir de cette nouvelle vision des choses que propose G. Siegwalt, une éthique écologique se dessine. Quels en sont les principaux contours ?

VII. Les contours de l’éthique écologique de Siegwalt

1. Une « éthique de la sagesse »

Nous sommes devant la nécessité d’une éthique basée sur une vision globale des choses, ce que Siegwalt appelle une « éthique de la sagesse ». Ce dernier définit la « sagesse » comme l’intelligence des choses, la juste évaluation de ce qu’elles sont et comment elles sont reliées les unes aux autres et au tout. Elle est ce juste équilibre entre le tout et la partie. Elle « procède de l’observation et de l’expérience des choses[63] ». Dans la littérature sapientiale, le sage est celui qui accepte d’être enseigné par ce qu’il voit, reconnaissant l’interrelation des choses et leurs limites.

Cette limitation est double. D’abord l’auto-limitation de l’homme dans les nombreuses possibilités que lui offrent ses capacités. Il est clair que notre civilisation ne connaît pas la mesure, puisque le noeud même de la crise écologique c’est, dira Siegwalt, la « démesure [l’hybris] de l’homme par rapport à la réalité (limitée) de la terre[64] ». « Il lui faut le sens de la mesure, i.e. il lui faut mesurer, évaluer ce qu’il est fait au tout des choses[65] ». C’est cela qui fonde une « éthique de la sagesse », laquelle permet de ramener « les immenses possibilités, entrevues par la science et réalisées par la technique, à l’homme (Adam) et à la terre (adama), en posant la question, qui n’est jamais déjà une réponse, de ce qui sert l’homme et la terre et de ce qui les dessert[66] ».

Ensuite, le respect des limites inhérentes à la nature elle-même. Le fou dans la Bible est justement celui qui refuse la limite, tout comme l’humanité actuelle. Notre système économique est construit sur la négation de ces limites. L’économie moderne est précisément orientée pour mettre nos capacités technologiques toujours grandissantes au service du désir infini d’exploitation et de domination de la terre comme si les ressources étaient illimitées. Il ne s’agit pas de bouder les nombreux acquis positifs de la science. En effet, pour Siegwalt, « une telle sagesse ne s’insurge pas contre la science et à sa suite, la technique, mais contre leur autonomie par rapport au tout des choses et d’abord par rapport à l’homme et à cette terre : une telle autonomie rendrait la science et la technique démoniaques, i.e. destructrices pour l’homme et pour la terre[67] ».

2. Une éthique économique

Siegwalt définit l’économie comme « la relation organisée de la société humaine au cosmos et à la nature[68] ». Le travail et les techniques sont des « moyens » de cette économie qui, à l’ère moderne de l’industrialisation et de la technologisation, est devenue « l’instrument de la domination de l’homme sur la nature[69] ». Celle-ci est utilisée dans une perspective uniquement fonctionnelle et productiviste. L’« économisme, dira Siegwalt, c’est la conception d’une économie qui, comprise comme un productivisme, est sa propre fin[70] ». Inévitablement, l’humain, lui aussi objectivé, s’y trouve asservi. « La nature, écrit Siegwalt, réduite en objet se retourne contre l’homme et l’objectivise, lui, le rendant à l’image qu’il se fait d’elle. Elle le fait par la médiation de l’économie. […] Le monde contemporain offre l’image d’une économie qui, de servante de l’homme qu’elle est légitimement, devient de plus en plus sa maîtresse[71] ».

Siegwalt voit dans la figure de l’économie moderne une « idole », un dieu à qui l’homme rend un culte illégitime. Elle est devenue une fin en soi, se soumettant presque tous les domaines de la culture : science, technique, politique, loisirs, etc. Ainsi, « dans bien des aspects de la vie économique moderne perce la face démoniaque, destructrice, aliénante, l’aspect “puissance” ou Mammon du dieu argent ; c’est la rançon du rationalisme matérialiste de l’homme moderne, le jugement de son culte rendu à une idole[72] ».

L’« économisme[73] » (c’est-à-dire l’absolutisation de l’économie) est la conséquence du dualisme. Et c’est dans la coupure entre l’humain et la nature, et dans la négation de la dimension spirituelle de la nature qui en résulte, que « s’infiltrent les valeurs économiques absolutisées […] qui viennent aliéner l’homme et détruire la nature[74] ». Cet économisme met en évidence l’absence d’une conception unitaire du monde, et par là même son impact négatif tant sur l’humain que sur la nature. Par conséquent, seule une économie qui tienne compte des humains et de la nature, dans leurs essences propres, pourra renverser les effets destructeurs de l’économie actuelle. L’instance de jugement des valeurs économique ne pourra être que le « double tribunal » de l’humain et de la nature. La nature commande et juge. Elle est « normative ». Elle est « législatrice universelle[75] ». La civilisation a à répondre de son rapport avec la nature à l’aune de lois de totalisation qui lui sont inhérentes. Par conséquent, nous sommes placés devant la nécessité de convertir l’économie productiviste et injuste en une économie écologique et équitable qui respecte à la fois les limites de la nature et les besoins de tous les humains.

C’est ici que Siegwalt fait intervenir le « principe absolu de l’intérêt général », c’est-à-dire la « prise en considération des trois parties prenantes indissociables que sont la nature, l’économie, et l’homme[76] ». Aucune absolutisation d’une des parties n’est possible, sinon au détriment des autres et de l’ensemble. Ainsi, une économie authentique est nécessairement écologique, c’est-à-dire respectueuse de la nature et de l’homme qui en dépend. Cet « intérêt général » ne peut être défini dans l’abstraction, mais uniquement en termes de juste mesure pour chacun des membres. Il est à discerner dans l’épaisseur de l’histoire, par un travail de l’esprit compris comme « instance de totalisation[77] ». Une telle perspective soulève une double critique et une double exigence. D’abord, elle remet en question la vision fonctionnaliste de la nature considérée comme une propriété « dominiale ». « Le dominium, écrit Siegwalt, implique le droit non seulement à l’exploitation, mais aussi à la destruction de la nature[78] ». Il ne peut en être autrement dans une « économie de marché » qui est une « économie des ressources », c’est-à-dire que les ressources naturelles sont vues comme un capital à mettre en valeur, à marchander, dans un système de production, de concurrence, et donc de surexploitation. « L’économie de marché soumet la nature à la loi de l’argent[79] ». Or la loi de l’argent refuse de se soumettre aux lois de la nature, marquant ainsi une relation irrespectueuse envers celle-ci. Elle remet aussi en question la conception fonctionnaliste de l’homme, réduit à n’être qu’un producteur et un consommateur, facilement instrumentalisable et asservissable à l’économie.

Pour ce qui est de la double exigence, elle est d’abord celle d’une « économie écologique[80] ». Contrairement à l’économie de marché où la nature est un bien monnayable, en tant que dominium, propriété de l’être humain, la nature est ici perçue comme un patrimonium, c’est-à-dire un patrimoine. Ce type de propriété est caractérisé par le fait d’en hériter et de le léguer. Entre ces deux moments, il s’agit d’un « usage responsable », d’une gérance, d’une maintenance, d’une préservation. Plus précisément, il s’agit d’une propriété « collective », c’est-à-dire celle de toutes les générations, passées et à venir, que la culture permet de transmettre d’une à l’autre tout en garantissant la survie de l’humanité. Et c’est là l’essentiel : l’être humain doit cultiver la nature pour vivre, il doit en user. Il ne peut pas la laisser vierge et intacte. La conception dominiale de la nature, dans ce qu’elle a d’intrinsèquement vrai, à savoir qu’un certain usage est nécessaire à la vie, est ainsi récupérée dans la vision patrimoniale. Cette vision protège la nature contre un usage abusif en posant une limite, celle de la conservation pour les générations à venir, et rend aussi possible une fécondité optimale de la nature afin d’assurer la subsistance de l’humain. Siegwalt est très clair sur ce point : ce n’est donc aucunement « la nécessité et la légitimité de cette intervention [humaine sur la nature] qui sont en cause ; ce qui l’est, c’est sa limite[81] ». Bref, on découvre que la « domination » du monde ne peut se faire sans une « conservation du monde[82] ».

Siegwalt propose alors de fonder le « juste et vrai commerce avec la nature » sur trois principes du droit de propriété qui supportent la conception de la propriété comme patrimoine. Le premier est celui du principe fondamental de la destination universelle des biens et le second le principe de territorialité, qui suppose que la terre profite à ceux qui habitent un territoire donné. Mais puisque ceux-ci sont en polarité, en tension, et donc potentiellement conflictuels, il faut un troisième qui conjugue « le droit de chacun à ce qui est nécessaire à la vie » et « la solidarité entre tous[83] », à savoir le principe d’équité ou de justice[84].

3. Une éthique de la légitimité et de la nécessité

La sagesse par rapport à la nature doit prendre forme dans l’usage que l’homme en fait, à savoir dans une économie fondée sur les besoins réels. L’homme moderne est invité à redécouvrir quels sont ses vrais besoins de manière à utiliser les richesses naturelles de façon « légitime[85] ». La domination de la nature, c’est-à-dire la culture de celle-ci, « ne saurait être légitime que responsable[86] ». C’est le principe de légitimité, sur la base de la nécessité, qui permet de poser la question suivante : « […] qu’est-ce qu’il est, non pas possible mais légitime de faire, eu égard aux deux catégories […] du “entre” et de la “limite”[87] ? » Jamais les ressources finies de la terre ne pourront rencontrer la convoitise illimitée qui sous-tend l’économie occidentale. La fin de notre esclavage de l’économie du gaspillage passe par l’identification des vrais besoins et par le fait même dans la mesure et la limitation.

Encore une fois, le problème n’est pas dans la technique ou l’économie en elles-mêmes, qui sont essentielles pour l’existence humaine, mais celui de leur orientation en fonction de ce qui est bon pour l’homme et pour la nature. Nous ne pouvons renier ses apports positifs, mais nous devrons apprendre à les diriger de manière à surmonter leurs retombées négatives[88]. La question éthique, d’après Siegwalt, est alors celle-ci : « Quel est le bien de l’homme ? Et cela revient à dire, à cause de l’étroite dépendance de l’humain par rapport à la nature : quel est le bien de la nature[89] ? » Autrement dit, quel est l’« agir bénéfique[90] » pour chacune des parties concernées ? Et donc d’affirmer du même coup l’impossibilité d’absolutiser l’une ou l’autre polarité du réel. C’est d’ailleurs ce qu’on retrouve dans la Genèse, où l’être humain est défini écologiquement[91] et par conséquent situé dans une relation de dépendance vis-à-vis du reste de la nature. Tout comme la nature est dépendante de l’humain par rapport au respect ou à l’irrespect qu’elle reçoit de celui-ci. C’est pourquoi Siegwalt écrit : « […] l’être humain est responsable vis-à-vis du cosmos en général, de la nature (terre) en particulier. La création est la première instance de responsabilité, le premier forum (tribunal) devant qui l’être humain a à rendre compte[92] » de la légitimité de ses actes.

4. Une éthique de la gratuité

Cette repentance, cette métanoia qui est requise, n’est pas quelque chose que l’homme peut réaliser par lui-même : elle est donnée par grâce. Cette perspective nous fait voir ce que Siegwalt appelle « le véritable problème éthique : c’est celui du renouvellement de l’homme. Nous savons que ce renouvellement n’est pas le fait de l’homme, mais le fait de la grâce de Dieu[93] ». L’homme ne peut pas « être son propre sauveur [94] ». Parce que la brisure de l’homme est inscrite au plus profond de son être, la réconciliation n’est possible que dans l’oeuvre de salut de Jésus-Christ. Seule « la rédemption renouvelle l’homme et le fait entrer dans un nouveau rapport avec la nature en même temps qu’avec Dieu[95] ». C’est ce que Siegwalt appelle l’« éthique de la gratuité ».

Conclusion

La crise écologique est une expérience d’échec. Nous arrivons à la fin d’un paradigme, celui d’un rapport de domination (sujet-objet) avec la nature considérée comme extérieure et inférieure à l’humain. Cette manière de penser et d’agir fait quotidiennement et massivement la preuve de son inadéquation. Le dualisme qui a dominé, et qui domine encore l’époque contemporaine, est de plus en plus remis en question, tant par les sciences de la nature que les sciences humaines. Celles-ci s’ouvrent progressivement à la prise en compte de cette unité dans ce que G. Siegwalt appelle une « pensée intégrative[96] ». Un nouveau paradigme, plus holistique, est en train d’émerger : celui de l’appartenance et l’interdépendance entre tout ce qui est. C’est la seule issue à l’impasse que vit notre civilisation. Malheureusement, le dualisme a trouvé dans l’économie sa quintessence pratique, de sorte que les avancées des sciences vers une vision unitaire des choses restent encore inopérantes.

G. Siegwalt a bien vu que le problème écologique est intimement lié à la question économique. Le critère premier d’une économie écologique est celui de la justice, qu’il appelle aussi la « compatibilité[97] » : est juste ce qui est compatible avec l’homme et avec la nature. Une telle économie fait justice à la nature en la respectant, de même qu’à l’humain qui, à travers la culture, lui donne d’être productrice. Le concept de « patrimoine », qui n’est pas chargé de connotation religieuse, est ici très porteur. Il offre une alternative à l’économie d’exploitation qui fait fi des limites de la nature et prépare ainsi la destruction du monde et de l’humanité. En effet, l’être humain ne peut pas vivre sans la nature qui le porte et le nourrit. Incontestablement, c’est le respect de la nature qui déterminera la survie de l’humanité.

Ce temps de changement, véritable crise qui ébranle le système, peut être lu comme un kairos. Ici, il est difficile de ne pas faire le lien entre l’idée de kairos qu’on trouve chez G. Siegwalt (inspiré de Tillich) et celle mise de l’avant par Vatican II de « signes des temps ». Cette expression renvoie à l’irruption dans l’histoire d’une réalité nouvelle qui demande à être accueillie. La crise a un caractère prophétique : elle est le lieu d’une révélation de Dieu dans notre histoire. Elle met en évidence des lieux de tension, mais aussi des possibilités de renouvellement. L’échec dans le fonctionnement du monde moderne, en particulier tel qu’il se manifeste dans la crise écologique, est le signe que quelque chose d’autre est possible. Cet échec est « un appel à un nouvel ordre économique, un ordre qui correspond à l’unité dialectique du réel[98] ». Il renvoie à la nécessité d’une réintégration de l’interdépendance fondamentale entre les parties, à retrouver l’unité brisée de la diversité du réel, au dépassement du dualisme qui ruine les rapports d’altérité. Il s’agit de retrouver ce que G. Siegwalt appelle des « relations de polarité », plutôt que des relations d’opposition.

L’éthique écologique qui découle de la pensée siegwaltienne n’est pas confinée à l’horizon chrétien, toute « religieuse » qu’elle soit en son fond. La reconnaissance des limites et de l’interdépendance de la nature, de l’humain et de l’économie, le refus d’idolâtrer leurs absolutisations, sont des tâches qui incombent à tous, chrétiens et non-chrétiens. La « puissance régénératrice du Christ[99] », comme Siegwalt l’appelle, est à l’oeuvre partout dans le monde, dans tous ceux et celles qui pratiquent une manière de vivre respectueuse du tout et de la vie.

L’éthique écologique de Siegwalt se situe donc à la croisée d’une éthique de la nécessité et d’une éthique de la gratuité. D’un côté, elle lui est dictée par le respect des irréductibles lois de la nature, condition de notre survie, et, de l’autre, conscient de notre impuissance devant l’ampleur et la profondeur du renouvellement à instaurer, elle est pure grâce de Dieu.

Chose certaine, la crise écologique ne peut en aucune façon être fuie. Elle ne peut être qu’« endurée », selon l’expression de Siegwalt, non pas au sens restrictif de « subie », mais plutôt de « traversée », « pénétrée », « rencontrée », et « expérimentée[100] ». Si la crise écologique signifie que les fondements du monde moderne sont gravement ébranlés, G. Siegwalt, en continuité avec la tradition prophétique, nous rappelle que cet ébranlement est notre salut.

Réponse de Gérard Siegwalt

La présente communication m’est d’abord l’occasion d’une remarque qui, pour personnelle qu’elle puisse paraître, est en fait assez générale.

Louis Vaillancourt parle de ce que la lecture, il y a une dizaine d’années, de tel écrit des années 1970 et puis de la DCE, a représenté pour lui, sur le plan de son devenir théologique. Reconnaissance, étonnement et réflexions chez l’ouvrier de ces publications.

Reconnaissance : quel enseignant ne trouve pas gratifiant le fait de pouvoir éveiller tel-le-s étudiant-e-s aux thèmes de sa discipline et, lorsque, en plus, la force, la volonté et la possibilité lui sont données de publier, de voir que tel écrit devient comme une semence dans une terre imprévue et imprévisible !

Étonnement : de constater non pas tant que les thèmes en question sont porteurs, puisqu’ils sont reçus, et constructeurs, puisqu’ils mettent ceux/celles qui les reçoivent en route de leur côté, mais qu’ils sont porteurs et constructeurs pour d’autres comme ils le sont en premier lieu pour l’« auteur » lui-même, en reliant non à ce dernier mais au même réel qui est le seul maître à penser qui vaille ; étonnement : oui, et encore reconnaissance, de ce que les choses se soient faites (se font) ainsi, alors qu’il aurait pu (et pourrait) y avoir pas ou peu d’écho — j’y reviendrai de suite — ou au contraire déviation, perversion, dans le sens de la constitution d’une « école ». Étonnement encore, du fait de la terre d’accueil et donc des lecteurs/lectrices qu’ont trouvés ces écrits : au loin, semble-t-il, plus qu’auprès, et au total relativement peu selon l’éditeur. Étonnement, et toujours reconnaissance, de ce qu’il y ait (eu) quelque chose plutôt que rien, de ce qu’au lieu de rien il y ait (eu) quelque chose.

Réflexions : 1. Les thèmes concernés n’ont pas été introduits dans la réflexion plus générale par l’« auteur » des écrits mentionnés ; celui-ci est au bénéfice de travaux, de prises de conscience, de mouvements de pensée et d’action, etc., de toutes sortes, antérieurs et concomitants. S’il les a repris à sa manière, son originalité est toute relative et s’inscrit dans ce vaste réseau qui le porte — et qu’il porte — critiquement.

2. L’actualité voire l’urgence ainsi que la pertinence de ces thèmes ne sont pas expressément mises en question, mais ils se heurtent à la résignation, à l’indifférence de fait, d’un grand nombre, bref au « sommeil dogmatique ». Les ébranlements, dans tous les domaines, des fondations qui portent notre époque ne peuvent certes pas ne pas être perçus ; les forces de renouveau constructives qu’ils libèrent, ou sont susceptibles de libérer, se heurtent cependant à la peur et à l’inertie, et celles-ci provoquent les impatients et les désespérés à la violence.

3. Les « précurseurs », dans toute la relativité dite, ne font qu’annoncer un cours des choses qui se produit de toute manière, parce qu’il résulte de ce qui a été semé dans l’histoire précédente. La théologie a vocation de dire le kairos, le temps de salut inhérent au cours des choses là où il arrive à son point critique. Le fruit de l’engagement théologique n’appartient pas plus à ce dernier que ce qui le suscite.

Au total, la lumineuse présentation systématique du sujet traité, qui manifeste la compétence et la profondeur de la lecture de Louis Vaillancourt, porte en elle à la fois l’expression et la promesse d’un engagement théologique et humain personnel qui se situe déjà en amont et qui certainement se poursuivra en aval de ce dont il est parlé dans sa communication.

Il reste, après cette première série de remarques, de relever encore deux points.

— L. Vaillancourt présente en même temps que la genèse, les tenants et les aboutissants d’une réflexion qu’il caractérise comme « théologie écologique ». On a ici une vue d’ensemble qui ne s’est donnée à l’« auteur » que progressivement et au bout d’un laborieux chemin. La consistance, ou encore la cohérence, de cette vue d’ensemble résulte de la prise en compte, chemin faisant, des problèmes tels qu’ils apparaissaient. La démarche a été inductive, « par en bas ». C’est la pertinence de celle-ci qui conditionne celle de la démarche proprement théologique, « de haut en bas », et donc de la « théologie de la création », la réciproque étant vraie également, comme le veut la méthode de la corrélation. La présentation donnée par L. Vaillancourt ouvre à l’approche proprement théologique du sujet.

— La question se pose de la pertinence, pour la crise écologique, voire de civilisation, de la « théologie écologique » exposée ici et dont l’autre volet est la théologie de la création. Il suffit de rappeler à ce propos que le « système » que veut être cette DCE ne tient que par sa capacité à éclairer le réel et à l’ouvrir, par-delà lui-même dans ce qu’il est devenu à l’époque moderne, à ce qui le sauve de son enfermement mortifère sur lui-même. Système et kairos vont ensemble. Il n’y a de kairos que grâce à une approche systématique du réel ; l’approche systématique du réel fait apparaître le kairos.

À la reconnaissance pour cette communication se joint l’espérance, qu’elle contribue à nourrir, de l’advenue du novum qui, à travers la crise de civilisation présente, est en route.