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La parution de The Paraphrase of Shem (NH VII, 1). Introduction, Translation and Commentary chez Brill offre une excellente occasion de souligner l’énorme contribution de Michel Roberge à la vitalité de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval à Québec et, plus particulièrement, du groupe de recherche de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi (BCNH), dont il fut le cofondateur dans les années 1970 avec les regrettés Jacques É. Ménard et Hervé Gagné. Ce livre constitue en quelque sorte l’aboutissement de plus de trente années de recherche sur la Paraphrase de Sem (ParaSem), premier traité du codex VII de Nag Hammadi (1,1-49,9). Quoique d’abord spécialiste de l’exégèse du Nouveau Testament, les principales publications de Michel Roberge portent cependant sur les textes de Nag Hammadi, dont la ParaSem, mais aussi Noréa et l’Entendement de notre Grande Puissance[1].

Ce livre est une traduction anglaise de son édition du texte publiée dans la BCNH[2]. Il s’adresse cependant à un lectorat plus large que celui de la version française, ce qui constitue un défi de taille, étant donné la nature particulièrement difficile de la ParaSem. En effet, le traité fut très rapidement considéré par les chercheurs comme une compilation désordonnée et incohérente en raison des nombreuses difficultés d’ordre rédactionnel qu’il présentait (diversité de genres littéraires, doublets, gloses, répétitions, inconséquences, vocabulaire flottant, confusion des interlocuteurs dans les dernières pages). Par exemple, Michel Tardieu le qualifie de « chef d’oeuvre de l’obscurité gnostique[3] ». Cette réputation a donc considérablement ralenti les recherches sur la ParaSem. Faisant fi de cette mauvaise réputation, l’A. propose d’y voir une apocalypse dont les limites originales sont toujours perceptibles au-delà des gloses et des interventions rédactionnelles qui parsèment l’ensemble du texte. Nous serions en présence d’une apocalypse gnostique influencée par la Bible, le valentinisme, le stoïcisme et le moyen-platonisme, surtout celui de Numénius et des Oracles chaldaïques, et qui doit être distinguée d’un écrit au titre quasi identique, la Paraphrase de Seth citée par l’Elenchos (V, 19-23) du Pseudo-Hippolyte. L’A. y décèle également une influence chrétienne dans le récit du baptême et de la crucifixion de Soldas (39,24b-40,3), qu’il identifie au Jésus terrestre. La ParaSem aurait été composée en Syrie orientale dans la première moitié du troisième siècle et constituerait en quelque sorte un des chaînons manquants entre le gnosticisme et le manichéisme.

Le livre est divisé en trois parties : une longue introduction (p. 1-95), une traduction anglaise du texte copte (p. 96-127) et un court commentaire (p. 129-139). Il est complété par une bibliographie exhaustive, un appendice, et divers index compilés par David Joubert-LeClerc. L’introduction a été traduite par le regretté Kevin Coyle, de l’Université Saint-Paul d’Ottawa. Les descriptions du manuscrit (cf. éd. 2000, p. 2-4) et de la langue du traité (cf. éd. 2000, p. 6-25), qui figuraient dans la version française ont été laissées de côté. Après avoir situé la ParaSem à l’intérieur du codex VII, l’A. s’attarde à l’épineuse question de son genre littéraire en considérant d’abord le problème de la confusion des interlocuteurs dans les sept dernières pages du traité (42,11b-49,9). Selon lui, la ParaSem est une apocalypse, car elle comprend un cadre narratif typique du genre tel que le définit J.J. Collins[4], c’est-à-dire une introduction décrivant le voyage céleste de Sem (1,5b-16a), le fils de Noé, au cours duquel il recevra une révélation purement auditive dispensée par Derdekeas, le fils de la Lumière infinie, et une conclusion décrivant son retour de l’extase et sa transformation (41,21b-42,11a). Selon cette hypothèse, le traité primitif se terminait en 42,11a. Le reste du traité (42,11b-49,9) serait le résultat d’un travail de compilation plutôt maladroit qui vient bouleverser le plan du traité originel. Pour parvenir à dresser un plan détaillé de l’oeuvre, M. Roberge étudie ensuite cinq procédés narratifs mis en oeuvre par l’auteur : (1) formules d’introduction, (2) inclusions, (3) suspension du récit et reprises, (4) parenthèses explicatives et réflexions du narrateur, et (5) principe d’exemplarité. De cette analyse se dégage une trame narrative cohérente articulée autour d’un mythe cosmogonique et anthropogonique complexe, une sotériologie et une eschatologie.

La description du système de la ParaSem donnée dans l’introduction est très détaillée. La partie cosmogonique du mythe (1,16b-23,8), qui raconte la chute et la remontée de l’Esprit, principe médian situé entre la Lumière infinie et l’Obscur[5], présente un certain nombre de ressemblances avec le mythe manichéen[6]. Cette chute est voulue par la Lumière infinie afin que l’Intellect puisse se séparer de l’Obscur, qui en tire orgueil. En effet, l’originalité du système de la ParaSem réside dans le fait qu’il situe l’Intellect dans le chaos dès l’origine. Or le texte ne fait allusion à aucun acte antérieur d’agression de la part de l’Obscur en vue de s’emparer de l’Intellect, ni ne mentionne que celui-ci se trouverait dans le chaos à la suite d’une chute. L’A. suppose que le rédacteur du traité a voulu maintenir la fonction démiurgique de l’Intellect dans l’organisation de l’univers, mais que l’idée d’un premier principe absolument transcendant et l’insertion d’un principe médian, le pneuma agissant comme un principe actif stoïcien, l’a amené à situer l’Intellect dans le chaos. Le modèle qu’il utilise est celui de Numénius d’Apamée et des Oracles chaldaïques. Dans ces systèmes, le premier Intellect est Père d’un second Dieu qui est l’Intellect-démiurge. L’auteur de la ParaSem utilise ce modèle, mais l’inverse. L’Intellect paternel se trouve situé au point de départ dans le chaos où il se trouve associé au principe mauvais et « enveloppé par le feu agité » (2,2-3). L’auteur construit donc son univers selon un schème vertical, mais à l’inverse du valentinisme, de bas en haut. De plus, comme dans les Oracles chaldaïques, l’auteur de la ParaSem fait intervenir une entité féminine, la Matrice cosmique, entre le premier et le second Intellect, et décrit la succession des Intellects selon le mode biologique de l’engendrement. La formation de l’univers ne se comprend donc plus à partir du monde transcendant des idées, mais comme un processus embryologique dans lequel le pneuma joue le rôle de principe actif et les Formes ou Idées platoniciennes sont assimilées aux raisons séminales des stoïciens. Par ailleurs, l’absence de Formes intelligibles transcendantes rendant inutile la fonction contemplative de l’Intellect-démiurge, l’auteur de la ParaSem ne retient pas le caractère dyadique de ce dernier comme chez Numénius ; il affirme plutôt l’existence d’un troisième Intellect, l’Intellect-roi, appelé à régner sur l’univers et les puissances cosmiques (21,2-23,8). Cette description de l’organisation du monde se déploie en dix épisodes qui correspondent à autant d’interventions du Sauveur, dont le but est de permettre la libération de l’Intellect et la remontée de l’Esprit.

Le mythe anthropogonique (23,9-24,29a) prolonge le mythe cosmogonique et de ce fait accorde une place centrale à la Pensée de l’Esprit. Contrairement à beaucoup d’écrits qui représentent l’Intellect comme la faculté supérieure de la nature humaine, l’Intellect joue ici le rôle d’une faculté faillible, subordonnée à la Pensée de l’Esprit mais supérieure à l’âme, principe vital matériel. D’où la distinction très nette qui est faite dans ce texte entre deux classes de sauvés : les pneumatiques d’une part, qui appartiennent à l’Esprit et se laissent conduire par la Pensée de l’Esprit ; les noétiques d’autre part, qui appartiennent à la Foi et qui ont reçu une parcelle de l’Intellect. Le reste de l’humanité est constitué des psychiques. Ceux-ci ont pour racine l’Obscur et leur seul principe de conduite est l’âme matérielle.

Le traité divise l’histoire universelle en trois périodes, délimitées par le déluge (24,29b-28,8a), la destruction de Sodome (28,8b-30,4a) et la crucifixion du Sauveur (38,28b-40,31a). L’auteur de la ParaSem procède en fait à une réécriture des récits bibliques du déluge et de la destruction de Sodome à la lumière du mythe cosmogonique, en inversant le sens de ceux-ci. Le baptême du Sauveur (30,4b-38,28a), nommé Soldas, qui précède le récit de la crucifixion, marque le terme d’une histoire du salut au cours de laquelle l’Archonte mauvais, le Dieu des Écritures juives, tente de garder les hommes sous le joug de la Nature. Selon l’A., le rédacteur de la ParaSem donne une interprétation docète de la crucifixion, semblable à celle que l’on rencontre dans le Deuxième traité du Grand Seth du codex VII de Nag Hammadi[7]. Cette histoire du salut se termine véritablement après la crucifixion de Soldas, le Jésus terrestre, dont le récit est précédé par celui de la remontée du Sauveur vers son lieu de repos, revêtu des parcelles pneumatiques et noétiques. Les récits du baptême et de la crucifixion sont également l’occasion de développer l’eschatologie du traité : le salut ne provient pas d’un baptême dans « les eaux nuisibles » (36,26), mais de la connaissance des noms des entités célestes qui ont joué un rôle dans la cosmogonie, qui permettra à ceux qui l’auront reçue de remonter sans encombre jusqu’au lieu du repos, l’Esprit inengendré. Les noétiques se reposeront dans un lieu intermédiaire, le lieu de l’Hymen, et les psychiques seront dissous dans l’Obscur. Cette eschatologie à deux niveaux se rapproche des doctrines valentiniennes de la Grande Notice d’Irénée, qui distinguent trois races d’hommes : les hyliques, voués à la destruction, les pneumatiques, qui accèdent au Plérôme, et les psychiques, qui rejoindront le Démiurge dans le lieu intermédiaire en choisissant le bien ou seront détruits avec les hyliques dans le cas contraire (cf. Adversus Haereses I,6,1 et 7,5). La ParaSem se termine par l’addition de deux discours de Derdekeas (42,11b-45,31a ; 47,32b-48,30a), une nouvelle ascension de Sem (45,31b-47,32a) et une seconde conclusion (48,30b-49,9), qui complète l’enseignement du traité. Comme nous l’avons noté ci-dessus, l’A. considère ces développements comme des additions postérieures.

La nouvelle traduction anglaise proposée est semblable aux traductions françaises de la ParaSem publiées en 2000 et 2007, sans y être parfaitement identique[8]. Elle a été effectuée par l’auteur lui-même directement sur le texte copte et n’est donc pas le résultat direct d’une traduction de la version française. La division du texte en sections s’appuie sur celle de la traduction structurée de l’édition de la BCNH (p. 219-241), mais elle est plus précise, car l’A. a pris soin d’ajouter certaines sous-divisions pourvues d’un titre, ce qui facilite grandement la lecture. La partie intitulée « commentaire » vise à consigner les recherches récentes de l’A. Cette partie est à rapprocher de l’annotation de la traduction française de 2007, mais s’en distingue par l’ajout de plusieurs éléments nouveaux pour l’interprétation du texte. Finalement, il faut signaler que l’appendice publié en fin de volume est inédit et que la bibliographie est mise à jour.

Le but de ce livre est de rendre le fruit des recherches de l’A. disponible à un public anglophone, ce qui contribuera certainement à donner une plus grande visibilité à ce texte peu connu. Il s’agit en effet d’une première tentative d’interprétation cohérente de la ParaSem qui reste inégalée à ce jour, de là l’importance de sa diffusion à un plus large lectorat. Michel Roberge arrive à convaincre le lecteur que la ParaSem n’est pas aussi obscure et impénétrable que l’on a bien voulu le laisser croire. L’identification du genre littéraire du traité et la mise en lumière de sa structure et de ses nombreux parallèles avec les littératures juive, chrétienne, valentinienne et philosophique contribuent grandement à en définir la cohérence interne. On peut toutefois regretter que l’A. se soit peu intéressé aux sept dernières pages du traité. On pourra toujours se référer aux notes qui accompagnent cette partie et surtout aux p. 74-77 qui analysent le second discours de Derdekeas (42,24-43,27a). De plus, ce que le titre présente comme un commentaire, n’est en fait qu’une annotation qui accompagne certains passages de la traduction. En revanche, la description du mythe de l’introduction est très détaillée et constitue pratiquement un commentaire du texte. Souhaitons que l’A. publie bientôt le commentaire qu’il a déjà annoncé et qui doit constituer le tome 2 de l’édition parue dans la BCNH. Ces remarques n’enlèvent cependant rien à l’importance et à la qualité des travaux de Michel Roberge sur la ParaSem, puisqu’ils fournissent maintenant un fondement solide sur lequel la recherche ultérieure sur le texte pourra s’appuyer.