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Dieu est avec les paresseux […]. Il n’a rien à faire avec les vampires du travail.

Albert Cossery, Les fainéants dans la vallée fertile

Tu m’as mis plus de joie au coeur qu’au temps où abondaient leur blé et leur vin. Pareillement comblé, je me couche et m’endors, car toi seul, Seigneur, me fais demeurer en sécurité.

Psaume 4,8-9

L’épisode de Gethsémani, qui décrit le trouble de Jésus au seuil de la Passion, est une scène fameuse des évangiles. On y raconte notamment comment Jésus se sentit abandonné par tous, autant par Dieu, son père, que par ses disciples. Texte célèbre, abondamment commenté — par les exégètes, par les théologiens, par les philosophes — et qui a aussi inspiré les artistes, notamment les peintres. Très souvent, ce récit est l’occasion de réfléchir et de méditer sur l’attitude de Jésus face à la mort et, du même coup, d’interroger notre propre rapport à la mort. Toutefois, ce n’est pas par ce biais que je propose de lire la scène de Gethsémani, même si, ultimement, c’est bien à ce type de réflexion qu’elle devrait nous conduire. Je voudrais plutôt m’attacher à un détail de la scène qui, généralement, ne retient pas beaucoup l’attention des commentateurs, alors même qu’on ne manque jamais de le relever : je parle du sommeil des apôtres ou encore, plus précisément, de l’injonction à dormir que Jésus leur adresse.

Généralement, quand on évoque le sommeil des apôtres au jardin de Gethsémani, c’est pour souligner la faiblesse des amis de Jésus, qui n’ont pas eu le courage de veiller avec lui, au moment où il en avait manifestement bien besoin. C’est le sens de l’interprétation mise de l’avant par Blaise Pascal : « Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers amis, et ils dorment ; il les prie de soutenir un peu avec lui, et ils le laissent dans une négligence entière, ayant si peu de compassion qu’elle ne pouvait les empêcher de dormir un moment[1] ». Ainsi, en dormant, les apôtres feraient preuve d’un manque de compassion à l’égard de Jésus. Ils l’abandonneraient, lui qui se sent déjà délaissé par Dieu — Dieu dont on peut se demander d’ailleurs s’Il ne dort pas lui aussi, s’Il n’est pas encore affecté par sa torpeur sabbatique : « Jéhovah, le dieu barbu et rébarbatif, donna à ses adorateurs le suprême exemple de la paresse idéale ; après six jours de travail, il se reposa pour l’éternité[2] ».

Je me demande si le sommeil des apôtres ne pourrait pas être interprété plus positivement : comme un témoignage plutôt qu’une trahison. En fait, je formulerais deux propositions. D’une part, j’aimerais montrer que le sommeil peut nous faire avancer dans la compréhension de ce que l’on appelle « témoignage ». D’autre part, j’aimerais suggérer que le sommeil en tant que tel peut constituer un témoignage chrétien, qu’il est même peut-être le plus beau témoignage que l’on puisse faire, dès lors justement qu’en dormant on ne fait rien. Ou si peu.

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Je rappelle d’abord quelques données de base du texte évangélique[3]. L’Évangile de Jean ne rapporte pas la scène : on y lit simplement qu’après le repas pascal « Jésus s’en alla, avec ses disciples, au-delà du torrent du Cédron ; il y avait là un jardin où il entra avec ses disciples » (Jn 18,1). On retrouve le récit de l’agonie de Jésus au Jardin des oliviers dans les trois évangiles synoptiques (Mt 26,30-46 ; Mc 14,12-42 ; Lc 22,39-46). Le récit de base est sensiblement le même. Mais quelques différences méritent d’être signalées.

Première différence : tandis que l’Évangile de Luc parle des disciples en général, les évangiles de Marc et de Mathieu racontent que Jésus divise le groupe en deux, puis emmène Pierre, Jacques et Jean, qui avaient déjà été les témoins de la Transfiguration[4]. Ils seront donc aussi appelés à témoigner de la scène de Gethsémani, de l’angoisse de Jésus et de sa prière angoissée, et cela même s’ils n’y assisteront pas comme tel… puisqu’ils dormiront. Cela n’est pas sans troubler certains exégètes, préoccupés par la question de l’historicité de la scène. C’est le cas de Feuillet dans sa monographie sur « l’agonie de Gethsémani » publiée en 1977[5], ou encore de Jacques Schossler : « Les paroles rapportées au v. 36 ont-elles effectivement été prononcées par Jésus en la circonstance ? Cette question est […] délicate. Pour pouvoir donner une réponse affirmative il faudrait qu’on puisse produire un témoin. Or, objectent de nombreux auteurs, le texte lui-même insiste sur la solitude de Jésus et sur le sommeil des disciples[6] ». Ce type de considérations engage bien sûr une certaine conception du témoignage, conception qui n’est pas celle qui préside à la présente réflexion.

La deuxième différence entre les trois versions de la scène de Gethsémani concerne justement le sommeil des apôtres. Dans l’Évangile de Luc, le sommeil des apôtres est mentionné à une seule reprise, et avec une explication un peu énigmatique : les apôtres se seraient « endormis de tristesse » (Lc 22,45[7]). Chez Marc et Mathieu, la trame de la scène est beaucoup plus complexe, avec trois allers et retours de Jésus. Je vais délaisser un peu la version de Luc, pour m’attacher aux versions plus élaborées de Marc et de Mathieu.

À trois reprises donc, on y raconte que Jésus s’éloigna de ses apôtres pour prier (sauf au troisième mouvement chez Marc, qui ne le précise pas). Que penser de ces déplacements ? Il paraît étrange de dire, comme certains exégètes, que l’angoisse du Christ l’empêchait de rester en place. Pour ma part, je ne rejette pas d’emblée cette explication : celle d’un Jésus angoissé, ne tenant pas en place, cédant à un activisme effréné. Xavier Léon-Dufour avance une autre explication. Ayant relevé que, « dans les synoptiques, Jésus se déplace sans cesse, tandis que les disciples restent immobiles[8] », l’exégète interprète ce fait au regard de la relation de Jésus à ses disciples. Pour Léon-Dufour, les déplacements de Jésus « font saisir le désir de communion » qu’il a avec ses apôtres en même temps que l’« échec de ce voeu », suivi d’une séparation définitive[9]. Pour autant, Léon-Dufour n’excuse pas les disciples : leur sommeil symbolise « la désunion » entre le Maître et eux. Toujours selon Léon-Dufour, ce sommeil n’est pas le « signe d’une inintelligence spirituelle », mais « celui de la faiblesse devant la tentation ». Les disciples savent l’importance du moment, mais ils n’ont pas la force de garder les yeux ouverts. En somme, ils font une petite sieste par faiblesse.

Je reviendrai sur le sens du sommeil des apôtres, mais pour le moment je voudrais décortiquer la scène en ses trois moments :

Lors de son premier retour, Jésus trouve ses apôtres en train de dormir (Mt 26,40-41 ; Mc 14,37-38). Le maître s’adresse d’abord à Pierre, puis aux autres. Voici ce que Marc fait dire à Jésus quand il s’adresse à Pierre : « Simon, tu dors ! Tu n’as pas eu la force de veiller une heure ! » (Mc 14,38). Dans sa lecture de l’épisode, Thomas More fait remarquer que l’Évangile de Marc utilise « Simon » plutôt que « Pierre » parce que « Simon », en hébreu, signifie « attentif » et « obéissant » : « Or, lui qui dormait malgré les avertissements du Christ, n’était ni attentif, ni obéissant[10] ». Ainsi, l’utilisation de « Simon » plutôt que de « Pierre » serait ironique : c’est bien une explication, mais il faut toujours se méfier un peu de ce genre d’explication par l’ironie. En fait, je me demande si le texte évangélique ne nous dit pas réellement que Pierre, en dormant, est bien « attentif » et « obéissant » ; il obéit d’ailleurs, en préfiguration, à l’injonction à dormir que Jésus lui adressera un peu plus tard.

Après son échange avec Pierre, Jésus s’adresse ensuite à tous : « Veillez et priez afin de ne pas tomber au pouvoir de la tentation. L’esprit est plein d’ardeur, mais la chair est faible » (Mc 14,38).

Lors de son deuxième retour, Jésus trouve encore ses apôtres en train de dormir (Mt 26,42-44a ; Mc 14,39-40). Les récits de Mathieu et de Marc ne sont pas tout à fait identiques. Mathieu nous dit d’abord que Jésus s’éloigne et prie : « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté se réalise ! » (Mt 26,43). Puis il revient vers ses apôtres, les trouvant endormis — « leurs yeux étaient appesantis », lit-on (Mt 26,43). Que dit Jésus alors ? Ou plutôt, que ne dit-il pas ? Rien. Il n’a aucun mot de reproche pour ses amis endormis. Il les laisse dormir, puis s’éloigne de nouveau. La version de Marc est très proche de celle de Mathieu. Marc nous dit d’abord que Jésus s’éloigne et prie. Contrairement à Mathieu, Marc ne rapporte par le contenu de la prière de Jésus, il mentionne simplement qu’il a répété les mêmes paroles que la première fois (Mc 14,39). Quand Jésus revient, il trouve ses apôtres endormis. Comme Mathieu, Marc note à propos des apôtres que « leurs yeux étaient appesantis », mais il ajoute : « ils ne savaient que lui dire » (Mc 14,40). La version marcienne suggère peut-être par là que Jésus a réveillé ses apôtres alors que leur sommeil était profond. Mais l’important, ici encore, est de souligner que Jésus n’adresse aucun reproche à ses amis quand il les trouve endormis.

Matthieu et Marc racontent ensuite comment Jésus s’éloigne pour une troisième fois. Mathieu relève que Jésus prie de nouveau « en répétant les mêmes paroles » (Mt 26,45), puis revient vers ses disciples pour leur adresser la parole. Le texte ne précise pas s’il les trouve endormis, mais le lecteur le suppose. Le récit de Marc, pour sa part, relate les événements avec une surprenante économie de mots : « […] pour la troisième fois, il vient ; il leur dit […] » (Mc 14,41). Ainsi, Jésus vient vers ses disciples, mais sans s’être éloigné, ni avoir prié ; il revient vers eux sans les avoir quittés, en quelque sorte.

Mathieu et Marc mettent les mêmes paroles dans la bouche de Jésus : « Continuez à dormir et reposez-vous ! » (Mc 14,41 ; Mt 26,45) C’est la phrase tout à fait étonnante qui est à l’origine de ma réflexion : Jésus enjoignant à ses apôtres d’aller dormir et de se reposer. C’est une phrase assez difficile à comprendre, notamment parce que Jésus avait initialement demandé à ses apôtres de veiller avec lui : « “Mon âme est triste à en mourir. Demeurez ici et veillez avec moi” » (Mt 26,38).

Les exégètes résolvent la contradiction apparente de deux manières, auxquelles les notes de la TOB font écho. Première solution : le sommeil auquel les apôtres peuvent maintenant s’abandonner est le signe de leur échec. Je cite la note à laquelle la TOB renvoie le lecteur pour expliquer Mt 26,45 : « En ne veillant pas pour prier, les disciples ont montré qu’ils ne sont pas prêts face à l’heure de la tentation qui vient ; le sommeil auquel ils peuvent se laisser aller désormais signifie qu’ils ont abandonné la lutte ». La deuxième solution à laquelle ont recours les exégètes pour expliquer la phrase de Jésus « Continuez à dormir et reposez-vous ! » consiste à invoquer… l’ironie. Je cite la note de la TOB (pour Mc 14,41) : « […] cet ordre pourrait signifier il n’est plus nécessaire de veiller, mais il a probablement une nuance ironique. Autres traductions : Vous dormez maintenant et vous vous reposez ! ou : Êtes-vous en train de dormir et de vous reposer ? »

Ainsi, on le voit, il semble intolérable d’admettre que Jésus ait pu réellement envoyer ses disciples dormir.

Cette injonction à dormir et à se reposer est difficile à entendre si on la situe, comme je propose de le faire, à un niveau proprement métaphysique : la vie chrétienne et, en général, la vie philosophique ne devraient-elles pas être une vie éveillée ? La vigilance n’est-elle pas un trait caractéristique de l’existence chrétienne[11] ? Ainsi, dans l’Évangile de Marc :

Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand ce sera le moment. C’est comme un homme qui part en voyage : il a laissé sa maison, confié à ses serviteurs l’autorité, à chacun sa tâche, et il a donné au portier l’ordre de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir, le soir ou au milieu de la nuit, au chant du coq ou le matin, de peur qu’il n’arrive à l’improviste et ne vous trouve en train de dormir. Ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez.

Mc 13,33-37

L’injonction de la première épître aux Thessaloniciens va dans le même sens :

Vous-mêmes le savez parfaitement : le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit. Quand les gens diront : « Quelle paix, quelle sécurité ! », c’est alors que soudain la ruine fondra sur eux comme les douleurs sur la femme enceinte, et ils ne pourront y échapper. Mais vous, frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour que ce jour vous surprenne comme un voleur. Tous, en effet, vous êtes fils de la lumière, fils du jour : nous ne sommes ni de la nuit, ni des ténèbres. Donc ne dormons pas comme les autres, mais soyons vigilants et sobres. Ceux qui dorment, c’est la nuit qu’ils dorment, et ceux qui s’enivrent, c’est la nuit qu’ils s’enivrent ; mais nous qui sommes du jour, soyons sobres, revêtus de la cuirasse de la foi et de l’amour, avec le casque de l’espérance du salut.

1 Th 5,2-8

Comment imaginer que Jésus ait voulu des disciples « endormis » ? Dans le cadre du récit de Marc et de Mathieu, l’injonction à dormir est d’autant plus difficile à comprendre qu’elle est immédiatement suivie, dans le texte, d’une injonction… à se lever (Mc 14,42 ; Mt 26,46).

Ces contradictions ou ces tensions s’avèrent assez intéressantes : si on refuse de les rapporter à un épisode historique qu’il faudrait reconstituer, si on rejette les recours — trop faciles — à l’ironie, ces contradictions et tensions m’apparaissent contribuer à la construction d’une véritable scène théologique permettant de penser à la fois la « nature » du témoignage chrétien et la place fondamentale que devrait y occuper le sommeil et aussi peut-être — plus largement — la paresse.

À ce moment-ci, j’aimerais vous proposer un petit détour par l’art. Je reviendrai ensuite au texte de Gethsémani et j’aborderai plus directement la question du témoignage, en lien avec celle du sommeil.

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Pour peindre la scène de Gethsémani, les peintres s’appuient évidemment sur les textes évangéliques. Par ailleurs, les artistes font souvent preuve d’une grande liberté dans leur utilisation des sources scripturaires, et il y a parfois de petites perles à cueillir[12].

Qu’est-ce que les peintres ont fait de la scène de Gethsémani ? Très souvent, on retrouve Jésus représenté en train de prier. Les peintres privilégiant le « Christ angoissé » s’inspirent du récit de Luc qui évoque la sueur de Jésus se transformant en sang (Lc 22,44). On a aussi souvent recours à la mention, que l’on retrouve aussi chez Luc, de l’ange venant fortifier Jésus (Lc 22,43). Enfin, les peintres puisent parfois dans une tradition extra-scripturaire pour représenter les instruments de la passion : croix, verges, etc. Dans les représentations picturales de la scène de Gethsémani, on voit souvent Judas et son escorte arriver, ce qui indique que les peintres privilégient le troisième retour de Jésus, c’est-à-dire le moment où son arrestation est sur le point de survenir.

Comment les peintres ont-ils représenté le sommeil des apôtres ? Pour dire les choses un peu rapidement, il semble qu’on puisse distinguer deux traditions d’interprétation, deux manières de représenter les apôtres endormis. Une première école représente les trois apôtres couchés sur le sol, inconfortables, recroquevillés, somnolant plutôt que dormant. Qu’on pense aux tableaux de Fra Angelico, de Schongauer ou encore de Giovanni Bellini. Je retiens que ces interprétations picturales ne portent pas un jugement négatif sur les apôtres dormant. Les peintres cherchent plutôt à justifier leur sommeil, qui est un sommeil inquiet, angoissé, très proche en ce sens des sentiments éprouvés par Jésus à Gethsémani. Une seconde école représente les apôtres confortablement couchés. Ainsi Montegna peint un apôtre (Pierre ou André) étendu sur le ventre, soucieux de son confort puisqu’il a la tête sur la souche d’un arbre, sur laquelle il a pris la peine de mettre une partie de son manteau. Des tableaux de Botticelli et du Greco obéissent à la même logique. Dans cette deuxième école de pensée non plus, aucun reproche explicite n’est adressé aux apôtres : ceux-ci semblent s’être abandonnés au sommeil, comme on s’abandonne à la providence, comme on s’en remet à Dieu avec confiance.

Une interprétation picturale de la scène de Gethsémani a particulièrement retenu mon attention. C’est un tableau que l’on retrouve dans la cellule 34 du couvent de San Marco, à Florence, et qui aurait été peint par l’un des assistants de Fra Angelico[13].

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L’originalité de ce tableau est que son auteur a peint Marthe et Marie en train de prier, à l’avant de la scène principale portant sur l’agonie de Jésus à Gethsémani. Que font-elles là ? Je vois deux possibilités. Premièrement, on peut penser que la prière de Marthe et Marie vient se substituer à la non-prière des apôtres endormis. Deuxièmement, on peut penser que la scène représentée au premier plan constitue la clef d’interprétation de la scène principale du tableau.

Voici le texte de la scène mettant en vedette Marthe et Marie, racontée dans l’Évangile de Luc :

Comme ils étaient en route, il [Jésus] entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une soeur nommée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe s’affaire à un service compliqué. Elle survint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur m’ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée.

Lc 10,38-42

Les « agités » ont toujours beaucoup de difficultés à entendre ce texte évangélique, qui semble condamner l’action et ne pas accorder beaucoup de considération à l’« esprit de service ». De fait, il existe toute une tradition d’interprétation, culminant avec Maître Eckhart, qui cherche à attribuer à Marthe le beau rôle dans cette histoire. Toute l’analyse de Maître Eckhart repose sur la distinction entre deux formes de jouissance, la jouissance sensible et la jouissance spirituelle. Dans la jouissance spirituelle, « la pointe suprême de l’âme ne se laisse pas fléchir par tous les ravissements, en sorte qu’elle ne se noie pas dans le sentiment de bien-être, mais au contraire se dresse encore plus puissance au-dessus de lui[14] ». Or, la posture de Marie, assise aux pieds du Maître à boire ses paroles, peut être interprétée comme un indice de son manque d’avancement spirituel, notamment par rapport à celui de son aînée. Marie serait prise, emprisonnée en quelque sorte, dans une jouissance purement sensible : « Nous la soupçonnons un peu, la chère Marie, d’être ainsi restée assise plus pour savourer cet état qu’en vue de son avancement spirituel ! » Dès lors, l’exhortation de Marthe — « dis-lui donc de m’aider » — est interprétée par Maître Eckhart comme l’expression de l’inquiétude de l’aînée pour sa jeune soeur : « Elle craignait que sa soeur ne restât embourbée dans ce sentiment de bien-être et ne parvint pas à un état plus élevé ». La réponse de Jésus à Marthe concerne précisément ce sentiment d’inquiétude. Le discours sur la « bonne part » ne constitue pas une rebuffade à l’endroit de Marthe, Jésus cherchant plutôt à la rassurer sur le sort de sa jeune soeur : « Ce n’est pas sur un ton de réprimande que le Christ dit cette parole : il entre dans sa pensée et lui donne l’espérance que Marie deviendra comme elle le désirait. » Et s’il répète le nom de Marthe, ce n’est pas pour la ramener fermement à l’ordre mais plutôt pour marquer la double perfection (temporelle et spirituelle) de la soeur aînée, instituée dès lors comme un modèle à imiter pour sa jeune soeur. Ainsi, dans la perspective eckhartienne, « Marthe n’est plus la figure de la vie active opposée à la vie contemplative, elle est l’unité de l’action et de la contemplation dans une vie plus haute et plus forte que celle qui les séparerait[15] ».

Pour ma part, j’adosse plutôt ma lecture à celle de la tradition d’interprétation dominante, une fois n’est pas coutume, et je vois dans cet épisode l’illustration de la distinction entre « vie active » et « vie contemplative », la leçon de Jésus visant à montrer la supériorité de la voie contemplative — une supériorité affirmée à plusieurs endroits dans son enseignement et surtout repérable dans sa manière de vivre[16].

Si on interprète le jeu entre Marthe et Marie comme une manière d’établir un contraste entre la voie active et la voie contemplative (mise de l’avant), le rapprochement que le peintre établit avec la scène de Gethsémani devient assez intéressant, me semble-t-il : ce rapprochement porte un éclairage sur l’épisode de Gethsémani, fournissant une explication du sommeil des apôtres d’une part, et du trouble et de l’agitation de Jésus d’autre part. Emporté dans un va-et-vient constant entre un lieu à l’écart (pour prier) et les apôtres, incapable de rester en place une minute, Jésus apparaît comme celui qui assume le pôle actif, celui de Marthe : il apparaît comme un « agité », un homme d’action, pris dans son angoisse et ne pouvant s’empêcher de bouger, d’agir. À l’inverse, les apôtres occupent le pôle contemplatif ; par leur sommeil, ils assument la part de la passivité. Marie était immobile, presque couchée, assise aux pieds de Jésus, suspendue à ses lèvres, vivant de sa seule parole, au-delà du régime des besoins. Les apôtres, dans leur sommeil, vivent dans le même ordre d’abandon ; ils ont choisi la « part de Marie », la « bonne part » donc. Leur sommeil n’est pas une trahison mais le signe même de leur foi, de leur confiance en Dieu, de leur soumission à la volonté du Père, de leur abandon confiant.

Ainsi, l’épisode de Gethsémani ne parlerait pas de la faiblesse des apôtres, incapables de veiller avec leur maître, mais de la conversion de Jésus au sommeil. Les contradictions que l’on a relevées dans le texte évangélique seraient plutôt les indices du chemin parcouru par Jésus, au fil de ses trois visites aux apôtres endormis : d’abord il reproche à Pierre de ne pas avoir veillé avec lui ; ensuite, il se contente de constater que les apôtres dorment encore ; et enfin, à la troisième reprise, Jésus demande à ses apôtres de dormir. Ce qui change de valeur dans ce parcours, c’est bien le sommeil, qui acquiert progressivement une positivité aux yeux de Jésus.

Avant d’arriver à la question du témoignage, je voudrais poser un certain nombre de jalons touchant le sommeil.

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Si l’Ancien et le Nouveau Testament valorisent la vigilance, la veille et l’éveil, il ne faut pas en conclure que le sommeil est diabolisé pour autant. Au contraire. Le sommeil peut être considéré comme quelque chose de très positif, comme le signe même de la foi, de la confiance en Dieu. Il suffit de penser à l’épisode de la tempête apaisée :

Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit : « Passons sur l’autre rive. » Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque où il se trouvait, et il y avait d’autres barques avec lui. Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait. Et lui, à l’arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent : « Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? » Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. Jésus leur dit : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n’avez pas encore de foi ? » Ils furent saisis d’une grande crainte, et ils se disaient entre eux : « Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? ».

Mc 4,35-41

Dans cet épisode, il est question du sommeil de Jésus, qui occupe une place singulière dans le récit. Comme le note Jean Delorme, « le sommeil de Jésus aurait pu être mentionné avant l’évocation de la tempête et expliqué par la fatigue, par exemple. Le récit aurait pris un autre cours et ne produirait aucun effet de surprise[17] ». Or, le sommeil de Jésus est révélé au moment où la tempête bat son plein. Un puissant contraste est ainsi établi entre le chaos extérieur et le sommeil tranquille dans lequel se trouve Jésus, et qui signifie de façon exemplaire, selon Léon-Dufour, « la confiance que l’homme doit avoir en Dieu ; il révèle une qualité unique de cette confiance, telle qu’elle est vécue seulement par le Fils de Dieu à l’égard de son Père ». Ainsi, poursuit Léon-Dufour, « autant que par son apostrophe véhémente, Jésus en dormant invite les disciples apeurés à découvrir, à travers son silence ou son absence apparente, la présence de Celui qui peut tout[18] ». L’épisode illustre le puissant lien qui unit la foi et le sommeil. Grande est la foi s’attestant dans le sommeil qui persiste au coeur même de la tempête. Discret rappel de l’homme qui dort quand la semence grandit. Car dormir, c’est bien ne plus rien faire, c’est-à-dire ne plus rien faire par soi-même pour laisser un Autre agir en soi. Quand Jésus dort au milieu de la tempête, il nous enseigne la foi. L’homme qui croit est bien l’homme qui dort, l’homme qui paresse, laissant à l’Autre le soin de faire son oeuvre, laissant l’Autre travailler en soi[19].

Le sommeil des apôtres à Gethsémani ne revêt-il pas la même positivité ? N’est-il pas lui aussi un signe de la foi des apôtres, de leur confiance en Dieu ?

Deux détails de l’épisode de la tempête apaisée permettent d’établir des parallèles avec la scène de Gethsémani, interprétée à partir du contraste entre Marthe et Marie, entre une « voie active » et une « voie contemplative ». Premièrement, il s’agit de la mention que Jésus dormait « à la poupe sur le coussin ». Le texte insiste par là sur le fait que Jésus dort confortablement, qu’il se situe en dehors du souci et de l’angoisse, comme les apôtres à Gethsémani (du moins selon l’une des traditions picturales que l’on a évoquée) mais aussi comme Marie, bien assise aux pieds de Jésus pendant que Marthe « s’affairait à un service compliqué ». Le deuxième détail du récit de la tempête apaisée que je retiens est l’attitude des compagnons de Jésus qui s’en prennent à lui, plutôt que de chercher à régler la situation. Comme le fait remarquer Delorme, « on ne les voit pas faire face, tenter de redresser la barque, de la vider de l’eau envahissante. Seul trait retenu par le texte : ils ne supportent pas que Jésus dorme. Ils le réveillent et l’interpellent[20] ». Comme Jésus ne cesse d’interpeller ses apôtres dormant à Gethsémani, comme Marthe ne supporte pas l’inaction de Marie aux pieds du Maître, comme les villageois cherchent à empêcher Alexandre le Bienheureux de paresser toute la journée… Le sommeil de Jésus dérange suprêmement ses compagnons : « […] ceux qui sont dans la barque réagissent comme si le “maître” leur était devenu étranger, absent de ce qui les préoccupe. Ils lui reprochent de ne pas être à la place qu’ils voudraient. Et ils le dérangent de celle qu’il occupe, comme s’il n’était pas avec eux[21] ». Les « agités » reprochent en somme à Jésus de ne pas être dans le souci, dans l’action. C’est le même reproche qu’adresse Marthe à Marie. Ainsi le sommeil tranquille de Jésus dans la barque répond autant à l’agitation des hommes qu’à l’agitation de la mer. C’est le sommeil de celui qui est dans la confiance plutôt que dans le souci.

Ou encore dans la peur. Comme Jésus à Gethsémani. Le récit de la tempête apaisée trace un contraste très net entre le régime de la foi et le régime de la peur ou de l’inquiétude : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n’avez pas encore de foi ? » Jésus cherche à déraciner la peur du coeur de l’humain, y voyant le signe d’un manque de foi.

Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Et qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas, en disant : « Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? » — tout cela, les païens le recherchent sans répit —, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.

Mt 6,25-34

Cherchant à souligner toute la positivité dont la Bible entoure le sommeil, j’ajoute qu’il est souvent présenté comme l’occasion d’une visitation ou d’une action de Dieu. Ainsi Dieu fait sombrer Adam dans le sommeil pour lui façonner une femme : « Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; il prit l’une de ses côtes et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en une femme qu’il lui amena » (Gn 2,21-22). De même pour sceller avec Abram son alliance : « Au coucher du soleil, une torpeur saisit Abram. Voici qu’une terreur et une épaisse ténèbre tombèrent sur lui » (Gn 15,12). Sans oublier que Dieu visite souvent ses élus dans des songes : c’est le cas de Jacob (Gn 28,11-19), du Joseph de l’Ancien Testament (Gn 37,5ss) et du Joseph du Nouveau Testament (Mt 1,20-25 ; 2,13ss).

Se demandant pourquoi « le temps du sommeil est regardé comme propice à la venue de Dieu », Daniel Sesboüé et Xavier Léon-Dufour avancent que c’est « peut-être parce que l’homme endormi n’est plus maître de lui et n’offre pas de résistance[22] ». Cette remarque est l’occasion d’aborder maintenant plus directement la question du témoignage. Plus directement, puisqu’une certaine idée de témoignage présidait bien sûr, dès le départ, à l’ensemble de la présente réflexion.

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L’idée de témoignage que je cherche à mettre de l’avant, et qui me permet d’affirmer que l’on peut témoigner tout en dormant, et peut-être même surtout en dormant, cette idée se distingue d’une certaine conception du témoignage qui suppose l’effacement du témoin. Dans cette dernière perspective, le témoignage, pour être reçu comme témoignage, doit s’objectiver et se dépersonnaliser. Le témoin, comme sujet du témoignage, doit disparaître au profit de la seule force du témoignage, considéré en lui-même. Le principe juridique « unis testis, nullus testis » résume bien cette ligne de signification du témoignage. « Si le témoin n’a que sa foi à offrir, il n’offre rien du tout : c’est le sens de l’adage. Son témoignage devra obligatoirement être corroboré par d’autres témoignages concordants[23]. »

Contre cette dépersonnalisation du témoignage, liée à une conception juridique du témoignage comme pure objectivité, on peut au contraire insister sur le lien irréductible entre le témoignage et l’engagement du sujet. Ainsi, pour Paul Ricoeur, le témoignage commence par l’auto-désignation du témoin : « […] c’est le témoin qui d’abord se déclare témoin[24] ». Dans le témoignage, le témoin s’auto-constitue comme témoin, même si cette auto-constitution doit éventuellement être confirmée, validée, reçue en quelque sorte. Pour Ricoeur, le témoin s’engage totalement dans son témoignage, et c’est cet engagement même qui fait la force de son témoignage. La figure du martyr constitue le paradigme de cette forme de témoignage. Alors que Ricoeur met bien en lumière le faisceau de sens que revêt le témoignage, il considère « l’engagement du témoin dans le témoignage » comme son « point fixe[25] ». Contre une conception strictement juridique du témoignage, ou encore en décalage avec une conception empirique — le témoignage comme récit de ce que l’on a vu —, Ricoeur cherche à réactiver ce qu’il considère en quelque sorte comme le sens biblique du témoignage.

L’idée du sommeil comme témoignage permet de mettre au jour un autre aspect du témoignage biblique. Pour montrer cela, j’aimerais partir de la définition du témoin que propose Jean-Luc Marion dans Étant donné : « […] sous le titre de témoin, il faut entendre la subjectivité dépouillée des caractères qui lui donnaient un rang transcendantal[26] ». Une telle subjectivité n’est-elle pas, notamment, la subjectivité dormante ? Le témoin qui dort renonce, en un sens, à son autonomie : l’homme qui dort est le plus humble des hommes, non seulement parce qu’il a renoncé à faire — se croyant indigne d’une action qu’il estime pouvoir être mieux accomplie par un autre — mais parce qu’il remet son être dans les mains de l’Autre. Le sommeil est une véritable épreuve de l’altérité, puisque tomber dans le sommeil, comme « tomber en amour » d’ailleurs, équivaut à s’abandonner à l’autre, à s’en remettre à lui, à s’avouer vaincu. Tomber dans le sommeil, c’est reconnaître la supériorité et l’antécédence de l’autre. Comme l’écrit Jean-Luc Nancy,

on tombe de sommeil dans le sommeil : il est lui-même, le sommeil, la force qui précède et qui entraîne sa puissance dans son acte. Si je tombe de sommeil, c’est que déjà le sommeil a commencé à s’emparer de moi et à m’envahir avant même que je dorme, avant que je commence à tomber. Nous disons que le sommeil nous gagne : il gagne sur nous, il étend son emprise et son ombre avec la discrétion et la constance qui sont celles du soir, de la poussière, de l’âge[27].

Dans le même, Merleau-Ponty note que « la volonté de dormir empêche de dormir[28] ».

Précisons encore qu’alors même qu’il parle aussi aux autres hommes — ses contemporains —, le témoin (en christianisme) parle d’abord à Dieu : « […] le témoin s’adresse à Dieu et fait de lui l’instance », écrit Kierkegaard[29]. Le sommeil constitue bien sûr un lieu de communication privilégié entre le témoin et Dieu, et quand quelqu’un vient interrompre ce sommeil — comme Jésus interrompt le sommeil des apôtres à Gethsémani — il n’est pas étonnant que le témoin ne sache plus quoi dire ; le contemporain vient interrompre le dialogue intérieur du témoin avec Dieu, pour le ramener en quelque sorte au temps présent, pour le ramener dans le monde, dans la socialité humaine.

On touche ici, me semble-t-il, un autre point de contact entre le témoignage et le sommeil, entre le témoin et le dormeur. Le témoin est celui qui s’en remet totalement à l’Autre, à Dieu ; le témoin est celui qui laisse la vérité s’attester elle-même, à travers lui. Le témoin témoigne nécessairement d’une vérité en excès, dirait Pierre Gisel[30]. L’apôtre Pierre constitue le modèle de ce témoin : il est celui où s’atteste avec le plus d’évidence que la force du témoignage vient de l’Esprit lui-même, et non des qualités du témoin[31]. Le témoin qui s’en remet à cette instance de l’Esprit, qui parle et agit en lui, il a déjà un pied, en quelque sorte, hors du monde, hors des conventions et des règles sociales, hors de la communauté. Il y est en n’y étant pas totalement. Il est déjà ailleurs, dans un monde autre. En ce sens, le témoin, par fidélité à la vérité excédante dont il fait l’épreuve, est infidèle pour une part au monde auquel il ne cesse pourtant pas d’appartenir — un monde qui aura tendance à le rejeter parce qu’il verra dans cette infidélité une sorte de trahison.

Le témoin dérange toujours. Le dormeur aussi, et pour des raisons similaires. Comme l’écrit Michel Covin, dans son Esthétique du sommeil, le sommeil fait

participer l’homme à l’inertie des choses. Dormant, l’homme redevient chose. Les seuls paramètres capables de le définir encore sont des paramètres physiques : poids, masse, volume, position. II n’existe plus que comme un morceau de la nature, une modulation de la matière. Bref, il s’objective. C’est cette objectivité qui fait scandale, car on veut que l’homme soit tout d’abord un Sujet, sa subjectivité (sa liberté) étant le signe en lui de la grâce divine[32].

Le dormeur est ailleurs, il est déjà peut-être mort, et il rappelle par là la condition mortelle de l’humanité. Qui ne veut pas d’un tel rappel.

Le dormeur comme le témoin constituent des exemples d’une « subjectivité dépouillée des caractères qui lui donnaient un rang transcendantal » — pour reprendre l’expression de Marion. C’est pourquoi il faut réveiller le dormeur et ramener à l’ordre le témoin, pour qu’ils accèdent au rang d’une vraie subjectivité. Pourtant rien n’est plus beau au monde qu’un enfant qui dort : dans le visage de l’enfant qui dort, on lit la beauté de l’enfant de Dieu, qui fait confiance, dans un abandon sans réserve, paisible, croyant. Comme le dit Nancy, « le sommeil suppose vaincue la peur de la nuit[33] ». Mais rien de plus troublant non plus qu’un enfant qui dort : car c’est bien la mort aussi, ou son annonce, qu’on peut lire dans ce visage, l’inévitable retour à l’inertie des choses, à l’extériorité de la matière.

Quand il enjoint à ses amis d’aller dormir, quand il nous dit « Allez, dormez en paix », le Christ nous enjoint à céder à la passivité, à la passibilité, à la Passion, au subir ; le Christ nous rappelle ainsi que nous sommes voués à retourner à l’inertie des choses. Voués à la mort, nous n’y sommes pourtant pas condamnés pour toujours. C’est la promesse chrétienne, sous le signe de la Résurrection, de l’autre vie, du grand réveil donc. Mais peut-être aussi pouvons-nous concevoir cette autre vie elle-même comme une sorte de sommeil, le plus beau des sommeils, semblable au repos sabbatique auquel Dieu lui-même s’est obligé, après les six jours de durs labeurs de la Création[34].

On pourrait alors penser que le sommeil des apôtres à Gethsémani comme le sommeil de Jésus sur une mer agitée ont un statut proleptique. Et dès lors, en dormant, les croyants seraient déjà en train non seulement d’annoncer le Royaume de Dieu, donc le royaume du sommeil, mais ils participeraient déjà par leur silencieux témoignage à l’édification tranquille, ronflante, paresseuse — mais pourtant efficace — de ce Royaume.