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Au commencement était l’action !

Goethe, Faust

On considère généralement aujourd’hui que toute théologie est (ou doit être) pratique[1]. Il arrive alors que s’en trouve réinterrogée la place de la théologie pratique en théologie : « Puisque toute théologie est pratique, quel besoin avons-nous d’une théologie pratique ? » Pourtant, on ne saurait identifier la théologie en tant que discipline pratique (scientia practica) avec la théologie pratique comme sous-discipline. En effet, lorsqu’on parle du caractère pratique de la théologie, on renvoie habituellement à l’attention qu’elle porte aux enjeux du salut pour l’expérience humaine. Or, dans ce large champ, la théologie pratique se spécifie par un intérêt particulier — empirique, herméneutique, critique et stratégique — pour les pratiques dont elle fait souvent son objet propre, et non seulement par une attention théologique à l’expérience, aux situations et à leurs contextes. Ainsi, Claude Geffré y voyait « une théologie qui non seulement part de la pratique comme lieu théologique, mais est prête à se laisser mettre en question par la pratique[2]. » Et Camil Ménard précisait, dans l’axe de la praxéologie pastorale[3] et des réflexions de Clodovis Boff[4] : « Son parcours méthodologique [va] de la praxis initiale à la praxis transformée par la médiation indispensable d’une ou de plusieurs théories[5] ».

Se centrer sur la pratique ou sur l’action comporte des exigences et des avantages parmi lesquels je signalerai les suivants :

  1. les modalités de l’action sont plus précises que celles appelées par le terme « expérience » ;

  2. la pratique est plus manipulable que l’expérience, elle est plus susceptible d’analyse et surtout d’amélioration ;

  3. se centrer sur les pratiques renvoie à une dynamique collective aussi bien que personnelle, alors que l’expérience renvoie spontanément à une dynamique individuelle ;

  4. la pratique ne peut se penser qu’en rapport à un milieu ou un contexte, elle se tisse à même la dynamique des possibles d’un milieu particulier avec son histoire, ses traditions, ses symboliques et ses acteurs propres ;

  5. la pratique est dynamique, elle est lieu de relations, de conflits, de jugements, de transformations tant au plan personnel que collectif ;

  6. la pratique s’avère souvent critique des savoirs acquis, y compris des savoirs acquis par l’expérience ; l’étude d’une pratique particulière permet de saisir et de gérer à neuf l’écart entre les idéologies discursives et les idéologies opérantes[6], une analyse qui appelle et provoque l’élaboration de nouveaux savoirs et de nouvelles capacités ;

  7. la théologie pratique s’adresse souvent à des intervenants ou à des praticiens soucieux d’améliorer leur conscience et leur agir ;

  8. penser la formation à partir de la pratique permet d’élaborer une démarche plus rigoureuse ou plus méthodique, que les sciences de l’action viennent appuyer en permettant de décomposer la complexité d’une pratique pour en mieux saisir les enjeux et les possibilités dont il sera question dans ce texte.

Bien que la théologie pratique réfère massivement à la pratique, on y compte peu de réflexions sur le concept de pratique[7]. On en trouve en fait davantage sur les rapports entre théorie et pratique. Or, la saisie du concept de pratique nous paraît essentielle comme toile de fond des recherches et de la formation en théologie pratique. Cela nous paraît d’autant plus important que les pratiques ecclésiales, un des objets formels de la théologie pratique, sont d’abord des pratiques. Une telle affirmation paraît tenir de la tautologie, mais elle s’impose encore face au refus en certains milieux d’analyser des pratiques qu’on dit relever d’une inspiration divine ou d’une mission octroyée d’en haut. Un chrétien ne saurait nier que l’Esprit est souvent partie prenante des pratiques ecclésiales, mais celles-ci n’en sont pas moins le fruit de l’activité humaine et en cela liées à la complexité et aux conditions de cette activité.

On reconnaîtra aisément qu’une théologie pratique ne saurait se limiter à la pratique des humains. Elle doit s’intéresser à l’agir divin. Par ailleurs, cet agir est déjà l’objet de la théologie systématique qui le thématise par exemple en termes de révélation, de création et de salut. Devant ce fait, la théologie pratique s’intéressera plus spécifiquement à reconnaître l’agir divin à travers les pratiques des humains — comme le fait par exemple le Nouveau Testament tant à travers les Évangiles qu’on lit aujourd’hui comme pratique de Jésus qu’à travers les Actes des apôtres (praxeis apostolôn). C’est pourquoi la théologie pratique se construit aujourd’hui comme une discipline théologique déterminée par un rapport empirico-herméneutique à la pratique, particulièrement mais non exclusivement à la pratique des croyants. Son défi est de mettre au jour les articulations entre la pratique divine et la pratique humaine du salut (ou du contre-salut[8]).

I. Éléments de définition

Tentons donc de définir la pratique, qui détermine l’objet de la théologie pratique. Dans la foulée du Vocabulaire de la philosophie (Lalande, fin du xixe), le Petit Robert (1978) définit la pratique comme…

  1. ensemble d’activités volontaires visant des résultats concrets ;

  2. manière concrète d’exercer une activité ;

  3. procédure (légale) ;

  4. le fait de suivre telle ou telle règle d’action ;

  5. exercices extérieurs de piété[9] ;

  6. manière habituelle d’agir ;

  7. la fréquentation habituelle ; la clientèle, etc.

En tant qu’adjectif, qualifiant par exemple la théologie de pratique, le Petit Robert identifie ce qui est pratique avec :

  1. ce qui concerne l’action, la transformation de la réalité extérieure par la volonté humaine ;

  2. ce qui concerne le sens des réalités, l’aptitude à s’adapter aux situations concrètes et à défendre ses intérêts matériels ;

  3. ce qui est utile, ingénieux et efficace, bien adapté à son but ;

  4. ce qui est normatif, au sens philosophique (la raison pratique chez Kant).

Enfin, au sens de « se pratiquer à », le terme renvoie à l’exercice d’une activité en vue d’en faire l’apprentissage ou d’en développer la maîtrise, le terme soulignant alors l’aspect durable, répétitif des activités qui constituent une pratique.

Comme le font la philosophie et les sciences sociales, la théologie pratique identifie fréquemment la pratique avec l’agir ou l’action, par exemple quand on parle de la pratique de l’Église. Par contre, le terme pratique pourrait ajouter quelque chose au terme action dans la mesure où, à revers de son acception négative qui renvoie à une action répétitive et plutôt machinale, il désigne aujourd’hui l’action complexe, réglée, réfléchie et consciente d’elle-même. C’est ainsi que nous l’utiliserons en un sens proche de celui de praxis, qu’il recouvre largement dans la philosophie contemporaine postmarxiste.

Dans la théologie pratique, comme dans la recherche sociale, on parle de la pratique pour désigner, mais rarement en précisant le sens du terme :

  1. l’agir humain ;

  2. un comportement structuré selon des règles ou des formes particulières (Giddens) ;

  3. un système complexe d’actions (plus ou moins volontaires et réfléchies) et d’interactions de sujets humains, orienté vers une fin et réglé par des règles de différents types[10] ;

  4. un ensemble particulier d’activités, d’un groupe ou d’un individu, localisées dans le temps et dans l’espace[11] ;

  5. une activité accomplie dans la réflexion, c’est-à‑dire une activité autoréflexive et autocritique, qui cherche toujours à accroître sa conscience d’elle-même dans son contexte en vue d’être plus efficace sur l’histoire.

Quant à l’épithète pratique accolée à la théologie, elle désigne une théologie qui porte sur l’action et la transformation du monde, une théologie qui a le sens des réalités, qui est pertinente, utile et efficace. En certains cas, elle désigne enfin une théologie normative.

II. Éléments de la tradition philosophique

Un rapide coup d’oeil sur le développement du terme dans la tradition philosophique dont il émerge peut aider à en saisir le sens. Dans l’Antiquité grecque, le verbe prasso signifiait : j’agis, je fais une activité, j’accomplis, et la praxis référait à presque toutes les activités, surtout de caractère public, qu’un citoyen libre pouvait accomplir et qui impliquaient délibération et choix[12]. En étaient exclues les activités comportant un « travail corporel », qui étaient réservées aux esclaves et pour lesquelles on employait davantage le terme poiêsis[13]. On le voit, on est loin ici du sens contemporain courant du terme poésie ! C’est dans un tel cadre qu’Aristote a fait de la praxis une des trois activités humaines fondamentales qu’il considérait comme trois modes de connaissance : la theoria, la praxis et la poiêsis.

La tradition marxiste a distingué les termes « pratique » et « praxis », accordant au second un caractère réflexif qu’elle a retiré au premier. Dans ce cadre, la pratique paraît plus proche de la poiêsis antique. Althusser la définit comme : « Tout processus de transformation d’une matière première donnée déterminée, en un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens (de production) déterminés[14] ». On voit combien la pratique, ainsi déterminée (!), est enracinée dans des histoires et des contextes particuliers, déterminés, loin de l’idéalité. La praxis, quant à elle, intègre les caractères de la pratique, particulièrement sa capacité d’élaboration de l’histoire, mais elle s’en distingue par sa dimension réflexive. David Tracy qui entend la distinguer d’une pratique identifiée à l’application d’une théorie, la définit comme « la corrélation critique entre la théorie et la pratique où chacune est dialectiquement influencée et transformée par l’autre[15] ». On sait combien le rapport théorie-pratique est important dans la théologie pratique contemporaine marquée par la volonté de mettre au jour, de critiquer et d’améliorer la corrélation et l’influence dialectique entre la théorie et la pratique dans la situation contemporaine. Enfin, comme la distinction marxiste entre pratique et praxis est de moins en moins utilisée aujourd’hui, nous pouvons passer de la pratique à l’action, dont elle est souvent synonyme dans la littérature contemporaine, et rappeler avec Jacques Audinet : « C’est la condition de toute action que de se vouloir en prise directe sur le réel, mais elle n’échappe à la dispersion que par l’exercice accru de la réflexion[16] ».

Heidegger a repris le triptyque aristotélicien en faisant de chacune de ses « activités » des dispositions fondamentales de dévoilement de l’être. La praxis s’avère chez lui la modalité la plus fondamentale du Dasein, modalité que la theoria et la poiêsis viennent déterminer : soit dans une disposition contemplative, soit dans une disposition productrice ou manipulatrice[17]. Comme chez Marx, la praxis chez Heidegger détermine et révèle aussi bien le sujet que son monde.

Dans la philosophie contemporaine, on pourra référer à MacIntyre qui, dans un cadre particulièrement dynamique et sensible au sujet, identifie la pratique à toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie où se construisent les récits vivants dont nous sommes à la fois personnages et auteurs[18]. Ou encore à Bourdieu qui précise dans le même sens que les pratiques ne sont pas seulement des comportements réglés, mais des stratégies symboliquement orientées qui comportent plusieurs niveaux de signification[19]. On le voit, les vecteurs de problématisation de la pratique sont nombreux et diversifiés.

1. La pratique chez Paul Ricoeur

Dans les paragraphes suivants, nous privilégierons les réflexions de Paul Ricoeur et de Jürgen Habermas qui constituent des références fréquentes en théologie pratique. Ricoeur saisit les pratiques comme des « actions complexes régies par des préceptes de toutes sortes, qu’ils soient techniques, esthétiques, éthiques ou politiques[20] ». Pour lui, les pratiques consistent en des chaînes d’actions dotées de structures a) logique — et d’abord téléologique, b) historique, c) prescriptive, d) éthique :

  1. elles présentent des relations de coordination et de subordination (structure logique) ;

  2. elles sont enchâssées dans des plans de vie et dans l’unité d’une vie qui se déroule de la naissance à la mort (histoire et téléologie au sens large) ;

  3. elles sont régies par des règles ou des préceptes (prescriptif) ;

  4. elles sont marquées par une dynamique asymétrique appelant déontologie ou respect de l’autre (éthique).

C’est là que s’articulent, réellement et non idéalement :

  • des sujets, avec leurs buts et motifs, les moyens qu’ils choisissent pour atteindre leurs objectifs,

  • les résultats de leurs choix et de leurs démarches,

  • leurs relations aux autres sujets, au temps de l’existence et à des circonstances qu’ils n’ont pas choisies mais qui les déterminent et dans lesquelles ils agissent et souffrent.

Quand Ricoeur distingue pratique et praxis, il situe la pratique sur l’échelle de la praxis qui comporte quatre niveaux (précédés par les actions de base, que Habermas qualifie de mouvements corporels). Ces niveaux sont :

  1. les pratiques,

  2. le plan de vie, auquel des pratiques sont référées ou articulées,

  3. l’unité narrative de la vie, qui les saisit et les intègre dans une histoire,

  4. le souhait d’une vie bonne ou accomplie (Aristote) qui en est l’horizon (horizon de bonheur et de justice, par exemple).

Et puisque la théologie pratique prend souvent pour objet les pratiques pastorales, rappelons que ces pratiques, même habitées par l’Esprit, sont d’abord des pratiques et qu’elles en comportent toutes les dimensions. Ce qui les spécifie ce sont surtout leurs référents, leurs objectifs et parfois leurs règles, propres à l’Évangile et à la tradition chrétienne dont elles se réclament.

2. Les dimensions de l’agir selon Habermas

Jürgen Habermas a élaboré dans la foulée de Weber une typologie de l’agir dont les concepts ne sont pas si éloignés des traits de la pratique chez Ricoeur, et qui m’a souvent été utile à l’analyse des pratiques[21]. Habermas distingue quatre concepts d’agir : téléologique, régulé par des normes, dramaturgique, communicationnel[22]. En fait, et c’est surtout vrai pour les trois premiers, ces concepts sont le plus souvent intégrés dans les pratiques dont ils m’apparaissent comme autant de dimensions.

Le concept d’agir téléologique (orienté à une fin) est fondamental pour les autres concepts d’agir : agir c’est agir en vue de, et Habermas reconnaît que la structure téléologique de l’action est fondamentale à tous les concepts d’action. Ce qui distingue ces concepts d’agir, ce sont les conditions selon lesquelles le sujet poursuit ses objectifs, la façon dont il rattache ses actions à celles d’autrui :

  • comme engrenage de calculs d’utilité (agir téléologique ou instrumental),

  • comme accord socialement intégrateur des valeurs et normes (agir régulé par des normes),

  • comme relation consensuelle entre un public et un acteur (agir dramaturgique),

  • comme entente consensuelle au sens d’un procès d’interprétation coopératif (agir communicationnel).

L’agir que Habermas identifie comme téléologique est caractérisé par le fait qu’on s’y préoccupe surtout de la relation entre les moyens et la fin. La réussite de l’agir implique en effet le choix et la coordination des moyens en fonction de la fin visée. Les critères de base de cet agir relèvent de la connaissance du monde objectif ou extérieur (vérité des affirmations sur le monde) et de l’efficacité des interventions sur ce monde, c’est-à‑dire de la juste articulation du monde objectif et de sa connaissance, des fins et des moyens de l’action. Selon la façon dont s’y rencontrent les connaissances et les intérêts des agents de l’action, ce type d’agir peut être source de coopération ou de conflits. Par ailleurs, quand le rapport moyen/fin y occupe toute la place, Habermas dénonce cet agir comme agir instrumental ou technique.

Le concept d’agir régulé par des normes réfère aux valeurs communes en fonction desquelles les membres d’un groupe orientent leur action. Le concept central y est celui de l’obéissance à une ou à plusieurs normes reconnues valides par le groupe. Les critères de cet agir concernent la légitimité des normes et la conformité des actions aux normes d’un groupe social. Certes, on trouve des normes dans chaque agir, comme le signale plus haut Ricoeur en parlant des règles de l’action, mais il y a des pratiques qui paraissent tout à fait orientées ou définies par le rapport à la norme et donc caractérisées par le concept d’agir régulé par des normes.

Le concept d’agir dramaturgique définit les actions dont les participants constituent réciproquement un public l’un pour l’autre. Le concept central y est celui de la représentation ou de l’expression de soi, que complètent les concepts de rencontre et de performance de cette mise en scène du sujet. Habermas précise que cet agir est souvent parasitaire des précédents et qu’il existe rarement à l’état pur. Les critères y sont ceux de la véracité et de l’authenticité de la communication par rapport au monde subjectif interne, avec le risque que la communication tourne à la manipulation et transforme le dramaturgique en instrumental.

Le concept d’agir communicationnel, au sens particulier où Habermas le promeut, implique une perspective morale qu’il oppose à une attitude objectivante uniquement performative ou utilitariste[23]. Ce concept d’agir concerne l’interaction de sujets en quête d’une entente ou d’un consensus qui leur permette de coordonner leurs plans d’action. Le concept central y est celui d’interprétation d’abord liée à la négociation de définitions de situations susceptibles de consensus : « la tâche de l’interprétation consiste à faire entrer dans l’interprétation propre de la situation la définition que l’autre en donne, et ce de telle sorte que […] les interprétations divergentes puissent ainsi se recouvrir suffisamment[24] ». Dans cet agir communicationnel en recherche de consensus, les sujets acceptent de relativiser leurs expressions au regard de la possibilité que leur validité soit contestée par les autres participants de l’action, avant d’en arriver à l’intercompréhension comme mécanisme coordonnateur de l’action à venir. D’où la triple critériologie de cet agir qui intègre les critériologies précédentes et se trouve donc relative à la vérité (l’énoncé est vrai par rapport au monde objectif), à la justice (l’action langagière est juste par rapport au contexte normatif en vigueur) et à la véracité ou à l’authenticité (l’intention manifestée par le locuteur est bien par lui pensée telle qu’il l’exprime). Peukert exprime de façon fort éloquente le sens et le mécanisme de cet agir :

Parler signifie : projeter sur le partenaire, de manière créative, une interprétation de la réalité subjective, sociale et objective, qui est telle que je tente de lui permettre la compréhension en l’invitant simultanément à me communiquer sa propre interprétation subjective et à entrer ainsi dans le processus commun de recherche de consensus ; lequel n’est pas simplement préformé par des conventions, mais conserve son caractère innovateur pour tous les partenaires concernés[25].

III. La richesse et la complexité de la pratique

On ne peut qu’être frappé par la complexité et la richesse qui émargent au concept de pratique dont nous voudrions souligner certains traits dans les pages suivantes. Et puisque la littérature utilise souvent les termes d’action ou d’action sociale pour désigner la pratique, nous en ferons autant, en précisant toutefois qu’une pratique comporte un caractère de répétition ou une certaine durée, voire une fidélité d’engagement dans le temps. On peut agir une fois dans un domaine, mais on n’y a pas pour autant une pratique. Autre remarque, ces réflexions concernent aussi bien la pratique de groupes ou de sujets collectifs que celle du sujet individuel bien que nous les présenterons en fonction de celui-ci. D’une part, la pratique comporte toujours une dimension sociale, au premier chef celle des règles ; d’autre part, la pratique d’un groupe est le fait de sujets qui sont en interactions de coopération et de conflit, avec leurs connaissances, leurs intérêts, leurs ressources et leurs limites respectives.

Nous signalions plus haut la diversité des définitions de la pratique. La littérature campe actuellement autour de deux pôles. L’un accentue l’aspect systémique, objectivise en quelque sorte les pratiques et le sujet y apparaît comme un élément parmi les autres. L’autre pôle, plus pragmatique, situe au contraire le sujet réflexif au centre des pratiques. Bien qu’il y ait tension entre les deux camps, une tension à laquelle Ricoeur fait écho, il nous a semblé qu’ils n’étaient pas inconciliables. Comment, en effet, saisir le sujet hors d’un système ? Et comment saisir la pratique sans sujet ? Leur tension reste néanmoins féconde, permettant d’échapper aux réductions ou aux fausses évidences de part et d’autre, et elle appelle à saisir ces pôles en complémentarité. Dans les pages suivantes, nous privilégierons l’approche pragmatique et le rôle de l’acteur, tout en les situant au sein d’un système largement déterminant… et contre lequel il semble que nous luttions toujours.

1. La pratique, un système complexe

En empruntant largement à Paul Ricoeur, on définira la pratique comme un système complexe d’actions et d’interactions de sujets, orienté vers une ou diverses fins, comportant des relations de coordination et de subordination, réglé par des règles de différents types, marqué par une dissymétrie entre les acteurs de ces pratiques, situé dans un contexte (institutionnel, socioculturel, religieux) qui l’influence et lui donne signification, et qu’il cherche à influencer[26]. Téléologique, orientée vers une fin, la pratique est un processus ou à tout le moins une tentative d’influence sur les autres, le monde, soi-même, les institutions, le savoir, etc. Fut-elle de conservation, la pratique vise à réaliser quelque chose, c’est-à‑dire à influencer le réel et donc les humains qui en font partie. Si elle est « agir pour » et « agir avec », elle est aussi « agir sur », ce à quoi l’on reviendra.

C’est ainsi que le système de l’action constitue un premier objet majeur de l’étude des pratiques, par exemple à travers la sémantique de l’action et ses pôles structurels à laquelle est, par exemple, attentive la praxéologie pastorale et qui s’énonce dans la phrase d’action « qui fait quoi, où, quand, comment et pourquoi ». Pour Ricoeur, « comprendre le mot “agent”, c’est apprendre à le placer correctement dans le réseau » de l’action[27] dont tous les éléments sont dans une relation d’intersignification :

Les actions impliquent des buts […] renvoient à des motifs […] ont encore des agents qui font ou peuvent faire des choses qui sont tenues pour leur oeuvre […] en conséquence, ces agents peuvent être tenus pour responsables de certaines conséquences de leurs actions […]. Nous comprenons aussi que ces agents agissent et souffrent dans des circonstances qu’ils n’ont pas produites et qui néanmoins appartiennent au champ pratique […]. En outre, agir, c’est toujours agir avec d’autres : l’interaction peut prendre la forme de la coopération, de la compétition ou de la lutte. Les contingences de l’interaction rejoignent alors celles des circonstances, par leur caractère d’aide ou d’adversité. Enfin, l’issue de l’action peut être un changement de fortune vers le bonheur ou l’infortune.

Bref, ces termes ou d’autres apparentés surviennent dans des réponses à des questions qui peuvent être classées en questions sur le « quoi », le « pourquoi », le « qui », le « comment », le « avec » ou le « contre qui » de l’action[28].

2. La pratique, inscription et engagement de sujets

Définir la pratique comme un complexe d’actions volontaires et orientées à une fin, c’est dire qu’elle porte la visée d’un sujet, collectif ou individuel, comme le suggérait déjà sa dimension téléologique. Le sujet, particulièrement son inscription responsable dans le monde avec les autres, constitue un objet majeur de l’étude des pratiques et d’une théologie pratique qui vise les enjeux de base de l’existence humaine[29]. « Aucune pratique qui se voudra responsable et réellement fructueuse ne peut échapper à la question [du sujet] » signalait déjà Pierre Gisel[30]. À travers le système de la pratique, émerge en principe le sujet humain qui existe par elle et auquel elle permet de s’inscrire dans le monde avec les enjeux de base de son existence ou de l’existence humaine, et les interprétations qu’il en fait[31].

Parler de pratique ou d’action, c’est donc parler de l’agencement entre des moyens et des fins, comme le fait la sémantique de l’action. Mais c’est d’abord parler de sujets 1) corporels, affectifs, spirituels et sensés ; 2) agissants et souffrants ; 3) marqués de besoins et de désirs ; 4) capables de jugement et de choix ; 5) coordonnant des ressources et des actions avec des buts ; 6) en fonction d’idéologies, de représentations du monde, d’eux-mêmes, de la vie et de l’univers ; 7) dans des contextes diversifiés et souvent imbriqués (personnels, sociaux, ecclésiaux), qui les influencent et déterminent largement leurs représentations, leurs ressources et leur agir.

Sans sujet, pas de pratique, donc. Mais à revers, sans pratique, pas de sujet : « Dire que le sujet ne peut exister comme sujet que référé à l’action, c’est dire qu’il est indissociablement un agent[32] ». Sinon, on parlerait d’individus ou de personnes, mais pas de sujets. Le sujet est proprement sujet de l’action, et le plus souvent, sujetavec d’autres. Bien qu’il soit radicalement marqué par son inscription initiale dans le monde, une passivité dont il se reçoit (Pathétique de l’engagement), la pratique permet au sujet de s’inscrire dans le monde de sa propre initiative, d’une façon qui lui est (relativement) propre. Poétique de l’engagement[33] !

Lieu d’engagement du sujet dans le monde, la pratique est aussi lieu de compréhension et d’élaboration de soi comme du monde, lieu d’authentification et de conversion du discours (et de la théorie) comme de l’être. La pratique exerce elle-même une influence, une rétroaction sur le sujet, son être, sa compréhension. Elle est en cela dévoilement/transformation du sujet[34] et du monde. Cette inscription du sujet dans le monde se fait sur la base du souci (Sorge), ajouterons-nous avec l’anthropologie heideggérienne qui considérait la praxis comme le mode d’existence du Dasein et la liait au souci du Dasein dans le temps. On comprend que la pratique ait souvent une dimension dramatique.

De cette trop brève réflexion, il ressort que la pratique est lieu d’élaboration : élaboration de sens, élaboration de l’identité du sujet et de son rapport au monde et à l’Absolu, élaboration de la collectivité, élaboration éthique. Autant de fonctions des pratiques qui peuvent donner lieu à des analyses et à des évaluations pastorales fort intéressantes et auxquelles je convie régulièrement mes étudiants[35].

3. La pratique comme acte d’interprétation

L’herméneutique des pratiques constitue un moment particulier de la démarche de théologie pratique, aussi bien pour faire émerger les interprétations ou les sens présents dans la pratique que pour les critiquer. Une telle opération n’a rien de fortuit, rien d’un exercice académique. C’est en fonction du sens ou du non-sens perçu (ou construit), en fonction du sens recherché que s’oriente et s’articule une pratique. L’herméneutique constitue une dimension fondamentale des pratiques. Ne parlait-on pas plus haut de sens et de dimension réflexive des pratiques ? Avant qu’on ne cherche à l’interpréter, la pratique est elle-même « un acte d’interprétation que chacun exerce en première personne en se situant, par rapport au monde, dans la perspective d’un certain projet de sens », constate Domenico Jervolino[36]. Lorsque le sujet s’inscrit dans le monde, il s’y inscrit avec son interprétation du monde, son interprétation de soi et des autres, une interprétation que la pratique l’amène souvent à modifier. Se tisse ainsi la complexe interaction entre la théorie et la pratique, en fait entre les théories et la pratique dont la saisie, disions-nous, constitue un des enjeux de la théologie pratique. Portée par l’interprétation aussi bien que par un projet de sens qui s’y confrontent au réel, la pratique est en rapport intrinsèque avec la théorie, comme l’éthique l’est avec l’herméneutique.

Des interprétations en conflit et en procès. Dans la mesure où elle est habituellement le fait de plusieurs acteurs ou sujets, la pratique porte une pluralité d’interprétations qui s’avère souvent source de conflits[37]. Nous avons tendance à négliger le fait que le conflit, aussi bien que la coopération, fait partie de l’action. Ce qui complique non seulement la pratique mais aussi son analyse, son interprétation et son évaluation. Quelle interprétation, quel point de vue faut-il privilégier ? Sur quelle base ? D’où la nécessité du procès herméneutique chez Ricoeur ou de l’agir communicationnel chez Habermas pour déterminer quelle vision, quel récit, quelle métaphore répondent le mieux aux données du monde, aux désirs des acteurs dans leur contexte et aux enjeux de la pratique, laquelle paraît la plus vraie, c’est-à‑dire selon notre propre idéologie, la plus libératrice, la plus susceptible de transformer en libérateurs ses acteurs et ses « lecteurs ». On le voit, l’interprétation porte elle aussi une dimension dramatique dont pâtissent particulièrement ceux et celles qui n’ont pas droit ou capacité de parole, de nomination, de récit des choses et du monde[38].

4. L’enchevêtrement du sujet et du système

Il arrive donc que le sujet, loin d’émerger de la pratique, s’y trouve noyé. Dans la pratique, système(s) et sujet(s) coexistent sous peine de solipsisme ou d’autisme. Plus même, le sujet est lui-même un élément du système de l’action. D’une part, un système déterminé et souvent marqué de nécessité ; d’autre part un sujet, tout aussi déterminé et lui-même marqué de nécessité, qui tente d’inscrire quelque chose de lui-même dans le système au sein duquel il évolue. Or cette co-existence, voire cet enchevêtrement des lois du système avec le désir et la liberté du sujet fait problème[39]. Si la pratique est lieu d’inscription et de manifestation du sujet dans le monde, on doit dire que cette inscription opère comme kénose. Non seulement la pratique n’est-elle jamais à la hauteur du désir ou même de l’être du sujet, mais inscrivant (incarnant) le sujet dans le réel elle paraît sitôt le dessaisir de lui-même ou tout au moins d’une partie de lui-même. Combien de fois les lois du système ont-elles semblé nuire à notre initiative sinon la bloquer tout à fait ? Combien de fois celle de l’autre, moins fortuné ? À la dimension dramatique de la pratique s’ajoute souvent une dimension tragique alors que le sujet s’y perd, alors qu’il y perd son âme. Faire l’herméneutique des pratiques c’est aussi être attentif à leurs dimensions dramatique ou tragique, selon le cas.

5. La pratique implique un pouvoir d’agir

Malgré cet enchevêtrement ou plutôt à cause de lui, toute pratique comporte à sa base une représentation d’un pouvoir d’agir de la part du sujet, la représentation d’une capacité de faire ce qu’il entreprend. Von Wright en parle comme de la conscience de pouvoir faire coïncider une des choses que le sujet sait faire ou qu’il sait pouvoir faire avec l’état initial et « les relations internes de conditionnalité d’un système[40] » dans lequel ou sur lequel il veut intervenir. Selon von Mises, un économiste et un des premiers praxéologues, les humains déterminent leur action à partir de trois présupposés : un malaise devant une situation existante, l’image d’une plus grande satisfaction possible, et la représentation d’un pouvoir d’agir. Leneveu précise ce point.

Définir l’action, c’est mettre en exergue la capacité des agents, comme pouvoir d’intervention dans le monde social, dans les événements, afin de modifier le cours de ceux-ci. Cette définition générique du pouvoir, désigne la capacité transformatrice des agents sociaux par et dans l’action. Agir c’est créer des différences, être capable d’agir autrement[41].

Agir réclame la conscience d’un pouvoir d’agir. Ainsi trouvons-nous tragique le sentiment d’impuissance qui habite nombre de nos contemporains face aux génocides que la télévision nous offre en spectacle, face au système économique et à la globalisation des marchés dont souffre ou risque de souffrir le plus grand nombre, ou même face aux politiques régionales ou locales. Or, la conscience d’un pouvoir d’agir est un préalable à l’action. Pour Ricoeur, c’est cette conscience ou cette représentation plus ou moins diffuse que nous nommons quand nous disons : « Je peux ». Sans cette conscience, plus ou moins nette, il n’y a pas de pratique au sens strict, c’est-à‑dire volontaire et consciente. Et il n’y a pas non plus d’estime de soi, ni même d’éthique : « Il n’y a d’éthique que pour un être capable non seulement de s’autodésigner en tant que locuteur, mais encore de s’autodésigner en tant qu’agent de son action[42] ». Sans une certaine représentation de son propre pouvoir (au sens de pouvoir d’agir), pas de responsabilité ni de sujets[43]. Ici encore, le pouvoir connaît bien des pertes, bien des perversions. La dynamique du pouvoir interpelle donc la théologie pratique qui n’y accorde peut-être pas assez d’importance, si ce n’est du côté de la théologie pratique féministe et womanist, et des diverses théologies de la libération.

6. La pratique comme interaction asymétrique

Fondée dans une volonté d’influencer ou de transformer le réel, traversée par la dynamique du pouvoir, portée par des sujets parlant, agissant et souffrant, la pratique, comme nous le disions plus haut, est lieu de compétition, de lutte, de domination, de soumission, d’échange et de coopération. Quoi qu’il en soit des récentes théories sur la circulation et la construction du pouvoir, on sait qu’il n’est pas partagé également. L’action s’avère marquée d’une inégalité structurelle, voire d’une foncière dissymétrie agent/patient. Quoi qu’il en soit de notre idéologie de bienveillance et de coopération, agir c’est intervenir sur, fût-ce par la persuasion, et non seulement intervenir avec[44]. Comme le remarque Ricoeur, l’autre peut toujours devenir la victime de mon action[45]. Après Weber et la tradition marxiste, Habermas a bien montré les effets de l’action instrumentale sur le sujet qui peut s’en trouver réduit à un instrument ou à un moyen (Kant). Or, prompts à idéaliser l’action, nous avons tendance à oublier que le conflit et l’assujettissement y menacent toujours, de même que nous oublions que le pouvoir lui est nécessaire. Coopération et conflit ne se superposent pas à l’action. Ils la traversent plutôt. Nier ou négliger ce fait, c’est se rendre sourd à l’interpellation éthique qu’on trouve au centre de plusieurs projets de théologie pratique et à laquelle toute théologie pratique doit être attentive si elle veut être service à la pratique et mener à bien sa tâche.

Tout comme l’enchevêtrement des lois du système et de l’initiative du sujet, une telle relation dissymétrique fait souvent problème dans les pratiques ecclésiales comme ailleurs et je me demande si nous y accordons suffisamment d’importance. Tout se passe souvent comme si nous avions dans l’Église une conception idéalisée de l’action, particulièrement à cause de notre idéologie de respect, de bienveillance et d’amour de l’autre. Or, intervenir en Église c’est très souvent se tenir dans une relation dissymétrique sur laquelle il importe de faire la vérité.

7. La pratique comme communication

Inscription d’un sujet avec d’autres sujets, interaction d’interprétations, de collaboration ou de conflits, la pratique est lieu de communication. L’action ou la pratique comporte deux dimensions, en interaction étroite et constante : celle de la stratégie et de l’utilité ; celle du langage et de la communication[46]. L’efficacité de la pratique repose sur la communication entre ses acteurs et avec son milieu, et la communication s’inscrit alors comme un moyen au sein d’une stratégie —, la pratique est elle-même communication. Par ailleurs, agir c’est dire et échanger quelque chose de soi, de sa vision du monde, de ses désirs, etc., aussi bien pour des groupes que pour des individus. Dans les deux cas, l’action elle est traversée de part en part par le langage. « Human action concerns intended activity. As such it includes communication as well as bodily movements[47]. »

Austin et Searle ont mis en lumière la dimension pratique de la parole ou de la communication : « Dire c’est faire ». Or, il appert aussi que « Faire c’est dire ». Ou encore : « Agir c’est dire ». On ne saurait certes confondre le faire et l’agir, comme l’a montré Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne. Au plan d’une pragmatique de la communication, toutefois, le faire parle aussi bien que l’agir. Sans doute dit-il d’autres engagements ou d’autres intérêts, mais il dit tout de même, fût-ce la complicité du silence politique[48]. Il y a une implication réciproque, un lien originaire et essentiel, entre le faire, l’agir et le dire.

Mettre au jour et soutenir ce lien constitue le premier enjeu d’une herméneutique de la praxis. À une conception de la parole comme action, s’ajoute aujourd’hui une conception de l’action comme parole, l’école de Palo Alto allant même jusqu’à considérer tout comportement comme communication[49], une position que Habermas refuse absolument[50]. Nous dirons quant à nous qu’« Une pratique, ça dit quelque chose[51] ».

La pragmatique du langage considère le discours comme un acte et une performance[52]. Or cet acte et sa signification dépendent du contexte d’interlocution[53], c’est-à‑dire de son lieu, de la dynamique des relations entre les interlocuteurs, de leurs positions[54], de leur culture, de leurs croyances et intentions, en somme de la pratique au sein de laquelle advient cet acte de langage. On sait depuis Heidegger et Wittgenstein que le langage ne sert pas seulement à représenter ou à se représenter le monde. Il sert, et peut-être d’abord, à accomplir des actions, à s’orienter dans ce monde, voire à construire le monde. Parler c’est agir, ou s’engager à agir sur soi, sur autrui ou sur le monde. C’est instaurer un sens, faire acte de parole. Quand un locuteur dit quelque chose à quelqu’un, il le fait avec une intention qui vise celui ou celle à qui il s’adresse. Il veut donner un ordre, promettre, faire comprendre quelque chose, faire peur, impressionner, amadouer, séduire, réconforter, juger, etc. La force illocutionnaire du discours, ce qu’on fait en parlant, relève de l’action. De même en va-t‑il de l’énonciation et de la prise de parole, ce qu’exprime bien la formule du je shifter : embrayer la parole, c’est agir.

Il y a déjà plusieurs années, alors même que s’élaboraient ici et là des herméneutiques théologiques de l’action auxquelles il n’était pas étranger[55], Paul Ricoeur proposait de lire l’action comme un texte[56]. D’une part, l’action offre la structure d’un acte locutionnaire car elle comporte un certain contenu propositionnel et des traits internes qui la rapprochent de l’acte de langage. D’autre part, elle comporte aussi une force illocutionnaire dans la mesure où elle vise à influencer non seulement le réel mais aussi l’entourage humain qui en fait partie. On pourrait ainsi penser à une typologie de l’action, et de l’action ecclésiale, sur le modèle des actes illocutionnaires d’Austin et Searle. Rien là d’étonnant si l’on se rappelle que la pragmatique (de pragmata, actions) est justement fondée sur les actions réalisées ou visées par l’acte de parole (speech act).

Puisque la force illocutionnaire du discours relève d’abord de l’agir, on en trouvera aisément les traits dans la pratique. Une pratique, ça dit quelque chose ! Esquissons donc quelques traits illocutionnaires ou langagiers de la pratique, à travers lesquels nous pourrons retrouver quelques éléments de nos réflexions précédentes sur la pratique.

  1. Le premier trait de la typologie de Searle, le trait assertif (par où l’on affirme quelque chose que l’on prétend vrai) paraît moins évident. Et pourtant, la pratique, et de façon plus évidente l’intervention, ne dit-elle pas un état du monde, une perception de celui-ci qui prétend à la vérité ? Ce trait apparaît clairement dans la pratique révolutionnaire, médicale, éducative, etc. Enfermer les fous dans un asile, c’est dire qu’ils n’ont pas de place dans nos rues. Tuer un animal ou un humain, c’est dire qu’il n’a pas ou qu’il n’a plus droit à la vie ou que, aux yeux de l’acteur/locuteur, sa vie ne vaut pas plus que le panache ou les 10 000 dollars qu’en tirera le tueur. La pratique, disions-nous plus haut, est aussi acte d’interprétation.

  2. Le trait directif des pratiques est plus net et nous en avons parlé plus haut. D’une part, le directif est directement orienté à l’agir. D’autre part, la pratique vise à mettre des gens en mouvement. Elle vise à influencer non seulement le réel mais aussi les humains qui en font partie. En fait, c’est à partir d’une saisie du discours comme performatif, et donc comme action, que la pragmatique a thématisé ce trait.

  3. Le trait commissif est presque évident : si quelqu’un s’engage par sa parole, ne le fait-il pas davantage par sa pratique ? Donner son temps, son énergie, sa présence, c’est bien se commettre vis-à‑vis de l’autre, tout autant que ne l’est donner sa parole ! Certes, il peut y avoir là velléité, fourberie et autres aléas de l’agir, mais ceux-ci marquent aussi les actes de parole.

  4. Le trait expressif des pratiques est lié à l’agir dramaturgique de Habermas et davantage encore à la pragmatique de Watzlawick évoqués plus haut. La pratique est le lieu où l’être humain exprime ce qu’il est avec ses possibilités et ses limites, le lieu où, à travers son agir, il dit ce qui lui importe vraiment, ce qu’il veut être, ce qu’il veut que le monde soit ou devienne.

  5. L’acte de langage déclaratif accomplit ce qu’il dit, une réalisation qui relève directement de l’agir. Précisons simplement ici que les déclaratifs — qui déclarent la séance ouverte ou quelqu’un marié, élu ou congédié — réclament des contextes spécifiques et déjà codés en ce sens sans lesquels leurs paroles seraient sans effet, que des pseudo-déclarations. Or, ces contextes sont des contextes pratiques d’autorité, de réunion, de travail, etc.

Ajoutons un dernier élément à ces traits communicationnels de la pratique. En plus d’être échange stratégique d’informations, de demandes et de réponses, de services plus ou moins orientés au but visé (c’est son aspect téléologique), la pratique, disions-nous plus haut, est expression du sujet, de son interprétation du monde et de ses possibilités d’être. Et elle est enfin demande d’être reconnu et lieu d’échange de la reconnaissance, ce qui constitue selon nous son aspect communicationnel radical auquel nous a sensibilisé la pragmatique de Palo Alto dont témoignent les affirmations suivantes.

La base de la vie de l’homme avec l’homme est double, et en même temps unique : le désir qu’a tout homme d’être confirmé dans ce qu’il est, et dans ce qu’il peut devenir, par les autres hommes ; et l’aptitude innée de l’homme à répondre à ce désir de ses compagnons humains[57].

La communication est, chez les gens normaux, une fonction qui consiste à reconstruire sans cesse le concept de soi, à offrir ce concept de soi aux autres pour ratification, et à accepter ou rejeter les offres que font les autres de leur concept d’eux-mêmes[58].

Or, c’est à travers des pratiques que se font ces échanges identitaires et cette construction permanente du concept de soi, au fil des projets, des indifférences, des conflits et des collaborations. C’est ainsi que nous considérons la pratique comme étant communicationnelle en un sens beaucoup plus large que celui visé par l’« agir communicationnel » selon Habermas, mais sans que ces deux sens soient totalement hétérogènes. La pratique, en effet, est communicationnelle :

  • au titre des échanges qu’elle entretient avec un contexte et d’autres systèmes personnels ou collectifs qui la déterminent et qu’elle peut aussi déterminer,

  • au titre d’échange d’informations, de demandes et de réponses, de services, de possibilités d’être,

  • au titre d’expression, de manifestation et d’inscription (risquée) d’un sujet avec d’autres sujets,

  • au titre d’une demande d’être reconnu(e) et de lieu d’échange de la reconnaissance. C’est en cela qu’elle est expérience de dévoilement/transformation tel qu’évoqué plus haut.

8. La pratique, une oeuvre ouverte

Ricoeur propose de considérer l’action selon le modèle du texte et de la lire comme une oeuvre[59]. La pratique ou l’action, disions-nous, comporte un sens, une signification qui lui vient en partie de ses agents, en partie de son système lui-même sis dans un système plus large souvent identifié comme le contexte. Or, comme il en est du sens du texte, le sens de la pratique se détache de l’événement lui-même et surtout de ses acteurs. Non seulement la pratique ne réalise-t‑elle pas toujours l’intention de ses auteurs, mais elle la déborde souvent. À cause de son inscription publique, certes, mais aussi à cause de ses enchevêtrements systémiques et de la pluralité de ses acteurs. La multiplicité des interprétations qu’elle conjugue et la polysémie de la pratique la déterminent comme oeuvre. Puisque la pratique est le fait de plusieurs agents, on ne saurait lui assigner un sens unique. Et puisqu’elle évolue avec ses conséquences au sein de contextes d’action et d’interprétation différents, on ne saurait lui assigner un sens définitif, un sens à demeure.

On dira alors avec Ricoeur qu’une action se détache de son agent de la même façon qu’un texte se détache de son auteur et développe ses conséquences propres. L’action, en effet, laisse dans l’histoire une trace dont le destin échappe à ses acteurs. La signification de l’action ne coïncide plus avec les intentions de ses agents, mais réside dans l’oeuvre même. La pratique, comme le texte, s’ouvre à quiconque sait lire. Elle peut donc recevoir des interprétations différentes et même distinctes de celles qu’en font ou qu’en faisaient ses acteurs.

L’importance et la signification d’une pratique dépassent ainsi sa pertinence et sa signification initiales. En cela, l’action ouvre (ou ferme) un monde de possibles, ce que montrent bien les institutions, dont l’Église, qui sont nées de diverses pratiques historiques. Paraphrasant ce que Ricoeur dit de la compréhension d’un texte, on dira que ce qui est à comprendre dans une pratique, ce n’est ni son auteur et son intention présumée, ni même la structure ou les structures immanentes à la pratique, mais la sorte de monde visé hors de la pratique comme la référence de la pratique[60]. Nous sommes ici en plein dans le travail herméneutique de la théologie pratique articulé à son travail empirique. Une pratique ouvre des significations, des possibilités d’être multiples qui peuvent être actualisées dans des situations autres, dans de nouveaux contextes. C’est ainsi que la théologie, particulièrement la théologie pratique, s’interroge toujours sur les possibilités d’être ouvertes par la pratique de Jésus et tente toujours d’en réactualiser à neuf l’Évangile, de même que nous relisons les Actes des apôtres (praxeis apostolôn) pour mieux saisir comment vivre aujourd’hui l’événement Jésus Christ.

Conclusion

C’est donc sur l’ouverture de la pratique que nous terminons ces réflexions, un choix qui n’est évidemment pas fortuit. Je n’ai présenté ici, et très brièvement, que certains traits majeurs d’une phénoménologie des pratiques. Nous avons dit que l’attention que leur accorde la théologie pratique la distingue des autres disciplines théologiques. La théologie pratique s’intéresse en effet à des actions ou des ensembles d’actions complexes, volontaires et réfléchies (bien que marquées d’involontaire), régies par des préceptes, inscrites dans une durée et influencées par un contexte qu’elles tentent aussi d’influencer. Si elle veut servir ces pratiques, la théologie pratique doit être attentive aux pratiques dans leurs aspects systémiques, énonciatifs et révélateurs, respectivement travaillés par une sémantique, une pragmatique et une herméneutique des pratiques. Théologique, elle portera une attention particulière aux modalités et aux référents propres de l’énonciation et de l’inscription croyantes dans les pratiques, d’où qu’elles soient. Si Faust opposait les aphorismes « Au commencement était le Verbe » et « Au commencement était l’Action », il n’y a pas toujours lieu de les opposer. Bien au contraire. L’action parle, on l’a vu. Et le Verbe n’est commencement que parce qu’il est action. Praxis et logos, ou encore manifestation et proclamation, se conjuguent en fait, et c’est de leur articulation que la théologie pratique doit rendre compte.