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I. La société sécularisée et pluri-religieuse comme situation de décision (ou comme défi)

Remarque préliminaire : En parlant de société sécularisée et pluri-religieuse, nous nous référons en particulier aux pays d’Europe. Ce n’est pas notre propos de situer l’Europe ainsi caractérisée par rapport à d’autres régions du monde ni, concernant le degré sans doute variable de sécularisation et le pourcentage également variable des religions en présence, de comparer de manière statistique les différents pays concernés les uns par rapport aux autres. Il n’est pas nécessaire de relever de telles différences — certainement légères — pour établir comme donné partout le fait de la société sécularisée et pluri-religieuse.

1. Point de départ : pourquoi pas la théologie

Nous ne parlons pas encore de la théologie chrétienne et du défi que constitue pour elle la société sécularisée et pluri-religieuse, ni inversement du défi que la théologie constitue pour celle-ci : nous parlons encore uniquement de la société sécularisée et pluri-religieuse. Mais avant encore d’évoquer celle-ci et son caractère de décision, il nous faut préciser quelle est la signification de ce point de départ. Il rend compte du fait que la théologie est quelque chose de particulier ; elle n’est pas la donnée générale. Celle-ci, c’est la société sécularisée et pluri-religieuse. La théologie est une certaine vision de cette réalité générale. Cette vision ne vient pas d’abord mais ensuite. Cela tient au fait qu’elle présuppose la donnée générale. Pensons à ce propos à la relation qu’il y a entre l’histoire générale de l’humanité telle que, selon la compréhension biblique, elle est fondée, après la figure mythique et archétypique d’Adam, dans celle, légendaire et pré-historique, de Noé, d’un côté, et l’histoire particulière du salut telle qu’elle part avec l’élection d’Abraham, de l’autre côté. La priorité appartient ici au général, à ce qui concerne le « noachique » (de Noé), avant le particulier, l’« abrahamique » (d’Abraham). Le danois Grundtvig, contemporain de Kierkegaard, formule la chose ainsi : « D’abord homme, ensuite chrétien » (ou juif ou musulman, etc.). Certes, l’histoire humaine générale est, théologiquement parlant, aussi fondée en Dieu ; cela signifie que, en commençant avec le général, nous ne mettons pas la théologie entre parenthèses voire la renions, mais au contraire nous procédons de manière tout à fait correcte. Car la théologie est toujours particulière, spéciale, mais comme telle elle est toujours orientée vers le général, l’universel, et cela du fait qu’elle perçoit et reconnaît le général, l’universel, comme ce qui lui est prédonné par Dieu et donc comme son horizon permanent. La problématique ainsi esquissée a été abordée, dans l’histoire de la théologie, sous les termes de « révélation générale versus révélation spéciale », ou de « religion naturelle versus religion révélée », ou des termes voisins. Bien des confusions voire des errements sont liés à ces termes, en particulier aussi dans la théologie du xxe siècle : qu’on pense à Karl Barth qui pose la théologie chrétienne, qui est particulière, en absolu dans un sens exclusiviste et pour qui, de ce fait, l’histoire humaine générale ne vient pas avant mais après la théologie : par là, non seulement il inverse la succession bibliquement donnée mais la dévalue également. Aussi est-il juste et compréhensible de parler de la corrélation réciproque entre l’histoire humaine générale que nous caractérisons aujourd’hui, dans nos latitudes, comme société sécularisée et pluri-religieuse, d’un côté, et la théologie judéo-chrétienne particulière et donc aussi l’Église chrétienne, de l’autre côté. Je parle de corrélation réciproque (c’est ainsi que j’entends la « méthode de corrélation » définie par Paul Tillich). Cela permet de prendre le point de départ aussi bien dans le général que dans le particulier, à condition de ne pas perdre de vue la relation essentielle entre l’un et l’autre.

Le point de départ que nous prenons dans le général, donc dans la société sécularisée et pluri-religieuse, tient purement et simplement au fait empirique de la domination culturelle de celle-ci à l’époque contemporaine. Nous savons combien la situation était différente au Moyen Âge : la théologie y était la reine des sciences et de la philosophie — disons de manière générale de la culture. Mais les choses ont changé avec l’avènement de la Modernité. De la Renaissance à travers la Réforme protestante du xvie siècle jusqu’au siècle des Lumières s’établit progressivement la séparation (laquelle ne peut jamais être absolue mais ne peut s’entendre que dans un sens dialectique et donc corrélativement critique), mieux : la distinction entre la raison humaine comprise comme autonome, qui s’applique à tous les secteurs de la société et de la culture, d’une part, et la foi, comme offre et comme exigence, d’autre part. Dans cette nouvelle époque il devient clair pour la théologie chrétienne qu’elle a une tâche non de domination mais de service : elle est au service de la société sécularisée et pluri-religieuse et de sa cohésion et donc du bien commun. (Ce n’est là certes pas la finalité dernière de la théologie, laquelle est au service du Règne de Dieu à venir, mais cette fin ultime implique la fin provisoire du bien commun à atteindre.) Nous aurons encore à réfléchir à ce que cela signifie. Il suffit pour l’instant de noter la légitimité théologique et la signification de la priorité donnée à la société sécularisée et pluri-religieuse.

2. Situation de décision

Situation de décision dans la société ainsi caractérisée, et cela doublement, du fait qu’elle concerne d’un côté la société sécularisée et de l’autre côté la société pluri-religieuse : chaque fois, il en va de la compréhension propre de chacune d’elles, qui, pour aucune des deux parties prenantes, n’est neutre, et il en va de la relation, correspondant à cette compréhension chaque fois propre, d’un côté de la société sécularisée à la pluralité des religions qui existent en elle, et de l’autre côté de ces religions à la société sécularisée. — Notons bien que société sécularisée et société pluri-religieuse sont deux aspects intriqués entre eux de la même société.

2.1. … de la société sécularisée

Commençant avec la société sécularisée et sa culture, rappelons l’autocompréhension de la sécularité de la société et de la culture : son autonomie et ainsi son autosuffisance. Le sécularisme comme idéologie de la société et de la culture sécularisées signifie le rejet, par lui, de la doctrine traditionnelle, qui vient d’Augustin et qui a été reprise par Luther, des deux règnes, donc de la corrélation, quelle que soit la manière précise de la définir, entre règne temporel et règne spirituel, disons en termes d’aujourd’hui entre l’État et la religion. Dans son expression libérale et en ce sens démocratique telle qu’elle prévaut dans le monde dit occidental actuel (cette expression comporte un rejet de l’absolutisme et donc de la dictature du sécularisme comme ces derniers ont marqué en bien des endroits, et ici et là jusqu’à aujourd’hui, l’histoire contemporaine), le sécularisme n’implique certes pas la négation des différentes instances culturelles, y compris les religions, au sein de la société : le sécularisme ou plutôt la sécularité, et le pluralisme ou plutôt la pluralité coexistent ensemble. Cela veut dire que la société sécularisée est la réunion de toutes les instances, aussi religieuses, qui existent en elle, et cela sous le signe de la reconnaissance, par elles, de l’autonomie de la société et donc de leur contribution délibérée à la cohésion de la société. La société sécularisée voit sa tâche dans la régulation des différentes instances représentées en elle, dont font partie les religions, et cette régulation met en jeu une norme susceptible de mettre toutes ces instances en relation les unes avec les autres (pour les fédérer entre elles) sous un même chef : cette norme est celle du bien commun, lequel peut seulement être défini de manière relative grâce au rapport de force entre lesdites instances et les intérêts défendus par elles ; la norme, par conséquent, n’est pas figée, statique, mais évolutive, dynamique. La situation de décision de la société sécularisée tient à la nécessité, qui la défie constamment, d’un côté de respecter pleinement sa sécularité et ainsi son autonomie, de l’autre côté de comprendre cette dernière comme plurielle eu égard à la diversité des instances existant en elle. La société sécularisée ne peut relever ce double défi que moyennant la réponse qu’elle donne à un troisième défi et qui seule permet de répondre à ce double défi, à savoir la définition du bien commun. Celui-ci d’un côté coordonne étroitement et donc corrèle la compréhension respective d’abord de la sécularité de la société et ensuite de sa pluralité et ainsi limite cette compréhension l’une par rapport à l’autre, et de l’autre côté transcende cette compréhension respective.

2.2. … et de la société pluri-religieuse

Nous en arrivons alors à la société pluri-religieuse avec ce qui la caractérise, à savoir la prétention érigée par chaque religion particulière. Il appartient en effet à l’essence même de toute religion qu’elle est, avec la transcendance qui la détermine et quelle que soit dans chaque cas singulier la compréhension particulière de cette dernière, référée à la totalité du réel. La prétention à l’absoluité fait partie de l’essence de chaque religion tout comme sa relation à la totalité. Du fait de ces deux caractéristiques — ou pôles — étroitement liées, chaque religion comporte une tension qui la rend, aussi bien en elle-même que vers l’extérieur, très précaire ou incertaine, en tout cas non stable. À la tension entre la sécularité et la pluralité au niveau de la société et à l’instabilité qui en résulte pour cette dernière correspond au niveau de la religion la tension entre son absoluité liée à sa relation à la transcendance et sa relativité liée à sa relation au tout de la réalité. À cause de cette tension, la religion se meut constamment entre deux extrêmes. L’un d’eux, c’est l’absolutisme qui pose en absolu — absolutise — le pôle de la transcendance. L’absolutisme est la perversion de l’absoluité, laquelle est relationnelle dans son essence même (car référée à la totalité du réel) ; cette perversion tient au fait de séparer le pôle de l’absoluité du pôle de la totalité : elle consiste en la négation de l’autonomie de ce dernier pôle. L’absolutisme ne connaît que la transcendance, il consiste en une compréhension théocratique, ou idéologique, de la religion. Celle-ci repousse et renie la loi propre qui est celle de la réalité, et donc son autonomie, et elle lui octroie de l’extérieur une loi qui correspond à la compréhension absolutisée et donc pervertie de la religion : à la place de l’autonomie de la réalité, son hétéronomie. L’autre extrême, c’est le relativisme. La relation à la totalité du réel y prend la première place, au point que le pôle de la transcendance est affaibli voire proprement renié dans son absoluité. Le relativisme religieux est un conformisme social et culturel revêtu d’un vernis religieux. Il est sans sel pour la société et la culture, comme par ailleurs l’absolutisme religieux est, socialement et culturellement, une tyrannie ou un impérialisme. Pour ce qui est de la question du bien commun, la seule réponse que l’absolutisme peut y donner est celle de la négation de la légitimité de cette question — l’absolutisme religieux est contre-productif pour le bien commun —, alors que la réponse du relativisme religieux consiste simplement dans l’impuissance à une réponse proprement sensée — le relativisme religieux est improductif pour le bien commun. La situation de décision de chaque religion particulière tient au rejet, par chacune d’elles, de l’un et l’autre de ces extrêmes, dans le fait d’endurer la tension entre absoluité de la transcendance et totalité du réel, y compris la réalité de la société sécularisée et pluri-religieuse, et ainsi dans la conscience de sa responsabilité — et l’acceptation de son aptitude — à apporter une contribution spécifique et utile au bien commun, et cela, je le répète, eu égard à la sécularité de la société et à sa pluralité en particulier religieuse. En même temps, les différentes religions au sein de la société sécularisée ne sont pas seulement reliées à la société sécularisée comme telle mais également entre elles-mêmes. Aussi bien le caractère de décision de chaque religion particulière tient-il aussi à la conscience de sa responsabilité — et dans l’acceptation de son aptitude — à apporter sa contribution propre au bien commun interreligieux, c’est-àdire concrètement au mutuum colloquium fratrum (dialogue fraternel mutuel) pratiqué de manière interreligieuse, et ainsi également à la consolatio et la correctio interreligieuses réciproques.

Ainsi, la situation de décision de la société sécularisée et pluri-religieuse implique-telle la tâche consistant à permettre la corrélation entre la sécularité et la pluralité religieuse, en les faisant oeuvrer dans le sens de la définition du bien commun. La tâche particulière, limitée mais essentielle, des présentes réflexions est de montrer quelle contribution la théologie chrétienne peut apporter dans ce contexte.

II. Le défi adressé à la théologie chrétienne par la société d’un côté sécularisée, de l’autre côté pluri-religieuse

Comme cela est devenu clair, la problématique est double, à cause des deux données référées l’une à l’autre. D’un côté, le défi adressé à la théologie chrétienne consiste dans le fait qu’elle doit correspondre, de manière responsive, ou réactive, certes critiquement, avec discernement, à la société sécularisée et pluri-religieuse, de l’autre côté aussi en ce que, en raison de son essence propre, elle est appelée à aller au-devant de la société sécularisée et pluri-religieuse de manière interpellative, ou provocative, ou offensive, donc active, et cela à nouveau critiquement, de façon discernante. Dans le cadre de la présente contribution, nous ne pouvons qu’esquisser les lignes essentielles de cette double problématique.

Avant même d’aborder la question : en quoi consiste à proprement parler le défi adressé à la théologie chrétienne et comment elle fait face à ce défi, plutôt : comment elle est appelée de par son essence à y faire face, il en va d’abord de deux questions préliminaires.

1. La théologie chrétienne est-elle vraiment concernée ?

La première question préliminaire est de savoir si la théologie chrétienne est vraiment appelée à apporter une contribution à la question posée. La raison d’être de cette question tient à ce qu’il y a une compréhension de la théologie chrétienne qui rejette sa relation d’une part à la société en général et d’autre part aux autres religions, non chrétiennes. Cela est dû à l’absolutisme que nous avons déjà stigmatisé. Celui-ci, par rapport à la société à qui il ne peut dénier une certaine autonomie, apparaît comme un véritable dualisme. Le dualisme peut se comprendre dans un sens métaphysique, donc comme le dualisme esprit-chair, ou bien-mal. Ainsi compris, il peut prendre toutes les formes se situant entre un spiritualisme déjà éclairé et donc critique (discernant) d’un côté, un fanatisme a-critique (non discernant) et idolâtre (qui pervertit la transcendance en idole) de l’autre côté : des explicitations particulières en sont le fondamentalisme en tant qu’absolutisation de la lettre des affirmations fondamentales de la religion, et l’intégrisme comme fixation de la religion à un moment historique donné et considéré comme idéal de sa réalisation. Le dualisme peut aussi se comprendre dans un sens plus relatif (déjà le spiritualisme tend généralement dans cette direction), différenciant dans les affirmations de la religion, de manière moralement ou spirituellement évaluative, entre un plus ou un moins (de vérité ultime) ou entre ce qui est essentiel et ce qui est secondaire. Dans l’un et l’autre cas, le dualisme est une dépréciation de la réalité donnée, également de la société. Par rapport aux autres religions, l’absolutisme de la religion chrétienne implique leur dépréciation comme formes de la falsa religio : la vera religio, c’est la seule religion chrétienne. Il y a certes toutes sortes de degrés dans l’absolutisme chrétien, depuis le fondamentalisme et l’intégrisme jusqu’à une forme plus relative, également depuis un absolutisme effectif, pour ainsi dire physique, fanatique jusqu’à un absolutisme raisonné et spirituel qui s’effectue par le témoignage et l’argumentation. Ce dernier cas de figure est celui représenté par Karl Barth, qui voit dans les religions non chrétiennes des tentatives humaines d’autojustification et qui leur oppose la vraie religion de la grâce : la religion chrétienne (pour autant qu’elle l’est en vérité et n’est pas pervertie par la religion de la loi). Mais dans une société devenant de plus en plus pluri-religieuse une telle dépréciation des religions non chrétiennes n’apparaît plus comme socialement acceptable. En vérité, elle n’a jamais paru acceptable à maints théologiens, philosophes, ethnologues, historiens des religions, mystiques, chrétiens simples de toutes les Églises, et cela depuis toujours. Pensons aux Apologètes du iie siècle — ils voyaient dans la philosophie grecque une praeparatio evangelica, le semen verae religionis —, également à tant de témoins à travers les siècles jusqu’à (je me limite ici à une seule indication qui peut être considérée comme exemplaire pour la plupart des grandes Églises dites historiques, à savoir) Vatican II avec sa reconnaissance ecclésiale (romaine) pour ainsi dire officielle (et ce après des siècles de dépréciation, même si elle n’a pas été partout pleinement avalisée) des « valeurs » des religions non chrétiennes, nonobstant certes leur ambivalence (laquelle est partagée par la religion chrétienne) : elle fait apparaître la nécessité incontournable de la critique de la religion (de toute religion) pour la reconnaissance de sa vraie vérité. La question de savoir si la théologie chrétienne est vraiment concernée par la société sécularisée et pluri-religieuse dépend en dernier ressort de la question : quelle est la vraie compréhension de la prétention d’absoluité de la religion chrétienne ? Car absoluité et absolutisme, ce n’est pas la même chose. Si celui-ci marque des frontières, celle-là est constructrice de ponts. À proprement parler l’absoluité n’est pas celle de la religion mais celle du Christ ou de Dieu, qui « donne à toutes choses leur tête en Christ » ou, littéralement traduit : « récapitule toutes choses en Christ » (Ep 1,10). L’absolutisme, qui est celui de la religion, pervertit celle-ci dans sa vérité. Selon sa vérité la religion est signe et instrument de la prétention d’absoluité de Dieu et ainsi — dans la foi — de sa puissance récapitulatrice efficiente par rapport à tout le réel, y compris le réel social et pluri-religieux.

2. Pourquoi la théologie chrétienne est-elle concernée ?

Voici alors la seconde question préliminaire : pourquoi la théologie chrétienne est-elle appelée — et habilitée — à prendre position par rapport à la société sécularisée et pluri-religieuse ? Elle l’est parce qu’elle n’est pas dualiste mais monothéiste, le monothéisme étant entendu non comme une idéologie politique asservissante mais comme la confession de la réunion — ou récapitulation — des divers intérêts présents dans la société dans le sens du dépassement de leur opposition et par conséquent de la reconnaissance de leur complémentarité[1] : le monothéisme ainsi compris comme la foi au Dieu un, Créateur et nouveau Créateur (Rédempteur) du réel, apparaît comme une offre spirituelle en vue de l’exercice libre de la responsabilité personnelle et collective à pratiquer le discernement (critique) des esprits, dans la conscience que cette offre en donne l’aptitude. Dans ce discernement il en va de la question[2] :

Quelles potentialités et quelles réalités créatrices la confession de foi monothéiste libère-telle en nous — et de quelles potentialités démoniaques et destructrices nous rend-elle libres ? On peut également poser la question de la façon suivante : qu’est-ce qui construit, ou qu’est-ce qui détruit la personne humaine dans sa vocation à l’intégrité et à son unité, à son accomplissement dans sa relation avec les autres humains, avec son environnement et la création, et fondamentalement avec Dieu ?

Ce discernement des esprits, auquel est appelé l’être humain, le fait participer dans la foi à l’agir récapitulatif de Dieu, au sens de la perlaboration critique (discernante) du réel. La méthode de la corrélation (donc de la coordination réciproque de l’immanence et de la transcendance) trouve ici son application, tout comme la doctrine des deux règnes comprise de manière non dualiste mais dialectique : elle réfère le réel à Dieu et Dieu au réel. La confession de foi monothéiste avec son attestation de l’unité récapitulative de Dieu comprise selon la compréhension chrétienne de manière trinitaire démontre (ou vérifie) sa portée critique unifiante par rapport au réel respecté en même temps que transcendé (transfiguré) dans sa diversité.

3. En quoi consiste le défi adressé à la théologie chrétienne

Après ces explicitations préliminaires nous pouvons nous tourner vers la question proprement dite, de savoir en quoi consiste le défi adressé à la théologie chrétienne d’une part par la société sécularisée et d’autre part par la société pluri-religieuse ? La réponse apparaît maintenant clairement : il tient dans le discernement des esprits à effectuer dans le sens qui vient d’être dit, et cela, comme précisé précédemment, dans un sens réciproquement corrélatif. Mais que cela signifie-til ?

3.1. … par la société sécularisée ?

Commençons à nouveau avec la société sécularisée et spécialement avec sa tâche de servir le bien commun et donc de référer les différents intérêts présents dans la société, y compris les religions, au bien commun. Vu socialement, cela apparaît être quelque chose d’ultime, de dernier, met en jeu quelque chose de dernier, car cela se situe au-dessus de tout ce qui est particulier et en ce sens avant-dernier[3]. De ce point de vue le bien commun a un caractère religieux, d’un côté de par son absoluité sociale qui transcende ou plutôt est appelé à transcender — vu de manière idéaltypique — tout ce qui est particulier dans la société, et de l’autre côté de par la relation de cette absoluité à la totalité du réel dans toute sa diversité sociale. On peut à ce propos parler d’une religion civile. Déjà la Bible caractérise la société et l’organe de décision en elle, à savoir l’État, comme une puissance voulue par Dieu (ainsi Paul dans Rm 13) ; on peut mettre cette affirmation en relation avec la distinction — paulinienne — des « autorités et puissances et dominations et trônes » et référer ces derniers aux groupes d’intérêts (puissances) qui constituent la société et qui dans leur diversité demandent une instance (puissance) de récapitulation que l’État est lui-même appelé à être. Mais il n’est cette puissance de façon légitime que par son orientation vers le bien commun. C’est à ce propos que la faculté de discernement spirituel de la société est interpellée. Empiriquement, on peut percevoir la difficulté de ce défi auquel est confrontée la société dans toutes ses instances et leur synergie. Nous connaissons dans l’histoire suffisamment d’exemples (à l’intérieur d’un peuple ou entre peuples), où les intérêts particuliers (d’un peuple particulier ou d’un groupe d’intérêts précis au sein d’un peuple) ont prévalu ou prévalent et où le bien commun leur était ou est soumis, et où en conséquence le vivre ensemble et ainsi la paix étaient ou sont menacés voire détruits. Des intérêts particuliers y étaient ou sont absolutisés, c’est-àdire à proprement parler idolâtrés — constitués en idoles : on peut alors parler d’idolâtrie, de polythéisme pratique menaçant la société et sa cohésion. Comment la société peut-elle maîtriser ces démons qui lui sont inhérents ? Au nom de quoi, de quelle puissance plus forte qu’eux ? Et d’où tirer la connaissance, la volonté, le courage et la force pour le discernement des esprits, pour la séparation, en chacun d’eux, entre leurs potentialités démoniaques destructrices et leurs potentialités créatives constructrices, et donc pour la soumission de celles-là à celles-ci et ainsi pour la récapitulation des esprits, des puissances, sous l’Esprit et sa puissance créatrice ? Ce sont là des questions dernières qui émergent du sein de la société sécularisée elle-même ; elles pointent vers une transcendance, une transcendance sociale qui, contrairement au supranaturalisme historiquement largement dominant, lequel situe la transcendance en dehors et au-dessus de la réalité immanente, n’est pas superposée de l’extérieur à la société mais s’avère comme la dimension de profondeur de la société elle-même : elle est dans l’immanence de la réalité sociale sa dimension de transcendance. C’est ici, à ce point précis, et donc à propos de la quête de la société concernant le bien commun, sans lequel aucune cohésion n’est possible, que devient perceptible le besoin de religion, la dépendance de la religion civile par rapport à une transcendance qui seule rend possible le bien commun, en même temps que la difficulté pour la société voire son inaptitude — potentielle ou réelle ? — à donner par elle-même place à cette transcendance. Pour cela la société est renvoyée à la contribution que peuvent donner à ce sujet toutes les instances présentes en elle, pour autant qu’elles en sont capables, et singulièrement les religions elles-mêmes, pour autant qu’elles réfèrent leur relation à la transcendance expressément à la totalité du réel.

Concernant la tâche de la société de veiller au bien commun, deux choses apparaissent alors clairement :

  1. Cette tâche est compromise par beaucoup d’intérêts particuliers ; elle exige par conséquent un effort intellectuel voire un combat spirituel en vue du dépassement de la prétention idolâtre d’absoluité de ces intérêts particuliers et de leur orientation vers le bien commun qui les transcende toujours.

  2. En vue de satisfaire à cette tâche et donc pour faire triompher le bien commun, un recours à une transcendance est nécessaire, qui certes laisse aux intérêts particuliers leur légitimité limitée mais qui est aussi en mesure de les transcender dans le sens du bien commun.

Ce qui vient d’être dit concerne, dans le présent contexte, le défi adressé par la société sécularisée aux religions, en l’occurrence d’abord à la théologie chrétienne. Comment celle-ci peut-elle correspondre — responsivement — à ce défi ? La réponse à donner à cette question est la même que celle concernant ce que la théologie chrétienne a à dire interpellativement en raison de son essence propre. Cela, qui est de l’ordre de l’attestation de foi, consiste en deux points :

  1. La transcendance attestée par la théologie chrétienne est celle de Dieu comme Créateur et nouveau Créateur (Conservateur et Rédempteur) de tout, ou des cieux et de la terre, donc de la totalité du réel, en vue de son accomplissement dans les cieux nouveaux et la terre nouvelle — la nouvelle création —, et ainsi elle est aussi celle du Créateur et nouveau, et permanent, Créateur de la réalité humaine, également de la réalité sociale, en vue de son accomplissement — on peut aussi dire : de sa définitive (eschatologique) unification — dans le Royaume éternel de Dieu.

  2. La réalité de Dieu attestée par la théologie chrétienne et qui concerne la totalité du réel n’est pas prédonnée à l’expérience humaine de manière abstraite ou principielle et donc dans un sens supranaturaliste, mais elle s’avère dans la perlaboration de la totalité du réel, y compris la réalité sociale, moyennant le discernement, qui la concerne, des esprits qui la caractérisent ; ce discernement se fait à la lumière de l’attestation de Dieu fondée dans la tradition de foi judéo-chrétienne. Autrement dit : la transcendance de Dieu s’avère comme réelle, effective, dans sa réalité, ou effectivité, unifiante ou récapitulative ; elle est le fondement, en l’être humain, de la connaissance, de la volonté, du courage et de la force. La récapitulation, dont le Dieu vivant est le sujet et dont la foi selon sa vérité (laquelle doit être vérifiée toujours à nouveau) est activement — quelle qu’en soit la manière — partie prenante, concerne dans notre contexte les données sociales et donc les divers groupes d’intérêts qui la définissent.

3.2. … et par la société pluri-religieuse ?

Il faut maintenant étendre ce qui vient d’être dit à la société pluri-religieuse. La problématique est ici double :

  1. En quoi consiste le défi adressé par la société sécularisée aux autres religions, non chrétiennes ? Cette question, à laquelle nous venons de réfléchir pour ce qui est de la religion chrétienne, chaque religion ne peut y répondre que pour elle-même. La question qu’à ce sujet la religion chrétienne pose aux autres religions est de savoir comment elles se situent par rapport à la réponse donnée par la théologie chrétienne à cette question

  2. Reste la question : En quoi consiste le défi adressé à la théologie chrétienne par les autres religions, et cela (pour autant que l’attitude des différentes autres religions est décelable) tant de manière responsive qu’interpellative ? (À ce propos il appartient aussi aux autres religions de s’exprimer chacune pour elle-même.)

On peut, et doit sans doute, partir à ce sujet du fait que la pluralité des religions représente pour chaque religion particulière concernée — et certainement pour le christianisme — un défi, parce que cette pluralité oblige chacune d’elles à faire délibérément le pas de la tentation de l’absolutisme de la religion à la conscience de l’absoluité de la transcendance attestée par elle. La pluralité des religions, là où, comme en Europe, elles coexistent territorialement et pour autant qu’elles reconnaissent l’avantage, pour la cohésion sociale, de la paix interreligieuse par rapport à la guerre des religions, est comme une voix qui exhorte directement chaque religion particulière de ne pas s’absolutiser elle-même mais de reconnaître la différence entre la religion prise pour ainsi dire comme édifice humain, communautaire et culturel de la foi et la transcendance elle-même qui certes donne à cet édifice son sens mais qui le transcende aussi ; car la transcendance est référée à la totalité du réel — je rappelle la bipolarité de la religion selon son essence. Ce n’est que grâce à l’acceptation — à la conscience — de la différence entre l’absolutisme de la religion (comme tentation) et l’absoluité de la transcendance attestée par la religion que la rencontre interreligieuse, qui est plus que la simple existence côte à côte plus ou moins tolérante des religions, est après tout possible. Mais cette condition de possibilité est aussi le fondement de la nécessité — théologique — de la rencontre interreligieuse ; ceci vaut en tout cas pour la théologie chrétienne.

Un double défi en résulte pour la théologie chrétienne :

  1. La théologie chrétienne, pour autant qu’elle veut répondre (rendre compte) sur le plan non seulement social mais aussi interreligieux de Dieu comme Créateur et nouveau Créateur de la totalité du réel, a pour tâche de placer critiquement les religions non chrétiennes dans la lumière de ce Dieu-là en tant que Récapitulateur de tout, car l’exclusivité de Dieu donnée avec sa prétention d’absoluité est référée à son inclusivité fondée dans sa relation à la totalité du réel. La théologie chrétienne ne peut satisfaire à cette tâche que pour autant qu’elle se situe aussi bien responsivement qu’interpellativement par rapport aux autres religions.

  2. S’il est vrai que la tâche récapitulative du discernement critique des esprits incombe à la théologie chrétienne aussi sur le plan interreligieux, il appartient à son essence de se soumettre, et de se laisser soumettre, elle-même à la critique vis-àvis de la propre religion, comme aussi de pratiquer cette critique (ce discernement) vis-àvis des autres religions pour leur propre bien. Les religions se sont données comme gardiens réciproques de leur vérité respective, et cela en dernier ressort dans un esprit non pas de délimitation les unes par rapport aux autres mais d’ouverture les unes aux autres en vue de leur enrichissement mutuel.

4. Comment la théologie chrétienne répond-elle à ce défi de la société sécularisée et pluri-religieuse ?

Reste alors la question du comment : Comment la théologie chrétienne répond-elle audit défi ? Eu égard à la corrélation essentielle entre la théologie chrétienne et la société sécularisée et pluri-religieuse la réponse ne peut qu’être : elle y répond par le dialogue, d’ici à là et de là à ici et donc d’égal à égal comme entre partenaires qui se sont donnés mutuellement comme tels — et qui le savent — et qui ne peuvent vivre leur partenariat que de cette façon-là et donc pas autrement que par le dialogue. Si le dialogue fait défaut, le partenariat fait défaut également, et réciproquement. Font défaut alors à chaque fois l’identité consciente propre et en même temps la conscience, pour chaque partie prenante, de la tâche qui lui incombe du discernement des esprits : dans cette tâche, les partenaires sont renvoyés les uns aux autres comme « aides » réciproques tant pour ce qui de leur propre identité respective que dans leur quête commune du bien commun. Qu’il s’agisse de la sécularité de la société ou de sa pluralité religieuse, la règle de base du dialogue ne peut être que celle-ci : « Nous osons nous dire, et sommes prêts à nous laisser dire, la vérité dans un esprit de fraternité[4] », et cela dans la conscience du fait que dans le dialogue chacun peut « attendre quelque chose de l’autre pour soi ». Cette règle de base correspond en fait fondamentalement à la Règle d’or telle qu’elle est exprimée sous une forme ou une autre dans toutes les religions : « Fais aux autres ce que tu souhaites que les autres te fassent[5] ». C’est là le sens du mutuum colloquium fratrum, lequel vaut pour toutes les parties prenantes, sur le plan de la société sécularisée comme sur le plan interreligieux. Chaque partenaire concerné n’a qu’à gagner de ce dialogue pour lui-même, pour ce qui lui est spécifique, tout comme ce qui est spécifique à chacun, le spécifique temporel comme aussi le spécifique spirituel, quelle que soit la manière de le comprendre, se rencontre ultimement dans la transcendance une et unique, s’il est vrai que celle-ci se fonde dans un cas dans la raison et dans l’autre cas dans la foi. Ce dont il en va dans le dialogue, c’est que par lui la paix sociale et ainsi la cohésion sociale soient servies. Car par le dialogue toutes les parties prenantes se réfèrent toujours plus à la transcendance elle-même — s’orientent par rapport à elle : celle-ci est la source de la connaissance, de la volonté, du courage et de la force.

Conclusion : En marche vers le dialogue mutuel comme chemin de la quête commune de vérité de ceux/celles qui sont empoignés de diverses manières par la vérité

Cette conclusion dit le résultat du chemin parcouru dans les réflexions précédentes. Nous avons entrevu ce qui est en jeu dans la société sécularisée et pluri-religieuse actuelle, et certainement aussi quelle contribution la théologie chrétienne peut — et est appelée à — apporter à la solution de ce qui est en jeu, et d’abord : quel défi représente pour la théologie chrétienne ce qui est en jeu avec elle.

Dans la présente contribution, il s’agissait de la clarification du défi réciproque, tel que donné aujourd’hui très concrètement dans tous les lieux concernés, entre la théologie chrétienne et la société sécularisée et pluri-religieuse.