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L’article 152 des Passions de l’âme va plus loin que n’allaient les Méditations métaphysiques qui comparaient, d’un point de vue formel, l’infinité de notre liberté à celle de Dieu ; il esquisse une théorie de l’indépendance, ou de l’autarcie de l’ego, où non seulement nous apparaissons, en vertu de notre liberté, maîtres de nous-mêmes, causes de nous-mêmes, comme Dieu est cause de soi, mais où nous sommes aussi responsables et maîtres de l’estime, de la juste valeur que nous sommes en mesure de nous accorder à nous-mêmes et qui fonde la générosité :

Et parce que l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés, et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne[1].

Un autre texte révèle cette tendance de l’ego cartésien de mimer l’absolue autarcie de Dieu, qui ne nous en rapproche, paradoxalement, qu’en nous en séparant. Il s’agit de la lettre à Christine de Suède du 20 novembre 1647, où Descartes écrit :

Je remarque aussi que la grandeur d’un bien, à notre égard, ne doit pas être seulement mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous ; et qu’outre le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets, et que, par conséquent, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus, d’où il suit que ce n’est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder[2].

L’idée que le sujet se pense pleinement souverain n’apparaît peut-être nulle part ailleurs, chez Descartes, plus nettement que dans ce texte, puisque le sujet se pose tout à la fois, comme alter ego de Dieu (« pareils à Dieu ») et qu’il s’exempte, pour cela, de lui être entièrement assujetti[3].

Notre propos consistera, ici, à étendre le champ des textes cartésiens susceptibles de confirmer une certaine tendance de l’ego chez Descartes à mimer Dieu, ou à endosser une forme de ressemblance avec Dieu. Nous examinerons pour cela l’énoncé du cogito tel qu’il est formulé dans les Méditations métaphysiques, pour suggérer que la parole de l’ego cogitans mime, dans les limites de sa puissance, la puissance performative de la parole de Dieu. Nous considérerons ensuite la manière dont les Méditations métaphysiques sont construites comme un hexaméron, qui donne à nouveau naissance au monde au terme d’un exercice méditatif où le sujet retrouve, d’une certaine manière, dans la création une place centrale.

I. Parole humaine et parole divine

Nous partirons ici d’observations formulées par Étienne Balibar, mais pour en proposer une interprétation nettement divergente. É. Balibar s’est employé, il y a plus de vingt ans, à faire ressortir, devant la Société Française de Philosophie, de troublants rapprochements entre certains énoncés cartésiens et certains énoncés bibliques[4]. Ainsi, il souligne que l’ego de la Méditation seconde déclarant « Ego sum, ego existo[5] » s’appréhende et se désigne lui-même dans une formule qui ne va pas sans rappeler le « Je suis celui qui suis » (« Sum qui sum ») du livre de l’Exode (3,14) dans l’Ancien Testament, et, si l’on accepte de prendre « existo » au sens d’être vivant, au « Ego sum via et veritas et vita » (« Je suis le chemin, la vérité et la vie ») de l’Évangile de Jean (14,6). Selon la formule de Jean, Dieu sera considéré par la tradition chrétienne, notamment chez saint Thomas (Somme théologique, Quaest. XVI, « De veritate », art. 5), comme la première et souveraine vérité[6]. Nous sommes tenté d’ajouter que, de même, l’« Ego sum, ego existo » fournira sa première vérité à la philosophie de Descartes. é. Balibar défend que les énoncés bibliques, en particulier « Je suis celui qui suis », réponse faite par Dieu à Moïse, dans l’épisode du buisson ardent (énonçant les termes dans lesquels Moïse doit faire connaître à son peuple qui s’est adressé à lui) se présentent comme les sources et modèles véritables de l’énonciation répétitive qui supporte l’évidence dans les Méditations : « Ego sum, ego existo ». Nous suggérerons que l’ego cartésien se réapproprie, par la reprise de ces sources, la parole par laquelle Dieu se désigne lui-même. Or, à l’inverse, é. Balibar n’évoque pas de réappropriation des énoncés bibliques par l’ego cartésien. Son interprétation consiste à rapprocher le cogito de la preuve dite ontologique de la Méditation cinquième[7] pour souligner une analogie entre le caractère tautologique de la preuve a priori et celui de l’énonciation du cogito, mais aussi pour les différencier en ce que la preuve a priori « ne comporte aucune idée de première personne se posant ou se désignant comme telle[8] ». Dès lors, é. Balibar estime que :

[…] seul un être fini, une ou la res cogitans « finie » peut se penser et se nommer elle-même comme Ego ou Ego ille. Cette possibilité est exclue pour Dieu, mieux : elle est exclue de Dieu, en tant précisément qu’il est autre qu’Ego[9].

Descartes passerait donc de l’inscription du cogito dans une tradition biblique à une dénégation de ce que les textes mêmes de l’Exode et de l’Évangile de Jean attestent, à savoir que l’infini puisse parler à la première personne. Par un surprenant retournement à l’égard de la tradition, Descartes nierait ainsi à Dieu la possibilité de dire « Je suis celui qui suis », « Ego sum », pour transférer et réserver cette possibilité au seul ego humain[10]. é. Balibar rejette l’hypothèse selon laquelle l’ego cartésien se serait approprié une marque de la vérité attribuée à Dieu, en la ramenant comme du ciel sur la terre, de l’éternité dans le temps. Car, pour lui, Descartes a, ajoute-t-il, désacralisé les énoncés bibliques pour en faire des proférations banales, quotidiennes, à la portée de n’importe quel ego. Descartes aurait donc barré la route à toute tentation ou tentative de projeter en l’homme les attributs de Dieu[11]. Nous suivons é. Balibar lorsqu’il soutient que les références à l’Exode et à l’Évangile de Jean sont très probablement à l’oeuvre dans le texte de la Méditation seconde. À l’inverse de lui, en revanche, nous ne concluons rien de la comparaison, selon nous spécieuse, qu’il établit entre le cogito et l’argument dit ontologique de la Méditation cinquième. Car le détour par cette comparaison, que s’impose é. Balibar, ne nous semble motivé, chez lui, que par l’arrière-pensée de s’autoriser à soutenir que Descartes refuse de souscrire à la tradition scripturaire et théologique consistant à admettre que Dieu puisse parler à la première personne. Plus simplement, nous pensons que la Méditation seconde voit poindre, avec le cogito, le commencement de la tendance de l’ego cartésien à assumer sa ressemblance avec Dieu, tendance que confirmeront les Principes de la philosophie (art. 152) et la correspondance avec la princesse Élisabeth, comme nous l’avons mentionné.

Nous appuierons notre lecture en faveur d’un rapprochement entre la parole de l’ego cartésien et la parole de Dieu sur le fait que l’énoncé du cogito puisse s’interpréter, ainsi que l’a soutenu Jaakko Hintikka[12], comme un énoncé performatif, qui produit ce qu’il dit. Or, le caractère performatif de l’énonciation caractérise au plus haut point la parole de Dieu, dans la tradition chrétienne dans laquelle s’inscrit amplement Descartes.

Que la parole performative soit par excellence la parole divine, les tout premiers mots de la Bible en forment un des exemples les plus manifestes. Le début de la Genèse énumère les actes de la création qui se succèdent durant les six premiers jours du monde. Or, ces actes de création sont de purs actes d’énonciation. Chaque chose est nommée avant d’être. Chaque être est appelé au double sens où il est nommé et, où il est, par là aussi, appelé, convoqué à l’existence par la parole de Dieu. La parole de Dieu ordonne à chaque chose d’exister, d’une part, et ordonne toutes choses en les séparant les unes des autres, la lumière des ténèbres, les eaux de la terre, etc., d’autre part :

Dieu dit Lumière
et lumière il y a […]
Dieu dit
Voûte aux milieux des eaux
pour séparer les eaux des eaux
Dieu fait la voûte […]
Dieu dit
Rassemblement des eaux sous le ciel
sur un même lieu réunies
ce qui est sec à découvert
c’est fait […]
Dieu dit Terre
naissance à tout ce qui pousse
L’herbe à semence donne semence
l’arbre à fruit donne chaque espèce de fruit
qui porte en lui sa semence dans la terre
c’est fait […]
Dieu dit
Lumière dans la voûte du ciel
pour séparer le jour et la nuit […]
c’est fait […]
Dieu dit […][13].

La théologie chrétienne fera du Verbe la seconde personne de la Trinité, dont le prologue de l’Évangile de Jean déclare :

Au commencement, la parole [le Verbe]
la parole avec Dieu
Dieu, la parole
Elle est au commencement avec Dieu
Par elle tout est venu et sans elle rien n’a été de ce qui fut[14].

Ainsi, Dieu créateur est parole et cette parole, prend, parce qu’il est le créateur, le nom de Verbe, c’est-à-dire le nom de la fonction qui, dans le langage, désigne précisément l’action. L’identification de Dieu, de la création et de la parole est entière. La tradition chrétienne porte, par excellence, une revendication manifeste de la puissance performative de la parole. La parole performative est la parole même de Dieu. Le Nouveau Testament confirmera ce statut performatif et la puissance agissante et surnaturelle du Verbe (le Christ). Ainsi, est-ce le cas dans l’épisode, relaté par Matthieu, Luc et Jean, où le Christ guérit, par la parole, le serviteur malade d’un centurion romain qui l’implore de parler :

Comme Jésus entrait dans Capharnaüm, un centurion vint à sa rencontre et l’implora : Seigneur, j’ai chez moi un jeune garçon. Il est étendu, paralysé et souffre beaucoup. Et Jésus : J’irais le soigner ? Le centurion répondit : Seigneur, je ne mérite pas de t’accueillir dans ma maison, mais tu n’as qu’un mot à dire et ce garçon sera délivré de son mal. Tout en sachant me soumettre, j’ai des soldats sous mes ordres. Quand je dis à l’un « Va », il s’en va. À l’autre « Viens », il accourt. Et si je dis à mon esclave « Fais ceci », il le fait […]. Alors Jésus dit au centurion : Va. Tu as eu confiance. Qu’il en soit fait comme tu voulais. Le jeune garçon fut guéri sur l’heure[15].

Ainsi, est-ce encore le cas lorsque le Christ se rendant à Béthanie y trouve Lazare au tombeau, mort depuis quatre jours. Il lui ordonne d’une voix forte d’en sortir et de marcher, et le ressuscite par la parole :

[…] il crie d’une voix forte : Lazare, viens dehors ! Pieds et mains liés par des bandelettes, le visage recouvert d’un suaire, le mort est sorti. Déliez-le et qu’il aille, dit Jésus[16].

Nous pourrions multiplier les exemples de la vertu agissante de la parole divine, tant dans l’Ancien Testament et dans les Évangiles que dans les rituels sacramentels (baptême, mariage…) réitérant les paroles du Christ ou parlant au nom de Dieu. Nous nous contenterons de mentionner un dernier cas, le plus important dans le christianisme, de la vertu performative de la parole de Dieu, celui de l’eucharistie. C’est encore, ici, l’acte d’énonciation qui accomplit la transsubstantiation du pain et du vin en corps et en sang du Christ :

Il [Jésus] a dit : Prenez cette coupe et partagez-là entre vous. Je vous le déclare : c’est certain désormais, je ne boirai plus de vin jusqu’à la venue du royaume de Dieu. Il a pris du pain et a remercié. Il l’a partagé et le leur a donné : Ceci est moi, qui vous est donné. Faites cela en ma mémoire. Il a agi de la même manière avec la coupe. Il a dit : Dans cette coupe est la nouvelle alliance : mon sang répandu pour vous[17].

En ce qu’elles sont performatives la parole humaine et la pensée humaine telles que formulées par le cogito sont, dans une certaine mesure, à l’image de celles de Dieu. Elles font être ce qu’elles énoncent chaque fois qu’elles le prononcent. En l’espèce, il s’agit de la vérité de la proposition « Je suis, j’existe » qui est dépendante de son annonciation et se vérifie elle-même : « Enfin il faut conclure, et tenir pour constant que la proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit[18] ».

J. Hintikka complète l’interprétation du caractère performatif ou performatoire du cogito en le faisant dériver, à juste titre, de l’« inconsistance existentielle[19] » de la proposition contraire qui consisterait à affirmer « Je n’existe pas ». Formellement, grammaticalement, cette dernière proposition est correcte. Toutefois, elle ne peut être prononcée sans entrer en contradiction avec la situation de l’énonciateur qui doit nécessairement exister pour la prononcer, d’où la notion d’« inconsistance existentielle ». Il s’agit d’une contradiction performative. Performative au sens où c’est son énonciation qui produit la contradiction et la fausseté de la proposition. J. Hintikka a raison de soutenir que Descartes se rend compte que l’indubitabilité du cogito (« Je suis, j’existe ») résulte d’un acte de penser (qui est, en tant qu’acte, une performance), à savoir de la tentative de penser l’inverse (je n’existe pas)[20]. Nous ajouterons, à l’appui de cette lecture que, formellement, nous pouvons discerner, concernant la séquence textuelle dite du cogito dans les Méditations, l’enchaînement de trois mouvements ou moments distincts.

Premièrement, Descartes procède à une récapitulation des raisons de douter et de leurs conséquences. Ce travail insistant, hésitant, finit par poser l’hypothèse qu’il n’y a rien au monde de certain, qu’aucune de mes représentations ne correspond à quoi que ce soit dans la réalité, bref, que rien n’existe :

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps […][21].

Deuxièmement, le sujet énonce qu’il pense qu’il n’est pas, ce qui est proprement une contradiction performative[22] : « […] ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point[23] ? »

Troisièmement, et enfin, cet énoncé crée une situation existentiellement inconsistance parce que contradictoire : je ne peux pas penser et dire que je ne suis pas, car penser exige l’existence de quelqu’un qui pense. Il y a contradiction entre le fait que j’énonce que je ne suis pas et l’énonciation qu’il est possible que rien n’existe, pas même moi. Il y a au moins une représentation, celle que j’ai de mon existence, qui doit correspondre à une réalité :

Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose[24].

Il n’y a, certes, rien à penser dans la fiction, mais la fiction donne à penser. Le début de la Méditation seconde est une méditation sur la fiction que rien n’existe. Elle endosse le motif de la négation universelle de toutes choses pour la faire échouer sur la certitude de l’existence l’ego. La séquence du cogito ne consiste pas à dire si je pense, et puisque je pense, je suis, ce qui serait une stricte banalité. Il s’agit de la conclusion de l’expérience méditative, plus riche et plus subtile, qui saisit que si je nie toute réalité et toute existence possible, cette négation est un acte et cet acte requiert une existence, celle d’un sujet de l’acte. Donc, je suis. Gassendi a raison de dire que je peux déduire mon existence d’un de mes actes, il a tort de ne pas comprendre qu’il ne peut pas s’agir de n’importe quel acte. Descartes ne la déduit pas d’un acte banal, mais d’un énoncé spécifique dérivant d’un acte d’énonciation qui affirme que rien n’existe. Il y a bien chez Descartes performation, mais l’énoncé performatif n’est pas seulement celui qu’on croit. Il ne consiste pas à dire d’abord que « Je pense, je suis » est vrai, mais à essayer de dire d’abord que rien n’existe.

La parole et la pensée de l’ego, parce qu’elles sont performatives en produisant la fausseté de ce qu’elles énoncent (rien n’existe), sont alors, nous semble-t-il, fondamentalement différentes de la parole et de la pensée divine. Alors que Dieu crée immédiatement par sa parole et sa pensée la réalité et la vérité de ce qu’il dit, notre parole et notre pensée ne produisent rien de tel immédiatement, car l’ego cogitans doit commencer par produire la fausseté de ce qu’il pense. Ce qui est performance en Dieu est contre-performance ou contradiction performative en nous. Nous n’accédons à la vérité du cogito (« Je suis, j’existe ») que par la négation d’une première énonciation qui se révèle être une fiction (rien n’existe au monde). Dieu fait ce qu’il dit par le seul fait de le dire. Nous ne faisons que défaire ce que nous disons par le fait de le dire. C’est pourquoi la tendance de l’ego à ressembler à Dieu n’est qu’une tendance qui ne saurait aboutir à une ressemblance complète.

II. L’hexaméron cartésien

Nos secondes observations sur l’attitude tendancielle de l’ego cartésien à se poser en alter ego de Dieu, porteront sur le genre littéraire de la méditation, en vogue durant la première moitié du xviie siècle, hérité d’une longue tradition spirituelle médiévale et chrétienne, que Descartes a choisi pour exposer, avec les Méditations métaphysiques, la version la plus accomplie de sa philosophie première. Descartes recommande d’utiliser ses Méditations comme un guide ou manuel d’exercices et de consacrer à leur assimilation des jours et des semaines entières, ou encore des semaines ou des mois.

À Huygens d’abord :

[…] je ne me persuade pas qu’il soit possible d’y [aux Méditations] en prendre [du goût et du plaisir] aucun ; si ce n’est qu’on emploie des jours et des semaines à méditer sur les mêmes matières que j’y ai traitées […][25].

Aux auteurs des Secondes objections, ensuite :

Et je voudrais que les lecteurs n’employassent pas seulement le peu de temps qu’il faut pour la lire, mais quelques mois, ou du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle [La Méditation première] traite, auparavant que de passer outre ; car ainsi je ne doute pas qu’ils ne fissent bien mieux leur profit de la lecture du reste[26].

Descartes fait la même remarque sur l’unique moyen, que personne, nous dit-il, n’a indiqué avant lui, de détacher l’esprit des sens pour concevoir les choses immatérielles ou métaphysiques. Le secret réside, comme dans la tradition méditative chrétienne, dans la manducation intellectuelle, dans la réitération de l’exercice méditatif :

Or le vrai et, à mon jugement, unique moyen pour cela est contenu dans ma seconde Méditation ; mais il est tel que ce n’est pas assez de l’avoir envisagé une fois, il le faut examiner souvent, et le considérer longtemps afin que l’habitude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s’est enracinée en nous pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une habitude contraire de les distinguer, acquise par l’exercice de quelques journées[27].

Ces préconisations d’un Descartes se faisant presque, ici, directeur de conscience, portent sur la méthode méditative et les exigences de la réception de son texte. Mais le temps de la lecture et de la réception recommandé au lecteur qui veut sérieusement méditer, refaire après l’auteur le parcours des Méditations et détacher son esprit des sens, ne doit pas être confondu avec le temps du découpage formel du texte. Le texte s’ordonne en six séquences, correspondant à six méditations distinctes, s’apparentant à six journées successives. Le début de la Méditation seconde indique clairement que Méditation première correspond à la journée de la veille :

La Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier[28].

Bien évidemment, le texte ne peut se lire, ici, au pied de la lettre. Il n’a pas plus fallu un jour pour élaborer et écrire la Méditation première à Descartes, qu’il ne suffit d’une journée pour s’en imprégner et en tirer le profit qu’il en espère pour ses lecteurs. L’indication de temps de la journée, qui est donnée au début de la Méditation seconde, ne peut être que symbolique et se référer à un découpage formel de l’exercice méditatif. À quoi renvoient ce symbolisme et ce découpage formel ? Il s’agit d’un hexaméron, terme pouvant tout aussi bien désigner, dans la tradition méditative chrétienne, un traité ou des méditations sur les six jours de la création du monde par Dieu[29], que les six jours eux-mêmes pendant lesquels le monde a été créé.

Cette ambivalence de sens, nous paraît importante chez Descartes, car son ouvrage est à la fois un ensemble de six méditations sur soi, le monde et Dieu, mais aussi un processus où l’existence du monde, un temps suspendue par l’exercice du doute volontaire, finit par être restituée, où le monde finit par être recréé sur la scène de l’esprit, au terme du parcours méditatif s’achevant par la démonstration de l’existence des choses matérielles. Concernant le point d’achèvement du cycle des six Méditations, notons encore que, comme dans la Bible, où Dieu crée l’homme le cinquième jour de la Genèse (1,26-27), c’est au sixième et dernier jour, mais premier jour symbolique de l’existence d’Adam, que les Méditations métaphysiques se penchent sur l’homme réel et sur l’union de l’âme et du corps dont il est le composé. Nous noterons encore que le processus avait commencé par recréer symboliquement, à la fin de la Méditation première et au début de la Méditation seconde, les éléments du décor dans lequel s’accomplit, dans la Genèse, la création du monde :

Premiers
Dieu crée ciel et terre
terre vide solitude
noir au-dessus des fonds
souffle de Dieu
mouvements au-dessus des eaux[30].

La fin de la Méditation première évoque, comme la Genèse, mais à l’intérieur de l’esprit, des ténèbres agitées, qui enveloppent l’esprit troublé par l’exercice du doute, avant que ne vienne l’éclairer non la lumière des astres, mais celle naturelle de son entendement :

[…] j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées[31].

La Méditation seconde évoque, quant à elle, des eaux, comme la Genèse avant leur séparation avec la terre, dont on ne peut sortir et où l’on ne peut prendre pied :

[…] comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus[32].

Du monde perdu, car mis entre parenthèses par l’exercice du doute, au monde retrouvé au gré de l’ordre des raisons, Descartes accomplit avec les Méditations métaphysiques une entreprise démiurgique, qu’il ne manque d’ailleurs pas d’annoncer comme une oeuvre immense :

[…] il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande [ingens opus en latin (une oeuvre immense)[33]], j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr […][34].

De la récréation du monde, mis en suspend par la Méditation première, à la re-création du monde, la Genèse est rejouée sur le théâtre de l’esprit dans un défi, qui ne va pas sans rappeler, nous semble-t-il, le défi de la destruction et la reconstruction du temple dans les Évangiles : « Cet homme [Jésus] a dit qu’il pouvait détruire le sanctuaire de Dieu et le rebâtir en trois jours[35] ». Les preuves de l’existence de Dieu ne seront-elles pas fournies et le sanctuaire métaphysique de Dieu rebâti au cordeau, conformément aux exigences de la raison, au jour symbolique de la Méditation troisième ?

Aussi, Christian Belin a-t-il raison de remarquer, dans ses travaux sur la méditation en France au xviie siècle, le détournement, auquel se livre Descartes, de l’exercice méditatif de l’hexaméron :

Ainsi, dans l’hexaméron des Méditations, la créature devient Créateur à son tour, bien qu’elle doive ce statut au seul créateur […]. La méditation métaphysique conduit à l’action sur la nature, et non à quelque contemplation désintéressée, fût-elle celle de Dieu, qui n’intervient significativement qu’à un seul moment, à la fin de la troisième Méditation, c’est-à-dire à mi-parcours, chemin faisant, un peu comme une simple halte obligée[36].

Le sujet de la méditation cartésienne imite le rôle créateur de Dieu, alors que la tradition méditative chrétienne prône l’effacement, voire l’annihilation du moi devant Dieu et dans l’élan contemplatif. Et C. Belin d’ajouter :

Par sa puissance conceptuelle, l’homme [chez Descartes] imite Dieu, mais il reproduit dans son esprit, la solitude divine qui se suffit à elle-même. […], semblable à Dieu, l’homme peut réinventer le monde selon des idées claires et distinctes. Il ne devient pas co-créateur, mais plus simplement, un autre créateur[37].

Déjà ce mime de Dieu se manifestait dans Le Monde ou traité de la lumière :

Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires[38].

Mais le procédé rhétorique de la fable, qui préside ici à l’exposé des vérités de la physique cartésienne, permettra non de créer un nouveau monde, mais bien de recréer, en paroles et en idées, ce monde-ci, déjà créé par Dieu. Inlassablement, nous retombons sur la même situation, en physique comme en philosophie première, dans laquelle se débat le sujet cartésien de la connaissance condamné à jouer à Dieu, sans être Dieu.

Le sens de la doctrine de Descartes et son apport à l’histoire des sciences et de la pensée s’éclairent, en partie, au regard de la période dans laquelle elle intervient de manière décisive. De ce point de vue, le projet cartésien se présente, à bien des égards, comme une réponse aux vastes bouleversements intellectuels et culturels nés de la Renaissance. Il s’agit, à la fois, au moment où Descartes entreprend son oeuvre, d’en assumer l’héritage et d’en tourner la page. Le cartésianisme accomplira cette tâche difficile, périlleuse et salutaire, à la fois. Il s’emploiera à répondre à ce qui se présente comme une crise de la culture européenne de la fin du xvie et du début du xviie siècle. Descartes propose bien une issue à ce qui est une crise de la culture de son temps, et non à une crise intérieure et intellectuelle personnelle, comme le souligne, à juste titre, Alexandre Koyré, résumant les aspects de la situation dans laquelle va prendre naissance la philosophie cartésienne en ces termes :

Le xvie siècle fut une époque d’une importance capitale dans l’histoire de l’humanité, une époque d’un enrichissement prodigieux de la pensée, et d’une transformation profonde de l’attitude spirituelle de l’homme […]. Et les vérités nouvelles s’établissent, presque toujours, sur le tombeau des anciennes vérités. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, de cette thèse générale, elle est vraie pour le xvie siècle. Il a tout ébranlé, détruit : l’unité politique, religieuse, spirituelle de l’Europe ; la certitude de la science et celle de la foi ; l’autorité de la Bible et celle d’Aristote ; le prestige de l’Église et celui de l’État. Un amas de richesses et un amas de décombres : tel est le résultat de cette activité féconde et brouillonne, qui a tout démoli et n’a rien su construire, ou du moins, qui n’a rien su achever[39].

Achever ce que l’époque précédente avait commencé dans les sciences, mais surtout faire ce qu’elle n’avait pas pu ou pas encore su faire : reconstruire les fondements et l’horizon du savoir, telle sera la tâche cartésienne par excellence.

L’immense bouleversement qu’opéra la Renaissance, vient, en partie, des découvertes de la physique et de l’astronomie notamment réalisées par Copernic, Kepler, ensuite prolongées par Galilée. Elles marquent la fin du géocentrisme et découvrent un monde qui, sans périphérie assignable, n’a plus de centre. La re-création cartésienne du monde, sur laquelle nous avons insisté, préserve la possibilité de continuer à placer, symboliquement et intellectuellement, le sujet en son centre. L’entreprise philosophique de Descartes peut s’interpréter comme la recherche d’un point fixe (il parle d’un point d’Archimède) qui soit aussi un nouveau centre. Elle consiste à remettre le sujet, à défaut de l’homme réel, au centre du monde, non plus dans l’ordre physique d’un univers indéfini, que l’on sait désormais sans périphérie ni centre, mais, sur un autre plan, celui de la connaissance. Si l’homme ne peut plus se penser physiquement au centre de l’univers, Descartes lui permet d’y demeurer, en quelque façon, par la connaissance qu’il en a. Pascal n’est pas si loin lorsqu’il affirme que l’homme est peu de chose dans l’univers, qu’il n’est qu’un roseau, mais un roseau pensant et que toute sa grandeur est de penser. Ce que l’on appellera la philosophie du sujet devient le substitut fécond d’un géocentrisme médiéval daté et déclinant. Le doute ne fait pas que nier le monde des choses matérielles, mais, à un second degré d’interprétation, il nie ce monde dont l’homme n’est plus le centre, pour permettre la re-création d’un monde dont le centre sera désormais l’ego cogitans. Nous quittons un monde où nous avions imaginé occuper une position centrale, pour entrer avec Descartes dans un monde dont nous ne sommes plus spatialement au centre, mais dont nous allons nous efforcer de nous rendre comme maîtres et possesseurs. Le monde rendu de la Méditation sixième sera celui d’un centre retrouvé et de l’exercice d’une maîtrise possible des phénomènes de la nature. La représentation de l’univers ne sera plus celle d’un monde clos, mais pourra rester centrée sur l’homme grâce à la connaissance qu’il en a et au parti qu’il saura en tirer par l’invention et l’usage des techniques. Descartes fait naître l’espoir d’un monde, qui n’a certes pas uniquement été fait pour nous, mais dont nous pourrons malgré tout disposer. Nous le pourrons, non par la volonté de Dieu, mais par la science, l’action et l’industrie des hommes, ce qui revient à dire qu’il n’y a de monde habitable pour nous que recréé par nous. Descartes rend, en quelque sorte, à l’homme moderne le monde et la place qu’il vient de perdre.

La pensée cartésienne adhère à la science nouvelle de Kepler et de Galilée et elle tente, à la fois, de sauver la relation au monde que cette science vient d’abolir. Elle le fait en réinventant une familiarité par le moyen de la connaissance d’un monde dont l’infinité, ou du moins l’extension indéfinie, nous priverait, sans elle, de toute mesure familière et rassurante. Descartes tente de résister à l’inconfort de la condition de l’homme moderne qui se perçoit comme ce milieu entre l’être et le néant qu’évoque la Méditation quatrième. L’on notera toute l’ambiguïté de cette manière de qualifier notre condition, qui en désigne l’inconfort, et qui ne peut toutefois s’empêcher de le représenter à l’aide d’un concept rassurant, celui de milieu, sorte de transposition, sur le plan ontologique, d’une position centrale désertée dans l’univers physique.