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Entrer dans le commentaire, c’est s’exposer, et s’exposer à n’en sortir jamais. Et puisque j’avance, que je vieillis, puisque l’Autre — c’est peut-être mon fait — n’est plus tout à fait pour moi ce qu’il a été (bien qu’il soit toujours autre), le commentaire doit donc être repris, corrigé, amendé, sans cesse ni repos ; la relecture reprendre la lecture, la mienne, celle des autres, inlassablement. Le sujet est inépuisable[1].

Lors de la dernière décennie, les états de la recherche substantiels sur le livre de Qo se sont faits rares. En 2002, il en est paru deux. Celui de Kottsieper ne passe en revue que les travaux publiés avant l’an 2000[2], tandis que celui de Murphy comprend 24 livres, dont cinq ont été publiés en 2000-2001[3]. Le troisième état de la recherche, qui date de 2003, passe en revue 19 livres, dont huit ont été publiés entre 2000 et 2003[4]. L’état de la recherche de Dell, paru en 2008, est le plus superficiel et le plus décevant, puisqu’il ne mentionne que dix ouvrages sur le livre de Qo, dont six ont été publiés après l’an 2000[5]. En 2011, Vignolo signale l’existence de huit ouvrages qui ont été publiés en italien après 2000, mais il ne présente très sommairement que quatre d’entre eux[6]. Toujours en 2011, dans son aperçu des nouvelles tendances dans la recherche sur le livre de Qo, Debel signale dans sa bibliographie quatorze ouvrages publiés après 2000[7]. Au total, ces six états de la recherche ne présentent que 22 ouvrages publiés depuis 2000. Bien entendu, certains livres publiés depuis 2000 contiennent quelques pages qui s’apparentent plus ou moins à un état de la recherche. Toutefois, plusieurs de ces livres ne présentent pour l’essentiel que des recherches publiées avant l’an 2000[8]. En 2009, dans son introduction de 99 pages qui comprend entre autres un état de la recherche, Bartholomew ne signale en passant que six ouvrages publiés en anglais après 2000 et rien n’indique qu’il a bel et bien lu ces ouvrages[9]. Dans son tout récent commentaire, Fredericks présente certes un état de la recherche, mais il n’y mentionne qu’un seul ouvrage publié après 2000[10]. Quant aux autres publications qui contiennent un état de la recherche, elles se limitent habituellement à l’étude d’un ou de plusieurs thèmes précis du livre de Qo ou à une péricope bien délimitée ou encore à l’étude d’un seul mot : la date du livre[11], la langue[12], la structure du livre[13], les enjeux pédagogiques et rhétoriques[14], le genre « autobiographie royale[15] », l’ironie[16], les ambiguïtés[17], le problème de la connaissance[18], le bonheur[19], l’être humain comme destinataire des dons de Dieu[20], le mal, le bien et le jugement de Dieu[21], l’identification sociologique de l’auteur à partir d’une analyse des mots « Qohélet », « Ecclēsiastēs » et « Contionator[22] », la triple manifestation du corps[23], le pessimisme et le scepticisme[24], l’emploi du mot hbl[25], Qo 1,4-11[26] et 5,9-6,6[27].

Il paraît qu’il y a plus de 200 000 entrées au mot Ecclésiaste sur Internet[28]. Je n’ai pas exploré ce que l’on peut y trouver. Par contre, je connais bien le contenu de près de 109 livres qui ont été publiés entre l’an 2000 et l’hiver 2012 sur ce petit texte de sagesse, qui se conclut par un avertissement à ne pas produire en surabondance des livres et à ne pas étudier avec excès (Qo 12,12)[29] ! De ces 109 livres, 54 sont rédigés en anglais, 23 en français, onze en italien, onze en allemand, quatre en portugais, cinq en espagnol et un en hébreu. Pour ne pas trop fausser les statistiques, il convient de préciser que sur les 54 livres publiés en anglais, 19 sont des ouvrages à caractère pastoral qui s’adressent à des prédicateurs et la quasi-totalité de ces 19 ouvrages sont ultraconservateurs, pour ne pas dire de type fondamentaliste. Du côté lusophone, trois des quatre ouvrages sont de type pastoral[30]. Des 23 livres publiés en français, un seul correspond à un commentaire en bonne et due forme des douze chapitres. Enfin, sur ces 109 livres, six sont des collectifs[31] et près de quarante sont des commentaires qui proposent une lecture synchronique du texte. En effet, à l’exception de quelques auteurs qui écartent l’épilogue (Qo 12,9-14) ou encore le titre (Qo 1,1) et le refrain (Qo 1,2 et 12,8), car on y parle de Qohélet à la troisième personne (voir pourtant Qo 7,27a)[32], la majorité des commentateurs interprète le livre tel qu’il se donne à lire maintenant[33]. Enfin, deux derniers détails méritent d’être signalés : quatorze livres sont signés par des femmes, deux sont cosignés par une femme et un homme et deux autres sont codirigés par une femme et un homme. De ces 18 femmes, six sont francophones, cinq anglophones, quatre germanophones, deux italophones et une est hispanophone.

L’objectif de cet article est de présenter un bilan de ces ouvrages, mais en ne retenant que quelques approches : critique textuelle, analyse philologique et sémantique, histoire de la réception, analyse comparée, critique structurelle, et enfin lecture canonique et pastorale. Ce choix n’a rien d’arbitraire. Au contraire, il est adapté aux ouvrages publiés et il me permettra ainsi de bien mettre en évidence les diverses métamorphoses qu’on continue de faire subir au livre de Qo, qui est probablement l’un des plus controversés de la Bible.

I. Critique textuelle

Bien entendu, tout bon commentaire réserve une place importante à la critique textuelle. Toutefois, mon intention ici n’est pas de passer en revue la façon dont les exégètes de la dernière décennie ont résolu chacun des problèmes de critique textuelle du livre de Qo. Ce travail exigerait à lui seul un très gros article[34]. Je me limiterai ici à présenter brièvement la nouvelle édition critique du texte hébreu de Qohélet, publiée dans la collection de la Biblia Hebraica Quinta[35]. Le texte édité est toujours le même, à savoir le Codex de Leningrad ou B19a, mais l’édition provient d’une nouvelle photographie du Codex. Comme celle-ci est plus claire, elle permet parfois de clarifier quelques lectures incertaines des photos avec lesquelles travaillaient auparavant les exégètes[36]. L’édition du texte de Qohélet est accompagnée d’un commentaire de 48 pages, rédigé en anglais, qui porte sur l’apparat critique, et d’une présentation des principaux témoins (hébreu, grec, syriaque, latin et araméen), de la Massorah Parva, de la Massorah Magna et d’une courte bibliographie. Cet ouvrage est désormais un complément indispensable à l’édition critique de la Biblia Hebraica Stuttgartensia.

II. Analyse philosophique et sémantique

La langue du livre de Qo est réputée pour être singulière et difficile[37]. Outre les nombreux aramaïsmes[38], le livre comporte 27 hapax legomena, de nombreux mots, expressions et formes grammaticales qui n’apparaissent pas ailleurs dans le reste de la Bible hébraïque[39] et plusieurs incongruités sur le plan grammatical[40]. C’est pourquoi Schoors a publié deux gros volumes sur la question de la langue, le premier concerne la morphologie et la syntaxe et le second le vocabulaire[41]. Selon Schoors, la langue de Qohélet est en partie philosophique[42] et témoigne même, dans certains cas, d’une influence grecque[43]. Par conséquent, il juge que la langue de Qohélet permet de situer le livre à l’époque hellénistique plutôt qu’à la période perse[44]. À mon avis, l’étude de la seule langue ne permet pas de déterminer avec certitude et précision la date du livre[45]. L’influence grecque sur la langue est loin d’être convaincante et Schoors avoue lui-même qu’il n’en est pas complètement certain[46]. Par exemple, on ne peut se baser sur l’expression grecque hupo ton hēlion ou huph hēliō, « sous le soleil » pour conclure que l’auteur du livre de Qo a été influencé par le monde grec. Autrement, il faudrait parler d’une influence sémitique puisque cette même expression est également bien attestée dans diverses inscriptions du Proche-Orient ancien[47]. Par ailleurs, Estes exagère lorsqu’il estime que la langue de Qohélet ne nous permet simplement pas de dater le livre[48]. En effet, Delsman et Schoors ont montré avec brio que la langue du livre est celle de la période postexilique[49].

Par ailleurs, l’analyse de Schoors se cantonne souvent dans une linguistique du mot et non de la phrase. C’est pourquoi maints exégètes ont contesté certaines de ses interprétations. Un seul exemple suffira ici pour illustrer mon propos : la traduction du mot hbl. Il est bien connu que la traduction latine de Jérôme du mot hbl par vanitas a influencé maintes langues et cultures pendant des siècles. Encore en 2011, Pinçon rend systématiquement ce mot par « vanité », sauf en Qo 6,4 où il le traduit par « vain[50] ». Le seul argument signalé par Pinçon à la p. 24, si tant est que l’on puisse parler d’argument, c’est que ce terme est celui qui a été retenu dans de nombreuses traductions bibliques (BJ, TOB, Pléiade, Osty, Segond). Pourtant, déjà en 1555, Castellion traduisait Qo 1,2 et 12,8, mais aussi maints autres passages où le mot hbl est employé, par une violente antithèse qui fait intervenir les termes « tout » et « rien » : « tout ne vaut rien » ou « tout n’est rien[51] ».

Depuis déjà quelques décennies, il revient définitivement à différentes cultures de féconder le mot hbl et donc le sens même du livre. D’aucuns optent pour un retour au sens premier du terme et traduisent le mot par « buée[52] », « vapeur[53] », « haleine », « souffle[54] », « souffle éphémère », « souffle vain », « souffle évanescent », etc.[55], « souffle de vent[56] », « souffle vain » et « vain[57] » ou « soupir[58] ».

À la suite de Barucq, Fox, Michel et Lavoie, Schoors refuse l’option étymologique et propose plutôt de traduire la quasi-totalité des emplois du mot hbl dans le livre de Qo par « absurdité », « absurde ». Pour des passages comme Qo 6,12 ; 7,15 et 9,9, il reconnaît toutefois que le mot désigne ce qui est éphémère[59]. Frydrych adopte également cette traduction, sauf pour Qo 3,18-22[60]. Asurmendi partage l’avis de Fox, mais traduit néanmoins le mot hbl par « non-sens[61] ». Bien qu’il soit tenté de rendre hbl par « absurdité », Mazzinghi lui préfère la traduction de « souffle » ; cependant, il reconnaît que celle-ci n’est pas la seule possible[62]. Shields rejette la traduction de hbl par « absurde » et opte pour « insensé », « stupide[63] ». Sneed, qui rejette également la traduction de hbl par « absurde », opte plutôt pour des mots comme « futilité » et « illusion[64] ». Ce dernier terme est d’ailleurs celui qui est retenu dans la nouvelle traduction de Wahl[65].

Selon Rudman, le terme hbl s’apparente au concept biblique de chaos et lorsque Qohélet affirme que tout est hbl, il suggère que le monde est sous la domination du chaos[66]. Mills ne donne aucune connotation pessimiste au mot hbl. Elle rattache plutôt le terme à l’idée de modération : il sert à rappeler à celui qui cherche avec trop d’enthousiasme la réussite sociale que celle-ci ne garantit aucunement le bonheur[67]. Tout autre est l’interprétation de Bartholomew, puisqu’il rend le mot hbl par « énigmatique », adoptant ainsi la traduction de G.S. Ogden[68]. Certes, il est notoire qu’aucune traduction ne fait plus l’unanimité, mais Bartholomew ne semble pas avoir compris que l’environnement lexical du mot hbl dans le livre de Qo est incompatible avec une traduction dont la connotation est plutôt positive[69]. Scippa abonde pourtant dans le même sens que Bartholomew, même s’il traduit quasi systématiquement le mot hbl par « vanité[70] ». En effet, pour Scippa, hbl désigne d’abord tout ce qui est incompréhensible pour l’être humain, ce qui est inexplicable ou énigmatique, mais non pas ce qui est absurde, car il considère que le monde créé est le résultat d’un plan divin qui a une rationalité parfaite[71].

Comme le sens du mot hbl est forcément contextuel, d’aucuns optent pour le rendre par différents termes. Par exemple, Miller propose de comprendre le mot hbl comme un symbole pouvant faire référence à ce qui est non substantiel, éphémère ou dégoûtant. En outre, selon les passages, le mot peut avoir un seul de ces sens ou les deux, voire les trois à la fois[72]. Weeks, qui critique l’interprétation de Miller[73], est plutôt d’avis que le mot hbl désigne à la fois ce que l’être humain rencontre et produit. Par conséquent, selon l’un ou l’autre cas, le mot peut désigner ce qui est illusoire, trompeur, erroné, inconsistant et inefficace[74]. Crenshaw estime aussi que le terme est polysémique. Cependant, selon lui, hbl désigne ce qui est transitoire, même si le sens oscille parfois entre ce qui est futile et ce qui est absurde[75]. De son côté, Ingram est d’avis que le mot hbl est ambigu et que le choix de ce terme vise justement à rendre tout le livre ambigu. C’est pourquoi il conclut que ce terme ne peut avoir que plusieurs significations : absurde, futile, incompréhensible ou éphémère. Mais comme le terme est ambigu, il ajoute aussitôt que dans la majorité des passages le sens du mot hbl est loin d’être clair[76].

Deux remarques me serviront de conclusion. Premièrement, force est de constater que la traduction du mot hbl ne va pas de soi, d’autant plus qu’elle détermine le sens que l’on donne à tout le livre. C’est d’ailleurs pourquoi Roubaud, qui cherche à tenir compte du caractère réellement intraduisible du mot hbl, fait un double choix : tantôt il le traduit par « vanité » et « vain », tantôt il se contente de le translittérer[77]. Deuxièmement, il n’est pas exagéré de dire que toutes les traductions-interprétations proposées, qu’elles soient étymologiques, concrètes ou abstraites, nous parlent autant du livre de Qo que de la culture et des préjugés des traducteurs, et peut-être davantage de ces derniers.

III. Histoire de la réception

L’histoire de la réception occupe une place très importante dans l’exégèse du texte de Qohélet. En effet, 19 livres traitent essentiellement de la réception du texte de Qohélet au cours de l’histoire, tandis que quatre livres et un collectif en traitent de manière partielle. Sur ces 24 livres, neuf sont en français et sept en anglais.

En premier lieu, il convient de mentionner deux ouvrages qui portent sur les anciennes traductions du livre de Qo. Dans la belle collection « La Bible d’Alexandrie », Vinel donne une traduction française du texte grec de Qohélet[78], qu’elle attribue avec hésitation à Aquila ou à son école[79]. Malheureusement, sa traduction est parfois discutable. Par exemple, la traduction du mot mataiotēs (= hbl) par « folie » n’est guère convaincante[80], d’autant plus que le vocabulaire de la folie est particulièrement riche dans le livre de Qo. Bien entendu, cette traduction est accompagnée d’une annotation, qui présente pour l’essentiel les commentaires de quelques Pères de l’Église, et d’une longue introduction où sont discutés divers problèmes reliés au texte grec : date de la traduction, composition et rhétorique de la traduction, le littéralisme et ses effets, l’intertextualité propre à la traduction, etc. Le deuxième ouvrage est une édition critique de la traduction française des livres de Salomon que Sébastien Castellion publia en 1555, à partir du texte grec et latin[81]. Près de cent pages sont consacrées au livre de Qo : l’édition critique de la traduction et des annotations de Castellion sont accompagnées d’une longue introduction et de nombreuses notes explicatives qui permettent de connaître les interprétations de l’Ecclésiaste autour du xvie siècle.

Du côté de la tradition juive, trois auteurs ont traduit le grand commentaire rabbinique connu sous le nom de Midrash Rabbah sur Qohélet. Le premier est en espa- gnol[82], le deuxième en italien[83] et le troisième en français[84]. Les ouvrages de Motos López et André présentent en synopse la traduction et le texte hébraïque. Toutefois, l’ouvrage de Motos López a l’avantage de fournir une édition critique. Sa traduction est également plus précise et érudite, car elle est accompagnée de nombreuses notes explicatives. En outre, sa traduction est précédée d’une introduction de 25 pages où elle présente un état de la recherche, la date du livre (viiie siècle), son lieu de composition (le milieu scolaire en Israël), sa langue (elle donne une liste de 155 mots d’origine grecque !) et la liste des manuscrits complets et fragmentaires. Quant à la traduction d’André, qui reprend celle de la Bible de Jérusalem en ce qui concerne les textes bibliques, elle est simplement précédée d’une introduction de moins de cinq pages, qui commente autant le livre de Qo que son Midrash. Rien n’est dit de la date du Midrash, de son lieu de composition ou du manuscrit retenu pour la traduction. Par contre, elle affirme, mais sans en faire la démonstration, qu’il est possible que ce Midrash s’inscrive dans le cadre d’une polémique contre les Gnostiques.

Toujours du côté de la tradition juive, trois commentaires sont plutôt de type anthologique puisque leurs auteurs puisent surtout dans la littérature juive. Le premier commentaire, en trois volumes, est totalement ignoré des exégètes, sans doute parce qu’il est rédigé en hébreu[85]. Les deux autres auteurs ont publié leur commentaire dans un même volume[86]. Les deux ouvrages sont décevants, tout particulièrement le premier qui est le plus long, car le livre de Qo n’est qu’un prétexte à diverses spéculations religieuses. Le bref commentaire de Fox est beaucoup plus intéressant et rigoureux, car en plus de prendre en considération quelques grands commentateurs juifs, comme Abraham Ibn Ezra, Rashbam, Samuel b. Juda Ibn Tibbon, Moshe Alsheik, Moïse Mendelssohn et Samuel David Luzzatto, il témoigne d’une connaissance de l’exégèse contemporaine[87]. Le collectif rédigé sous la direction de Rambaldi et Pozzi consacre également quelques belles pages au Targum, au Midrash et au commentaire du grand rabbin italien Ovadiah Sforno (environ 1475-1550)[88]. Du côté des études médiévales, Robinson a traduit, introduit et généreusement annoté le commentaire de Samuel Ibn Tibbon sur le livre de Qo[89]. Ce commentaire de type allégorique[90], qui aurait été rédigé entre 1204 ou 1213 et 1221[91], est le premier travail exégétique du livre de Qo influencé par la philosophie de Maïmonide, d’Aristote et des philosophes aristotéliciens de langue arabe[92]. Ce travail d’Ibn Tibbon fut d’autant plus important à l’époque de sa publication qu’il constitua peut-être la première réponse européenne à la philosophie musulmane d’al-Farabi[93]. Enfin, le célèbre commentaire de Rashi, qui estime que le livre de Qo fait la promotion de l’étude de la Torah, est désormais disponible dans une édition bilingue hébreu-français[94].

En ce qui concerne la tradition patristique, le commentaire de saint Jérôme, qui a profondément marqué l’exégèse chrétienne du livre de Qo jusqu’à l’arrivée de Luther, est enfin disponible en français[95]. La traduction de ce commentaire, qui invite au mépris du monde, est non seulement longuement annotée, mais elle est aussi accompagnée d’un guide thématique et d’une longue introduction de cinquante pages, dans laquelle on retrouve des informations, d’une part, sur la vie et l’oeuvre de l’auteur et, d’autre part, sur son exégèse du livre de Qo (ses sources, son principe du triple sens, etc.). Le commentaire de l’Ecclésiaste du pseudo Grégoire d’Agrigente n’a pas eu la même chance, car seule une édition critique du texte grec est désormais accessible[96]. Selon les éditeurs, il s’agit d’un commentaire rédigé par un auteur inconnu, quelque part entre 530 et 630, à Alexandrie[97].

Du côté des ouvrages de type anthologique, outre le livre de Vinel déjà mentionné ci-dessus, on peut signaler le livre de Wright qui présente strictement une anthologie de textes des anciens commentateurs chrétiens[98]. Contrairement à ce que croient les auteurs de cette collection évangélique, je ne pense pas que ce type d’exégèse pré-critique puisse constituer une bonne introduction au livre de Qo. Certes, l’exégèse patristique mérite d’être connue, mais encore faut-il pouvoir bien la situer dans son contexte historico-religieux pour la comprendre et reconnaître, par le fait même, qu’elle présuppose des données anthropologiques et cosmologiques qui sont nettement dépassées. Dans son récent commentaire, Scippa accorde une place importante aux interprétations des Pères de l’Église[99]. Toutefois, ce commentaire ne permet pas davantage au lecteur de saisir les enjeux et les objectifs de cette exégèse ancienne, car l’anthologie des interprétations patristiques qu’il présente pour chaque péricope est simplement juxtaposée à une exégèse de type historico-critique.

Du côté médiéval, le commentaire de saint Bonaventure, qui estime que le livre de Qo invite au mépris du monde mais non de Dieu qui en est son auteur, est désormais accessible en anglais[100]. L’ouvrage est précédé d’une excellente introduction qui fournit des renseignements sur la date du commentaire (1253-1257), son style d’exégèse (surtout littérale et très peu spirituelle ou allégorique), ses sources (Glossa Ordinaria, Glossa Interlinearis, Jérôme, Hugues de Saint-Victor, etc.), etc.

À cette liste d’ouvrages de valeur très inégale, il faut ajouter deux commentaires dont les auteurs s’intéressent essentiellement à l’histoire de la réception du livre de Qo, dans la tradition juive aussi bien que dans la tradition chrétienne. Le premier est de loin le plus décevant, car il s’agit d’une simple anthologie de textes provenant surtout, d’une part, de Jérôme et, d’autre part, du Talmud, du Midrash et de Rashi[101]. Le second ouvrage est beaucoup plus riche, puisqu’il prend en considération non seulement maints commentateurs depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, mais aussi de nombreux écrivains, particulièrement anglo-saxons (Shelley, Eliot, Hemingway, etc.), ainsi que certains artistes (David Bailly, Barry Moser, Philip Ratner, etc.), musiciens (Norman Dello Joio, Pete Seeger, Bono, etc.), etc.[102]

Il convient aussi de mentionner trois autres ouvrages, celui d’Asurmendi qui consacre quelques pages à la postérité de Qohélet[103], celui de Birnbaum et Schwienhorst-Schönberger qui se termine par un chapitre sur l’histoire de la réception du livre de Qo dans la littérature ancienne et moderne, mais aussi dans les arts et surtout la musique[104], et celui de Roubaud qui réserve plusieurs pages à l’histoire de la réception du livre de Qo dans la littérature ancienne, médiévale et moderne, mais aussi dans les arts[105]. Roubaud a également participé à un ouvrage collectif qui porte sur l’histoire de la réception du célèbre mot clé du livre : hbl[106]. On y découvre que le livre de Qo semble préconiser l’hédonisme[107], l’épicurisme[108], le libertinage[109], le scepticisme[110], l’anti-dogmatisme[111], le quasi-nihilisme[112], le fatalisme[113] ou plus simplement la sagesse mélancolique[114]. On y apprend également que Qohélet est non seulement un livre qui a été très populaire auprès de maints penseurs (par exemple, Montaigne, Pascal, Voltaire, Arendt), écrivains (par exemple, Saint-Évremont, Richepin, Chateaubriand) et artistes (par exemple, Poussin et Gijsbrechts), mais que c’est aussi le seul livre biblique qui parle le plus directement, en ce début du troisième millénaire, à l’agnostique (Roubaud) et à l’athée (Compte-Sponville)[115]. Il est à espérer qu’un tel collectif rédigé par des auteurs venant du monde de la littérature, des arts et de la philosophie permette que ce merveilleux livre biblique ne disparaisse pas de notre culture de plus en plus amnésique.

En musicologie, il convient de signaler l’ouvrage de Wenzel qui porte sur le compositeur Bernd Alois Zimmermann (1918-1970), grand lecteur du livre de Qo[116]. Selon l’auteure, Zimmermann estimait que le scepticisme et le doute constituaient la charpente du livre de Qo[117]. Malheureusement, l’ouvrage ne porte pas vraiment sur le livre de Qo comme tel, mais plutôt sur les compositions musicales directement inspirées du livre de Qo. L’auteure y examine d’abord longuement les oeuvres musicales et littéraires : une cantate pour voix et orchestre intitulée Omnia tempus habent (1957), une antienne (1961), un Requiem pour un jeune poète (1968) et l’Action ecclésiastique « Je me suis tourné et j’ai regardé toute l’oppression qui se fait sous le soleil » (1970). Puis, très rapidement, elle étudie trois oeuvres instrumentales : un concerto pour trompette et orchestre qui a pour titre « Personne ne connaît le problème que je vois », une sonate pour violoncelle qui est précédée du texte de Qo 3,1, et une pièce pour flûte qui est intitulée « tempus loquendi », tiré de Qo 3,7.

Enfin, on ne saurait passer sous silence l’ouvrage de Spaller, intitulé « L’histoire du livre est l’histoire de son effacement… », qui s’intéresse à l’interprétation de Qo 1,4-11 chez quatre exégètes contemporains de langue allemande : A. Lauha, N. Lohfink, D. Michel et T. Krüger. Spaller précise d’entrée de jeu que l’être humain est condamné à interpréter[118]. Or, selon elle, pour savoir ce que signifie interpréter, il faut d’abord pouvoir répondre aux questions suivantes : Qu’est-ce que le langage ? Comment fonctionne-t-il ? Qu’est-ce qu’un texte ? Comment est-il créé ? Qu’arrive-t-il lorsqu’on lit ? Qu’est-ce que lire ? Quelles sont les conditions de la connaissance[119] ? Loin de chercher à trouver le vrai sens de Qo 1,4-11, Spaller, au contraire, est d’avis que chaque lecture ajoute une nouvelle voix au texte et que le dialogue peut être sans fin[120]. En guise de conclusion, elle admet que personne n’a raison et que tous ont raison[121] ! Bien entendu, d’aucuns pourront peut-être trouver que cette conclusion résonne comme une affirmation relativiste. Mais il n’en est rien, car tout son travail met bien en évidence que l’interprétation est indissociable à la fois du texte, de l’interprète et de ses présupposés. C’est pourquoi elle peut conclure, d’une part, qu’il n’y a pas de lecture neutre ou innocente — et qu’il est bon qu’il en soit ainsi — et, d’autre part, que le sens du texte de Qohélet, voire de tout texte, est forcément pluriel[122]. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’illustre avec éloquence l’ensemble des travaux publiés sur l’histoire de la réception du livre de Qo ?

IV. Analyse comparée

Les ouvrages qui comportent des analyses comparées se divisent grosso modo en deux groupes. Dans le premier groupe, les exégètes pratiquent surtout un comparatisme qu’on pourrait qualifier de généalogique, en ce qu’il vise à établir des rapports de filiation entre le livre de Qo et des textes extrabibliques ou bibliques. Autrement dit, leur objectif est surtout de cerner les textes ou les courants de pensée qui auraient pu influencer l’auteur du livre de Qo. Dans le deuxième groupe, les exégètes pratiquent plutôt un comparatisme qu’on pourrait qualifier d’analogique, en ce qu’il vise à éclairer réciproquement les textes comparés — tantôt bibliques, tantôt extrabibliques —, sans se poser la question des contacts ou des influences. Parmi ces travaux qui font entrer en dialogue le livre de Qo avec divers textes, certains s’apparentent à un travail sur l’histoire de la réception, notamment ceux qui portent sur des auteurs contemporains dont on sait qu’ils ont lu le livre de Qo.

La quasi-totalité des exégètes qui ont publié un ouvrage sur le livre de Qo s’intéressent plus ou moins longuement aux courants de pensée qui auraient pu influencer l’auteur du livre de Qo. Bien entendu, la question des influences est directement en lien avec la datation du livre[123]. À ce sujet, comme la grande majorité des exégètes date le livre de Qo du iiie siècle avant l’ère chrétienne, et très souvent plus précisément dans la deuxième moitié de ce siècle, je me contenterai de signaler ceux qui proposent une autre datation[124] : le xe siècle, puisque Salomon est l’auteur du livre[125], l’époque pré-exilique[126], quelque part entre 550 et 450[127], l’époque post-exilique[128], le ve siècle[129], la deuxième moitié du ve siècle[130], le début ou le milieu du ive siècle[131] ou peut-être 350[132] ou plus vaguement entre le ive et le iiie siècle[133] ou encore au début du iie siècle[134] ! C’est sans étonnement qu’on constate que les auteurs qui datent clairement le livre de la période pré-exilique ou de la période perse ne font pas la moindre référence à une quelconque influence grecque[135]. Par contre, parmi les auteurs qui situent la date de rédaction du livre de Qo au iiie siècle, d’aucuns en déduisent plus ou moins explicitement que l’auteur du livre de Qo aurait été influencé — directement ou indirectement, positivement ou négativement — par la pensée grecque. Étonnamment, mis à part l’argument de la langue, dont on a vu qu’il n’était pas déterminant pour dater avec précision le livre de Qo, les exégètes n’avancent habituellement aucun argument sérieux pour justifier leur datation. Ces exégètes semblent donc emprunter un raisonnement circulaire : d’une part, comme le livre a été rédigé à la période grecque, son auteur a été plus ou moins influencé par la pensée grecque ; d’autre part, comme il a été plus ou moins influencé par la pensée grecque, il ne peut que dater de la période grecque, soit le iiie siècle avant l’ère chrétienne[136]. Force donc est de constater que la question des influences est souvent réglée de manière superficielle, en quelques pages, voire en quelques lignes.

En effet, maints auteurs se contentent de citer quelques textes extrabibliques qui s’apparentent plus ou moins superficiellement au livre de Qo, mais sans prendre le temps de les situer dans leur contexte respectif. Qui plus est, d’aucuns déduisent de cette mise en parallèle que l’auteur du livre de Qo aurait été influencé par ces textes. Quelques exemples suffiront à illustrer mon propos. Certains exégètes affirment que l’emploi du mot hbl en Qohélet est l’équivalent de l’emploi du mot tuphos chez Ménandre ou encore du terme šaru dans l’Épopée de Gilgamesh[137]. Selon Pinçon, la cosmologie présentée en Qo 1,4-11 entretiendrait des rapports étroits avec la mythologie grecque qu’il critique[138]. Malheureusement, la thèse est simplement affirmée, mais n’est aucunement étayée. Il en va de même lorsque Asurmendi affirme tout bonnement qu’on peut voir des échos ou même des influences de la philosophie grecque en Qo 1,13-2,2[139].

Dans son ouvrage qui montre que l’influence stoïcienne est surtout perceptible dans la façon dont Qohélet traite du problème du déterminisme, Rudman prend certes le temps de situer les textes dans leurs contextes respectifs, mais il travaille parfois sur des textes grecs dont les traductions sont douteuses. Par exemple, j’ai déjà eu l’occasion de montrer que le lien qu’il effectue entre Qo 1,15 et un hymne à Zeus de la philosophie stoïcienne n’a guère de valeur, car le texte grec de l’hymne est mal traduit[140].

Comme il est bien connu que le travail de relecture de la Torah et des Prophètes est une caractéristique des livres de sagesse, il n’est pas étonnant de constater que le comparatisme de type généalogique a également été pratiqué avec les textes bibliques. Par exemple, Laurent a montré avec rigueur que Qo 5,14a pouvait être lu comme une citation infléchie de Jb 1,21ab[141]. À la suite de Lavoie, Bühlmann, Simian-Yofre et Zamora sont d’avis qu’on peut retracer une lecture critique des premiers chapitres de la Genèse dans le livre de Qo[142].

Quelques auteurs pratiquent un comparatisme de type analogique, sans trop chercher à savoir si l’auteur du livre a subi ou non une influence quelconque. Du côté intrabiblique, déjà au xiiie, Ibn Tibbon avait comparé Qo 3,19 et le Ps 49 dans le but de montrer que les deux textes donnent le même enseignement sur l’immortalité de l’âme[143]. Bien entendu, la récente analyse comparée proposée par Delkurt est plus nuancée, mais elle sera loin de faire l’unanimité, autant pour son analyse du Ps 49 que du livre de Qo. Après avoir analysé le Ps 49 et soutenu qu’il vise à montrer que les riches ne peuvent échapper au shéol en payant une rançon à Dieu dans un cadre cultuel — ce qui à mon avis est une interprétation très discutable du v. 8[144] —, Delkurt examine les relations entre ce Ps 49 et les Ps 37, 73 et 78[145]. Enfin, bien que le livre de Qo ne traite pas du même sujet que le Ps 49, Delkurt compare les deux textes qui proviennent de la même période postexilique et du même milieu[146], et résume en quelques points les liens entre eux[147]. Premièrement, Qohélet et le Ps 49 reconnaissent le caractère inscrutable de Dieu et affirment qu’il est impossible de se servir de lui pour atteindre ses propres fins. Deuxièmement, les deux textes contestent la doctrine de la rétribution. Troisièmement, la richesse est certes réconfortante, mais elle est éphémère : personne ne peut apporter ses richesses avec lui dans sa tombe. Quatrièmement, la mort nivelle toutes les différences ici-bas. Cinquièmement, personne ne sait ce qui arrivera après la mort, mais Dieu a étendu son pouvoir sur le monde de la mort ; par conséquent, le destin des êtres humains se trouve entre les seules mains de Dieu.

L’étude comparative avec le livre des Proverbes proposée par Frydrych suscitera beaucoup moins de controverse que celle de Delkurt. Dans son étude de type synchronique, Frydrych retient cinq thèmes. 1) La sagesse : malgré les différences entre Pr et Qo, la sagesse vise le même objectif, celui d’une vie réussie ; en outre, les deux livres ont la même conception de ce qu’est une vie réussie[148]. 2) L’épistémologie : celle de Pr est fondée sur l’expérience collective, tandis que celle de Qo repose sur l’observation personnelle[149]. 3) La cosmologie : les deux livres sont axés sur la vie ici-bas et non sur une quelconque vie dans l’au-delà[150]. 4) L’anthropologie : les deux livres reconnaissent que l’être humain est une créature qui est inclinée vers la folie et le mal, mais seul Pr a confiance au pouvoir de la sagesse[151]. 5) Et l’éthique : Pr enseigne une éthique qui suppose une unité entre l’expérience humaine, la souveraineté de Dieu et sa justice, tandis que la sagesse de Qo ne comprend aucune éthique et est complètement pragmatique[152].

L’ouvrage de Schellenberg porte sur un tout autre sujet : l’épistémologie ou le problème de la connaissance. L’épistémologie du livre de Qo est comparée à celle de Jb, de Pr 1-9, de Si, de Sg, de Gn 2-11, d’Is 1-66 et de Dn[153]. En ce qui concerne le livre de Qo, Schellenberg souligne que son soi-disant scepticisme a fait couler beaucoup d’encre, mais que peu d’exégètes en ont donné une définition et que ceux qui ont pris le temps de le faire ne s’entendent pas sur cette définition[154]. Selon elle, il est réducteur de vouloir faire de Qohélet un sage sceptique et/ou un sage empirique[155]. Par ailleurs, elle montre que les références à la connaissance sont rattachées à la mort, à l’avenir et à l’agir de Dieu et que, dans les trois cas, l’accent est mis sur les limites de la connaissance : l’être humain ne sait rien de la mort[156], ni de l’avenir[157], ni de l’agir de Dieu[158]. Pour Qohélet, la véritable source de la connaissance réside dans l’expérience[159]. Certes, cette expérience est limitée, mais cette limite n’entraîne aucune forme négative de résignation. Par exemple, l’ignorance du passé et de l’avenir incite l’être humain à jouir du seul moment qui lui appartient : le présent[160].

Dans une perspective qu’il qualifie d’intertextuelle[161], Zamora compare et confronte Qo 1-3 et 12,8-14 — ce dernier texte étant censé refléter le début d’une conscience canonique[162] — avec divers textes de la Bible hébraïque (Jb, Ps, Gn 1-3 ; etc.), mais notamment avec des textes bibliques tardifs (1-2 Ch ; Esd ; Ne ; Est ; Dn) et quelques textes de Qumran. Tout en soulignant que le livre de Qo — premier livre, avec celui de Dn, qu’on peut qualifier de haggadique[163] — se distingue parfois radicalement de ces textes, son objectif est de montrer que ce livre présente un message théologique critique, mais positif, sur la gouvernance politique, économique et religieuse à la fin du iiie siècle, voire au début du iie siècle avant l’ère chrétienne, période qui a vu naître les dernières retouches éditoriales du livre de Qo[164]. En outre, Zamora est d’avis que ce livre de sagesse vise une meilleure intégration à la culture scientifique, économique et politique (internationale ou pro-hellénistique ?), mais qu’il fait également une critique de cette même culture, en se fondant aussi bien sur la science et la philosophie humaines (Qohélet) que sur la tradition de la Torah hébraïque (les éditeurs du livre)[165]. Malheureusement, cette thèse est totalement inconnue des exégètes. Bien qu’elle repose en partie sur une critique rédactionnelle et une critique des sources fragiles, cette thèse mérite d’être lue avec attention, notamment par ceux qui croient que le livre sous-entend un dialogue polémique avec la culture grecque.

Dans un ouvrage plus récent, Zamora propose une autre réflexion, celle d’un pasteur qui réfléchit sur la foi simple à partir du livre de Qo, du Jésus des évangiles et de deux ouvrages rédigés par deux théologiens protestants : Charles Wagner (1852-1916) et Adolf Harnack (1851-1930). En ce qui concerne la foi de Qohélet, Zamora estime qu’elle est simple et qu’elle permet de créer les conditions d’une vie simple, réellement humaine. Cette foi simple serait une foi gratuite qui s’oppose à une foi complexe, c’est-à-dire utilitariste. Cette foi simple n’aurait donc rien à voir avec une quelconque forme d’anti-intellectualisme[166]. Puis, tout en insistant sur le fait que chaque personne doit transcender son identité généalogique, qui est source d’insatisfaction, et se forger une identité vocationnelle, car elle seule permet vraiment à l’individu de s’accomplir, Zamora compare Qohélet et Jésus à partir de cette double identité. En ce qui concerne Qohélet, son identité généalogique serait celle d’un roi absolutiste, dans le style des anciens despotes orientaux de l’Antiquité (Qo 1,1.12), tandis que son identité vocationnelle serait celle d’un représentant de la communauté (Qo 12,9-10). Bien entendu, l’identité vocationnelle serait de loin supérieure à l’identité généalogique, car la force de la parole d’un représentant de la communauté est préférable au pouvoir d’un roi[167]. Zamora est également d’avis que la relation entre, d’une part, Qohélet et son éditeur (responsable de Qo 1,1-11 et 12,8-14) et, d’autre part, Jésus et ses éditeurs (les évangélistes) est similaire : dans les deux cas, les éditeurs auraient découvert une identité qui va au-delà de l’identité généalogique, une identité plus riche et substantielle que ce que Qohélet et Jésus ont pu dire d’eux-mêmes[168]. Cette dernière lecture est discutable, car elle repose sur une critique rédactionnelle du livre de Qo qui est plutôt fragile.

Enfin, dans son étude comparative, Asurmendi montre avec éloquence que la théologie de Qo est nettement incompatible avec les diverses théologies qu’on retrouve dans le reste de la Bible hébraïque, que ce soit celles de la Torah, des écrits prophétiques, du Psautier ou des livres de sagesse (Jb et Pr)[169].

Plusieurs auteurs pratiquent un comparatisme de type analogique, mais avec des textes extrabibliques. Du côté de la littérature asiatique, deux ouvrages proposent une interprétation du livre de Qo complètement différente. Dans sa comparaison entre le message de Qohélet et celui de Tchouang-Tseu, Juliet effectue de nombreuses oppositions qui sont nettement caricaturales et injustifiées : Qohélet est prisonnier de son moi, tandis que le sage chinois a accédé au soi ; Qohélet est égocentrique et a une vision étroite de l’existence, tandis que Tchouang-Tseu a une vision ample et globale de l’existence, et témoigne d’une ouverture à autrui et à ses problèmes ; Qohélet croit que le savoir peut mener à la sagesse, tandis que le sage chinois affirme que le savoir n’est pas à confondre avec la connaissance de soi et de l’être en général ; Qohélet fait étalage de ce qu’il a construit et de ce qu’il possède, tandis que le sage chinois sait que la pureté suprême est sans ostentation ; etc. Bref, Juliet affiche nettement sa préférence pour le sage chinois, d’autant plus qu’il estime que Qohélet n’est pas un vrai sage[170] ! Tout autre est l’interprétation proposée par le rabbin Shapiro. Dans l’introduction de 39 pages de son commentaire qui est essentiellement une anthologie de textes provenant surtout des traditions asiatiques, il défend l’idée que Qohélet est à la fois un Lao-Tseu juif et un Bouddha juif[171] ! Par exemple, il affirme que la théologie de Qohélet s’apparente plus à la compréhension chinoise du Tao qu’à la notion de Dieu des juifs, des chrétiens et des musulmans ! En outre, selon lui, le terme clé hbl et l’expression r‘wt rwh ou r‘ywn rwh correspondent exactement aux notions bouddhistes de anicca, « impermanence » et dukkha, « souffrance[172] » ! Après avoir lu ces deux ouvrages par ailleurs intéressants, on aura compris, comme le rappelle le dicton, que comparaison n’est pas raison !

Dans une tout autre perspective, Mills compare le genre autobiographique du livre de Qo avec celui des Essais de Montaigne[173], afin de montrer que tous deux partent de leur expérience pour répondre aux questions qu’ils se posent. Elle compare aussi la critique des valeurs religieuses de Qohélet avec celle de quelques philosophes contemporains. Par exemple, à la suite de Fox, elle rapproche le terme hbl du concept d’absurdité chez Camus[174]. Plus originale, elle rapproche la conception de la mort de Derrida de celle de Qohélet. Dans les deux cas, la mort est le fondement de la philosophie. Chez Derrida, la mort est la base du soi unique, tandis que chez Qohélet la mort est le fondement de son ontologie et de son épistémologie[175]. Malheureusement, les comparaisons proposées par Mills sont pour la plupart rapides et superficielles.

À ce sujet, le livre de Melchiorre, philosophe à l’Université catholique du Sacré Coeur de Milan, est plus consistant, même s’il compare et confronte le livre de Qo à un plus grand nombre de philosophes[176]. Parmi les philosophes le plus souvent cités, on peut mentionner Kierkegaard, Leibniz, Kant, Husserl, Heidegger et Ricoeur. En ce qui concerne le livre de Qo, trois thèmes retiennent particulièrement son attention : la conscience et l’aporie du temps, l’éthique de la finitude qui permet de s’ouvrir au bonheur et l’(im)possible théodicée. Plus précisément, c’est surtout le célèbre texte de Qo 3,11 qui retient l’attention de Melchiorre. À ce sujet, il traduit le mot ‘lm de diverses façons : « sens de l’éternité », « sens de la durée », « certaine vision d’ensemble », « sens de l’entièreté[177] ». Certes, il n’ignore pas que d’aucuns donnent à ce mot le sens spatial de « monde[178] », mais ce n’est pas la traduction qu’il retient, avec raison. En effet, en Qo 3,11, le mot ‘lm ne peut avoir qu’un sens temporel. D’une part, dans le contexte immédiat du v. 11 (voir le mot « temps » et l’expression « début jusqu’à la fin ») et dans le contexte général (Qo 3,1-15), la temporalité constitue le sujet principal et, d’autre part, le mot ‘lm a toujours un sens temporel dans tous les autres textes du livre de Qo (voir particulièrement Qo 3,14), voire dans toute la Bible hébraïque.

Toujours en italien, Marcon propose une très belle étude comparative entre le livre de Qo et l’oeuvre de Giacomo Leopardi, cet autre Ecclésiaste[179] qui connaissait non seulement très bien ce petit livre de sagesse, mais aussi l’hébreu[180]. Tout en retraçant les innombrables références explicites et implicites à Qohélet dans l’oeuvre de Leopardi, l’auteure compare leurs pensées au sujet du sens de la vie, du bonheur, du temps, de la mort et de Dieu. Par exemple, l’un comme l’autre reconnaissaient les limites de la connaissance et de la sagesse et constataient que cette limite rend l’être humain malheureux ; c’est pourquoi Leopardi pensait qu’il est préférable pour l’être humain d’agir plutôt que de penser[181]. Selon Marcon, le Dieu de Qohélet semble être celui de Leopardi : un Dieu qu’il faut craindre plus qu’aimer et avec lequel on ne peut discuter étant donné que sa puissance infinie n’exige que le seul respect ; un Dieu qui réserve le même sort à l’impie et au sage : la mort qui arrive à l’improviste et qui annihile tout[182]. Toutefois, dans ses multiples comparaisons, l’auteure estime à maintes reprises que le pessimisme de Qohélet est encore plus radical que celui de Leopardi[183]. Enfin, si Marcon conteste les auteurs qui réduisent la pensée de Leopardi à un matérialisme athée[184], elle n’hésite pas à affirmer que dans le livre de Qo, qui est un livre extraordinairement moderne, le scepticisme et l’agnosticisme ne sont pas incompatibles avec la foi en Dieu[185].

Le livre de Qo n’est pas seulement moderne ; il est aussi… postmoderne ! Telle est l’une des thèses de Leithart qui s’applique essentiellement, d’une part, à retracer l’origine et l’histoire de la modernité et de la postmodernité et, d’autre part, à identifier les grandes caractéristiques de la postmodernité (l’absence de fondement, l’incrédulité à l’égard des métarécits, la dissolution de la vérité absolue au profit des vérités, etc.)[186]. En effet, il estime que les questions de Qohélet sont des questions typiquement postmodernes : Quel est le profit de tout notre labeur ? Quel profit y a-t-il dans les richesses ? Quel profit y a-t-il à poursuivre la sagesse et la connaissance ? En outre, il est d’avis que les théoriciens de la postmodernité apportent la même réponse que celle de Qohélet : vapeur des vapeurs, tout est vapeur[187] ! Selon lui, cette parenté s’explique en partie comme suit : Qohélet comme les penseurs postmodernes reconnaissent que tout savoir humain est condamné à être partiel, provisoire et entaché d’erreurs[188]. Par ailleurs, et assez étonnamment, Leithart affirme que Qohélet se distingue des penseurs postmodernes, comme Nietzsche et Foucault, parce que sa pensée est infiltrée d’une conviction eschatologique qui lui fait croire que ce monde de larmes et d’oppression n’est pas le seul monde et qu’il y aura un temps après ce temps sous le soleil (Qo 3,17 ; 11,9 ; 12,14)[189]. Bref, on aura deviné que ce livre nous en apprend plus sur la notion de postmodernité et sur des auteurs comme Foucault et Derrida que sur le livre de Qo.

Sans utiliser les mots « moderne » ou « postmoderne », Riveline juge également que le livre de Qo est d’une grande actualité[190]. C’est pourquoi il fait dialoguer Qohélet avec divers auteurs, comme Descartes, Foucault et Durkheim. Son objectif est tout aussi ambitieux qu’irréaliste : il veut montrer que le texte de Qohélet exprime avec clarté l’incapacité de la pensée laïque à combler l’aspiration humaine à un sens de la vie et à l’espoir. Qui plus est, il estime que le livre de Qo ouvre la voie à une laïcité rénovée, porteuse d’un vrai dialogue entre les familles humaines dans leur diversité ! Un seul exemple suffira à montrer que les thèses de l’auteur, discutables de surcroît, n’ont aucun fondement dans le livre de Qo. À la page 26, il affirme que la laïcité est misogyne, comme en témoignerait le fait que les femmes n’ont eu le droit de vote en France qu’en 1945. Parallèlement, le parti pris laïque qui sous-tend le livre de Qo trouve une illustration dans le passage misogyne de Qo 7,26-28 !

Un peu plus sérieux, l’essai de Fortin vise à proposer quelques réflexions autour de trois sujets : Dieu, la mort et les exigences incontournables de l’aventure risquée avec autrui[191]. Pour ce faire, Fortin présente d’abord, dans trois chapitres, la philosophie de Qohélet, d’Épicure et de Camus, qu’il compare dans un quatrième chapitre. Par exemple, selon lui, Qohélet et Camus reconnaissent que le monde se révèle étranger à l’être humain et ses aspirations. Par contre, contrairement à Qohélet, Camus ne croit pas que seul Dieu détient la clé du sens du monde ; pour lui, le sens du monde doit être recherché à l’intérieur de soi. Quant à Épicure, il se distingue à la fois de Qohélet et de Camus, car il enseigne que le sage, par la pratique de la philosophie, peut avoir une juste connaissance de la nature et peut se libérer des opinions fausses qui sont les principales causes des craintes et des douleurs qui accablent tout être humain[192]. Malheureusement, le reste du livre, soit les chapitres 5 à 7, n’a guère de lien avec le livre de Qo.

Enfin, dans son brillant dialogue fictif avec Qohélet, Geering — un théologien né en 1918 ! — fait intervenir aussi bien des scientifiques que des philosophes[193]. Par exemple, selon lui, Qohélet s’apparente à Spinoza quant à sa théologie, car son concept de Dieu est l’équivalent du concept de nature, lequel est un concept amoral[194], à David Hume quant à son eschatologie, car rien ne distingue le destin des êtres humains de celui des animaux[195] et à Jacques Monod quant à sa conception du hasard, car il juge que ce qui arrive aux êtres humains est le fruit du hasard plutôt que d’une intention quelconque[196] ! Par ailleurs, Geering n’est pas toujours d’accord avec Qohélet. Par exemple, au nom de la théorie de l’évolution qu’il endosse, Geering refuse d’admettre qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil[197].

Force est de constater que dans les études comparatives de type analogique, les philosophes ont la part du lion. Toutefois, grâce au livre de Johnston, les cinéastes n’ont pas été oubliés[198] : 87 films, presque exclusivement issus du monde anglophone, y sont traités comme de véritables ressources théologiques. Parmi les principaux thèmes retenus, on peut signaler les trois suivants : les limites de la sagesse humaine, le défi que représente le désir de comprendre la justice divine ou cosmique, la tension entre le désir de vouloir jouir de la vie et le fait de prendre au sérieux la brièveté de la vie. Bien entendu, seuls quelques films retiennent plus longuement son attention. Parmi les dix cinéastes le plus souvent cités, on peut signaler, sans surprise, Woody Allen (Crimes and Misdemeaners, 1989), mais aussi Alan Ball (American Beauty, 1999), Alexander Payne (Election, 1999 et About Schmidt, 2003), Paul Thomas Anderson (Magnolia, 1999), Marc Foster (Monster’s Ball, 2001), etc. Malheureusement pour les exégètes — mais heureusement pour les cinéphiles ! —, les analyses de Johnston portent davantage sur les films que sur le livre de Qo. Qui plus est, les parallèles entre les scènes filmiques et les passages du livre de Qo sont très souvent ténus, voire difficiles à cerner, malgré le fait que les uns et les autres abordent des thèmes universels, comme la mort, le bonheur, le destin, etc.

Enfin, dans la collection « Bible et Art », on peut signaler l’ouvrage signé par Albert Hari qui, après quatre petites pages d’introduction au livre de Qo, accompagne la traduction de la Bible de Jérusalem de photos d’oeuvres d’art en couleur[199]. L’ouvrage est décevant, d’une part, parce que la traduction n’est pas nouvelle et, d’autre part, parce que le lien entre les oeuvres d’art et le texte n’est ni évident, ni explicité.

V. Critique structurelle

Quiconque lit le livre de Qo se heurte à deux problèmes majeurs : l’organisation et la cohérence de la pensée. C’est pourquoi les exégètes n’ont pas attendu l’arrivée récente de la critique structurelle pour se questionner sur les grandes divisions du livre de Qo. Déjà au viiie siècle, le Midrash Rabbah divise le livre en quatre sections : Qo 1,1-3,12 ; 3,13-6,10 ; 7,1-9,6 et 9,7-12,14[200]. Puis, au xiiie siècle, Ibn Tibbon propose de diviser le livre en quatre parties de longueur inégale : 1) prooemium (Qo 1,1-11) ; 2) la section de la sagesse et ce qu’elle nous permet d’atteindre, section la plus importante et qui est rattachée à la question suivante : qui sait si l’esprit des fils de l’homme peut s’élever au-dessus ? (Qo 1,12-6,12) ; 3) la section sur les dispositions éthiques ou les bonnes dispositions et ce qu’elles nous permettent d’atteindre (Qo 7,1-12,8) ; 4) la finale, rédigée par Salomon lui-même ou le personnel de la cour d’Ézéchias ; il s’agit d’une apologie qui vise à protéger le lecteur contre les arguments philosophiques de l’Ecclésiaste qui pourraient nous induire en erreur ; ces derniers versets visent aussi à disculper Salomon de toute forme d’hérésie (Qo 12,9-14)[201]. À la même époque, Bonaventure propose une division tripartite qui correspond à la triple vanité dénoncée par Qohélet : vanité provoquée par le changement (Qo 1,3-3,15), par le péché (Qo 3,16-7,23) et par le châtiment dû au péché (Qo 7,24-12,7)[202].

Mais qu’en est-il de la critique structurelle effectuée par les exégètes contemporains ? En 2001, dans son état de la recherche, Mazzinghi regroupait les travaux en trois modèles : 1) il y a ceux qui nient une quelconque structure littéraire, comme Loretz, Lauha et Gordis ; 2) il y a ceux qui découvrent une structure littéraire parfaite, comme Wright et Lohfink ; 3) puis, il y a la voie médiane empruntée par D’Alario qui dégage une structure à partir d’une analyse littéraire et rhétorique[203]. Qu’en est-il des livres publiés entre 2000 et 2012 ?

On pourrait classer l’interprétation de Koosed dans le premier modèle de Mazzinghi, car elle critique les exégètes qui proposent des structures logiques et détaillées du livre de Qo[204]. Selon elle, c’est la mort, thème dominant du livre de Qo, qui intervient pour subvertir toute forme de cohérence dans le corps humain tout aussi bien que dans le corps du texte. Autrement dit, dans le livre de Qo, c’est le corps aussi bien que le texte qui se décompose et c’est pourquoi le livre se termine inéluctablement par une description de la mort (Qo 12,1-8)[205]. À mon avis, si Koosed avait pris le temps de lire certains bons ouvrages, comme celui de D’Alario, elle n’aurait pu poser un tel jugement réducteur.

En ce qui concerne la macrostructure, on pourrait classer les études de Salyer et Garuti dans le deuxième modèle, puisqu’ils suivent, pour l’essentiel, la structure proposée par Wright[206].

Comme Mazzinghi estime que l’interprétation de D’Alario représente le troisième modèle, on pourrait y classer son propre ouvrage ainsi que ceux de Pinçon et de Scippa, puisqu’ils reprennent, pour l’essentiel, sa macrostructure[207].

Par ailleurs, dans son analyse des huit paroles de Qohélet sur le bonheur[208], Pinçon retrace l’existence d’une progression emphatique du thème du bonheur dans le livre de Qo. Selon lui, Qo 1-6 présente le bonheur comme un moindre mal ou un « faute de mieux », tandis que Qo 7-12 contient des encouragements à saisir sans tarder les plaisirs de la vie. Autrement dit, Qohélet n’est ni pessimiste, ni optimiste. Il porte simplement un regard lucide sur la vie puisque, dans un premier temps, il observe ce qui va mal autour de lui (approche négative de Qo 1-6) et, dans un second temps, il enseigne qu’il n’y a rien de mieux que de profiter des bons moments de la vie (approche positive de Qo 7-12)[209]. S’il est vrai qu’il y a une progression dans le thème du bonheur, ce découpage du livre en deux parties n’est pas aussi évident que Pinçon ne le croit.

Par exemple, Maussion est également d’avis que la joie est le fil conducteur de la réflexion existentielle de Qohélet, mais elle arrive à une tout autre conclusion. Selon elle, le crescendo qui relie les sept refrains sur le bonheur passe plutôt par trois modes : le mode impersonnel (Qo 2,24-25 ; 3,12-14.22 ; 5,17-19), le mode personnel (Qo 8,15) et le mode exhortatif (Qo 9,7-10 et 11,9-12,1)[210].

Schwienhorst-Schönberger est également d’avis que le bonheur constitue le thème central du livre de Qo, mais il divise celui-ci en quatre grande parties[211] : 1) propositio (Qo 1,3-3,22), contenu et condition d’un bonheur humain possible ; 2) explicatio (Qo 4,1-6,9), discussion sur la compréhension préphilosophique du bonheur ; 3) refutatio (Qo 6,10-8,17), discussion sur les différentes déterminations du bonheur ; 4) applicatio (Qo 9,1-12,7), appel à la réjouissance et à l’action énergique.

À mon avis, Schwienhorst-Schönberger impose un modèle de structure connu à l’époque hellénistique, mais qui est extérieur au texte. Autrement dit, rien n’indique qu’un tel modèle était connu par l’auteur du livre de Qo.

Plus prudent, d’autres exégètes reconnaissent que le bonheur constitue un thème majeur du livre de Qo, mais ils ne croient pas pour autant opportun de dégager une macrostructure à partir de ces textes[212].

Tout autre est la macrostructure de Bühlmann. Dans son ouvrage publié en 2000, Bühlmann divise le livre en deux parties (Qo 1,3-9,10 ; 6,10-12,7), qui selon lui correspondent à deux plans de la pensée, le plan de la philosophie fondamentale et le plan de la philosophie pratique, lesquels relèvent d’un clivage épistémologique interne à l’esprit de Qohélet. Pour lui, Qo 6,10-9,10 forme une intersection entre les deux parties, délimitée par deux passages transitionnels (Qo 6,10-12 et 9,1-10), le second faisant office de récapitulatif de Qo 1-8[213]. À mon avis, les deux plans de la pensée censés relever d’un clivage épistémologique interne à l’esprit de Qohélet ne permettent guère, comme le croit Bühlmann, d’expliquer les contradictions du livre ; ils apparaissent plutôt comme deux plans de pensée extérieurs au texte et imaginés par l’auteur.

Kamano s’intéresse également à la structure du livre, plus particulièrement à Qo 1,3-3,9 qui constitue le fondement du reste du livre, mais par le biais d’une analyse rhétorique. La méthode étant différente, il n’est pas étonnant que le résultat le soit tout autant. Selon Kamano, le livre est un traité cosmologique et théologique qui se divise du point de vue littéraire en cinq sections : l’affirmation hbl qui encadre tout le livre (Qo 1,2 et 12,8) ; la section d’ouverture (Qo 1,3-2,26) ; la transition sous forme de prolepse (Qo 3,1-17), la section principale (Qo 3,18-12,7) qui s’ouvre par une introduction (Qo 3,18-22) et la cinquième qui se poursuit par trois discussions (Qo 4,1-6,9 ; 6,10-9,10 ; 9,11-12,7)[214]. Cependant, selon Kamano, du point de vue de la pédagogie, Qo 1,4-3,22 se divise autrement[215]. Qohélet présente d’abord son éthos cosmologique en Qo 1,4-11 et 3,1-8, deux textes qui font partie d’une section plus vaste qu’il intitule « Qohélet, le plus sage et le plus riche des rois » (Qo 1,3-3,9). Puis, dans une deuxième section (Qo 3,10-22), Qohélet propose une double réflexion, cosmologique et théologique, et en dégage les implications pour l’anthropologie, c’est-à-dire l’éthique. Les délimitations des sections proposées par Kamano sont très souvent discutables. Par exemple, la double structure qu’il propose pour le chapitre 3 (d’une part, Qo 3,1-17 et 3,18-22 et, d’autre part, Qo 3,10-15 et 3,16-22) n’est guère convaincante[216]. En effet, seule la seconde proposition fait sens du point de vue strictement structurel et c’est d’ailleurs pourquoi celle-ci fait l’unanimité parmi les exégètes.

Dans son analyse structurelle fondée sur les données linguistiques, Walton, qui consacre le gros de sa recherche à la structure de Qo 7,25-10,15, divise plutôt le livre en cinq grandes sections : Qo 1,1-2,26 ; 3,1-7,24 ; 7,25-10,15 ; 10,16-12,7 et 12,8-14[217]. Il est vrai que les délimitations des petites unités qu’il propose sont parfois intéressantes, mais il n’en demeure pas moins que le découpage des trois grandes sections du milieu me semble arbitraire d’un point de vue strictement structurel. Par exemple, il est discutable que Qo 7,25 constitue le début d’une nouvelle grande section. En effet, de nombreux exégètes estiment, avec raison, que Qo 7,25-29 fait partie d’une unité plus grande qui comprend plusieurs autres versets du chapitre 7[218] et peut-être aussi une partie du chapitre 8[219].

La plus récente analyse structurelle du livre de Qo est celle de Reinert. Elle est fondée sur la reprise de mots clés et elle attire d’abord l’attention sur le triple encadrement du livre de Qo. Selon Reinert, Qo 1,1 et 12,9-14 constituent le cadre extérieur, tandis que Qo 1,2 et 12,8 forment le cadre intérieur. À ces deux cadres s’en ajoute un troisième correspondant aux deux textes poétiques qui se répondent (Qo 1,4-11 et 11,7-12,7). Le prologue ou poème initial (Qo 1,4-11) est précédé de la question centrale (Qo 1,3). Quant au corps du livre, il est constitué de plusieurs unités qui traitent des nombreuses voies de la connaissance selon Qohélet (Qo 1,12-4,16 ; 5,12-6,12 ; 7,15-29 ; 8,9-10,7), d’une parénèse (Qo 4,17-5,11) et des paroles de sagesse (Qo 7,1-14 ; 8,1-8 et 10,8-11,6)[220]. Cet ouvrage est non seulement le plus récent, mais il est aussi le plus intéressant en ce qui concerne la macrostructure du livre de Qo.

Bien entendu, si les études portant sur la macrostructure du livre ne font pas l’unanimité, la situation est encore plus chaotique en ce qui concerne les microstructures du livre. Il est vrai que la macrostructure des trois premiers chapitres semble plus évidente. En effet, cette première section du livre, que d’aucuns qualifient de texte fondamental[221], est clairement encadrée par deux poèmes (Qo 1,4-11 et 3,1-8) et par une question sur le profit (Qo 1,3 et 3,9)[222]. Cependant, comme l’affirme Weeks, la structure du livre de Qo à partir du chapitre 4 est beaucoup plus difficile à cerner[223]. Par exemple, même si Laurent consacre de nombreuses pages de sa thèse à la justification de la délimitation de Qo 5,9-6,6[224], celle-ci est loin de faire l’unanimité, puisque maintes autres délimitations ont été proposées : 3,16-6,9[225], 4,1-6,9[226], 5,7-6,9[227], 5,9-6,9[228], 5,10-6,9[229], 5,12-6,12[230], etc.

Même s’il semble y avoir un consensus quant à la macrostructure des trois premiers chapitres, celui-ci n’est qu’apparent, car cette section pose également de nombreux problèmes de délimitation. Par exemple, les exégètes ne s’entendent pas sur la délimitation de la fiction royale : 1,12-2,11[231], 1,12-2,23[232], 1,12-2,26[233], 1,12-4,16[234], 1,12-11,6[235]. Ces multiples délimitations s’expliquent entre autres par les diverses interprétations qu’en donnent les exégètes. Par exemple, Week conteste l’idée d’une fiction salomonienne en Qo 1,12-2,26 ; selon lui, cette fiction est seulement implicite en 1,1 et 1,12[236]. À son avis, le livre présente plutôt Qohélet comme un homme d’affaire, un businessman, et un vieux sage[237]. Au contraire, Salyer, avec raison, reconnaît que Qo 1,12-2,26 ne propose aucune identification explicite avec un roi précis, mais il ajoute aussitôt qu’il est difficile de ne pas faire de lien entre cette péricope et Salomon si l’on connaît un tant soit peu les récits relatifs à ce célèbre roi[238].

Zamora partage plutôt l’avis de Salyer, mais il précise que Qo 1,12-2,11 est une haggadah sur Salomon[239] qui propose une autocritique politico-économique de son protagoniste, autocritique au moyen de laquelle il juge toute forme de pouvoir qui ne s’ajuste pas aux principes de la Torah[240]. Concernant le texte de Qo 2,12-26, il estime qu’il reprend les quatre thèmes discutés en Qo 1,12-2,11, à savoir la science, le loisir, la technologie et l’économie. Selon lui, cette reprise des quatre thèmes permet d’introduire en Qo 2,12-26 un contre-modèle politique et théologique qui s’oppose au modèle de Salomon, le roi pécheur[241].

Au lieu de regarder du côté des textes bibliques, d’aucuns préfèrent se tourner du côté de l’Égypte ou de la Mésopotamie ou encore de la Grèce. Par exemple, Enns et Horne reprennent la thèse de Perdue selon laquelle le livre de Qo s’apparente aux testaments royaux et aux biographies tombales d’Égypte, puisqu’ils estiment que la fiction salomonienne présente un enseignement d’un roi qui parle d’outre-tombe[242].

De manière assez convaincante, Koh cherche à montrer que cette section principale du livre est une autobiographie royale rédigée dans une langue qui s’enracine dans l’idéologie royale du Proche-Orient ancien, plus précisément dans les inscriptions royales du monde sémitique de l’Ouest et les inscriptions royales assyriennes[243]. Assez étonnamment, elle omet de signaler l’inscription ammonite de Tell Sîrân, qui date de la fin du viiie siècle avant l’ère chrétienne, dont on a pourtant déjà noté la parenté de vocabulaire et de motifs avec Qo 2,4-6[244].

De son côté, Bühlmann reconnaît que cette fiction royale est salomonienne, mais il estime que celle-ci représente Salomon sous les traits du roi-entrepreneur d’Alexandrie au iiie siècle avant J.-C.[245] Sneed est d’avis que Qo 1,12-2,26 peut faire référence au style de vie des Ptolémées ou de leurs collaborateurs juifs ou encore des deux[246]. Garuti croit également que la Weltanschauung de l’auteur du livre est occidentale. Par contre, il pense que Qohélet, en se donnant un titre royal, pourrait se rallier autant à l’idéologie sadducéenne encore présente à Jérusalem et en Palestine qu’à des groupes juifs de la diaspora restés fidèles au souvenir d’Onias[247] ! Qui plus est, il est d’avis que les exploits dont Qohélet tire sa gloriole n’ont rien de très royal[248]. De son analyse des titres Qohélet, Ecclésiaste et Contionator, il conclut même que Qohélet aurait été une sorte de fonctionnaire travaillant dans un tribunal, sous le soleil, et contemplant de ce fait beaucoup de misères humaines[249].

Garuti n’est pas le seul à effectuer ce passage de la fiction vers la réalité historique. Par exemple, pour expliquer la forme féminine du mot Qohélet et l’emploi du verbe au féminin qui l’accompagne en Qo 7,27, Luzzatto considère que Qohélet, du moins celui qui parle, est véritablement une femme. Cette femme sage serait peut-être l’élève du vieux Qohélet, qui agissait comme son porte-parole au moment où il était devenu pénible pour lui de parler longuement et de se souvenir de ses moments heureux de jeunesse ! Pour justifier cette lecture, il précise que l’opposition, en Qo 3,2, entre enfanter (et non naître) et mourir est présentée du point de vue d’une mère. Il en irait de même de l’emploi du verbe « coudre » en Qo 3,7[250] ! Bien que Koosed se refuse à trouver des informations relatives à l’auteur réel dans le livre de Qo, elle n’en reconnaît pas moins que le livre ne présente aucune cohérence quant au genre, au sexe et à la sexualité de Qohélet. Il y a, remarque-t-elle, des changements et des glissements de sens dans le langage, qui révèlent une certaine inconsistance et qui reflètent une certaine instabilité du corps[251].

Deux remarques me serviront de conclusion. Premièrement, le débat autour de la délimitation de la fiction royale illustre avec éloquence que la difficile question de la macrostructure comme des microstructures du livre n’est pas sans lien avec diverses questions, comme celles des genres littéraires, des influences et de l’identification de l’auteur implicite aussi bien que réel. Un bon exégète en critique structurelle doit donc inévitablement tenir compte des résultats provenant des autres méthodes, aussi bien synchroniques que diachroniques.

Deuxièmement, en ce qui concerne les propositions de macrostructure du livre, force est de constater que le débat est loin d’être terminé, car il n’y a que trois points qui font plus ou moins l’unanimité chez les exégètes de la dernière décennie : 1) tous les exégètes reconnaissent que Qo 1,2 et 12,8 constituent le cadre du livre ; c’est là un fait si évident qu’il est inutile de citer les auteurs ; 2) il y a un large consensus sur le fait que les trois premiers chapitres sont les mieux structurés du livre ; 3) à l’instar des massorètes, plusieurs exégètes reconnaissent que Qo 6,10 est le milieu du livre et constitue le premier verset de la deuxième partie du livre[252]. On peut même affirmer que Qo 6,10-12 constitue en quelque sorte une unité de transition qui divise le livre en deux grandes parties : Qo 1,1-6,9 et 7,1-12,14. En effet, Qo 6,10-11 récapitule bien la première partie du livre, car le v. 10 évoque Qo 1,9-10 et 3,15, tandis que le v. 11 pose la même question que Qo 1,3 et 3,9. Quant aux deux questions de Qo 6,12, elles résument en quelque sorte le double thème de la seconde moitié du livre. La question du v. 12a sur ce qui est bon pour l’être humain annonce Qo 7,1-8,17, tandis que la question du v. 12b sur l’avenir de l’être humain annonce Qo 9,1-11,6. En outre, Qo 6,10-12 est encadré par deux références au temps, la première au passé qui correspond en quelque sorte à la première partie du livre qui a déjà été lue (Qo 6,10a : mh šhyh) et la seconde à l’avenir qui correspond à la deuxième partie qui reste encore à lire (Qo 6,12b : mh yhyh).

VI. Lecture canonique et pastorale

La quasi-totalité[253] des commentaires qui s’adressent, entre autres, aux prédicateurs et aux enseignants dans l’Église proposent exclusivement des lectures chrétiennes du livre de Qo[254]. Certes, de telles lectures ne sont aucunement interdites. Mais elles deviennent fortement discutables, même d’un point de vue canonique, lorsqu’elles ne visent qu’à occulter entièrement le caractère original et dérangeant de la philosophie religieuse de Qohélet[255]. En effet, il n’est pas exagéré de dire que, dans la grande majorité de ces commentaires, le livre de Qo sert carrément de prétextes à diverses considérations théologiques, spirituelles et morales[256]. Quelques exemples suffiront à illustrer mon propos.

Selon Shepherd, le véritable message du livre de Qo se trouve en 12,9-14 et tout le reste du livre sert simplement de repoussoir pour faire passer son message sur le danger que représente la sagesse pessimiste et sceptique[257]. Par conséquent, il juge qu’on ne peut prêcher à partir du seul livre de Qo. Selon lui, le long discours autobiographique de Qohélet n’est pas la parole de Dieu, mais fait partie d’un livre qui est la parole de Dieu. On ne peut donc prêcher sur ce livre de sagesse que de manière canonique, plus précisément à partir du Nouveau Testament.

Dans la section de son commentaire réservée à la lecture chrétienne du livre de Qo, Scippa dénonce les vanités de ce monde, invite à faire confiance à la divine providence, médite sur les mystères de l’eucharistie, etc.[258] Bien entendu, pour tenir de tels propos, ce n’est pas le texte de Qohélet qu’il cite et commente, mais des textes pieux qui reflètent une vieille spiritualité catholique. Par exemple, j’ai relevé treize citations du curé d’Ars, patron des curés de paroisse, dix citations de l’Imitation de Jésus-Christ, oeuvre pieuse du xve siècle, neuf citations de Josemaría Escrivá, fondateur de l’Opus Dei, etc.

Du côté des Églises issues de la Réforme, les ouvrages du genre abondent d’autant plus que le livre de Qo peut être lu lors des assemblées dominicales, ce qui n’est pas le cas de l’Église catholique[259]. Toutefois, les auteurs de ces ouvrages ne sont guère plus respectueux du texte de Qohélet. Par exemple, Moore reprend en partie, mais sans le dire, la vieille thèse de Jérôme, puisqu’il interprète le livre de Qo comme un avertissement adressé à ceux qui espèrent pouvoir trouver un sens à leur vie en dehors de Dieu. Or, rappelle-t-il à la fois dans son introduction et dans sa conclusion, en dehors de Dieu, le monde n’est que futilité et vanité[260]. Dans le même sens, Kannel insiste d’entrée de jeu pour dire que le lecteur peut découvrir le Christ s’il prend soin de regarder au-dessus du soleil[261], tandis que Nelson est d’avis que Jésus-Christ est la personnification de la sagesse que décrit Salomon dans le livre de Qo[262] ! Bollhagen défend le même point de vue : Jésus le Christ est la sagesse du livre de Qo et constitue la réponse aux questions des êtres humains ; par conséquent, ce livre est un appel à la foi[263] ! Quant à Miller, le livre de Qo lui donne maintes occasions de mettre en valeur la richesse, non pas du texte biblique, mais de la tradition anabaptiste qui a donné naissance à l’Église mennonite à laquelle il appartient[264].

Tout autre est la teneur du commentaire théologique de Bartholomew, mais celui-ci n’a pas davantage de véritable point d’ancrage dans le livre de Qo. Par exemple, dans son analyse de Qo 4,7-12, loin de souligner le caractère utilitariste et égocentrique du propos de Qohélet, ainsi que son ton ironique (l’association à deux n’empêche aucunement de tomber et, comble de l’étonnement, le summum de la force n’empêche aucunement l’usure, la rupture, et donc l’insuccès et l’échec !), Bartholomew profite de l’occasion pour dénoncer l’individualisme, le communisme, le pluralisme postmoderne, etc. Dans sa réflexion sur la solitude, Bartholomew va même à l’encontre de Qo 4,9ss, qui assurément ne la valorise aucunement, car il insiste sur le fait qu’elle est cruciale pour qu’une véritable vie en communauté (chrétienne) soit possible[265].

Le commentaire de Fredericks n’est guère plus respectueux de l’altérité du texte de Qohélet, même s’il estime que la littérature de sagesse est malheureusement marginalisée dans les prédications et les enseignements, car elle soulève des questions complexes au sujet de la sagesse humaine et de la façon dont elle interagit avec celle de Dieu[266]. En effet, dans son propre commentaire, le texte de Qohélet est systématiquement noyé dans des considérations théologiques qui ont leur origine dans les livres du Nouveau Testament ou plutôt dans une compréhension particulière de ces livres.

Des nombreux commentaires où les auteurs adoptent une approche pastorale et canonique, celui de Brown est l’un des très rares qui n’a pas ce défaut. Une brève comparaison de son commentaire de Qo 1,4-11 avec celui de Fredericks suffira à illustrer mon propos. Selon Fredericks, ce texte nous enseigne, d’une part, que la fidélité de Dieu est plus certaine que l’existence même de la terre et, d’autre part, que l’histoire est linéaire et qu’elle se dirige vers la perfection dans le Christ[267]. Au contraire, Brown, qui refuse de réduire le message de Qohélet à un simple faire-valoir des évangiles, confronte certes le texte de Qo 1,4-11 avec la pensée christologique et eschatologique de Paul (2 Co 5,17 et Rm 8,20), mais il reconnaît que Dieu est absent de la cosmologie de Qo 1,4-11 et qu’il n’y a aucune histoire du salut qui s’y rattache[268]. Aussi, contrairement à Limburg, qui développe une longue réflexion sur la résurrection après avoir affirmé que Qohélet suggère qu’il y a une vie après la mort[269], Brown reconnaît que pour Qohélet il n’y a de destin post mortem particulier, ni pour les bons, ni pour les justes. En outre, Brown considère que ce message eschatologique de Qohélet doit être entendu par les chrétiens, car un texte comme Mt 5,45, qui fonde l’amour des ennemis, affirme qu’il n’y a pas de rétribution ici-bas, puisque Dieu fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes[270].

Du côté des traditions juives, dans son commentaire, le rabbin Shapiro n’adopte aucunement l’interprétation bien connue du Targum et du Midrash pour qui le livre de Qo enseigne la conversion à la Torah et inculque une certaine forme d’indifférence à l’égard de ce monde[271]. Au contraire, d’entrée de jeu, il admet que le livre de Qo, qui n’a pas été écrit pour les seuls juifs, est le livre le plus honnête de la Bible hébraïque, puisqu’il reconnaît, d’une part, que Dieu est une réalité impersonnelle qui n’est pas le régulateur du chaos, mais son créateur, et, d’autre part, que le monde est injuste[272].

En résumé, à quelques exceptions près, les commentaires de type canonique et pastoral semblent bien donner raison à Renan lorsqu’il disait que le livre de Qo — qu’il comparaît à un petit écrit de Voltaire égaré parmi les in-folio d’une bibliothèque de théologie[273] ! —, se lit mal quand on le lit à genoux[274] ! À mon avis, les exégètes qui rédigent des commentaires destinés, entre autres, à des pasteurs, des catéchètes ou des enseignants devraient aussi faire l’effort de lire le Nouveau Testament à la lumière du livre de Qo, ne serait-ce que pour se rappeler que certains croyants — Qohélet croit en effet en Dieu — ont refusé d’emprunter les voies faciles d’une théologie superficielle et utilitaire, qui justifie tout au nom de Dieu.

Le sujet est inépuisable…

On le voit, depuis le début du troisième millénaire, les études sur le livre de Qo connaissent un succès sans précédent. S’il fallait tenir compte des articles publiés sur ce livre, c’est un volume entier qu’il faudrait écrire pour rendre compte sérieusement de l’état de la recherche. Force donc est de constater que Qohélet est un livre d’une grande actualité et il est à parier qu’il le restera encore pour longtemps. C’est du moins ce qu’on peut souhaiter, car si les éclairages disponibles n’ont jamais été aussi riches, importants et précieux, les exégètes sont encore très loin d’avoir dévoilé tous les secrets de ce petit livre de sagesse controversé, qui est à la fois extraordinairement singulier et universel.