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« [Le temps] fait-il partie des étants ou des non-étants ? » Pour le lecteur contemporain, cette interrogation d’Aristote au début du chapitre Δ, 10 de sa Physique ne semble pas échapper au reproche — heideggérien — d’après lequel c’est dans un cadre seulement « ontique » que le temps est pensé, lui qui n’est pas pourtant un étant « à côté » des autres. Devant cette critique, l’un des objectifs de cet article est de montrer que le temps est certes décrit par Aristote comme un « étant », mais à tout le moins comme un cas limite de l’étant, peut-être comme l’étant-limite par excellence.

Pour ce faire, je vais mettre en lumière les différentes apories sur l’existence du temps et sur le maintenant telles que présentées dans la première partie du chapitre Δ, 10 de la Physique par une traduction et un commentaire de ce texte[1]. Il s’agit plus précisément de dégager les présupposés philosophiques et pour ainsi dire épistémologiques des apories en question.

La discussion prend son élan dans une présentation de la méthode aristotélicienne de la recherche philosophique afin de mettre en évidence la notion de « pré-compréhension » tout en montrant la pertinence de l’examen des apories en général (section I). Les pré-conceptions sous-jacentes aux apories seront ensuite considérées une à une, notamment celle de l’être comme présence immédiate et celle du néant comme néant absolu, pré-conceptions qui sont toutes deux responsables, pour ainsi dire, de l’aporie des parties du temps (section II). Le but des sections suivantes est alors de montrer la cause dernière de ces pré-conceptions elles-mêmes par un examen du verbe ἵσταναι et de ses composés, et ce, à partir des apories de l’identité et surtout de l’altérité du maintenant (sections III-V). C’est surtout par cette explicitation approfondie des présupposés des apories (par l’usage original de la notion d’immédiateté) que le présent article se distingue du travail en apparence assez semblable, mais plus proche de la paraphrase, de C. Collobert[2]. Enfin, ces apories seront résolues, de manière indicative, à partir de la notion de limite (πέρας), seul concept qui puisse contourner les écueils des pré-conceptions dégagées dans les sections précédentes (section VI).

I. Introduction de la problématique (Phys., Δ, 10, 217b29-32)

[Liminaire] Mais, considérant ce qui a été dit, il faut en arriver au temps. Le mieux est d’abord de passer au travers des difficultés (διαπορῆσαι) le concernant et des discours extérieurs (ἐξωτερικῶν λόγων). [Question de l’existence du temps] Fait-il partie des étants ou bien des non-étants ? [Question de l’essence du temps] Ensuite, quelle est sa nature ?

« Qu’est-ce que le temps ? » — mais d’abord une question de méthode s’impose : qu’est-ce qui rend possible une telle question ? Et surtout, par où passer pour y donner une réponse ? À défaut de pouvoir répondre à ces questions, en apparence banales, la recherche manquerait son but, faute d’avoir un but tout court. Car comme le demandait Ménon, « de quelle façon, Socrate, chercheras-tu quelque chose si tu ne sais pas du tout ce que c’est ? Car quelle chose, parmi toutes celles que tu ne connais pas, mettras-tu en avant comme objet de recherche ? Ou bien, au meilleur des cas, si tu la rencontres, comment saurais-tu que c’est cette chose que tu ne connais pas ? » Que faut-il répondre ?

1. La perspective de la recherche (λόγος ὁρισμός)

Dans tout questionnement, nous nous interrogeons (i) sur quelque chose (l’objet de la recherche), (ii) au sujet de quelque chose (le sujet de la recherche) et (iii) auprès de quelque chose. Dans le cas présent, nous cherchons (ii) la nature (i) du temps, et nous ne savons pas tout à fait, comme Ménon, (iii) par où passer pour atteindre ce que nous cherchons. La difficulté de notre question tient en fait à ce que les points (i) et (ii) semblent être les mêmes — mais le sont-ils vraiment ?

À vrai dire, lorsque nous recherchons la nature de quelque chose, l’objet de cette recherche, pour pouvoir être considéré comme objet de recherche, est déjà pré-compris d’une manière déterminée. Aussi une certaine pré-compréhension du temps est-elle présente au sein de notre usage du terme « temps », qui désigne à chaque fois quelque chose que nous comprenons dans notre expérience. Lorsqu’un temps nous sépare de tel ou tel événement, nous comprenons le « temps » comme ce qui, précisément, nous sépare de cet événement — c’est là, pour ainsi dire, sa « définition » dans cette « compréhension », et rien d’autre n’y est pris en vue en tant que tel. En fait, cette compréhension du temps n’est qu’une pré-compréhension pour autant seulement que ce qui est exigé de cette compréhension soit quelque chose de plus, à savoir une définition scientifique ou philosophique, ce dont ne se réclame pas du tout notre « définition d’usage » du temps.

« Quelque chose de plus » — c’est ce que serait la connaissance de l’essence du temps par rapport à notre compréhension moyenne ; mais peut-être est-il plus approprié de dire que ce qui est exigé par cette connaissance philosophique est en fait quelque chose de moins que la compréhension première, quelque chose qui est pris pour acquis dans la première, quelque chose de pré-compris en elle. En effet, une connaissance philosophique du temps exige de nous de chercher ce qui est pré-compris dans notre compréhension courante du temps, à partir de cette compréhension courante qui est dès lors une pré-compréhension. En termes aristotéliciens, cette compréhension courante manifeste ce qui est le plus connu pour nous, mais dans le cours naturel de la connaissance, cette compréhension porte en fait sur ce qui est le plus obscur — et donc en ce sens elle est une pré-compréhension.

Le cours naturel de la science[, affirme Aristote,] se fait de ce qui est le plus connu et le plus clair pour nous vers ce qui est le plus clair et le plus connu par nature — car ce ne sont pas les mêmes choses, celles qui nous sont les plus connues et les plus familières (γνωριμώτερα)[3] et celles qui le sont en un sens absolu. C’est pourquoi, précisément, il est nécessaire de progresser de cette manière : de ce qui est le moins clair par nature (φύσει) mais le plus clair pour nous, vers ce qui est le plus clair et le plus connu par nature. Et ce qui est d’abord évident et clair pour nous, ce sont les ensembles confondus et indistincts (συγκεχυμένα), mais plus tard, à partir de ces derniers, pour ceux qui les divisent (διαιροῦσι), les éléments et les principes deviennent connus et familiers. C’est pourquoi il faut aller de ce qui est général et universel (τῶν καθόλου) vers ce qui est particulier et propre à chaque chose (τὰ καθ’ ἕκαστα)[4], car du point de vue de la perception (αἴσθησιν), c’est le tout (ὅλον) qui est le plus connu, et ce qui est général et universel est un certain tout[5], car il contient plusieurs termes comme des parties[6].

D’une manière générale, c’est par manque d’habitude que les choses sont pour nous plus inconnues et plus étrangères (διὰ τὴν ἀσυνήθειαν ἀγνωστότερα καὶ ξενικώτερα), car c’est le coutumier et l’habituel qui sont bien connus de nous (τὸ σύνηθες γὰρ γνώριμον). L’apprentissage se fait donc le plus souvent à partir de ce qui est le plus facile et le plus accessible pour nous (ὅθεν ῥᾷστ᾽ ἂν μάθοι), et c’est là le meilleur (κάλλιστα) point de départ pour apprendre[7]. La difficulté d’une recherche (scientifique ou philosophique) ne tient donc pas tant à la chose que nous étudions qu’à nous-mêmes (οὐκ ἐν τοῖς πράγμασιν ἀλλ᾽ ἐν ἡμῖν)[8]. En un sens, nous nous trouvons à chaque fois devant ce qui est le plus évident et le plus lumineux par nature (τὰ φανερώτατα, à rapprocher de la lumière [φάος]) comme le sont les oiseaux de nuit (τῶν νυκτερίδων) par rapport à l’éclat du jour[9] : le plus souvent, nous ne voyons pas les choses dans leur clarté et leur précision.

Le projet général de la Physique est celui d’une recherche philosophique ou encore au sens antique, une recherche « scientifique » dont le but est la connaissance de certaines réalités comme le mouvement (ἡ κίνησις), le lieu (ὁ τόπος) ou le temps (ὁ χρόνος). Dans chaque cas, ce qui est recherché, c’est la nature de la chose en question, ou encore ce qui est le plus connu par nature (φύσει). En effet, l’expression « par nature » (φύσει), présente à deux reprises dans le début de la Physique cité plus haut doit se comprendre au sens de l’essence (comme dans la question de l’essence du temps au début du présent chapitre Δ, 10). Par là se trouve déjà indiqué, d’une certaine manière, ce que nous recherchons, à savoir le temps dans sa limite[10] par rapport aux autres étants, donc une définition du temps sous la forme d’un genre et d’une différence spécifique. Il n’est pas sans intérêt de remarquer dès maintenant que dans un tel projet, le temps est pris en vue comme un étant parmi les autres qu’il s’agit de distinguer (cf. déjà la formulation de la question de l’existence du temps).

2. Le chemin (μέθοδος) de la recherche

Le point de départ de notre recherche est donc le temps tel qu’il est le mieux connu pour nous, mais dans quelles expériences le temps nous est-il justement le mieux connu ? Quel accès avons-nous à ce phénomène ? À vrai dire, nous pouvons distinguer deux accès : (1) nos opinions sur le temps, celles des autres et les nôtres propres ; (2) notre expérience vécue du temps en contexte par exemple affectif (dans la nostalgie, dans l’ennui, dans l’attente, etc.) ou encore pratique (dans le manque de temps, dans la procrastination, etc.). Le chapitre Δ, 10 emprunte le premier accès (ce qui est dit au sujet du temps) alors que le chapitre Δ, 11 emprunte le second accès (ce qui est vécu par rapport au temps). Bien entendu, les opinions sur le temps se fondent en dernière instance sur une certaine expérience du temps, mais une expérience qui est interprétée et explicitée de manière plus ou moins théorique.

Pourquoi, cependant, faudrait-il partir de nos opinions « théoriques » sur le temps ou de certaines interprétations du temps ? N’avons-nous pas reconnu à l’instant que cet accès est en dernière instance un accès dérivé, fondé dans une expérience vécue ? Pourquoi donc ce point de départ ?

Nous posons la question « Qu’est-ce que la nature du temps ? », certes, mais la question est-elle vraiment posée pour autant ? Qu’est-ce qui pose problème au point que nous posions nous-mêmes la question du temps ? Toute recherche, en effet, prend son élan dans une impasse et un étonnement (ἀπορῶν καὶ θαυμάζων), et donc dans la reconnaissance de notre ignorance (οἴεται ἀγνοεῖν)[11]. Aussi notre expérience vécue n’est pas suffisante comme point de départ d’une recherche en tant que telle parce que cette expérience ne présente au sens strict aucune contradiction. Pour la conscience ordinaire (non philosophique), tout « va de soi » : maintenant telle chose, maintenant telle autre chose — je ne compare pas dans la vie ordinaire ces deux maintenant jusqu’à ne plus comprendre comment ce peut être un maintenant différent alors qu’à chaque fois « c’est maintenant ». Dans ce dernier contexte, le temps ne pose pas problème, et donc une recherche sur sa nature n’est pas pertinente.

Un « problème » survient seulement lorsque nous cherchons à comprendre (thématiquement) notre expérience d’une manière cohérente : c’est alors que des incohérences peuvent apparaître, lorsque nous discourons et réfléchissons sur le temps. Quelles sont dès lors les impasses (ἀ-πορία)[12] qui bloquent le passage (πόρος) à notre pensée lorsque nous parlons du temps et réfléchissons sur ce que nous disons ? C’est dans la première partie du chapitre Δ, 10 qu’Aristote développe les apories concernant l’existence du temps (à travers les apories des parties du temps, de l’altérité du maintenant et de l’identité du maintenant). Les apories en question relèvent d’arguments et de discours « répandus au dehors » (donc discutés dans les cercles philosophiques), mais le terme ἐξωτερικῶν indique peut-être qu’ils sont exprimés en dehors d’un comportement méthodique et scientifique (donc fondés en dernière instance sur des présupposés non clarifiés)[13]. Dans la seconde partie de ce chapitre, Aristote aborde quelques opinions au sujet de la nature du temps.

Ces questions et ces problèmes présentés dans la problématique sont importants parce qu’ils nous montrent (δηλοῖ) le noeud (τὸν δεσμόν) autour de la chose (περὶ τοῦ πράγματος)[14], ce qui veut dire que notre compréhension de la chose « en question » devient manifeste en même temps que le deviennent aussi nos présupposés, et donc notre pré-compréhension de cette chose. Ce que nous recherchons ne peut devenir accessible qu’au sein de cette compréhension préalable, aussi confuse soit-elle[15].

Cela veut dire en même temps que les réponses que nous trouverons sont déterminées dès le départ par les questions que nous posons. La conceptualité sous-jacente à nos questions constitue en fait l’horizon dans lequel la question du temps peut trouver une réponse qui fasse sens pour nous (εὐπορία). En un sens, toute problématique rend déjà évident et manifeste (δῆλον) le but de la recherche de manière à ce que ce but puisse être (re)connu comme tel une fois trouvé[16].

II. La question de l’existence du temps (217b32-218a8)

[La question de l’existence du temps] On pourrait donc supposer à partir des considérations suivantes que le temps en général (ὅλως) n’existe pas (οὐκ ἔστι) ou bien qu’il existe à peine et de manière obscure.

[Aporie des parties du temps] [Argument 1/2] En effet, quelque chose de lui est passé et n’est plus, quelque chose est à venir et n’est pas encore. Et le temps est composé de cela, aussi bien celui qui est infini (ὁ ἄπειρος) que celui qui est saisi à chaque fois (ὁ ἀεὶ λαμβανόμενος)[17]. Or il peut sembler (δόξειε) impossible qu’un composé de non-étants (μὴ ὄντων) prenne part à l’être (οὐσίας, pris au sens le plus large).

[Argument 2/2] Outre cela, de tout divisible, s’il est, il est nécessaire, lorsqu’il est, ou bien que toutes ses parties soient, ou bien quelques-unes. Et du temps, ceci est passé, cela est à venir, et rien n’est ; et le temps est divisible en partie (ὄντος μεριστοῦ). Quant au maintenant (τὸ νῦν), il n’est pas une partie [du temps]. En effet, la partie est mesurée (μετρεῖται)[18] et le tout doit être composé de parties. Or le temps ne semble pas être composé de maintenant.

Les deux arguments reposent sur la relation qu’entretiennent avec le temps ces trois moments temporels que sont le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore, ainsi que le maintenant (le présent) qui lui, pour sa part, est. Considérant que le passé et le futur ne sont pas, faut-il penser que tout l’être du temps tient à celui du maintenant ? L’être du maintenant, en effet, n’est pas nié (comme dans le cas du passé et de l’avenir), mais il se trouve qu’il n’est pas une partie du temps (donc que ce n’est pas par lui, semble-t-il, que le temps est) puisqu’il est seulement la mesure du temps (le maintenant n’est pas mesuré, mais il permet de mesurer le temps en délimitant des périodes de temps). Quel est donc le rapport entre le maintenant et le temps ?

La question de l’unité structurelle du temps dans son ensemble (ὅλως pourrait presque même se comprendre ainsi), ou tout simplement la question de la continuité du temps, est donc posée. Les difficultés pour la résolution de cette question tiennent en fait aux rapports obscurs qu’entretient le temps avec l’être (le présent) et le non-être (le passé et le futur), mais pour des raisons évidentes surtout avec le non-être, encore que le maintenant se trouve au centre du problème, pour ne pas dire qu’il en est le noeud. Dans cette aporie, en effet, une certaine compréhension de l’être et du non-être est impliquée.

1. Présupposition de l’être comme présence immédiate

Quel est le sens d’« être » dans ces deux apories ? En quel sens le passé et le futur ne « sont »-ils pas ? De toute évidence, le passé et le futur ne sont pas présents maintenant, ce qui veut dire que l’être est compris d’abord à partir du fait d’être ou d’exister maintenant. Que faut-il penser, dès lors, du fait d’exister maintenant ? Dans cette aporie concernant le passé et l’avenir, le maintenant est en fait compris comme l’immédiatement présent (les apories sur le temps et sur le maintenant ne reposent en dernière instance que sur cette compréhension de l’être). L’être du maintenant est compris comme immédiateté, notion élaborée et thématisée surtout par G.W.F. Hegel, notamment dans ses développements sur la « première » figure de la conscience, le savoir immédiat de l’immédiat, ou encore la certitude sensible du ceci, du maintenant et du ici[19]. C’est à partir de la notion d’immédiateté que la phrase du dernier extrait « rien n’est, alors que le temps est divisible » peut être comprise. Suivant les présupposés de l’aporie, une journée (aujourd’hui, en tant que « temps limité ») ne peut pas être puisque les différents moments de la journée (ce matin, ce midi et ce soir) ne sont jamais immédiatement présents tous ensemble. Une journée n’est pas quelque chose d’immédiat puisqu’elle contient une multiplicité qui n’est pas présente dans un seul maintenant. Pour qu’une journée soit « présente », il faut passer à travers ses différentes heures, ce qui veut dire que la journée est comme médiatisée — et en cela, elle est divisible. Le néant de la journée (« rien n’est »), pour parler ainsi, tient à ce que l’être (qui ne lui est pas accordé) est compris lui-même comme immédiateté : dans ces conditions, aujourd’hui n’est pas, et seul le maintenant (immédiat) est.

2. Double précompréhension du maintenant

Le terme grec pour désigner (le) maintenant est l’adverbe νῦν parfois traduit par « instant ». Pour certains commentateurs, la traduction de ce terme est décisive puisque deux aspects bien distincts du νῦν sont en rivalité dans l’emploi aristotélicien de ce terme : (1) le maintenant compris comme le présent, c’est-à-dire ce maintenant-ci actuel, particulier et donc éphémère, le maintenant avec une situation dans le temps ; (2) le maintenant compris comme un instant, c’est-à-dire comme un point, indivisible et sans partie, un maintenant non situé en tant que tel[20]. Dans les chapitres Δ, 10-14 de la Physique, le premier aspect est tout aussi présent que le second, mais il est vrai que par la suite (notamment en Phys., Z, 1-10), seul le second sens est pris en vue, mais cela pour des raisons que seule une analyse contextuelle du chapitre Z pourrait justifier. Dans les chapitres Δ, 10-14, par contre, l’aspect visé par l’emploi de νῦν n’est pas toujours évident, sauf au pluriel, comme le fait remarquer S. Broadie[21], dans lequel cas il ne peut pas s’agir du premier sens, mais seulement du second.

Bien entendu la traduction de νῦν par maintenant rend compte du premier aspect (actualité) plutôt que du second (ponctualité) sans pourtant l’exclure (la réciproque n’est pas vraie). À vrai dire, cette traduction tient entre autres à ce que le terme grec est bel et bien un adverbe (comme notre terme « maintenant », à la différence d’« instant »), adverbe qu’il est tout aussi étrange en grec qu’en français de faire précéder de l’article défini (τὸ, « le » maintenant).

Dans le cas présent des apories sur les « parties » du temps, duquel de ces deux sens est-il question ? Ou bien plutôt les deux le sont-ils ? En effet, dans la première aporie (Argument 1/2), le passé et le futur ne sont pas, et cela parce qu’ils n’existent pas en ce moment, ce qui veut dire que le maintenant est compris comme présent (actuel et particulier). Le passé et le futur sont relatifs au maintenant pour être le passé et le futur qu’ils sont en particulier : aucune réponse absolue à la question de savoir ce qui est passé ou futur n’est possible sans un point de référence à partir duquel tel et tel événement compte comme passé ou futur. Ce n’est pas cet aspect du maintenant, cependant, qui est considéré dans la seconde aporie (Argument 2/2), puisqu’il s’agit plutôt de montrer que le maintenant (lequel « est », cela n’est pas remis en question) n’est pas une partie du temps, et il en est ainsi parce que le maintenant n’est pas divisible en différents temps comme le temps lui-même ; à ce titre, le maintenant est comme le point qui n’est pas divisible en différentes lignes comme la ligne elle-même. Nous voyons par là l’importance de distinguer les deux sens du maintenant, et déjà nous pouvons suggérer que le noeud du problème se situe dans le rapport entre ces deux « aspects » du maintenant.

3. Présupposition du non-être comme néant absolu

De même, quel est le sens de « ne pas être » dans ces apories ? Que faut-il comprendre de ces « non-étants (μὴ ὄντων) » à cause desquels le temps ne pourrait pas participer à l’être ? En Phys., A, 8, des difficultés semblables aux présentes apories obligent Aristote à distinguer d’une part un non-étant absolu (ἁπλῶς, τὸ οὐκ ὄν) et d’autre part un non-étant relatif (τὸ μὴ ὄν) comme la matière et la puissance (possibilité), donc un non-être qui, d’une manière ou d’une autre, est bel et bien (l’être étant alors un concept plurivoque), solution qui est déjà proposée dans le cadre de la discussion sur la possibilité du mouvement. Le passé (τὸ γέγονε) est justement un moment du temps nommé en fonction du mouvement (γίγνεσθαι, devenir, passer). À supposer, donc, que seul quelque chose comme un non-étant relatif soit en cause également dans le cas du temps, il n’est peut-être pas impossible « qu’un composé de non-étants (μὴ ὄντων) prenne part à l’être » (il faut noter que ce passage est introduit par le verbe δόξειε qui indique justement une simple vraisemblance, voire une apparence). Par conséquent, il ne faudrait pas dire que le passé n’est pas (de manière absolue), mais qu’il n’est plus maintenant (négation relative, par rapport au maintenant), ni non plus que l’avenir n’est pas (de manière absolue), mais qu’il n’est pas encore maintenant (autre négation relative).

Mais cette compréhension du passé et du futur en termes relationnels nous invite à croire que le maintenant doit aussi être pensé à partir d’une relation au passé et d’une relation au futur, plutôt que comme quelque chose d’immédiat (coupé de toute relation). Comme nous le verrons à l’instant, à défaut de pouvoir comprendre le maintenant en termes relationnels, il n’est pas possible de comprendre la « transition » d’un maintenant à un autre : c’est là chercher le moyen terme (la médiation) entre ce qui est compris d’emblée comme immédiat et précisément sans moyen terme.

III. La question du maintenant (218a8-11)

[Aporie du maintenant et des maintenant] Mais, de plus, le maintenant qui apparaît (φαίνεται) séparer et délimiter (διορίζειν) le passé et l’avenir, il n’est pas facile de voir s’il perdure (διαμένει), à chaque fois (ἀεί) un et le même (ἓν καὶ ταὐτὸν), ou bien s’il est autre et encore autre (ἄλλο καὶ ἄλλο).

La recherche se déplace donc du temps vers le maintenant, dont l’existence et la nature ne sont pas aussi problématiques que celles du temps : le maintenant est d’emblée reconnu comme « quelque chose » qui est. Mais à supposer, malgré tout, que le temps puisse être compris à partir du maintenant, sans référence au passé et au futur qui ne sont pas (peu importe leur manière de ne pas être), l’être du temps n’en demeure pas moins problématique du fait que le maintenant, s’il est vrai qu’il « est », ne semble pas lui-même être pleinement : à chaque fois « le maintenant est » ou encore « c’est maintenant », mais cela est vrai à chaque fois. Mais alors est-ce le même maintenant ? Il est dit être « autre et autre » (ἄλλο καὶ ἄλλο), d’après l’expression grecque, mais justement cette expression manifeste en elle-même l’aporie de la succession temporelle : le même terme (le mot « autre » [ἄλλο]) est exprimé deux fois de suite, mais ce terme renvoie de lui-même à ce qui n’est jamais le même[22]. En quel sens pouvons-nous donc parler des maintenant (au pluriel) ? Quelle est, du reste, l’origine de cet « à chaque fois » (donc de la multiplicité des maintenant) en regard de quoi nous ne pouvons pas dire que tout est réglé une fois pour toutes ? — question qui reviendrait en fait à se demander pourquoi le temps existe tout court[23].

IV. Aporie de l’altérité du maintenant (218a11-21)

[Aporie de l’altérité du maintenant] [Thèse] En effet, [Prémisse, 1/4] s’il est à chaque fois (ἀεί) différent et encore différent, [Prémisse, 2/4] et si aucune partie, qui est autre et encore autre dans le temps, n’est ensemble (ἅμα, simultanée à une autre) (sauf si l’une se trouve autour [περιέχει] et que l’autre est entourée, comme le temps plus court est entouré par le temps plus long), [Prémisse, 3/4] et s’il est nécessaire que le maintenant qui n’est pas, mais qui était auparavant, ait cessé d’être à un moment donné (ποτέ), [Conclusion] les maintenant aussi ne seront pas simultanés les uns aux autres, [Prémisse, 4/4] s’il est nécessaire que le maintenant d’avant ait à chaque fois cessé d’être.

[Objection] [Prémisse, 1/2] Or il n’est pas possible, d’une part, qu’il ait cessé d’être en lui-même du fait que, à ce moment-là (τότε), il était ; [Prémisse, 2/2] il est inadmissible, d’autre part que le maintenant d’avant ait cessé d’être dans un autre maintenant. Εn effet, posons qu’il est impossible pour les maintenant de se tenir à la suite les uns des autres (ἐχόμενα, d’être contigus), comme un point avec un point (στιγμή, qui eux non plus ne le peuvent pas). Si donc il n’a pas cessé d’être dans le suivant, mais dans un autre, [Conclusion] il sera simultané aux maintenant infinis de l’entre-deux (μεταξὺ), mais c’est impossible.

Il faut remarquer d’emblée que la présente aporie ne montre pas que le maintenant n’est pas différent, mais que cette différence des maintenant n’est pas intelligible, étant donné que la « transition » d’un maintenant à un autre ne semble pas possible. La problématique se déploie désormais dans cet horizon de la « transition » d’un maintenant à l’autre, thème qui est au fond le même que celui de la Physique en général, à savoir le mouvement dans la nature (d’après la définition de la nature en Phys., B, 1, 192b22-23). Partout dans la nature, nous observons le mouvement : les choses ne sont plus ce qu’elles étaient, les choses changent. Le maintenant est-il lui aussi soumis au mouvement et au changement ? En quel sens le peut-il ? Toute la question n’est donc pas tant celle de la thèse (d’après laquelle les maintenant s’excluent les uns des autres)[24], mais bien celle de l’objection : comment le maintenant peut-il avoir « changé » ?

1. Compréhension du maintenant comme point (instant)

La question derrière la thèse de l’aporie revient en fait à se demander quand (ποτε) le maintenant qui est n’est plus (cesse-t-il d’être), question circulaire, s’il en est, puisque le maintenant lui-même n’est pas à un moment donné : le maintenant n’est pas dans le maintenant tout comme le temps n’est pas dans le temps (aussi n’est-ce pas en ce sens que le maintenant est dans le temps). Comment dès lors passer d’un maintenant à un autre, si vraiment le maintenant est immédiat, donc sans relation avec de l’autre ?

De toute évidence, l’aporie de l’altérité du maintenant s’appuie sur la conception instantanée (ponctuelle) du maintenant. Comment passer d’un point à un autre, si vraiment le point est sans étendue ? Ce sont là des difficultés qui fondent l’un des paradoxes de Zénon, présenté en Phys., Z, 9, selon lequel quelque chose ne peut pas commencer à se mouvoir, puisqu’il doit toujours avoir parcouru les points antérieurs, alors qu’une infinité de points se trouvent pourtant entre le point de départ et n’importe quel autre point[25]. Il semble donc qu’à partir d’un maintenant donné, le changement ne puisse pas commencer puisque « les divisions [à parcourir pour « atteindre » le « prochain » maintenant] sont en nombre infini[26] », ou encore, suivant le présent extrait, « il sera simultané aux maintenant infinis de l’entre-deux ». L’aporie de la succession des maintenant est donc en même temps l’aporie du commencement. Comment ce qui commence peut-il ne serait-ce que commencer ?

2. Origine de l’aporie de l’altérité du maintenant

La description de ce qui se passe lorsque nous essayons de penser le commencement d’un mouvement nous permettra de comprendre ce qu’il en est du maintenant compris à partir de la conceptualité présupposée dans cette aporie : que se passe-t-il lorsque nous essayons d’« attraper au vol » les premiers maintenant d’un mouvement ? Nous retenons d’abord le mouvement pour nous représenter ensuite son commencement, mais immédiatement celui-ci a déjà commencé et nous avons « laissé passer » une infinité de maintenant. Avons-nous été trop lent ? Ou bien n’est-ce pas du tout une question de vitesse ? Notre échec repose en fait sur une prise en vue d’un maintenant immédiat, donc isolé et pour ainsi dire immobile, prise en vue qui fragmente les trois moments temporels et les neutralise en maintenant indifférents les uns des autres (comme des instantanés sur une pellicule photographique). La continuité du temps et celle du mouvement sont alors manquées, ce qui nous conduit de manière inévitable au paradoxe de la flèche, présenté encore en Phys., Z, 9, selon lequel la flèche ne s’est jamais déplacée puisque dans chaque maintenant, pris pour lui-même de manière instantanée, elle est tout à fait immobile quand bien même elle posséderait alors une vitesse déterminée (de même les images sur une pellicule photographique sont des instantanés, quoiqu’elles ne le sont pas tout à fait puisque le temps d’exposition de la pellicule est lui-même d’une certaine étendue, et non pas ponctuel).

Il faut donc éviter de fixer et de fragmenter les différents moments du mouvement et du temps pour ensuite essayer de les ramener ensemble — tâche dès lors impossible. Cette aporie de l’altérité repose en dernière instance sur l’incapacité à penser la continuité du mouvement et du temps autrement qu’en termes d’instantanés sur une pellicule cinématographique — car il n’y a là rien de continu.

L’erreur présente dans cette aporie tient en fait à une confusion entre ce qui existe seulement en puissance dans le mouvement ou dans le temps, qui sont continus.

Le mouvement continu concerne un continu, mais dans le continu il y a un nombre infini de moitiés [ou encore de moments], non pas en entéléchie, cependant, mais en puissance (οὐκ ἐντελεχείᾳ ἀλλὰ δυνάμει). Si on les faisait passer en entéléchie, on ne produirait pas un mouvement continu, mais on s’arrêterait (στήσει), et c’est manifestement ce qui arrive à celui qui compte les moitiés[27].

Il s’agit de la même réflexion que celle concernant la composition de la ligne et du temps. Sont-ils faits de points et d’instants ? En fait, « il se trouve par accident qu’il y a une infinité de moitiés [et donc de points] dans la ligne, mais sa substance (ἡ οὐσία) est quelque chose de différent, et aussi son être (τὸ εἶναι)[28] ». En d’autres mots, les points se trouvent en puissance dans la ligne ; ils n’existent pas en acte.

Qu’en est-il du temps ? « Car le temps n’est pas composé de maintenant indivisibles, ni non plus aucune autre grandeur[29]. » Faut-il dire alors que le maintenant « se trouve par accident » dans le temps ? Le maintenant (qui limite, qui divise) est-il seulement en puissance dans le temps ou encore une possibilité du temps ? Ou encore une de nos possibilités, nous « arrêtons » le mouvement ? Il est certain, à tout le moins, que c’est nous qui maintenons le maintenant en dehors de sa relation avec les autres moments du temps. En ce sens, notre « abstraction » du maintenant en dehors de ces relations n’est que cela : une abstraction. Dans cette prise en vue, à vrai dire, nous considérons le mouvement sous le seul aspect de sa possibilité, notamment la possibilité de son arrêt, ce qu’effectue justement notre maintien du maintenant. Compris à partir de ce maintien, le mouvement n’est qu’une suite d’arrêts (comme les images sur les pellicules cinématographiques).

Pourrait-il en être autrement pour nous ? Est-il possible de se représenter le mouvement et le temps dans leur devenir ? La notion même de « représentation » semble nous en empêcher — n’est-ce pas à chaque fois une mise en présence, sous notre regard, qui fixe (στήσει) pour nous les choses ? Dans le dernier extrait, nous trouvons une occurrence importante (cf. στήσει) du verbe στῆναι (qui signifie « être droit », « se tenir stable », « être à l’arrêt », « s’arrêter »), un verbe qui renvoie entre autres au pouvoir d’abstraction de l’esprit. La connaissance, pour nous, ne peut être que la prise en vue de quelque chose de stable. Le terme grec ἐπιστήμη (« connaissance ») est justement construit sur la racine du verbe στῆναι (ἐπι-στήμη, connaître quelque chose, c’est « s’arrêter-sur » ce quelque chose). Le rapprochement entre ἐπιστήμη et στῆναι est explicite à plusieurs endroits du corps aristotélicien, notamment en Phys., H, 3, 247b10 et surtout en Sec. An., B, 19, 100a12 (στάντος, ἔστη), 100a15 (στάντος) et 100b2 (ἵσταται). Dans ce dernier texte, en effet, le terme est employé à plusieurs reprises pour caractériser l’acte de l’âme par lequel nous saisissons l’universel (il se produit en fait dans l’âme une série d’arrêts). Dans ces conditions, rien ne semble plus naturel que ces difficultés que nous éprouvons concernant l’existence du temps et l’altérité du maintenant : ces difficultés découlent de la constitution même de notre manière de connaître.

Il faut par conséquent s’élever au-dessus de la représentation pour vraiment penser le mouvement et le temps, et cela à partir de concepts capables de rendre compte de la « médiateté » (non statique) de ces phénomènes. Bien entendu, notre connaissance de ces phénomènes devra « s’arrêter » sur des concepts et des termes définis, d’où nous voyons que les seuls concepts qui puissent rendre compte de ce qui est contradictoire seront des concepts tout aussi « contradictoires » du point de vue de la représentation (qui est toujours « statique »), comme le concept de limite (πέρας), que nous mettrons en lumière dans le prochain point. Pour le dire en quelques mots, ces concepts apparaissent contradictoires seulement parce qu’ils contiennent d’une certaine manière le non-être, ce qui est précisément le « problème » avec le temps et le maintenant.

Dans le cas présent, la notion même de commencement est un de ces concepts « contradictoires » puisque quelque chose qui commence à être n’est pas, puisqu’il ne fait que commencer à être, et pourtant il est, puisque c’est ce quelque chose, et pas un autre, qui commence à être. Dans la conclusion des développements d’Aristote sur ce sujet dans le livre Z de la Physique, la contradiction inhérente au commencement est manifeste : il est nécessaire, écrit-il, que « ce qui est en train de devenir (τὸ γιγνόμενον, présent imperfectif) soit [déjà] devenu (γεγονέναι, parfait)[30] ». À vrai dire, mouvement et changement ne commencent pas dans un « premier » instant[31] : ils commencent et se produisent dans le temps, non pas dans le maintenant[32].

V. Aporie de l’identité du maintenant (218a21-31)

[Aporie de l’identité maintenant] Mais il n’est pas non plus possible que le maintenant perdure, toujours le même. [Argument, 1/2] [Prémisse, 1/3] En effet, rien de ce qui est divisible et limité ne possède une seule limite (πέρας), serait-il d’un seul tenant (συνεχὲς, continu)[33] sur une dimension ou sur plusieurs. [Prémisse, 2/3] Or le maintenant est une limite (πέρας) et [Prémisse, 3/3] il est possible de saisir (λαβεῖν) un temps limité (χρόνον πεπερασμένον, un laps de temps limité par deux maintenant).

[Argument, 2/2] De plus, si le fait d’être ensemble selon le temps, [Définition de la simultanéité] donc de ne pas être avant ou après, c’est d’être dans un seul et même maintenant (ἐν τῷ αὐτῷ καὶ ἑνὶ νῦν), et si les événements (τὰ γενόμενα) d’avant et d’après sont dans ce maintenant, alors ce qui s’est passé il y a dix milliers d’années serait simultané avec ce qui s’est passé aujourd’hui, et aucun événement ne serait avant ou après à un autre.

[Conclusion de la 1re partie de Δ, 10] Tel est donc notre parcours des difficultés au sujet des attributs (τῶν ὑπαρχόντων)[34] du temps.

D’une manière générale, le contenu de cette aporie se laisse aisément comprendre : tout temps est délimité par deux maintenant, donc les maintenant sont différents (ce n’est pas le même qui délimite de part et d’autre un temps quelconque). À supposer, au contraire, que les maintenant ne soient pas différents, le temps n’existerait pas, et tout événement serait simultané. Alors que le premier argument repose sur la conception instantanée du maintenant, le second repose plutôt sur celle du maintenant comme actualité (particulière et éphémère). C’est dans ce dernier contexte que la notion de simultanéité est introduite.

L’aporie de l’identité du maintenant, à la différence de l’aporie précédente, remet vraiment en question un attribut du maintenant, à savoir son identité. Dans la précédente, l’altérité n’était pas niée en tant que telle ; seulement, la « transition » d’un maintenant à un autre ne se laissait pas comprendre. C’est pourquoi les deux apories n’entrent pas directement en contradiction l’une avec l’autre. Dans les deux apories, nous prenons pour acquis que le maintenant est différent. Aussi les thèmes de notre recherche qui posent problème sont-ils surtout ceux de l’identité du maintenant et de la continuité du temps (les « attributs du temps » mentionnés dans la conclusion renvoient à la continuité, la discrétion et la divisibilité du temps), et non pas tant à l’altérité du temps, qui est un peu comme une évidence.

Tout porte à croire, par conséquent, que les maintenant sont absolument différents et sans relation les uns avec les autres. Dans la discussion de l’aporie précédente, cependant, nous avons suggéré que cette aporie s’enracinait dans notre incapacité à penser le maintenant dans sa relation avec le passé et l’avenir, donc en fait dans notre incapacité à le penser, en tant que limite, dans sa relation avec les autres moments du temps.

VI. La résolution des apories à partir de la notion de limite (περας)

Cet aspect relationnel du maintenant se trouve non seulement affirmé en toutes lettres dans le présent extrait (et déjà en 218a9), mais nous en trouvons déjà une indication dans le verbe περιέχειν du dernier extrait[35], verbe qui signifie « se trouver de part et d’autre », d’un bord comme de l’autre (spatial), avant et après à la fois (temporel). Le verbe περιέχειν appliqué au temps montre qu’un temps plus long peut être avant et après un temps plus court qu’il inclut en soi-même. C’est pourquoi ce temps plus long déborde de chaque « côté » alors que le plus court est bordé par lui. Tout temps, à vrai dire, est débordé de chaque côté par un temps plus long, ce qui veut dire que de soi-même un temps donné est en relation avec d’autres temps : il est situé après un autre et avant un autre, de la même manière que le maintenant est situé après le passé et avant le futur.

La possibilité d’un « débordement » d’un temps par un autre temps plus grand est le témoignage de la fonction de limite du maintenant qui traverse, pour ainsi dire, tout temps. Le passé et l’avenir, loin de ne pas être même s’ils ne « sont » pas maintenant, sont alentour (πέριξ)[36] du maintenant — non pas « à côté » du maintenant comme dans une juxtaposition extérieure, mais « dans » la notion même de maintenant en ce sens où le maintenant renvoie de lui-même au passé et au futur du fait qu’il est une limite (πέρας, même racine que pour πέριξ et περιέχειν). Cette nuance est importante : le maintenant n’est pas « à côté » du passé et du futur, mais en tant que limite il les « touche » (ὁ γὰρ νῦν χρόνος συνάπτει πρός τε τὸν παρεληλυθότα καὶ τὸν μέλλοντα)[37], ainsi que l’indique Aristote dans un passage des Catégories. Ce dernier point se trouve dans un développement devant montrer que le temps est une quantité continue parce que les parties du temps possèdent une limite commune (κοινὸν ὅρον, synonyme de πέρας)[38]. Cette « communauté » de la limite signifie que les deux termes séparés par elle sont pourtant, par le fait même, liés l’un à l’autre. C’est en ce sens que le concept de limite est « contradictoire » : « […] division et union sont sous le même rapport une seule et même chose » (ἔστι δὲ ταὐτο καὶ κατὰ ταὐτὸ ἡ διαίρεσις καὶ ἡ ἕνωτης)[39]. Ainsi voyons-nous que la continuité en général, et a fortiori la continuité du temps, ne peut être pensée que si nous tenons compte de tout ce qui est impliqué dans le maintenant considéré comme limite.

La définition de la limite (πέρας, synonyme d’ὅρος) se trouve en Métaph., Δ, 17 : « elle est l’extrémité ou le terme ultime et dernier de chaque chose » (τό ἔσχατον ἑκάστου), « le premier ce au-delà de quoi (οὗ ἔξω πρώτου) il n’est plus possible de rien appréhender de la chose », et en même temps « le premier ce en deçà de quoi le tout de la chose est » (οὗ ἔσω πάντα πρώτου)[40]. Le ἔξ… et le ἔν… sont ainsi les deux moments conceptuels de la limite. Par ces deux prépositions se trouve exprimée la distension (ou l’écartèlement) du maintenant dans laquelle un avant (passé) et un après (à venir) sont immédiatement posés : le maintenant renvoie de lui-même à d’autres maintenant, certains avant, certains après, si ce n’est lorsque nous isolons le maintenant dans notre représentation, lorsque nous le maintenons dans l’élément de l’immédiateté.

Ce sont-là, pour le moment, des indications seulement formelles puisque l’aporie du maintenant ne s’en trouve pas résolue pour autant, mais il est évident, d’après la notion de limite, que les trois moments du temps sont liés (et donc que la saisie d’un maintenant pris seul et pour lui-même est pour le moins arbitraire). Il est vrai, cependant, que le maintenant compris comme présent est le moment privilégié, comme en témoigne la manière détournée de définir le passé et le futur ; ils sont autour du présent, ou encore à l’extérieur (ἔκτος)[41] du maintenant.

Conclusion

Les développements précédents concluent donc la première partie du chapitre Δ, 10 sur l’existence du temps et sur les manières d’exister du maintenant. Suivant le résumé qu’en fait V. Goldschmidt, nous pouvons dire que plusieurs éléments de notre pré-compréhension du temps se sont révélés à nous durant ce parcours : la divisibilité (218a6) et la continuité (218a23) du temps, son caractère infini (218a1), mais aussi sa limitation possible au moyen de deux maintenant (218a1, 24-25)[42]. Nous avons vu, cependant, que les difficultés concernant ces attributs du temps découlent en fait d’une certaine pré-compréhension du maintenant comme quelque chose d’immédiat dans laquelle nous faisons abstraction de la relation ἔξ… et ἔν… du maintenant en tant que limite, et donc dans laquelle nous perdons de vue la continuité du temps. Ce dernier point (ce « donc ») est important : la fonction de limite n’est pas opposée à la fonction d’unification[43].

Dans tous les cas, nous voyons que le maintenant est un « étant limite », non seulement parce que sa structure même est celle de la limite, mais aussi parce que dans cette sienne médiateté il est à la limite de l’être (immédiat) : pour autant qu’il est, il n’est plus[44]. Il est vrai, cependant, que le maintenant, et aussi le temps, est toujours le maintenant des étants en mouvement ou repos. À ce titre, le maintenant et le temps ne sont pas moins « ontiques » dans la Physique que ces étants-là.

Nous avons vu également que ces apories découlent en dernière instance de nos facultés de connaître, lesquelles requièrent de s’« arrêter » sur un objet qui est en lui-même le contraire même de l’arrêt, à savoir le mouvement et le temps. Au chapitre Δ, 13 de la Physique, en effet, le mouvement est caractérisé précisément comme l’« ek-stase de ce qui est là » (ἡ δὲ κίνησις ἐξίστησιν τὸ ὑπάρχον). Les étants naturels, lorsqu’ils sont en mouvement, ne tiennent pas en place, pour ainsi dire. Le verbe ἱστάναι (« se tenir stable »), à la racine de ce terme « ek-stase », et ses dérivés occupent une place lexicale importante dans les chapitres Δ, 10-14[45]. Alors que le repos et la stabilité (στάσις) sont associés à l’être, le mouvement est associé au non-être[46]. Dans le verbe ἐξίστησιν du dernier passage cité, ce non-être est exprimé par le préfixe ἐξ (« hors de »), que nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises, notamment dans la structure hors devers… du mouvement (ἔξ… εἶς…)[47] et aussi dans la structure de la limite (ἔξ… ἔν…). Les étants en mouvement sont ceux qui sont « en dehors d’eux-mêmes », donc à la limite de l’être (immédiat), ceux qui déjà, à même leur être, renvoient à ce qu’ils ne sont pas — renvoi qui fonde en même temps la « médiateté » du maintenant et la continuité du temps.

Suivant ce fil directeur, l’étude du temps dans la philosophie aristotélicienne nous conduit à une étude de l’être, plus exactement à une étude de l’acte (ἐνέργεια). À cette fin, j’espère avoir montré que quelle que soit la conception aristotélicienne de l’être ou de l’acte, elle ne se réduit pas une conception de l’être immédiat.