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La femme alors abandonnant sa cruche revint à la ville[1].

Une proposition de travail sur la paresse suscite immanquablement des traits d’humour. Comment des réalités aussi antinomiques peuvent-elles être ainsi associées ? L’idée d’une paresse besogneuse ne pousse-t-elle pas aux limites du raisonnable, là où les choses deviennent risibles, pour en faire un vice quelque peu rigolard ? Et qu’en est-il de cette liminalité elle-même ? Une frontière est une réalité ambivalente : elle peut renfermer les êtres sur eux-mêmes mais aussi les inviter à explorer l’au-delà, elle peut forclore la conscience ou la régénérer. Quel rôle la paresse peut-elle jouer dans la construction des identités humaines ?

L’oisiveté est la mère de tous les vices, nous rappelle l’adage. Ici, soyons donc attentifs aux signifiants : ils disent davantage qu’ils ne paraissent. La maternité est chose éminemment sérieuse : elle maîtrise les flux de transmission entre les générations. Ses effets dans la vie sont autant de rappels du réel qui exigent une considération respectueuse. La maternité colle à la réalité des corps, elle inscrit en eux des traits qui échappent à la rationalité. À la différence notable de la paternité dont les prétentions paraissent clownesques quand elles s’évertuent à transmettre, hors toute nécessité, un idéal socio-politique, ou simplement l’amour de la musique, elle laisse peu de place à l’aléatoire et au burlesque.

Une telle façon d’aborder la question peut elle-même paraître légère. Elle est pourtant sérieuse. On pourrait d’ailleurs se demander jusqu’à quel point elle peut concerner tous les péchés dits « capitaux », ces péchés qui se caractérisent aussi d’être « capiteux », c’est-à-dire capables d’éveiller la sensualité. Capital et capiteux sont de la même racine, cap, qui concerne la tête. Les fautes capitales ne se contentent pas de « prendre la tête » de séries d’autres péchés, mais on attend d’eux aussi qu’ils montent à la tête, tels des vins capiteux. Elles « impulsent » le désir, le transforment en pulsions, renouvelant sans fin les fantasmagories qui le rendent à la fois productif et captif. Ceux qui s’y laissent entraîner s’en trouvent dès lors prisonniers et chétifs[2] dans leur ivresse, sinon carrément « défoncés » comme on dit désormais.

Au sous-préfet, mâchonnant les violettes du sous-bois[3], pris en flagrant délit de faire des vers, la paresse ne procure-t-elle pas à la fois le bien-être du repos et l’ivresse d’oublier pour un temps, les périls de l’action ? Ne laisse-t-elle pas entrevoir la possibilité d’une gestion différente de la vie, des « vagabondages », des « échappées belles où se dessinent des ruses d’intérêts et de désirs inédits[4] » ? N’est-elle pas une façon d’échapper aux matrices de l’ordre social qui contraignent le quotidien ? Il s’agirait, somme toute, de profiter du bon vin sans rouler sous la table… Or n’est-ce pas là encore une pratique de la limite, à la frontière du sens et du non-sens ? Malgré ses risques évidents — notamment ceux de l’accoutumance et de la perte de contrôle — ne nous inscrit-elle pas alors dans une dynamique nécessaire à la vie ?

Ainsi en est-il, d’ailleurs, de bien des adolescents. Certes, la dégaine de cet âge y est pour quelque chose : quand on a grandi trop vite, on passe facilement pour flegmatique. Mais l’adolescent inculpé de « paresse », en conséquence du profil qu’il présente aux autres, peut ressentir comme profondément injuste le jugement ainsi porté sur lui. Il l’éprouve comme une norme étrangère à son être, norme qu’on voudrait lui imposer et qui pervertit son propre idéal, cette image de lui-même cultivée en son for intérieur, image qu’il cache, précisément, aux regards intrus. D’ailleurs, il arrive mal à comprendre comment cet idéal, pourtant nourri, sinon gavé des rêves de performances et des fantasmes de son milieu, puisse être mal accueilli. N’est-il pas en osmose avec son temps ? Pourquoi, alors, se sent-il étranger en ce monde ? Pourquoi le méconnaît-on ? Son malaise — son mal-être — est-il la conséquence de comportements vraiment déplorables de sa part, comportements dont il devrait avoir honte, ou n’est-il pas plutôt lié à la façon de voir des autres, les adultes, les « maîtres » dont la myopie empêche d’apprécier son être véritable ? Bref, est-il en état de faute capitale ou simplement victime du regard torve porté sur lui ?

Qui croire ? Le malentendu est pour lui d’autant plus énigmatique que sa vie est fort occupée. Son agenda est chargé d’engagements : ensembles musicaux, troupes de théâtre amateur, clubs sportifs, tournois d’échec entre copains, longues conversations réglant le sort du monde occupent amplement son temps. Certes, ses travaux scolaires en souffrent parfois, ses préparations d’examen sont reportées à la dernière heure. Conscient de poursuivre un bien « supérieur », il s’en accommode. Et comme il n’échoue pas complètement, on dit volontiers de lui : « il est intelligent, mais paresseux » !

Son défi consiste à investir au mieux ses ressources physiques, psychiques et intellectuelles, de façon à en optimaliser le rendement. Autrement dit — et sans s’en rendre compte —, il est bien pris dans la logique du rendement optimal dont il prétend s’émanciper. Il n’est d’ailleurs pas sans jouir des malentendus que cela engendre. Et à en souffrir également, parce qu’un tel contexte de vie lui laisse finalement bien peu de temps pour… paresser. Bref, quoi qu’il en soit, ses projets s’accordent mal aux modèles qu’on le pousse à adopter. Il doit constamment s’ajuster. Ils portent pourtant bien la vérité de son désir, un moi idéal qui l’anime intimement. Par contre, l’idéal défini par les autres, l’idéal du moi qu’on lui colle à la peau, s’il s’avère attrayant et potentiellement rentable, manque en définitive de crédibilité.

I. « Pour vivre la modernité, il faut une nature héroïque[5] »

L’adolescent marche sur une corde raide. Et ses maîtres, somme toute, réagissent à la manière de n’importe quel dominant : ils pointent chez le récalcitrant un défaut rédhibitoire qui les rassure quant à la cohérence de leur propre montage identitaire. Mais le sujet en processus d’émancipation — sujet du désir, dans la mesure même où il est ainsi oblitéré — y trouve autant de bonnes raisons d’esquiver et de jouer les insouciants. De là notre question : la paresse ne peut-elle représenter cette posture de repli, un oasis dans lequel, fragilisé dans son venir au monde, le sujet protège son quant-à-soi, son ipséité. En instaurant une distance par rapport aux demandes que comportent les montages culturels de l’idéal, ne procure-t-elle pas une protection à l’encontre d’une souffrance anticipée, souffrance que le jeune adulte apprend à connaître de mieux en mieux et qui vient de la difficulté de vivre selon son propre idéal ? N’est-elle pas une simple façon de protéger ce dernier — d’autant plus qu’il en pressent aussi la fragilité — contre des menées étrangères ?

Se joue là, à petits coups, la dramatique foncière de l’identité humaine : être soi-même parmi les autres. L’humain doit prendre position devant le manque qui structure foncièrement son être au monde. Être de langage, sachant qu’il va mourir (parce que le langage conserve pour lui, en dehors de lui et en lui, la mémoire de la mort des autres), sentant sa vie devenir hasardeuse, il érige des murs, des pare-feu, quitte à prendre le risque de s’enfermer dans un quant-à-soi stérile. L’autre solution, attrayante bien sûr, serait de se fondre dans les montages culturels disponibles de son environnement, les idéaux du moi qui y sont proposés. En bon soldat, peut-être pourrait-il briller de toutes ses médailles et jouir d’une certaine reconnaissance des autres. Mais là aussi, il y a des risques. Il en viendrait, possiblement, à oublier ses propres idéaux. Il pourrait découvrir, souvent trop tard, que sa vie est un simulacre, sinon un mensonge, puisqu’il aura troqué la vérité de son désir contre des jeux d’apparences.

Mensonge et simulacre semblent bien, en effet, représenter les impasses les plus courantes qui piègent le désir, aujourd’hui comme hier. Les sociétés dites « post-modernes », ces formations humaines qui ont traversé les révolutions industrielles — c’est-à-dire l’apprentissage de la rationalité technicienne — soit à la mode libérale, soit à la mode collectiviste, sont en effet largement devenues des sociétés dans lesquelles la consommation — un donné à voir aux autres — atteste la « réussite », tant des individus que des collectivités. Cela se vérifie sur le plan politique même, quand on en vient à considérer comme démocratiques des systèmes qui prônent le désintérêt pour la démocratie[6] et s’en remettent au mythe de la « main invisible » qui assure les équilibres sociaux, c’est-à-dire l’opulence des uns aux dépens de la misère des autres[7].

Les sociétés dites « libérales », certes, sont de moins en moins dépendantes de leurs héritages génétiques et environnementaux. L’oppression délibérée exercée par des tyrans à titre personnel, la mise en esclavage des insoumis y sont devenues choses abjectes. Ces sociétés sont pourtant tout à fait capables de cultiver un totalitarisme de leur cru, qui devient manifeste, notamment, quand elles s’évertuent à réparer l’humain pour le faire entrer dans leurs catégories normatives (en éducation, en santé mentale, en économie), plutôt que de remettre en question ce qui, dans le caractère impératif de ces catégories, blesse l’humain jusqu’à le rendre impotent. Ce totalitarisme, que diagnostiquait déjà Hannah Arendt, ne se présente pas à la manière des tyrannies historiques, mais tend vers un système dans lequel les humains sont superflus. La capacité d’agir des citoyens s’y réduit aux réflexes conditionnés, à la manière de « marionnettes ne présentant pas le moindre soupçon de spontanéité[8] ».

Témoin de la dramatique du sens dans les sociétés d’Europe de l’Est et fort d’une expérience politique concrète, Václav Havel[9] montre ainsi comment, là même où les formes historiques du totalitarisme se sont effondrées, l’idéologie reste l’instrument privilégié du maintien dans la dépendance, réduisant le droit, la morale, les impératifs de régulation sociale et de sécurité, au statut d’écrans et d’alibis pour les jeux de pouvoir. L’idéologie, avance-t-il, « est le simulacre de quelque chose de “sur-individuel”, de désintéressé, qui permet à l’individu de tromper sa propre conscience et de masquer au monde et à lui-même sa véritable situation et son modus vivendi sans gloire[10] ». Simulacre, elle offre une « apparence » de dignité. Elle sert en conséquence directement les idéaux du moi que mettent en scène les privilégiés, notamment ceux qui concernent la « réalisation de soi », réalisation qui consiste moins à combler les besoins de son âme, comme le proposait avec une certaine ingénuité Abraham Maslow[11], mais à chercher avant tout la reconnaissance des autres. L’impératif de « vivre dans la vérité » devient dès lors le seul antidote possible, mais ô combien aléatoire, aux déconstructions du sens qui s’ensuivent.

Les objets donnés au désir jouent certes un rôle important dans ce leurre. Cette importance vient cependant moins de leur valeur spécifique, toujours relative, que de la posture du sujet dans la dynamique du désir qui l’anime. Il en va ici du rapport au désir comme du rapport au mal : quand Eichmann — pour revenir aux analyses d’Hannah Arendt — organise le transport de centaines de milliers de personnes vers la mort, il n’y a là rien de banal. Quand il se présente, lors de son procès, comme un expert-comptable ayant posé des gestes purement administratifs, « comme s’il avait organisé des transports de choux et de carottes[12] », il se réduit lui-même au statut de rouage aveugle d’une machine en fonctionnement. Ce sont moins souvent les objets du mal qui souffrent de banalité que ceux qui le commettent. Havel appelle cela « vivre dans le mensonge ». Mais la capacité d’anesthésier le désir avec de petites satisfactions et des distractions triviales n’appartient pas qu’aux sociétés totalitaires ou « post-totalitaires ». Bien au contraire, elle se révèle partout. On pourrait dire qu’elle est matricielle dès lors que la consommation — acte de destruction — s’avère le signe par excellence du succès des individus et des groupes[13].

Cela est d’autant plus vérifiable qu’on doit faire avec un monde tribalisé dans lequel l’individu trouve sa valeur moins par sa singularité — qui suppose un apport spécifique à la vie collective — que de son appartenance à une « classe » d’êtres au sein de laquelle il est interchangeable : tel un fauteuil dans un amphithéâtre, il porte un numéro unique mais est semblable à tous les autres[14]. Quoi qu’il en soit, société post- ou néototalitaire, les oligarchies prospèrent grâce à l’exploitation des plus faibles et tous, en fin de course, sont captifs d’enjeux qui les dépassent. Les puissants, davantage encore que les misérables, sont incités à fermer les yeux, à oublier le bien commun tant que les structures d’aliénation qui les enchaînent, pour travailler d’arrache-pied à l’obtention des bénéfices marginaux qu’apporte un comportement fonctionnel et docile. Dans la mesure même de leur nantissement, ils sont incités à vivre « les yeux grands fermés[15] ».

Le simulacre, certes, diffère du mensonge : il consiste moins à nier la vérité qu’à l’oublier en consommant les signes du désir sans en prendre véritablement les risques. Les « produits dérivés » qui accompagnent immanquablement les événements sportifs et culturels, par exemple, jouent ce rôle à merveille. L’amateur de hockey qui ne chausse jamais de patins entend jouir littéralement de la performance de ses héros, dès lors qu’il porte casquette et gilet à leur effigie pour se fondre dans l’enthousiasme d’un soir. Stimulée par un marketing efficace, cette consommation entretient dans le public une mémoire événementielle tenant lieu d’histoire. Elle permet au tout-venant de vivre par procuration, en faisant l’économie des efforts et des risques exigés des véritables héros. Inhérent aux montages identitaires proposés par les sociétés de consommation, le simulacre y joue un rôle central : sans lui, tout le reste s’effondrerait, y compris la cote de ceux qui prennent effectivement des risques sur la patinoire.

Le citoyen des démocraties libérales est ainsi mis dans une position proche de celle du marchand de légumes « post-totalitaire » qu’évoque Havel : comme lui, il craint de perdre son statut s’il n’affiche pas sa conformité par les banderoles adéquates, lui aussi troque la vérité de son désir contre les signifiants d’un ordre qui lui échappe. Chez l’un comme chez l’autre, dès lors, quand s’épuisent les vertus de leur montage stratégique, reste la fuite dans le divertissement, sinon la prostration. Or, divertissement et prostration sont des impasses où se consume le désir, jusqu’à l’extinction. Quand le sujet s’exaspère en déchirements pour se convaincre de sa propre valeur[16], quand ses rêves de puissance butent sans cesse sur la réalité de ses limites, il doit, comme dans la prise de drogue, multiplier les doses et en augmenter la puissance. Son programme de vie devient alors littéralement mortifère. Agitation et prostration sont des postures stériles s’inscrivant dans la logique pulsionnelle qui incite à fuir le risque de vivre. Par les souffrances bien réelles qu’elles provoquent, elles constituent l’envers, en quelque sorte, de l’héroïsme moderne[17].

Si vivre en modernité exige une nature héroïque, c’est bien en effet que l’enjeu du désir y est sans cesse exaspéré : comment rester fidèle à ses appels quand partout affluent les sollicitations au divertissement ? Encore là, il n’y a rien de bien neuf : précédant les voix fortes de la modernité comme celle de Walter Benjamin évoquée en tête de section, Augustin d’Hippone signalait déjà la terreur qui l’a saisi à la veille de prendre en main sa destinée :

Plus l’insaisissable instant où mon être allait changer devenait proche, plus il me frappait d’épouvante ; […] mon pas était suspendu. Et ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de vanités, mes anciennes maîtresses, me tiraient par ma robe de chair[18] ?

C’est que vivre, pour l’humain, suppose de faire sens malgré tout. Marcheur dans le désert, la toundra, la forêt vierge ou les rues des mégapoles, peu importe, sur terre comme sur mer il navigue à l’estime. S’engager dans un sens particulier représente dès lors pour lui un risque, un pari dans l’indéfini de son destin. Chaque pas lui demande de renaître à l’inconnu et d’accepter d’en être transformé. Or toute naissance suppose une rupture : quitter sa zone de confort, rompre avec ses certitudes et habitudes pour une aventure inédite. Le promeneur ordinaire lui-même est sans cesse convié à prendre des décisions : il peut s’arrêter de marcher, changer de direction, continuer sur sa lancée… Dans tous les cas, il ne peut que miser sur l’incertain et engager sa responsabilité. Il doit faire confiance.

II. Prendre du recul, dans l’écosystème du désir

L’humain naît inachevé et le demeure toute sa vie. Chacun de ses mouvements représente en conséquence une énigme ouverte : il peut assumer son manque, travailler à le combler ou consommer les dérivatifs d’une satisfaction immédiate, fermer les yeux et oublier pour un temps la question du sens[19]. S’il choisit d’assumer les risques de son histoire, il doit en conséquence prendre soin de lui-même et de son environnement. Son histoire est à la fois personnelle et collective, le souci de soi[20] et le souci du sens doivent s’y conjuguer. Le refuge dans une bulle aseptisée est un déni de sens parce que l’individu humain ne peut se concevoir sans rapports aux autres et à toutes les manifestations de l’altérité. Les montages culturels, s’ils ne sont pas habités par des individus concrets qui les animent et les orientent, dénient l’humain parce qu’ils le réduisent à un statut purement machinique, ce qui est au coeur du totalitarisme, avons-nous vu. Pour « persévérer dans l’être », ce qui est l’essence de l’humain[21], il faut que le sujet, à la fois assujetti à un ordre symbolique et capable de créativité, prenne le risque d’une voie qui l’engage face aux sollicitations du monde. C’est bien l’authenticité de son être qui est alors impliquée, cette authenticité qui suppose avant tout de ne pas abdiquer, de rester fidèle à la quête qui l’anime. Ce lieu de l’authenticité, nous l’appelons « désir » malgré les ambiguïtés d’un mot particulièrement galvaudé. Restons donc fidèles à Spinoza pour y reconnaître, chaque fois que nous le rencontrons, un temps essentiel de la dynamique humaine, le conatus[22], ce grâce à quoi on naît et renaît sans cesse.

Pour exercer sa capacité d’être au monde, le sujet a certes besoin de « compétences ». Il en trouvera plein, aujourd’hui, dans les connaissances mises à sa disposition. Par leur cohérence et leur rigueur, science et savoir-faire témoignent du sérieux de ses engagements. Mais il doit aussi assumer le fait que si le désir le pousse à quitter le monde apaisant des déterminations naturelles et culturelles, sa réponse personnelle aux défis du sens — sa responsabilité — s’impose dès lors qu’il rencontre les limites des montages, représentations collectives et appareillages techniques qui lui sont disponibles. Il est alors assujetti au caractère inéluctablement indéfini du sens dans la culture.

Cette expérience peut être d’autant plus terrorisante qu’il en retarde l’échéance. Le démontrent non seulement les situations d’addiction (les drogues, le jeu, le sexe, l’alcool, toutes les fuites commercialisées), mais aussi, quoique sous un autre mode, le caractère dramatique de prises de décisions aujourd’hui rendues nécessaires par les avancées mêmes de la technique, en médecine de fin de vie ou de néonatalité, par exemple, quand les acteurs impliqués — soignants, proches et patients — sont en mesure de contrôler l’acte de naître ou de mourir.

Si la paresse est un péché à la tête d’une série d’autres, c’est qu’elle participe à ce type d’enjeu décisionnel questionnant non plus seulement les capacités techniques de l’humain mais le sens de ses actes, et cela à l’intérieur même des processus techniques. Elle le fait à la manière du silence qui, dans son rapport à la parole, accorde au sujet « une suspension qui [l’]autorise à se saisir des circonstances à son rythme propre, à ne pas perdre pied et à prendre le temps de la réflexion[23] ». Mais en même temps, elle reste un symptôme de la peur de vivre et peut conduire à l’abattement du sujet. Dans un cas comme dans l’autre, elle met cependant en jeu une quête de vérité. Fût-ce subrepticement, elle souligne le tragique d’une histoire, ce tragique qui dans les conjonctures humaines consiste à devoir choisir entre vivre dans la vérité, c’est-à-dire dans la fidélité au désir, ou « vivre dans le simulacre ».

Se configure ainsi un « espace du désir[24] ». Signe et produit de l’inadéquation entre l’être concret et ses idéaux, cet espace engage les deux versants de l’être : son ipséité et son identité. D’un côté, il stimule sa quête d’authenticité, l’incite à interroger le sens de ses mobilisations, le pousse à scruter l’intimité de son être pour assurer l’à-propos des objets offerts à son désir. De l’autre côté, il le pousse à s’exposer au langage pour établir des rapports consistants avec le monde. Les châteaux forts les mieux protégés de l’âme doivent prendre le risque de l’altérité — ex sistere : exister —, ne serait-ce que pour établir leur vraisemblance. L’enjeu devient, pour le sujet désirant, d’inscrire dans le monde extérieur des représentations acceptables, c’est-à-dire crédibles, de l’idéal qu’il nourrit dans l’intimité. Tel est le rôle attendu des objets de son désir. Compagnons nécessaires de ses mobilisations mais leurres dès lors qu’ils en arrêtent le mouvement ou pire, le trompent, ils sont autant de balises pour s’orienter, soutenir les représentations données au monde, se reconnaître et être reconnu. En même temps, bon gré mal gré, ils conditionnent le sujet dans sa marche, servant un ordre symbolique indépendant de lui.

Dès lors, puisqu’il faut bien se rendre acceptable, le versant de l’authenticité doit se conjuguer avec celui de la séduction. Que représente cette dernière, en effet, sinon l’effort par lequel chacun cherche à se rendre attrayant, à attirer l’autre sur son terrain pour en recevoir la gratification d’une reconnaissance. Dès lors se pose, incontournable, la question éthique inhérente à tout pouvoir de création : attirer l’autre sur son terrain, mais pourquoi ? Pour le manger, ou le faire manger[25] ? Pour jouir de lui, le consommer, ou vivre avec lui ? Ces questions deviennent brûlantes quand on sait que la capacité humaine d’agir, de créer, d’influencer, de « réussir », se déploie au risque, aujourd’hui évident, de détruire les écosystèmes de la vie.

Prenant acte du fait que l’humain n’est véritablement tel que dans la coexistence assumée avec les autres humains et les possibles de son environnement, le sujet devient alors auteur de sa propre vie. Cette autopoïèse[26] n’a rien de narcissique : elle consiste à s’inscrire dans un plus grand que soi. Elle suppose un travail de dépassement des limites, certes, mais aussi de répondre de son désir, c’est-à-dire d’assumer ses limites. « Je est un autre », énonçait lapidairement Rimbaud[27] : le rapport à l’altérité qui le constitue donne l’assise de son identité. C’est une contrainte à sa liberté, certes, mais aussi la condition de sa possibilité, le lieu de son exposition au monde, de sa vraisemblance.

On comprend mieux, dans cette perspective, les enjeux de la vérité et du mensonge. Don Juan ment, certes, non pas quand il dit à toutes les femmes qu’il les désire — rien ne permet de mettre en doute son sentiment à ce propos —, mais quand il exerce sur elles un pouvoir pervers, quand il leur promet ce qu’il ne peut leur donner et les manipule en conséquence[28]. Ceci dit, comme tout ce qui est humain, la séduction n’est jamais pure abjection et négativité : elle est un moyen de s’animer soi-même, c’est-à-dire d’aller vers l’autre en lui présentant un visage désirable. La séduction « révèle à chacun une part de lui-même refoulée, oubliée, réservée[29] », elle pousse à entrer dans un jeu qui met en cause les confins de l’identité, c’est-à-dire la fragilité de l’être. Le séducteur teste les limites de la confiance nécessaire à la convivialité. Et il en est de cette dernière comme de la liberté : « […] si on ne peut pas la perdre en étant assez confiant dans l’idée de la retrouver, que peut-on en faire[30] » ?

L’humain est traversé d’une faille qui l’amène à prendre le risque de vivre, quitte à en mourir. C’est pourquoi vivre dans le mensonge semble pour beaucoup la seule façon de « survivre ». Là où l’écosystème moral et politique se nourrit des fruits de la prédation, le prédateur lui-même devient un bienfaiteur. Quand le mensonge est érigé en système, les stratégies de séduction deviennent si « normales » qu’elles s’exercent inconsciemment, à tel point que celui ou celle qui ne s’y conforme pas devient imprévisible et possiblement suspect. On devient insensible à la pollution quand « it smells like money »… C’est ainsi que la corruption devient « normale », inscrite dans l’ordre des choses, comme l’air qu’on respire. Le conformisme, à cet égard, vient rarement d’impulsions personnelles mais plutôt des « circonstances ».

Dès lors, seule la confrontation à la vérité peut révéler le caractère simulateur des jeux de société conventionnels. Autrement dit, l’existence d’une alternative, si ténue soit-elle, met fondamentalement en cause le système représentationnel autrement incontesté. Sans doute est-ce pour cette raison que l’adolescent un peu rebelle devient vite insupportable. La force de la vérité, ici, consiste moins à affirmer des certitudes qu’à témoigner du fait qu’un autre monde est possible, ou du moins pensable au-delà des apparences. L’importance de la dissidence, à ce titre, ne vient pas de la vigueur de son bras armé, ni de son génie tactique, ni de l’efficacité présumée de ses modèles de gouvernance. Elle témoigne d’une fracture interne au pouvoir lui-même, fracture par ailleurs commune à tout ordre symbolique et conséquente de l’impossibilité de combler les aspirations humaines — contrairement à ce que prétendent les séducteurs. La quête d’autonomie, d’ipséité, de responsabilité, assujettit chacun au désir, autrement dit le condamne à exercer sa liberté dans un monde qui reste indéfini, des confins du cosmos jusqu’aux replis les plus intimes de l’âme.

III. L’espace du désir : un no man’s land

La posture de repli qu’actualise une certaine paresse peut représenter, dans ce contexte, une mise en disponibilité du sujet, un « lâcher prise » quant aux demandes du monde. La dissidence, à ce titre, n’est pas sans pouvoir puisqu’elle est capable de signifier : là même où l’ordre est prétendu rationnel, incontestable, aller de soi, elle clame que d’autres possibles sont pensables. Le rêve, l’imagination, la fantaisie, l’utopie, prennent vie dans les fissures de la productivité : ce sont autant de lieux d’érotisation du monde[31] qui contribuent, vaille que vaille, à le rendre désirable dès lors que le sujet baisse la garde de ses agitations commandées.

Il ne s’agit évidemment pas ici de célébrer la passivité et l’abstention — on a assez signalé leurs impasses —, mais de tenter d’en saisir les coordonnées en tant qu’inscriptions dans cette dynamique de l’humain. L’espace du désir contient aussi son lot de désolation. Si l’utopie, c’est « savoir que le monde a besoin d’être changé et sauvé[32] », cela peut donner lieu à des fantasmes dévastateurs. Si la dissidence peut signifier, il arrive à ceux et celles qui la portent de s’ignifier, littéralement devenir incandescents et, en conséquence peu fréquentables. On les traite alors de « têtes brûlées ». Devant la possibilité de telles catastrophes, le désenchantement des utopies est un pare-feu qui impose un coup de réel. Il empêche de dériver vers la folie. Il n’autorise cependant pas à désarmer. Claudio Magris rappelle à ce propos comment Moïse était un formidable utopiste : il n’a jamais cessé de marcher vers une Terre promise qui lui a échappé. De même Don Quichotte qui fait d’Aldonza une enchanteresse et d’un plat à barbe un casque de guerre. Ils ne sont pas fous. Ils manifestent à qui veut les entendre qu’au-delà de l’échec apparent, au coeur même du mal omniprésent, affleure un idéal refoulé.

Une telle lecture des enchantements, tant les traditionnels qui ont nourri les religions historiques que les contemporains fleurissant dans l’essoufflement de la rationalité progressiste[33], ne nie pas leur caractère utopique mais s’obstine à montrer, contre les « évidences » du sens commun et de l’« expérience », que la vie reste une quête. L’espace du désir occupe le champ entre l’ipséité de l’être, là où il est quête de vérité, et son identité, là où il cherche à séduire parce qu’il doit vivre dans la relation et qu’il est tributaire de la relativité du langage. Cette distance ne peut être comblée, bien sûr, mais sans ce travail d’occupation elle reste terre interdite, no man’s land.

Une « société des identités », tel le monde contemporain, se caractérise par la fragilité des liens entre ses membres et son impuissance à représenter le vivre ensemble de façon crédible, c’est-à-dire « suffisamment cohérente pour que les acteurs sociaux y trouvent les fondements des liens de solidarité et de responsabilité qui devraient les réunir[34] ». Claude Dubar distingue à ce propos « l’identité pour soi » de « l’identité pour autrui[35] ». Irving Goffman propose les notions d’identité « réelle » et « virtuelle[36] ». Ces approches — et d’autres également pertinentes — représentent autant de tentatives de comprendre la tension qui travaille la subjectivité humaine et d’en débusquer les subtilités. Privilégiant certains signifiants plutôt que d’autres (le moi, le soi, l’individu, le sujet, l’intime, etc.), le langage commun n’est pas en reste. Chacun canalise, à travers lui, les rapports pulsionnels qu’il entretient avec l’altérité à la fois menaçante et nécessaire à la vie. Par des dispositifs plus ou moins clairement institués à travers des pratiques, des savoirs, des stratégies d’incitation et de dissuasion, des mises en scène d’intérêts divers[37], il donne consistance aux valeurs susceptibles de justifier ses mobilisations. Assujetti à sa condition, le sujet est ainsi invité à passer de la pulsion au désir.

Michel de Certeau reconnaissait à ce propos, chez les mystiques, une « passivité comblante[38] » à la base de leurs mobilisations spirituelles. Cette passivité peut certes s’avérer plus ou moins contrainte par les aléas de l’existence. On la trouve davantage forcée dans la vieillesse, notamment, quand les sujets doivent se déprendre de leurs idéaux professionnels et familiaux : elle se traduit alors souvent par une mise à l’écart et une perte de sens dues à l’isolement, à la rupture des liens avec les congénères (ceux-ci se faisant de plus en plus rares), à la difficulté de tisser des liens avec les générations nouvelles dont la culture est étrangère, à se sentir perdus face à des appareillages techniques trop compliqués et jugés non indispensables. À l’inverse dans la jeunesse, l’attrait des réalisations potentielles et les rêves peuvent faire croire en une sorte d’invulnérabilité. En tout état de cause, l’espace du désir ne se présente jamais comme un état figé, fût-ce celui d’un trésor enfoui. C’est un espace dynamique — souvent même dynamité, plein de dangers. Le sujet y trouve des points d’appui qui lui permettent de tendre vers ailleurs. Il y expérimente à la fois le caractère unique de son être, cette ipséité qui « le positionne comme un sujet vis-à-vis du mystère d’un autre sujet[39] », et la rencontre des multiples figures de l’altérité, dans l’environnement immédiat ou lointain. Le voisin dérange quand il exhibe des habitudes culturelles (vêtements, musiques, senteurs) insolites. Les exoplanètes fascinent par leur possibilité d’abriter des formes de vie inédites et, peut-être, d’offrir d’ultimes refuges quand la Terre-mère ne sera plus habitable.

La construction des identités humaines — « définir un emplacement singulier par l’extériorité de son voisinage[40] » — suppose une certaine capacité de s’orienter dans l’efflorescence des possibles ouverts par la conjugaison de la conscience de soi et de la conscience de l’autre. Chacun de ces deux régimes fait du sujet un être qui n’a jamais fini de se construire, qui naît et renaît donc sans cesse à ses yeux et à ceux des autres. C’est à ce titre essentiellement un espace d’interaction[41] dont la conversation représente l’archétype.

Échange de biens symboliques entre des pairs égaux, celle-ci représente en effet, même dans ses occurrences les plus banales, un espace-temps privilégié de construction identitaire, dans la mesure même où elle suppose à la fois écoute, c’est-à-dire respect de l’autre, et parole, c’est-à-dire risque de s’exposer à l’autre. Sa mise en oeuvre comporte un double péril : celui de mal dire et celui de mal entendre. Chaque protagoniste, dans sa parole, est confronté à l’insuffisance des mots dont il dispose pour dire ce qu’il veut dire et, dans la posture réciproque d’écoute, est mis au défi d’entendre le désir animant la parole de l’autre. Les conversations les plus banales elles-mêmes, celles qui semblent n’avoir pour fonction que de remplir le vide (par exemple, la discussion des résultats sportifs de la veille, les échanges sur la pluie et le beau temps), testent la disponibilité de chacun à établir un espace de convivialité et, à ce titre, ne sont jamais complètement insignifiantes. Leur valeur ne provient pas des signifiants qu’elles mettent en scène mais du fait même de l’échange par lequel chacun tente de faire hospitalité à l’autre, selon ses capacités, et crédite son vis-à-vis d’une volonté réciproque.

L’écoute est une ascèse : comme toute hospitalité, elle exige d’avoir suffisamment balayé les scories de la vie, chez soi, pour que l’autre s’y aventure en confiance, voire s’y repose. Elle demande de museler les supposés savoirs et les préjugés nourrissant l’économie ordinaire de la vie. Mais la parole l’est tout autant : elle suppose de créditer l’autre de la capacité et de la volonté d’entendre, c’est-à-dire, littéralement, de croire en lui, même dans le malentendu. « On parle pour être entendu […], c’est pour être compris qu’on cherche à être entendu[42] ». En conséquence, le parti pris de la conversation implique le rejet de la volonté de puissance et de manipulation : dès qu’elle se manifeste, une telle volonté en effet invalide chez l’autre l’habilité à répondre — sa responsabilité — pour l’assigner à une posture de séduction. Converser implique de prendre le risque d’un entre-deux : ni esprit de conquête ni repli sur soi, ni ostentation du moi ni refuge hors des bruits du monde. C’est en ce sens qu’on peut parler de l’espace du désir comme d’un no man’s land : personne ne peut s’y établir mais chacun doit constamment s’y aventurer pour survivre, c’est-à-dire vivre en assumant la précarité de la vie.

Conclusion

Dans les craquelures de l’ordre du monde, la paresse laisse ainsi possiblement fleurir quelques herbes folles qui nourrissent les quêtes de sens.

Si nous avons retenu d’emblée la nomenclature freudienne du moi idéal (Ideal Ich) et de l’idéal du moi (Ich Ideal) pour configurer l’espace du désir, c’est qu’elle traduit bien non seulement la dynamique des systèmes représentationnels en cause, mais aussi cette importance de l’entre-deux où se conjuguent le souci de soi et le souci de l’autre. Sans une telle conjugaison, en effet, ipséité et identité sont vouées au non-sens. « À mesure que le langage devient plus fonctionnel, il est rendu impropre à la parole, et à nous devenir trop particulier il perd sa fonction de langage[43] ». Cela se manifeste en tout domaine : la rigueur des protocoles médicaux, par exemple, exigence fonctionnelle incontournable d’une médecine efficace, peut faire oublier ce pour quoi ils sont faits : prendre soin de l’humain. La séparation des deux dimensions conduit à l’insignifiance, sinon à la perversion de l’une et de l’autre. Elle peut précipiter le sujet dans la folie. Obsédé du souci de soi, on le voit alors faire fi de la vraisemblance à laquelle l’assignerait le regard de l’autre pour « jouer l’empereur devant son miroir[44] ». À l’inverse, complètement pris dans le discours de l’Autre, on le voit se réduire aux conventions de la mode, hanté par la peur d’en méconnaître les règles et honteux de se nier lui-même. Dans un cas comme dans l’autre, c’est alors un sujet impuissant, tout le contraire d’un sujet désirant. Et cette honte, comme l’a montré Jean Ziegler, se trouve non seulement celle des perdants mais habite aussi les seigneurs quand ils sont contraints d’enrober d’un vernis éthique « l’ordre cannibale du monde » qu’ils contribuent à entretenir[45]. Une même morbidité guette les cultures de masse nourries de narcissisme grégaire et les cultures « nobles » quand chacun « se croit absolument libre alors même qu’il est entièrement télécommandé, conduit par une puissante et invisible main de fer[46] ».

Impitoyable critique de la modernité, Nietzsche avait bien vu que le voyage au-delà du bien et du mal supposait de quitter le monde des objets de désir pour s’attacher au désir lui-même[47]. Plus près de nous par sa sensibilité mystique, Simone Weil écrivait aussi : « […] aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime[48] ». Certes, fascinant et redoutable, l’Autre se pare volontiers d’aura sacrée : son image devient alors intouchable ; elle fait oublier qu’elle n’est pas le réel mais qu’elle le représente et que ce qu’elle représente lui échappe. Pourtant, la condition humaine est telle que l’altérité, captée par les organes du corps sous forme de flux d’informations, ne peut s’appréhender que par des représentations qui l’objectivent. Elle prend certes alors toutes sortes de formes mais se donne, en chacune d’elles, comme la clé de voûte du monde concevable. Tout en restant liée à des civilisations et des formes d’organisation sociale conjoncturelles, elle est alors appelée à combler les insuffisances de tous les écosystèmes.

Ce faisant, l’humain s’emprisonne dans les objets de son désir. C’est pourquoi il lui faut sans cesse chercher à dépasser le sens apparent de la loi. C’est à ce point bien sûr qu’un zeste de paresse peut l’aider. Non seulement peut-il adoucir certaines amertumes de la vie, mais il peut baliser un travail d’émancipation : là où prolifèrent les idéaux du moi comme autant d’étranges étrangetés, un sujet peut y tester son autorité, chercher à devenir l’auteur de sa vie. Ne pourrait-on pas exhumer dès lors, dans la faute capitale, une subtile inclination humaine où, « sous la surface bien ordonnée de la “vie dans le mensonge” sommeille la sphère cachée des intentions véritables de la vie, son “ouverture secrète” sur la vérité[49] ».