Article body

I. L’effort philosophique dans le Japon du XXe siècle

La publication de ce dossier spécial en philosophie japonaise du xxe siècle entend répondre à plusieurs objectifs précis, dont le principal était de réaliser une oeuvre collective réunissant les chercheurs francophones dans ce domaine afin d’offrir la traduction française de plusieurs textes importants de philosophes japonais du siècle dernier. La recherche pertinente ne peut plus se contenter des quelques traductions déjà existantes. Son avancement requiert simultanément un travail difficile et soutenu de traduction. Le projet « Philosophes du Japon au xxe siècle » que j’ai mis sur pied en 2004 avait précisément pour but d’encourager la réalisation de nouvelles traductions et, par le fait même, la production de recherches novatrices et originales. L’avenir dira si nous aurons réussi à répondre à ces attentes.

Parler de philosophie japonaise du xxe siècle ne signifie pas qu’il n’existait aucune pensée philosophique au Japon avant cette période ; loin de là. L’émergence dans ce pays d’une philosophie de type occidental au cours de l’époque Meiji ne fut pas une génération spontanée, ce qui incite à situer les différents philosophes japonais dans le cadre de leur propre tradition. Avant Nishida Kitarō (1870-1945), il se présenta un certain nombre d’intellectuels qui se limitèrent à assimiler le contenu de la philosophie occidentale et à l’enseigner tel quel. D’autres plus créateurs, firent un travail approfondi au niveau du lexique japonais afin de le rendre apte à retraduire cette philosophie. Mais le véritable acte de création philosophique prit appui sur une pensée philosophique déjà existante et pleinement assumée.

L’histoire de la philosophie japonaise du xxe siècle est celle de la rencontre avec la philosophie occidentale. De cette rencontre, la pensée de Nishida est emblématique. S’il est considéré comme la première figure marquante au sein de la philosophie japonaise, c’est qu’il se révéla apte, au fil d’une étude acharnée et ininterrompue de la philosophie occidentale, à produire un système de pensée original. Non content de résumer dans sa propre personne sa culture philosophique et celle de l’Occident, il produisit de l’inédit au niveau philosophique.

On fera remarquer que la capacité de créer une oeuvre originale est affaire d’exception. Or, chose remarquable, cette production philosophique originale, loin d’avoir été limitée à Nishida, s’est perpétuée à travers ce qu’il est convenu d’appeler l’« école de Kyōto », qui joua un rôle si important au Japon avec, pour ne nommer que les plus significatifs, Nishida, Tanabe Hajime (1885-1962) et Nishitani Keiji (1900-1990), et jusqu’à aujourd’hui avec Ueda Shizuteru (né en 1926). Cette école constitue un phénomène de grande importance sur la scène de la philosophie contemporaine. Plusieurs autres penseurs gravitèrent autour de cette école, dont Kuki Shūzō (1888-1941), Tosaka Jun (1900-1945), Miki Kiyoshi (1897-1945) et Watsuji Tetsurō (1889-1960). Sakabe Megumi (né en 1936), bien qu’il soit considéré au Japon comme périphérique par rapport à cette école, fait de nos jours un travail créateur qui s’apparente à celui des philosophes japonais de la première moitié du xxe siècle.

Étant donné le nombre encore réduit de traducteurs francophones, il n’a pas été possible de présenter ici une série de traductions de tous les philosophes de la période choisie (du début de Meiji jusqu’aujourd’hui). Plus modeste, ce projet consiste en un effort en vue de proposer une série de textes importants de cette période. Ces derniers ont été choisis par les traducteurs eux-mêmes, d’après leurs champs de recherche et d’intérêt.

Malgré cette limitation contextuelle, le présent dossier contribue à étendre la connaissance de philosophes déjà appréciés (Nishida, Nishitani et Watsuji) en présentant des textes représentatifs de quelques thèmes majeurs de leurs pensées. On trouvera d’abord, traduit par mes soins, l’essai de Nishida intitulé « L’autodétermination du maintenant éternel ». Il s’agit d’un texte central et synthétique portant sur une question qui ne cessa de préoccuper son auteur tout au long de sa carrière, celle du temps et, corrélativement, du statut du soi véritable. Par ailleurs, Nishida élabora, lors de la dernière période de sa pensée surtout, une série de notions servant à cerner l’agir de l’être humain dans le monde historique, dont celle d’intuition agissante, développée dans l’essai éponyme dont Kuroda Akinobu propose la traduction.

De Nishitani, le disciple le plus célèbre de Nishida, Sylvain Isaac a retenu l’article intitulé « Mon point de départ philosophique », de même que l’essai portant sur « Le problème de l’être et la question ontologique », qui retrace la genèse de la question de l’être chez les prédécesseurs d’Aristote, remettant du même coup en question l’orientation objectivante et analytique de la philosophie.

Watsuji est aussi à l’honneur avec d’abord des extraits de Milieux (Fūdo) traduits par celui qui est considéré comme son successeur français, Augustin Berque, puis avec une section de l’imposante Éthique intitulée « L’État ». Il revenait à Bernard Bernier, grand connaisseur de la politique et de la société japonaises d’entre-deux-guerres, d’en établir le texte français.

Il était aussi important de tenir compte d’un courant marginal par rapport à l’école de Kyōto mais dont l’influence se révéla déterminante au Japon, celui du marxisme d’avant-guerre, et de l’un de ses représentants éminents, Tosaka. « Vocation théorique du concept de “caractère”. À propos d’un programme » est un texte d’une grande densité philosophique que Brice Fauconnier a choisi de traduire puisqu’il permet une introduction aisée à la pensée de Tosaka.

Nous ménageons aussi une large place à l’interdisciplinarité en philosophie comparée en donnant voix à deux penseurs situés à la frontière de la philosophie, à savoir le psychiatre Kimura Bin (né en 1931) et le critique littéraire Karatani Kōjin (né en 1941). Leurs textes présentés ici ont été traduits à partir de l’anglais. Si je les ai retenus malgré l’option méthodologique initiale de produire des traductions à partir d’originaux japonais, c’est en raison de l’envergure intellectuelle de ces deux figures contemporaines et de leurs liens étroits à leurs prédécesseurs. Kimura (traduit par Joël Bouderlique qui a beaucoup contribué à faire connaître sa pensée dans le milieu académique francophone) réexamine dans « Vers une psychopathologie en première personne » la tension dialectique entre être soi-même et être avec les autres, de manière à jeter un éclairage nouveau sur la pathogenèse de la schizophrénie. Avec « La disparition des genres », enfin, Bernard Stevens donne accès à la critique littéraire (ici à propos de Sōseki) que Karatani développa à partir de sa réception de l’herméneutique occidentale.

II. Spécificité de la philosophie japonaise : pensée et langage

Le but du présent liminaire n’est évidemment pas de réécrire l’histoire de la philosophie japonaise du xxe siècle[1]. Il convient cependant de poser la question de la « spécificité » de cette dernière, laquelle question est inséparable de celle, préliminaire, de la signification même du mot « philosophie », dont l’introduction au Japon suscita ce difficile débat, aujourd’hui encore irrésolu : fallait-il restreindre la philosophie aux traditions européennes ou allait-on l’appliquer à la tradition japonaise et aux pensées asiatiques ?

Aucune philosophie, quelle qu’elle soit, ne s’est construite en vase clos. Depuis le viie siècle et jusqu’à la fin du xixe siècle, divers courants de pensée virent le jour au Japon sous l’impulsion de pensées en provenance de l’Inde et de la Chine. En réalité, s’il y a quelque chose d’original dans la pensée japonaise, c’est cette faculté, encore clairement à l’oeuvre aujourd’hui dans la plupart des domaines de la vie intellectuelle et culturelle, d’appropriation, d’assimilation et de reproduction de cultures étrangères à l’archipel. La philosophie japonaise du xxe siècle se situe en continuité avec ce mode d’être japonais. Elle prit naissance lors du contact avec la philosophie occidentale qui, avec l’ensemble des disciplines académiques, fut introduite au Japon lorsque les gouvernements de la fin de l’époque Tokugawa et du début de l’ère Meiji ouvrirent les portes du pays au reste du monde.

C’est Nishi Amane (1829-1897) qui introduisit au Japon le mot « philosophie » au début des années 1870 et qui le traduisit par 哲学 (tetsugaku). En fait, ce type d’efforts de traduction est l’un des traits distinctifs de l’introduction de la philosophie occidentale. Nishi tenta de forger un nouveau langage en le reliant au connaître traditionnel. Il créa des néologismes qui pussent correspondre à la terminologie européenne. Son utilisation de caractères chinois pour traduire « philosophie » ne signifie cependant pas qu’il voyait dans la tradition chinoise une contrepartie de la discipline occidentale appelée « philosophie ». De son propre avis, en effet : « Dans notre pays, il n’y a rien qui mérite d’être appelé philosophie. À cet égard, la Chine non plus n’égale pas l’Occident[2] ».

Il faut préciser pour nuancer le jugement de Nishi qu’à ses yeux, le modèle de la philosophie consistait dans la connaissance logique et systématique représentée par le positivisme scientifique d’Auguste Comte, de même que par la logique inductive et l’utilitarisme de John Stuart Mill auxquels il avait été exposé lors de ses études en Hollande (1862-1863)[3]. Certains voient dans l’affirmation de Nishi l’occasion de soutenir que les Japonais eux-mêmes admettent qu’il n’existait pas de philosophie dans la tradition intellectuelle japonaise avant l’époque moderne. Cette tendance culmina dans l’exclamation célèbre de nakae Chōmin (1847-1901) : « La philosophie n’existe pas au Japon ». Selon ses dires, l’impressionnante force créatrice et théorique de la philosophie européenne ne se retrouvait ni dans la pensée japonaise traditionnelle, ni dans l’enseignement de la philosophie tel qu’il était pratiqué au Japon.

Un autre pionner qui s’attarda lui aussi à définir la philosophie est Inoue Enryō (1858-1919). Cette discipline consistait d’après lui à relier ce qui n’est pas familier à ce qui l’est au moyen de termes innovateurs. Ce qu’il fit en créant quantité de termes inusités à l’époque, comme 体験 (expérience), 心理学 (psychologie), 論理学 (logique), 倫理学 (éthique). En procédant ainsi, Inoue reprit des termes et des méthodes élaborés dans un contexte culturel différent, puis les fit passer dans la culture et la langue japonaises, chose qui était encore sans précédent dans le pays. Notons qu’il ne s’agissait pas seulement de la part d’Inoue d’une importation pure et simple de la philosophie occidentale mais, simultanément, d’une création philosophique propre au Japon. Ainsi, définir la philosophie allait pour lui de pair avec la création de néologismes et la formulation de distinctions inédites.

III. Traduire la philosophie japonaise

À mon avis, le problème d’une philosophie japonaise en est avant tout un de lexique. Plus que toute considération sur l’existence ou la non-existence de ce type de philosophie, il est indispensable de faire un travail au niveau du langage, de s’adonner à une réflexion à propos de la constitution du lexique philosophique et de s’attarder longuement aux questions de traduction. Bref, le problème d’une philosophie japonaise, avant d’être théorique, est un problème pratique impliquant la pratique de la traduction.

Comment aborder une philosophie autre que la sienne avec ses propres concepts philosophiques ? Quelle vision du monde et quels préjugés politiques nos concepts véhiculent-ils ? Dans quelle mesure pouvons-nous projeter sur des textes en provenance d’une culture autre et écrits dans une langue qui nous résiste nos propres conceptions contemporaines ? Autrement dit, croire que nous pourrions retransmettre tels quels en français ou dans quelque autre langue que ce soit les textes de philosophie japonaise serait une grave illusion. Ils n’existent que dans la mesure où ils sont interprétés par nous à travers le processus qui consiste à les traduire.

Depuis toujours, la traduction fut en Occident le ferment d’évolutions culturelles, sociales et politiques. Le même processus se produisit au Japon lors de la modernisation de la fin du xixe siècle qui accompagna l’ouverture de l’archipel à l’Occident. La pratique de la traduction se révéla un élément majeur de cette modernisation. Il est vrai qu’à travers son projet de restauration, le Japon cherchait à se prémunir contre la menace représentée par l’impérialisme occidental. Mais dans le même temps, la traduction permit l’introduction de disciplines scientifiques et de pratiques inédites.

La philosophie fut introduite au Japon comme partie de ce vaste complexe culturel qui incluait la jurisprudence, les sciences naturelles et la technologie. Or, ce n’est qu’après que la langue japonaise eût été transformée de manière à inclure les appareils conceptuels de ces nouvelles disciplines exprimées surtout en allemand, en français et en anglais, que les Japonais purent se mettre à la pratique de la philosophie. De cette pratique, le premier stade consista, comme on l’a vu, à traduire les termes et les textes occidentaux, dans un double effort de production de textes en japonais et d’herméneutique des textes en question. Pareille tâche, effectuée en l’espace d’une génération, témoigne de la créativité et de l’indépendance des penseurs de l’époque.

L’originalité de la majorité des philosophes japonais du xxe siècle est d’avoir vécu au cours de la période allant du déclenchement de la modernisation à son accomplissement. Lors de ce passage, la langue japonaise classique connut de profondes modifications. Elle s’équipa graduellement d’une nouvelle syntaxe plus proche de celle des langues occidentales, ce qui facilita une traduction fidèle des textes occidentaux.

Encore ici, la figure de Nishida est représentative puisqu’il contribua grandement à transformer la langue japonaise au cours d’un processus ardu qui avait débuté bien avant lui. Il parvint à maîtriser un idiome en pleine métamorphose. De par sa situation, il fut obligé de participer à cette réforme linguistique et d’y conformer ses activités d’écriture, laquelle épreuve fut épargnée à la génération suivante. Il fit face à vrai dire à deux épreuves, à savoir l’utilisation d’un nouveau style de japonais dont la grammaire était en train de se transformer, puis la tâche de devoir traduire en japonais des concepts occidentaux qui y étaient inexistants. Comme ses prédécesseurs, il s’appliqua donc à créer des termes philosophiques à partir de mots d’origine chinoise (kango). Ainsi, la pensée japonaise accéda aux idées occidentales à travers le réceptacle conceptuel que constituaient ces caractères chinois dont une grande part du langage philosophique de Nishida est constituée.

En somme, la réinterprétation par Nishida de ses sources occidentales occasionna la modification progressive tant de ses concepts fondamentaux que de sa manière d’utiliser la langue japonaise. Il ne cessa d’assimiler la philosophie occidentale à travers tant sa réappropriation du chinois classique que sa lecture de plusieurs langues occidentales ; ce faisant, son entreprise d’écriture se révéla inséparable d’une constante opération de traduction. Il en a résulté une écriture hermétique et une pensée difficile qui posent des obstacles de taille. Il faut reconnaître que la traduction des oeuvres de ses successeurs est plus aisée, quoique des problèmes nouveaux surgissent sans arrêt au niveau de la diversité de leurs lexiques respectifs et de la difficulté à les rendre dans chaque cas en français de manière conséquente et significative.

IV. Des outils pour la recherche

À la façon des philosophes de l’ère Meiji qui transformèrent leur propre langue (création de néologismes et de distinctions à partir des caractères chinois, nouvelles significations données aux vieux vocables, altération de la syntaxe, bref, extension des limites de la langue), les traducteurs actuels de la philosophie japonaise doivent accomplir le même type de travail au niveau de leurs langues maternelles respectives, ainsi qu’on le constatera aisément dans les traductions qui suivent. Étant donné cette tâche herméneutique imposante à laquelle ils ont dû faire face, leur langage pourra présenter parfois des discontinuités avec le langage séculaire de la philosophie occidentale. Il faut ajouter à cela qu’au stade actuel, le vocabulaire utilisé pour traduire et interpréter la philosophie japonaise est loin d’être fixé, non seulement en français mais également dans les autres langues. La postérité retiendra certains termes plutôt que d’autres. L’important pour le moment était d’explorer les diverses possibilités offertes par des textes tous plus riches et susceptibles d’interprétations les uns que les autres.

Une grande partie des mésinterprétations concernant la philosophie japonaise provient d’une littérature secondaire elle-même basée sur des traductions inadéquates. C’est pourquoi un soin particulier a été porté dans ce projet à la qualité linguistique des traductions. Il a été demandé à chaque traducteur de porter une attention extrême au vocabulaire des auteurs dont la traduction était sous leur responsabilité. Il en a résulté la création d’un glossaire des termes philosophiques japonais qu’on trouvera à la suite des traductions. Pour en rendre plus aisée la consultation, les termes français sont donnés d’abord, suivis des caractères chinois qu’ils traduisent, puis de la translittération en caractères romains de ces caractères chinois. Pour chaque terme est fourni enfin le nom du ou des philosophes chez qui on le retrouve, sans qu’il soit exclu que d’autres philosophes non explicitement mentionnés aient pu l’utiliser. Précisons que les interprétations individuelles des collaborateurs ont été respectées. C’est pourquoi on rencontrera parfois plusieurs traductions possibles d’un même terme.

On trouvera pour finir une bibliographie qui, de par son étendue, est unique en son genre, non seulement en français mais également dans les autres langues occidentales. Elle sera tant pour les étudiants que pour les spécialistes un outil d’information et de recherche précieux. Divisée commodément en « Sources premières » et en « Littérature secondaire », elle vise l’exhaustivité en ce sens qu’elle regroupe tous les titres concernant la philosophie japonaise du xxe siècle, jusqu’en 2005. Il a été jugé préférable de ne pas y intégrer les ouvrages et articles en japonais. Ces derniers étant extrêmement nombreux, la bibliographie aurait atteint des proportions gigantesques. Étant donné que la présente publication vise un lectorat non japonais, je me suis limitée pour les sources premières aux ouvrages et aux articles des philosophes japonais qui ont été déjà traduits. Quant à la section consacrée à la littérature secondaire, elle mentionne tous les ouvrages et articles écrits dans une langue autre que japonaise.