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Ces deux syllabes en latin, Deus, désignent tout ce que nous attendons, tout ce à quoi nous aspirons, disait saint Augustin, en une sorte d’écho de la phrase qui annonce et résume ses Confessions : « tu nous as faits pour toi et notre coeur est inquiet tant qu’il ne repose pas en toi[1] ». De tels propos d’Augustin devraient trouver aujourd’hui une résonance renouvelée. Car la question de Dieu s’avère plus clairement que jamais la question dans toutes les questions, la question englobant toutes les autres. Dire Dieu s’impose en réalité plus fortement maintenant qu’à toute époque antérieure. C’est ce que nous tenterons de faire ressortir ici brièvement[2].

I. La question des questions

Tout être humain a une philosophie implicite, consciente ou point, certes souvent quelque peu fragmentaire ou non critiquée, mais qui commande toute sa vie. Ici et maintenant, par exemple, chacune et chacun d’entre nous entretient en son for intérieur une vision plus ou moins articulée de sa propre vie, du sens ou du non-sens de ce qu’il y fait, tentant ou ne tentant pas d’assumer de manière pratique, concrète, sa liberté, avec aussi une certaine idée de l’autre — femme, homme, monde, et le reste. Consciemment ou point, cette vision dépasse l’immédiatement pratique, et comporte une idée de ce qu’est le réel, de ce qui est, voire de ce qui compte à ses yeux, autrement dit du bien, du « bonheur ».

Tous aussi nous avons le pouvoir de questionner, de tout mettre en question. Le simple mot question évoque d’emblée le vieux français queste, c’est-à-dire la quête, du latin quaerere, « rechercher », « aimer » ; il traduit le désir de voir et de savoir, impliquant du coup les deux dimensions à la fois les plus essentielles et les plus grandes de notre être proprement humain, la capacité d’aimer et celle de penser. Ce pouvoir démontre notre dignité humaine, en révélant notre transcendance, notre capacité de tout dépasser et de tout surmonter. Il est au fondement de notre liberté même, puisque c’est lui qui nous permet de véritablement choisir, de nous choisir nous-mêmes. Sa manifestation la plus fondamentale est bien la question du sens ou du non-sens de la vie, puisque c’est la manière par excellence de tout mettre en question.

C’est sous ce jour du sens ou du non-sens de la vie que la question de Dieu apparaît sans doute le plus concrètement aux humains d’abord. Quel sens y a-t-il à ce que nous soyons ici, en ce monde, pourquoi d’ailleurs ce monde et pas un autre, pourquoi sommes-nous ainsi faits et point autrement ? Pourquoi la mort, pourquoi ma mort, pourquoi surtout la mort des êtres qui nous sont les plus chers ? Chacune et chacun d’entre nous survivra-t-il à sa mort ? Cette question du sens de la vie (et donc de la mort) déborde tout domaine particulier de l’action ou du savoir, toute science ou activité spécifique, elle nous engage tout entiers, coeurs et raisons. « Tant que nous ne concevons pas que les choses pourraient ne pas être, nous ne pouvons concevoir qu’elles soient. Tant que nous n’avons pas vu l’arrière-plan des ténèbres, nous ne pouvons admirer la lumière comme une chose unique et créée. Dès que nous avons vu ces ténèbres, toute lumière est claire, soudaine, aveuglante et divine[3]. »

Pour peu qu’en revanche le sens du tout disparaisse, tout bascule obligatoirement dans le néant, et désormais « rien n’est que ce qui n’est pas », comme le déclare avec profondeur Macbeth. « Nous brûlons [disait Pascal] du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes[4]. » Plusieurs parmi les génies littéraires les plus remarquables de notre temps — Kafka, Camus, tant d’autres encore — ont mis en relief cette question du sens par le biais de son envers, le nihilisme et ses conséquences : meurtres et suicides atroces, indifférence à la vie humaine, dont Auschwitz aura fourni l’horrible paradigme, trop souvent imité déjà. Un demi-siècle avant les attentats du 11 septembre 2001 à New York, Camus écrivait :

[…] Le meurtre est la question. […] Faute de valeur supérieure qui oriente l’action, on se dirigera dans le sens de l’efficacité immédiate. Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et injustes, mais en maîtres et en esclaves. Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, au coeur de la négation et du nihilisme, le meurtre a sa place privilégiée. […] Si notre temps admet aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme[5].

Dans l’oeuvre littéraire la plus étudiée et commentée au vingtième siècle, celle de Franz Kafka, l’être humain semble aux prises avec un monde où tout a une explication claire mais immédiate seulement, comme dans la nouvelle Les Armes de la ville, où le but de la construction de la Tour de Babel a été oublié ; on s’est arrêté en chemin à des buts secondaires et provisoires, pour s’égarer ensuite dans le labyrinthe du monde — dans un monde étroitement positiviste auquel échappe complètement la réalité du symbole. Or le symbole est pourtant doublement réel, comme il est patent dans le cas du mot : écoutant sans la comprendre une langue étrangère, nous perdons l’essentiel. Le monde kafkaïen est ainsi dénué de sens selon la double acception de ce mot : désacralisé et coupé de toute transcendance, il n’a pas plus de signification que de direction. Le « caractère profondément religieux de tout Kafka », constatait avec profondeur Eugène Ionesco, est manifeste[6].

Nietzsche, dont toute la philosophie est hantée par la question de Dieu, et plus particulièrement par le Christ, a stigmatisé mieux que personne les conséquences nihilistes de l’athéisme, ajoutant les questions suivantes au message de « l’Insensé » sur la « mort de Dieu » :

Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ?

Qui donc se rend compte, ajoute-t-il, « de tout ce qui doit désormais s’effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été fondée sur elle et, pour ainsi dire, enchevêtrée en elle : par exemple, notre morale européenne dans sa totalité. Cette longue et féconde succession de ruptures, de destructions, de déclins, de bouleversements qu’il faut prévoir désormais[7] […] ».

Ce qui est une autre façon de marquer à quel point Dieu, nié ou affirmé, est essentiel à toute l’expérience humaine. Dans un passage magnifique, un des premiers Pères de l’Église, saint Justin, déclarait : « On nous appelle athées. Oui, certes, nous l’avouons, nous sommes les athées de ces prétendus dieux, mais nous croyons au Dieu très vrai[8] […]. » Parce qu’il est chrétien croyant, Justin doit se déclarer athée de certains dieux. Être et s’affirmer « athée » ne veut rien dire tant qu’on n’a su préciser de quel ou quels dieux, au juste. L’athéisme se compare à la prose de Monsieur Jourdain, en ce que nous sommes toutes et tous les athées — qui parfois s’ignorent — de certains dieux. Nier tous les « dieux » n’est pas non plus possible, car il y a un absolu implicite en toute action humaine, qui pourrait être le néant, le hasard, l’insignifiance la plus complète, l’argent, le pouvoir, ou mieux, la justice, l’amitié, voire le Dieu unique des grandes religions monothéistes. La question de Dieu peut ainsi prendre la forme : de quels dieux sommes-nous les athées ?

Si ce pouvoir de tout questionner peut faire notre bonheur et notre liberté, il peut aussi faire notre misère quand il est frustré de réponses. On risque alors de demeurer perpétuellement insatisfait et malheureux. L’universelle « propension à la paresse » (Nietzsche) s’y ajoutant, on refusera désormais de s’interroger, préférant faire profession d’indifférence, fuir l’éveil au réel concret et à sa propre vie, se fuir soi-même[9].

Malheur ! Le temps viendra du plus misérable des hommes, de l’homme qui ne peut plus lui-même se mépriser. Voici ! Je vous montre le dernier homme ! Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Désir ? Étoile ? demande le dernier homme en clignant des yeux. Puis la terre est devenue petite et dessus sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme est celui qui vit le plus longtemps. […] On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé. Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes en clignant les yeux[10].

De même, comme l’a bien marqué Scheler, l’orgueilleux, dont l’oeil « est fixé sur sa propre valeur », vit-il « nécessairement dans la nuit et les ténèbres. Son monde de valeurs s’obscurcit d’instant en instant ; car chaque valeur qu’il perçoit est un vol qu’il commet sur le trésor de sa propre valeur. Il devient donc un démon et un négateur. Prisonnier de son orgueil, les murs qui lui offusquent la lumière du monde, ne cessent de s’élever[11] ».

En de pareilles conditions, une véritable découverte de Dieu n’est guère possible. L’idée de Dieu serait au mieux médiocre chez celle ou celui qui aurait une expérience religieuse vague, héritée des ancêtres, par exemple, mais ambiguë. Voire une religion forte mais limitée, travestie en idéologie qu’on voudrait imposer à tout le monde. Au livre de la Genèse (14,22 ; cf. 15,5 et suiv.), on voit au contraire Abraham, notre père dans la foi, se convertir une première fois en sentant « naître en son coeur un mouvement d’adoration profonde, rayonnante, face à ce mystère qui le fascine et l’effraye — mysterium tremendum — face au Tout-Autre, face à l’Absolu. Peu à peu, il accède de la sorte à une expérience religieuse naturelle, profonde et très riche, qui a d’énormes avantages, étant personnelle, intimement vécue, liée à une expérience du cosmos, capable de conduire sa vie ». Il fait cette expérience en contemplant le ciel étoilé, une expérience qui est encore de caractère naturel au départ, une saisie de ce que le livre de la Sagesse (13,5) appellera « la grandeur et la beauté des créatures » conduisant « par analogie à contempler leur Créateur ». « Depuis la création du monde, dira de même saint Paul (Rm 1,20), ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses oeuvres pour l’intelligence[12]. »

C’est manifestement à cette forme d’expérience que fait référence la célèbre conclusion de la Critique de la raison pratique d’Emmanuel Kant :

Deux choses remplissent le coeur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n’ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence.

De même Aristote remarquait-il que « le concept du divin est né chez les hommes de deux causes originelles : des phénomènes qui concernent l’âme et des phénomènes célestes[13] ».

II. L’émerveillement

Voilà donc la condition indispensable sans laquelle il n’est pas possible de dire Dieu de manière féconde. Aujourd’hui comme hier, l’émerveillement est essentiel. Notre être l’exige. Le moment suprême de la vie humaine, disait Goethe (Conversations avec Eckermann, mercredi 18 février 1829), c’est celui de l’étonnement, de l’émerveillement (das Erstaunen). Zum Erstaunen bin Ich da (« j’existe pour m’étonner ») conclut même son poème Parabase. C’est cet émerveillement que nous pouvons entrevoir dans le regard de l’enfant, lumineux par excellence, qui voit bien le serpent boa digérant un éléphant, là où l’adulte endurci ne voit qu’un chapeau. « Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications », lit-on à la deuxième page du Petit Prince. Et dans Citadelle, « L’enfant n’est que celui qui te prend par la main pour t’enseigner[14]. »

Saint-Exupéry suggère ainsi que le regard de l’enfant pressent déjà le visage plus profond de la réalité. Il ne dit pas que son regard se porte vers une autre réalité, dans une autre direction. C’est bien au contraire de ce monde-ci qu’il s’agit, de celui que nous voyons de nos yeux et pouvons toucher de nos mains. Même l’immédiat que nous avons sous les yeux devient vite transparent pour les yeux qui savent interroger. Les choses perdent alors l’aspect trop évident que leur prêtent malheureusement la familiarité et ce « très grand vice, le vice de la banalité » (Baudelaire). Ludwig Wittgenstein ne dit rien d’autre lorsqu’il écrit dans ses Investigations philosophiques : « Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés en vertu de leur simplicité et de leur familiarité. (On est incapable de remarquer quelque chose, parce qu’on l’a toujours sous les yeux.) Les véritables fondements de sa recherche ne frappent pas du tout l’être humain. À moins que ce fait-là ne l’ait une fois frappé. Et cela signifie : que nous manquons d’être frappés par ce qui, une fois vu, est le plus frappant et le plus puissant[15]. » L’émerveillement est au principe de toutes les grandes manifestations de l’humain — l’art, la science, la philosophie, l’éthique, la politique, la religion. Au principe, non pas seulement au sens de début, mais au sens plus profond d’une origine perpétuelle, d’un point de départ indépassable.

Ces histoires dont l’héroïne ou le héros, frappés d’amnésie, ont oublié jusqu’à leur propre nom, ressemblent à la nôtre, puisqu’il nous arrive à nous aussi d’oublier notre nom d’êtres humains, d’oublier qui nous sommes, ce que nous sommes, d’oublier que nous avons oublié. Les moments d’émerveillement, d’extase même, l’expérience du beau sous l’une ou l’autre de ses multiples formes, la joie de la découverte, celle de tel ou tel accomplissement, le ou les bonheurs en ce sens, sont autant de rappels de cet oubli. L’art véritable nous aide à mieux entrevoir « cette réalité loin de laquelle nous vivons, […] cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie[16] ». Car nous ne cessons d’amasser, au-dessus de nos impressions vraies, les traces des buts immédiats qui nous détournent de nous-mêmes, occultant l’immense édifice des vies diverses — intelligence, imagination, mémoire, affectivité — que nous menons parallèlement en notre for intérieur, de manière largement inconsciente, mais dont la croissance et l’auto-développement trouvent dans les arts des signes d’autant plus précieux.

L’étonnement désarçonne, déracine, dérange au départ. Il semble faire d’abord de celle ou de celui qui le pratique un être étrange, une sorte d’exilé dans le monde et dans la vie. Dans la mesure où nous sommes capables d’étonnement, nous semblons venir d’une autre planète. Le monde familier qui avait semblé évident ne l’est plus de la même manière et n’a plus la même validité apparente ; les choses immédiates perdent ce caractère ultime que nous leur accordions faussement et nous voyons le monde comme bien plus profond, plus ample et plus mystérieux. L’étonnement donne à sentir combien est admirable qu’il existe espace, temps, lumière, air, mer et fleur, voire pieds, mains et oeil, et peut-être avant tout le « luxe véritable » (Saint-Exupéry) des relations humaines. Il rend en vérité attentif, offrant un enracinement nouveau, plus profond, s’opposant radicalement à la distraction frénétique et superficielle qui trahit bien plutôt un désir de se soustraire, de se dérober.

Le voir de la curiosité en ce dernier sens est à l’opposé de la quête intellectuelle de vérité, de la réflexion proprement dite et de la contemplation du Beau, sans doute les plus hautes possibilités offertes à l’être humain. L’enfant en chacun de nous a de bonnes chances d’être ce philosophe, cet artiste, ce savant, trop vite étouffé souvent, refoulé par les adultes autour de lui, repoussé par une éducation qui n’a pas voulu honorer ses premières questions, vitales entre toutes la plupart du temps. Sous l’emprise d’une rectitude politique ou l’autre, d’un attachement étroit à l’immédiat comme à une valeur ultime, ou d’un affairement perpétuel, chacune et chacun risquent de s’emmurer dans une quotidienneté où tout va de soi. Et pourtant, l’existence elle-même va-t-elle de soi ? Le fait de voir ou d’entendre, d’imaginer et de penser, d’aimer, vont-ils de soi ? À bien y penser un seul instant, rien ne va de soi ni ne peut aller de soi pour qui s’arrête à réfléchir. Le monde où nous sommes est extraordinaire — extraordinairement beau à vrai dire — et l’humain encore plus, ainsi que ne cessent de nous le rappeler les grands artistes, qui tentent sans cesse de le créer à neuf comme pour mieux nous le rappeler et nous le faire pressentir à la fois. Or « le beau est ce qui rend heureux[17] ».

La métaphore de « Mozart assassiné » qui clôt Terre des hommes pour résumer les effets d’une culture pourrie, n’est pas excessive, puisqu’il s’agit de ce qui fait sens, donne le goût de vivre une vie humaine, du désir de dépassement, de la soif d’apprendre, de comprendre, de contempler. Tuer l’émerveillement est tuer ce que nous avons chacune et chacun de plus déterminant en nous et de meilleur : le souffle même de vie qui donne sens ou à tout le moins permet d’en chercher un, et qui est l’esprit. Tuer l’émerveillement c’est rendre impossible une authentique découverte de Dieu. Aussi doit-on se préoccuper au plus haut point de la culture et ne pas se leurrer : une culture dominée par l’irréel et l’insignifiance, par un savoir fragmentaire ignorant de ses limites et qui se prend donc pour un autre, voire par la seule technique, empêche a fortiori tout accès au souverainement réel qu’est Dieu[18]. « Des milliards d’écrans disent le refus de Dieu » (Paul Chamberland). Dans un très beau texte, Fernand Dumont faisait état d’une « abolition de la transcendance » et du « brouillage de figures tangibles susceptibles de rallier de haut l’accord des esprits[19] ».

III. Le miracle du monde

La pensée humaine s’est vite étonnée devant l’ordre du cosmos, l’organisation de la vie, les lois prodigieuses que révèle la nature. Les premiers grands philosophes de notre tradition, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote ont tous répondu, de manière chaque fois originale, que la source première de toutes choses en ce monde devait être un Logos, un Noûs, un « Intellect » divin, puisqu’à l’évidence seule une Intelligence omnisciente et toute-puissante peut rendre compte d’un plan pareil. Et pourtant les Anciens étaient loin de soupçonner toutes les merveilles que les sciences nous apprennent maintenant chaque jour.

Un des tout premiers, Anaximandre de Milet, postulait déjà une infinité d’univers, outre le nôtre. Le principe de toutes choses étant infini (apeiron), une profusion infinie d’univers répondrait le mieux à la fécondité de ce principe divin, pensait-il. Or voici que l’astrophysique nous parle aujourd’hui de milliards de galaxies, un nombre qui dépasse complètement notre imagination, pour ne pas dire notre entendement même, sans parler du prodige que constitue une seule galaxie pour commencer. Quant à notre propre planète, infime pourtant au regard des galaxies, les photos rapportées de l’espace éblouissent mais ne sauraient mentir, même si on a peine à en croire ses yeux. La structure la plus étrange que nous connaissions dans l’univers, l’énigme scientifique par excellence dans le cosmos, défiant tout effort de compréhension, c’est la terre, dont nous commençons à peine à apprécier la splendeur depuis l’espace.

Rien d’étonnant à ce qu’au témoignage répété d’esprits scientifiques de diverses disciplines, l’univers « ruisselle d’intelligence ». Pour Einstein, la « religiosité » du savant « consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire ». Et même si leur accent est plus personnel encore, les mots suivants d’Einstein ont toujours la même portée universelle :

J’éprouve l’émotion la plus forte devant le mystère de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l’art et la science. Si quelqu’un ne connaît pas cette sensation ou ne peut plus ressentir étonnement et surprise, il est un mort vivant et ses yeux sont désormais aveugles. Auréolée de crainte, cette réalité secrète du mystère constitue aussi la religion. Des hommes reconnaissent alors quelque chose d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les manifestations de cet ordre suprême et de cette Beauté inaltérable. […] Je ne me lasse pas de contempler le mystère de l’éternité de la vie. Et j’ai l’intuition de la construction extraordinaire de l’être. Même si l’effort pour le comprendre reste disproportionné, je vois la Raison se manifester dans la vie[20].

Cette conclusion d’Einstein est la même que celle des anciens Grecs, mais ancrée de surcroît dans l’immense panoplie de découvertes et de données scientifiques nouvelles.

Pour qui a des yeux pour voir, le monde est un « miracle », au sens originel de « merveilleux », et il doit apparaître tel de plus en plus. Pour saint Augustin déjà : « ce monde assurément est lui-même un miracle plus grand et plus beau que tous ceux dont il est plein ». Pour Einstein encore, « l’intelligence de l’univers […] est un miracle ou un mystère éternel […] Curieusement, nous avons [nous les savants] à nous résigner à reconnaître le “miracle” sans avoir aucun droit d’aller au delà[21] ». Augustin admirait le caractère unique de chaque individu humain, jusqu’en son apparence. La puissance d’un seul grain de n’importe quelle semence était « une grande chose » (magna quaedam res est) qui devrait nous remplir d’admiration. Les observations de biologistes contemporains les incitent à parler des cellules, cette fois, comme « miraculeuses » dans le même sens du terme qu’Augustin. « Les cellules sont les unités de base de la vie. Elles sont le véritable miracle de l’évolution. Miracle au sens figuré, car encore que nous ne sachions pas comment elles ont évolué, des scénarios tout à fait plausibles ont été proposés. Miraculeuses, néanmoins, dans le sens qu’elles sont si remarquables (Lewis Wolpert). » Mais la merveille par excellence doit être la naissance des êtres humains. « Un mort est ressuscité, les hommes sont étonnés ; il y a tant de naissances chaque jour, et nul ne s’étonne ! Pourtant, si nous y regardons avec plus de discernement, il faut un plus grand miracle pour faire être qui n’était pas que pour faire revivre qui était. » Et encore : « Les naissances de tant d’hommes qui n’existaient pas sont chaque jour des miracles plus grands que les résurrections de quelques morts qui existaient. » Enfin : « […] Peut-être le miracle des natures visibles a-t-il perdu de sa vertu à force d’être vu : il n’en est pas moins, à le considérer sagement, supérieur aux miracles les plus extraordinaires et les plus rares. Car l’homme est un plus grand miracle que tout miracle fait par un homme » (Augustin). Que dire maintenant des « miracles » qu’a révélés l’embryologie : l’individu entier « programmé » dès la première cellule et dont tout le devenir biologique se déploiera avec une précision inouïe. Qui aurait jamais pu imaginer pareil prodige[22] ?

Le fait sans doute le plus étonnant du point de vue cosmologique est l’apparition d’observateurs intelligents. Voici des êtres où l’univers lui-même apparaît — à la fois présents à eux-mêmes et qui le « comprennent » au sens qu’admirait déjà Pascal : « par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends ». Sa complexité mais aussi son unité se découvrent en une conscience capable d’amour, de joie et de souffrance, de parole aussi, à la mesure de cette pensée. La conscience en question dépasse infiniment l’univers puisqu’elle sait, là où l’univers ne sait rien ; infinité pourtant rendue possible par la nature, dont nous sommes au moins partiellement des produits. Or les propriétés du cosmos sont des conditions nécessaires de l’émergence de nos vies humaines. La genèse des êtres vivants présupposait des molécules organiques dont les éléments supposent à leur tour une évolution stellaire avancée. Les constantes physiques fondamentales font apparaître des grands nombres curieusement identiques ou proportionnés sans lesquels l’espèce humaine n’aurait pu émerger.

Par son corps, chaque être humain est directement relié non seulement à son environnement immédiat mais à la structure tout entière du cosmos et à toute l’évolution cosmique. Or pourquoi cette dérive extraordinaire qui conduit de la formation du carbone à la constitution du cerveau de l’homo sapiens ? […] Pourquoi cette étrange condition ? Pourquoi cet immense détour, le « big bang », les innombrables galaxies, les populations d’étoiles, et toute la genèse évolutive, pour qu’en un endroit perdu du cosmos vienne émerger la vie du sens ?

Jean Ladrière

Il semble bien que seul un Dieu tout-puissant puisse susciter un univers aussi minutieusement réglé, rendant possible de surcroît la vie intelligente, et susciter du reste cette vie intelligente elle-même[23].

IV. Les merveilles de l’évolution

Parmi les merveilles que les théories modernes ont contribué à éclairer davantage, il y a l’évolution des espèces. Le créationnisme primaire qui croit pouvoir tabler sur la Bible pour rejeter la théorie de l’évolution, témoigne d’une parfaite inculture, d’autant qu’il suppose que la Bible soit à lire comme un texte scientifique. Il implique en outre une confusion entre l’éternité et le temps. La distinction entre les deux est pourtant élémentaire et remonte aux Présocratiques, tout comme l’idée d’évolution elle-même d’ailleurs (dès Anaximandre).

Comme l’écrit Michel Delsol, il faut au départ « insister sur le fait que le phénomène évolutif apparaît typiquement comme contingent ». Car les capacités évolutives n’apparaissent pas « comme des séquences automatiques qui évoqueraient des lignes droites […]. De nombreux exemples observés dans nos phylogenèses établissent, au contraire, qu’on ne peut pas reconnaître de lignes directrices prévisibles dans l’évolution ». Le terme « contingent » évoque « l’historicité des transformations évolutives » et s’oppose au « nécessaire », comme « ce qui aurait pu ne pas avoir lieu[24] ».

« Contingence » et « historicité » sont les mots justes. Les étants naturels, qui naissent et meurent, n’ont en effet « que cette existence fragmentaire et dispersée de ce qui est dans le temps », ainsi que le rappelle Jean Ladrière[25]. La relation entre l’être et le temps a été très lucidement mise en relief par les Grecs déjà. Parménide opposait le domaine de l’être, lieu de la nécessité et de l’éternel, au domaine des étants, lieu du devenir et de la contingence. Il a d’ailleurs le premier défini l’éternité de manière rigoureuse, comme un « maintenant » au sens de quelque chose d’« un » et d’« indivisible », qui ni « n’était ni ne sera » mais « est maintenant tout entier[26] ». Aristote montrera bien que le « maintenant » du temps est, au contraire, aei heteron, « toujours autre » (Physique, IV, 11, 220 a 14). L’éternité et le temps s’opposent dès lors radicalement, même si leur simultanéité peut s’illustrer — comme on l’a indiqué plus tard dans la tradition — par la simultanéité du centre d’une circonférence et celle d’un point donné de la circonférence. Ce dernier ne coïncide avec aucun autre point de la circonférence, cependant que le centre, pourtant directement opposé à tous les points de la circonférence, coïncide avec tous. De même l’éternité coexiste-t-elle avec chaque « maintenant » du temps, cependant qu’aucun d’entre eux ne peut coexister avec les autres, en raison de la durée successive définissant le temps. Mais nous reviendrons sur ces aspects plus loin.

La réflexion sur le temps chez Aristote a une portée décisive pour l’ontologie, en se reflétant dans la dichotomie « nécessaire-contingent », qui relie l’ordre de l’être à l’ordre du temps. Il y a des événements naturels qui se produisent toujours, observait Aristote, d’autres le plus souvent, d’autres rarement. Ceux de ces deux dernières catégories relèvent de la possibilité, ceux de la première, de la nécessité. Le possible était ainsi défini par la propriété temporelle de « le plus souvent mais pas toujours, ou bien rarement ». La temporalité imprègne les étants de notre expérience, elle entraîne une finitude, un mode d’être qui les place dès l’origine dans l’ordre de la mort. Dans les termes de Ladrière, « le temps du possible doit être un temps qui, comme temps réel, contient en lui la possibilité de sa virtualisation et par là de la représentabilité du possible. Il y a donc un rapport intrinsèque du possible au temps[27] ».

Selon la théorie synthétique de l’évolution, « l’ensemble de l’immense phénomène qui a construit le monde vivant, du procaryote primitif et de l’amibe jusqu’à l’homme, correspond à un immense jeu de mutations dues au hasard et triées par la sélection » ; l’évolution s’est en effet « réalisée par petites étapes où le hasard des mutations a joué le rôle de découvreur, et la sélection le rôle de triage des bonnes découvertes et d’élimination des mauvaises[28] ». On n’insistera jamais assez sur le fait, pourtant, « que le hasard ne crée rien : il provoque simplement l’entrée en jeu des lois, connues ou inconnues, de la nature. Une roulette ne comportant que 36 numéros, la boule ne pourra jamais se poser sur le 37 ; le hasard n’exploite que les possibilités qui existent déjà[29] ».

La célèbre question de Leibniz, « Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ? » réaffirmait avec force sa conception du possible comme exigence de sa réalisation : « […] Il faut reconnaître d’abord [écrivait-il], du fait qu’il existe quelque chose plutôt que rien, qu’il y a, dans les choses possibles ou dans la possibilité même, c’est-à-dire dans l’essence, une certaine exigence d’existence […]. Tous les possibles, c’est-à-dire tout ce qui exprime une essence ou réalité possibles, tendent d’un droit égal à l’existence, en proportion de la quantité d’essence ou de réalité, c’est-à‑dire du degré de perfection qu’ils impliquent ». Il ajoutait même : « Par là, on comprend de la manière la plus évidente que, parmi l’infinité des combinaisons et des séries possibles, celle qui existe est celle par laquelle le maximum d’essence ou de possibilité est amené à exister[30]. » Or il se trouve que l’évolution peut justement être décrite comme une « immense mécanique où chaque être, comme chaque groupe nouveau, réalise au maximum tout ce que le passé lui a légué (Michel Delsol[31]) ».

Si, dans l’histoire de la vie, il s’est créé des appareils dénommés yeux capables de rendre des cellules cérébrales sensibles à des rayons d’une certaine longueur d’onde, cela veut dire que la matière cosmique était capable de fabriquer ces yeux. Il est curieux de constater que Jacques Monod, par exemple, n’ait pas vu que le hasard, qui fait apparaître les mutations, ne peut pas être considéré comme créateur de nouveautés. De même, « si, dans la nature, grâce à des mutations dues au hasard et à la sélection, il s’est constitué un cerveau pensant, c’est parce que ce cerveau était dans les possibilités du système de la nature. Le hasard n’aurait jamais pu réaliser ce cerveau pensant s’il n’avait pas existé dans les possibilités des propriétés de la matière, de même qu’à la roulette la boule ne se posera jamais sur le 40 car dans ce jeu le 40 n’existe pas ». Le hasard désigne donc ainsi « un certain mode de causalité que les philosophes ont désigné souvent par l’adjectif contingent […] C’est cette contingence omniprésente dans l’évolution que nous désignons sommairement par le mot hasard ». Aristote reprochait vivement déjà à ses prédécesseurs d’avoir sous-estimé la signification du hasard et de la contingence. De même de nos jours, en tenant compte aussi bien de la physique « classique » que de la physique quantique, Karl Popper a fait une critique à la fois fort éclairante et radicale du déterminisme scientifique et du déterminisme métaphysique[32]. Le point central, c’est le fait de la réussite du vivant, de l’oeil, de la main, du cerveau de l’homo sapiens, c’est aussi le fait de l’émergence de la vie du sens au terme de toute la genèse évolutive. Partant du résultat, par exemple l’oeil, la main, l’adulte pensant, force est de remonter à ses conditions de possibilité, à tout ce qui concourt à la réalisation des prodiges de la nature, de manière constante et continue. L’extraordinaire beauté de l’univers, et du monde de la vie, l’équilibre prodigieux qu’ils impliquent, sont d’autant plus étonnants quand on a pris acte de l’immense marge d’indéterminisme et de « désordre » sans lesquels ils ne seraient pas possibles. Pour reprendre les termes de Leibniz, comment comprendre ce qui existe plutôt que rien parmi l’infinité des combinaisons et des séries possibles ? Comment comprendre que celle qui existe est celle par laquelle le maximum d’essence ou de possibilité aura été amené à exister, celle qui, dans les termes de Michel Delsol cette fois, « réalise au maximum tout ce que le passé lui a légué » ?

Ladrière le marque bien, dans sa constitution même, le possible présuppose en effet le temps, « qui rend possible le possible ». Il comporte un aspect d’anticipation, une tension interne vers son devenir-réel. Le temps « réunit sans cesse le présent à ce qui l’a déjà dépassé et à ce qui s’annonce en lui. Par sa dimension de futur il ouvre un espace à l’anticipation. Et par le fait même il fonde la possibilité de la tension interne du possible, qui est rapport à sa réalisation comme péripétie toujours en suspens et toujours à venir[33] ».

L’évolution fait apparaître un type d’historicité qui n’est pas linéaire. Elle effectue une sorte d’exploration, un cheminement risqué qui n’est pas rigidement finalisé. Dans les mots de Ladrière encore, ce processus

[…] n’est cependant pas purement aléatoire. Il a une directionalité, qui est l’indice d’une finalité intrinsèque. Mais cette finalité ne se révèle que progressivement, comme si elle était engendrée par le processus même. Il y a dans l’évolution un phénomène de renforcement, qui donne un poids de plus en plus grand aux possibles qui répondent le mieux à des conditions intrinsèques d’optimalité et qui ainsi impose des cheminements privilégiés en lesquels on peut reconnaître des contraintes de finalisation[34].

Nous retrouvons ici l’exigence de réalisation plus forte que d’autres de certains possibles que suggérait Leibniz, en proportion du « degré de perfection qu’ils impliquent ». La biologie nous met ainsi de plus en plus en présence de ce qu’on a appelé « l’énigme de la perfection », le fait central étant celui de la perfection du vivant, de l’oeil, de la main, du cerveau, nécessitant une explication que le hasard seul est incapable de fournir. Au sens propre du terme, le hasard sert à expliquer le rare, l’accidentel et le fortuit, et nullement ce qui arrive la plupart du temps. L’invoquer à propos de la réussite constante de tant d’êtres vivants, ou simplement de l’oeil, du cerveau, de la main humaine, c’est renoncer à l’esprit de la science et du savoir, préférer l’évasion ou la mauvaise foi à la quête responsable d’intelligibilité. Il faut, encore une fois, partir du fait, du résultat, ici la perfection dans la fonction, dans l’organisation, et accepter d’y accorder la même rigueur de pensée que devant tout phénomène inexpliqué.

L’apport de Teilhard à la réflexion sur l’évolution est bien connu. Celui des Pères de l’Église l’est moins. La variété et la pertinence de leurs considérations touchant la formation du monde et celle de l’être humain sont cependant tout à fait remarquables et méritent qu’on s’y arrête un moment. C’est ainsi que, dans son Hexaméron, Grégoire de Nysse étend à toute la création une distinction déjà nettement formulée par Origène (In Gen. hom. I, 23), encore qu’à propos de l’homme seulement : celle d’une double création. Déjà Philon d’Alexandrie pense que Dieu a créé « d’un seul coup » ; le détail des oeuvres des « jours » qui suivent ne fait que traduire l’ordre du dessein et du commandement divins (De op. mundi, 13-29). Pour Grégoire, « Dieu a fait “d’un seul coup”, “en un instant”, les origines, les causes et les puissances de toutes choses » (cf. P. G., 44, 72 B). C’est cette simultanéité de la création « à la manière d’une force séminale » que dit le premier verset du récit de la Genèse. La manifestation (anadeixin) de chacun des êtres selon son ordre naturel vient ensuite[35]. La même distinction fondamentale apparaît, de manière plus développée, chez Augustin, comme nous verrons.

En ce qui concerne cette manifestation, Grégoire de Nysse précise, au chapitre VIII de son traité intitulé La création de l’homme, que si « c’est le dernier, après tous les êtres animés, que, d’après l’Écriture, l’homme a été créé », la raison en est que le Législateur « voit, selon l’enchaînement nécessaire de l’ordre des êtres, la perfection se situer dans les derniers. Car dans le raisonnable est compris tout le reste ; dans le sensible se trouve aussi tout l’ordre naturel ; ce dernier en revanche ne se trouve que dans le matériel. Il semble donc bien que la nature s’élève, par les propriétés de la vie, qui sont comme des degrés, du plus petit jusqu’à la perfection ». Ce qu’on a appelé son « évolutionnisme » s’exprime encore plus nettement lorsqu’il explique, quelques lignes plus haut, qu’« il y a parmi les êtres corporels qui ont reçu la vie, d’un côté ceux qui possèdent des sens, qui existent sans avoir de nature intellectuelle ; et de l’autre, ceux qui sont doués de raison, qui ne subsisteraient pas dans un corps s’ils n’étaient pas mêlés au sensible ; voilà pourquoi c’est le dernier, après les végétaux et les bestiaux, que l’homme est créé, car sur le chemin de la perfection, la nature s’avance en suivant un enchaînement logique[36] ».

L’apport de saint Augustin n’est pas moins admirable. Dans son traité sur la Genèse au sens littéral, saint Augustin exprime par la similitude suivante la distinction très nette qu’il fait lui aussi entre la création simultanée de toutes choses et leur apparition et déploiement au cours des temps : « Or, de même que dans la graine était invisiblement et simultanément tout ce qui au cours du temps s’est développé en arbre, de même on doit penser que le monde, quand Dieu créa simultanément toutes choses, renfermait simultanément, quand fut créé le jour, tout ce qui a été fait en lui et avec lui. » C’est-à-dire non seulement les astres, la terre et les abîmes, « mais encore ces êtres que l’eau et la terre ont produits et qu’elles contenaient potentiellement et en qualité de causes, avant qu’au cours des temps ils ne surgissent, tels qu’ils nous apparaissent aujourd’hui dans les oeuvres que Dieu ne cesse d’opérer jusqu’à maintenant ».

Il s’agit, bien évidemment, dans le premier cas, de la simultanéité de l’éternité et dans le second, de la durée créée. Augustin précisait un peu plus tôt que Dieu « est avant les temps (ante saecula) ; à l’origine du temps (a saeculo), nous disons que sont les choses avec lesquelles le temps a commencé, comme le monde lui-même ; dans le temps (in saeculo), les choses qui naissent dans le monde[37] ». Ce qui s’accomplit dans la suite des temps est l’effet de causes intimes appelées « raisons causales ». L’accent sur ces causes secondes est très fort chez Augustin. L’analogie, nous l’avons vu, est celle de la graine où se trouve réuni, d’une manière invisible, tout ce qui doit se développer en arbre avec le temps. Le commencement de la durée créée est lui-même créé, alors que le maintenant dans lequel le monde a été créé n’est autre que le maintenant de l’éternité — « l’“aujourd’hui” de Dieu » qui comprend de manière indivisible la durée créée tout entière. Au sein, en revanche, de cette durée créée, les choses se manifestent successivement, selon l’ordre du temps.

On lit dans le De Trinitate que si certains germes sont « visibles à nos yeux : les germes que donnent les végétaux et les animaux », d’autres sont au contraire « invisibles : les germes de ces germes-là. Voilà comment sur l’ordre du Créateur l’eau a produit les premiers poissons et les premiers volatiles, et la terre les premières plantes et les premiers animaux selon leurs espèces (cf. Gn 1,20-25). Et dans la réalisation de ces premières naissances, tous ces êtres n’ont pas été produits de telle sorte que cette vertu séminale ait été épuisée par ces êtres effectivement produits […] ». De même, l’homme « fut créé dès l’origine dans les raisons primordiales, quand toutes choses furent créées en même temps. Mais il fut alors créé en son temps, visiblement en son corps, invisiblement en son âme, composé tout à la fois d’une âme et d’un corps ». Il a été en ce sens « tiré de la poussière et du limon de la terre », comme le dit l’Écriture, ce qui n’empêche d’aucune manière qu’il ait été d’autre part « déjà, avant le siècle, dans la prescience du créateur », puisqu’il s’agit alors de l’indivisible aujourd’hui de Dieu[38].

V. Temps et Éternité

Peut-il y avoir un temps avant le temps, un temps où le temps n’était pas, peut-il y avoir un temps après le temps, un temps où le temps ne sera plus ? La réponse est évidemment non, puisque ce serait là une contradiction, pour ne pas dire plus.

Personne ne doute que le temps a existé de tout temps. S’il n’en est pas ainsi en effet, il y avait donc un temps quand il n’y avait pas de temps, et qui serait assez fou pour le dire ? Certes on dit avec raison : il y avait un temps quand Rome n’existait pas ; un temps, quand il n’existait pas Jérusalem, quand n’existait pas Abraham ; il y avait un temps quand il n’y avait pas d’hommes et ainsi de suite. Enfin, si ce n’est pas avec le début du temps mais après un certain temps que le monde a été fait, on peut dire : il y avait un temps quand le monde n’était pas. Mais dire : il y avait un temps quand aucun temps n’était, c’est aussi absurde que de dire : il y avait un homme quand aucun homme n’existait ; ou bien : ce monde était quand ce monde n’était pas. S’il s’agit de deux hommes distincts, nous pouvons dire : celui-ci existait quand cet autre n’existait pas. De même donc nous pouvons dire : ce temps existait quand cet autre temps n’existait pas ; mais dire : il y avait un temps quand aucun temps n’existait, c’est la dernière des folies[39].

Toutefois, que peuvent bien dès lors vouloir dire des expressions comme « avant le temps », ou « avant la création », ou « la fin des temps » ? Qui voudrait contester la remarque suivante d’Aristote, en sa Métaphysique : « il ne pourrait y avoir ni l’avant, ni l’après, si le temps n’existait pas » (L, 6, 1071 b 8-9, trad. Tricot) — à condition, certes, que les mots « avant et après » soient pris en leur sens premier ? Mais alors, si « avant le temps » est impossible, comment peut-on parler de manière sensée de l’« origine » de toutes choses, y inclus du temps lui-même ? Le temps peut-il débuter sans un « avant » qui l’obligerait à se précéder lui-même de manière absurde — à l’intérieur de lui-même, de surcroît ? Il saute aux yeux, en d’autres termes, qu’une telle origine ne pourrait le précéder que selon quelque autre sens de « précéder ». Mais que pourrait bien être cet autre sens, et comment cela pourrait-il être ? Le temps peut-il jamais cesser ? Comment peut-il y avoir une « dernière syllabe » du temps, sans quelque chose qui soit au-delà de lui et d’une autre nature ? La seule autre possibilité ne serait-elle pas un temps sempiternel, c’est-à-dire un temps qui a toujours existé, sans commencement, et qui existera toujours, sans fin ? La réponse d’Augustin est bien connue.

Ce n’est pas [écrit-il, s’adressant à Dieu] selon le temps que tu précèdes les temps ; autrement, tu ne précéderais pas tous les temps. Mais tu précèdes tous les temps passés selon la hauteur de ton éternité toujours présente. Et tu surpasses tous les temps futurs, parce qu’ils sont futurs et qu’une fois venus ils seront passés, tandis que toi, tu es identique à toi-même, et tes années ne s’évanouiront pas [Ps 101,28]. Tes années ni ne vont ni ne viennent ; les nôtres vont et viennent pour que toutes puissent venir. Tes années subsistent toutes simultanément, parce qu’elles subsistent ; elles ne vont pas, chassées par celles qui viennent, puisqu’elles ne s’en vont pas. Mais les nôtres ne seront toutes que lorsque toutes auront cessé d’être. Tes années sont un jour unique [Ps 89,4 ; 2 Petr. 3,8], et ton jour n’est pas le jour quotidien, mais « l’aujourd’hui » parce que ton « aujourd’hui » ne cède pas la place à un « demain », car il ne succède pas non plus à un « hier ». Ton « aujourd’hui », c’est l’éternité. […] Tous les temps, c’est toi qui les as faits et avant tous les temps toi tu es ; et il n’y a pas eu de temps quelconque où le temps n’était pas.

Confessions, XI, xiii (16), trad. E. Tréhorel et G. Bouissou légèrement modifiée

Même s’il se définit forcément toujours par opposition au temps, le concept d’éternité a été admirablement mis au clair très tôt dans la tradition philosophique. Les plus grands philosophes et théologiens sont fondamentalement d’accord quand il s’agit de définir l’éternité avec rigueur. C’est au point qu’on la croirait plus facile à définir que le temps. Quelques rappels rapides devraient par conséquent suffire à son propos. Parménide, disions-nous, a le premier défini l’éternité de manière rigoureuse[40] : « Ni il n’était une fois, ni il ne sera, puisqu’il est maintenant, tout entier ensemble, un, continu » (DK 28 B 8. 5-6 ; trad. Conche). « Tout entier ensemble » (homou pan) réapparaît mot à mot dans le traité de Plotin, De l’éternité et du temps, Ennéades III, 7, 3, l. 37 (homou pasa), de même qu’en la formule tota simul de la célèbre définition de Boèce (interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio : « possession tout à la fois tout entière et parfaite d’une vie sans terme » ; Consolation de la philosophie, V, pr. 6), que saint Thomas fera sienne : l’éternité n’admet pas de succession, puisqu’elle est d’un seul tenant, tout à la fois, parfaite, ne manquant de rien. On peut comparer également Augustin dans le passage des Confessions, XI, xiii, déjà cité : omnes simul stant : pour Dieu, les années « subsistent toutes simultanément ». Mais non moins remarquable est le fait que Parménide comprend déjà l’éternité comme un nun, un « maintenant » au sens rigoureux de quelque chose d’« un » et « indivisible », à l’instar du point du géomètre défini, lui, comme hou meros outhen, « ce qui n’a pas de parties » (c’est la toute première définition des Éléments d’Euclide, héritée d’une longue tradition[41]).

On se souvient que Parménide entend exclure de l’être toutes les formes de non-être : la génération, qui suppose que ce qui est maintenant n’était pas, et la corruption, qui implique qu’il ne sera plus ; mais aussi la pluralité, où une chose n’est pas l’autre. Être un veut vraiment dire être indivisible, comme Aristote ne laissera pas de le répéter à maintes reprises (par exemple, Métaphysique, D, 6, 1016 b 4-5). En excluant le devenir, en excluant le passé et l’avenir, comme il le fait en cette même phrase, il est clair que suneches pour Parménide ne signifie pas ici « continu » au sens où nous parlons de « temps continu » (cf. Aristote, Physique, V, 3, 227 a 11-12 et IV, 13, 222 a 10-12) ; dans cette phrase, suneches suggère que l’être « tient ensemble », « contient », ne fait qu’un avec lui-même. « Par un seul maintenant [il] emplit le toujours », dira Montaigne (Essais, II, 12). L’être est continu en ce sens qu’il dure dans un maintenant qui ne passe pas, car il est toujours présent. Il y a, de plus, la notion d’une « durée sans succession ». Dans une édition récente, tout à fait remarquable, du poème de Parménide, Marcel Conche renvoie à Thomas d’Aquin : aeternitas durationem quamdam significat : « l’éternité est une espèce de durée », mais sans succession : ipsa aeternitas successione caret (« l’éternité elle-même n’offre pas de succession » : Summa theologiae, Ia pars, q. 10, art. 1) ; de même la création exclut-elle l’idée de succession : omnis creatio absque successione est (« toute création est sans succession » : Contra Gentiles, II, 19). Dans ses Objections aux Méditations métaphysiques de Descartes, Arnauld décrira à son tour la durée de Dieu comme « indivisible, permanente et subsistante toute à la fois » (indivisibilis, permanens, tota simul ; « en Dieu il n’y a point de passé ni de futur, mais un continuel présent »). Descartes aussi d’ailleurs : la « durée de Dieu » (duratio Dei) est « tout à la fois tout entière » (tota simul), au contraire de la « durée successive » (duratio successiva[42]).

Dans le Timée, Platon insiste que la forme présente du verbe être exprime le mieux l’éternité :

Les expressions « il était », « il sera », ne sont que des modalités du temps, qui sont venues à l’être ; et c’est évidemment sans réfléchir que nous les appliquons à l’être qui est éternel, de façon impropre. Certes, nous disons qu’« il était », qu’« il est » et qu’« il sera », mais, à parler vrai, seule l’expression « il est » s’applique à l’être qui est éternel. En revanche, les expressions « il était » et « il sera », c’est à ce qui devient en progressant dans le temps qu’il sied de les appliquer, car ces deux expressions désignent des mouvements. Mais ce qui reste toujours dans le même état sans changer, il ne convient pas que cela devienne plus jeune ou plus vieux avec le temps, ni que cela soit venu à l’être dans le passé, se trouve venu à l’être dans le présent ou vienne à l’être dans l’avenir. Et, de façon générale, à ce qui reste toujours dans le même état sans changer, n’appartient rien de tout ce que le devenir a attaché à ce qui est transmis par les sens, mais ce ne sont là que des modalités du temps qui imite l’éternité et qui se meut en cercle suivant le nombre.

37e4-38a8, trad. Luc Brisson[43]

Plotin est encore plus explicite : voir l’éternité c’est voir

[…] une vie qui persiste dans son identité, qui est toujours présente à elle-même dans sa totalité, qui n’est pas ceci, puis cela, mais qui est une perfection indivisible. Tel un point où s’unissent toutes les lignes, sans qu’elles s’épandent jamais au dehors ; ce point persiste en lui-même dans son identité ; il n’éprouve aucune modification ; il est toujours dans le présent, et il n’a ni passé ni futur ; il est ce qu’il est, et il l’est toujours. […] Il est ce qu’il est et ne sera pas autrement. Que lui adviendrait-il qu’il ne soit dès maintenant ? Il n’y a pas pour lui d’avenir qui ne soit déjà présent. […] Oui, ce qui est dans les limites de l’être a une vie présente tout entière (homou pasa, l’écho de Parménide que nous citions : DK 28 B 8, 5 : homou pan), pleine et indivisible en tout sens ; cette vie, c’est l’éternité que nous cherchons.

Ennéade III, 7, 3, trad. E. Bréhier

Certaines formules du De Trinitate (IV, 69-77) de Boèce, qui sont passées à la postérité, rendent bien cette constatation : « nostrum “nunc” quasi currens tempus facit et sempernitatem, divinum vero “nunc” permanens neque movens sese atque consistens aeternitatem facit » (« notre “maintenant” fait le temps qui court et la “sempiternité” ; cependant que le “maintenant” divin, permanent, immobile et constant, fait l’éternité »). De là ces propos lapidaires de Thomas d’Aquin : « nunc fluens facit tempus, nunc stans facit aeternitatem[44] ».

S’agissant du temps, c’est le contraste entre le « maintenant » et le point qui est en réalité le plus éclairant. Car l’avant et l’après marqués par le « maintenant » sont toujours autres. Nous l’indiquions plus haut, une observation d’Aristote met vivement en lumière la nature du temps : on voit que le « maintenant » du temps est aei heteron, « toujours autre » (Physique, IV, 11, 220 a 14), du fait qu’alors qu’on peut reprendre deux fois le même point sur un continu, marquant à la fois la fin d’une longueur et le début d’une autre, il en va tout autrement lorsqu’on compte le temps : il est impossible de reprendre deux fois le même « maintenant », on est obligé de prendre deux « maintenants » différents, « à la manière des extrémités d’une même ligne » (cf. Aristote, Physique, 220 a 4-220 a 21 ; trad. Catherine Collobert).

Voilà qui permet de mieux entrevoir ce qui constitue le temps, ce qui fait qu’il est ce qu’il est : le « maintenant » du temps est perpétuellement « autre », « différent », de manière inéluctable, qu’on ne peut pas arrêter, il court toujours, sans jamais revenir. Serait-ce là ce que voulait dire Shakespeare en parlant de « time’s thievish progress to eternity » (Sonnet 77) ? À l’instar des eaux du fleuve d’Héraclite, le mouvement est « autre, toujours autre » (aei allos kai allos : Aristote, Physique, IV, 219 b 9-10), et de même le temps. Le mouvement d’un point engendre une ligne en géométrie ; le point lui-même sert alors de repère pour discerner l’avant et l’après dans ce mouvement. Le « maintenant » peut se comparer à un tel point en mouvement, à la fois pour autant qu’il demeure le même, comme toute chose en mouvement, et pour autant que sa perpétuelle altérité engendre le temps lui-même. « En un sens, donc [écrit Aristote], le maintenant est toujours le même, en un autre sens, il n’est pas le même, comme c’est en effet le cas pour la chose en mouvement » (219 b 31‑32). Sans le temps, il ne pourrait y avoir de « maintenant », et, réciproquement, s’il n’y avait pas de « maintenant », le temps ne serait pas ; pas plus qu’il n’y a de mouvement sans la chose en mouvement. Ainsi le « maintenant » est-il à l’écoulement du temps ce que la chose en mouvement est à la fluidité du mouvement, et il est au nombre qu’est le temps comme l’unité, la « monade », au nombre (cf. 219 b 28-220 a 4).

Dans Les métamorphoses du cercle, Georges Poulet cite une belle analogie tirée de saint Thomas, qui se retrouve chez plusieurs bons auteurs, dont Dante : la simultanéité de l’éternité et du temps peut s’illustrer par la simultanéité du centre d’une circonférence et celle d’un point donné de la circonférence. Dans le Contra Gentiles (I, 66), on lit notamment : « L’éternité est toujours présente à quelque temps ou moment du temps que ce soit. On peut en voir un exemple dans le cercle : un point donné de la circonférence, bien qu’indivisible, ne coexiste pas cependant avec tous les autres points, car l’ordre de succession constitue la circonférence ; mais le centre, qui est en dehors de la circonférence, se trouve en rapport immédiat avec quelque point de la circonférence que ce soit. » Dans un autre texte, l’auteur précise : « L’éternité ressemble au centre du cercle ; bien que simple et indivisible, elle comprend tout le cours du temps, et chaque partie de celui-ci lui est également présente[45]. »

Quoi qu’il en soit, l’éternité, on l’a vu, est connue de nous humains comme l’autre du temps, et se définit par la négation de ce qui le caractérise, en particulier de la perpétuelle altérité du « maintenant » temporel. Ainsi que l’a fait observer à juste titre Paul Ricoeur, « il faut que je puisse nier les traits de mon expérience du temps pour percevoir celle-ci comme en défaut par rapport à ce qui la nie. C’est cette double et mutuelle négation, pour laquelle l’éternité est l’autre du temps, qui, plus que tout, intensifie l’expérience du temps[46] ». Si saint Augustin et tous ceux qui pensent comme lui ont raison quant à l’éternité et à la création, le prodigieux déploiement du cosmos et l’évolution des espèces forcent d’autant plus l’admiration.

VI. L’expérience morale

Non moins étonnantes sont la loi morale présente dans la conscience, comme le relevait Kant dans le passage cité plus haut, et cette espérance d’une justice ultime que tous éprouvent, pour eux-mêmes, et pour autrui. D’où nous vient à toutes et tous l’indignation devant certaines injustices faites à des gens pourtant inconnus, en de lointains pays ?

D’où savons-nous [demande Augustin] ce qu’est un juste ? […] Si seul le juste aime le juste, comment quelqu’un voudra-t-il être juste qui ne l’est pas encore ? Car nul ne veut être ce qu’il n’aime pas. […] Or, il ne peut aimer le juste, celui qui ignore ce qu’est le juste. C’est donc qu’il sait ce qu’est le juste, celui-là même qui ne l’est pas encore […] Mais comment savons-nous ce qu’est le juste, alors même que nous ne le sommes pas ? […] Lorsque je cherche à en parler, je n’en trouve pas l’idée ailleurs qu’en moi-même, et si je demande à un autre ce qu’est le juste, c’est en lui-même qu’il cherche quoi répondre. […] Ce n’est pas là chose que j’ai vue de mes yeux […] je vois une réalité présente, je la vois en moi, encore que je ne sois pas ce que je vois[47].

Quelle est, en somme, l’origine de cette idée et de ce désir si fort de justice en chacun de nous ? On ne peut être délivré du cercle infernal de la violence que par un commencement radicalement nouveau. Une justice totale ne peut provenir d’un être fini, mais seulement d’un esprit englobant et déterminant toutes choses, que nous appelons Dieu. Elle suppose un sens, une raison du tout qui nous échappe et que tentent en vain depuis longtemps d’établir les philosophies de l’histoire. L’hypothèse d’un non-sens absolu est constamment infirmée par les expériences de sens partiel qui nous adviennent — dans l’amour humain, par exemple. Ce sens partiel éveille à la question du sens du tout, et permet d’espérer, mais d’une espérance qui ne se satisfera que d’une justice absolue.

Emmanuel Levinas a évoqué l’exemple de l’assassin qui est incapable de regarder sa victime dans les yeux. La « pauvreté essentielle » du visage humain, sa vulnérabilité, néanmoins obligent, ce qui rend bien le sens de « l’obligation » morale. Les rapports humains sont d’emblée éthiques. Il ne s’agit pas d’une contrainte, mais d’un appel insistant à notre liberté. Ici comme ailleurs, cette liberté est tendue entre le fini et l’infini. Dans les termes de Marcel Proust :

[…] toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner vivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! — pour les sots[48].

VII. Le désir de Dieu

Nos désirs ne sont jamais satisfaits, et semblent rechercher autre chose qui les satisfasse et qui soit, comme eux, infini. Chaque désir renvoie à son tour à un autre, lequel sera lui aussi relatif et ne sera pas non plus pleinement satisfait. L’infinité du désir humain ne peut être comblée que par un absolu. « Le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même » (Pascal). Il ne s’agit pas d’un concept abstrait, mais de la réalité même de l’existence, comme l’a bien vu Hegel. Or c’est « réellement voir Dieu que de ne jamais trouver de satiété à ce désir », osait dire saint Grégoire de Nysse[49].

Cet « argument » du désir ne doit pas être sous-estimé, comme il risque de l’être si on glisse à sa surface. Si je trouve en moi un désir qu’aucune expérience de ce monde ne peut satisfaire, l’explication la plus probable est celle d’un monde différent où je serais davantage chez moi. Camus l’exprimait magnifiquement à sa manière : « Cette nostalgie d’unité, cet appétit d’absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain. Mais que cette nostalgie soit un fait n’implique pas qu’elle doive être immédiatement apaisée. » Et encore : « Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme[50]. » Les trois grandes expériences négatives analysées de manière magistrale par William James, à savoir la mélancolie, le mal et le sens de la faute personnelle, sont des formes d’angoisse spirituelle qui à la fois hantent notre monde d’aujourd’hui et sont au coeur de l’expérience religieuse[51]. Les raisons du coeur dont parlait Pascal ne sont pas à l’eau de rose : émanant de notre intimité la plus profonde, de notre être tout entier, elles sont en réalité très fortes — autant que la faim et la soif dans leur démonstration irréfutable de la réalité de l’aliment. N’allez pas dire à ceux que la faim tenaille, qui meurent littéralement de faim, qu’elle est une illusion et l’aliment lui aussi d’ailleurs. Ils en meurent, parce que l’aliment leur est nécessaire. S’il est nécessaire, c’est qu’il existe. Le manque d’aliment immédiat en témoigne assez. Pourquoi refuserait-on à cet absolu qui tenaille ainsi le coeur humain la réalité qu’on reconnaît à l’aliment ordinaire ? Qui osera dire à une amante ou à un amant véritables que l’être qu’ils aiment n’est pas dans leur coeur et n’a pas de réalité parce qu’il est absent — ou semble l’être ?

« Alle Lust will Ewigkeit — will tiefe, tiefe Ewigkeit », constatait Nietzsche : « Toute joie veut l’éternité — veut la profonde, profonde éternité[52] ». L’amour véritable désire l’éternité. L’éternité est en ce sens au fond de nos coeurs et consciences humaines déjà. Au coeur du temps vécu, dont elle est pourtant l’opposé. Mais si l’éternité est, elle est par définition toujours et donc elle est déjà présente en ce moment. Elle ne peut être à venir, puisque ce serait assigner un avant à ce qui est par définition toujours.

VIII. Les arts

L’émerveillement dont nous parlions plus haut a cependant aussi un rapport direct avec le temps. Celles et ceux qui s’étonnent véritablement partent pour un long voyage, puisqu’ils persistent à chercher. La littérature depuis l’Odyssée d’Homère est remplie de figures humaines symboliques en quête de ce qu’elles ne possèdent pas encore. De plus, l’émerveillement est source de joie, la joie de celles ou de ceux qui s’étonnent étant le commencement de quelque chose, l’éveil d’une âme alerte devant l’inconnu. « Manquer la joie, c’est tout manquer » répétait William James citant R.L. Stevenson. L’étonnement, en un mot, révèle une espérance. Sa structure même est celle de l’espérance, caractéristique du philosophe, mais aussi de l’existence humaine elle-même. Nous humains sommes essentiellement viatores : voyageurs, pèlerins, « en route », il ne nous semble jamais être encore là, parvenus au terme. « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre », disait Pascal. Seuls peuvent éprouver l’émerveillement ceux qui pressentent qu’ils ne savent pas encore. Nous voyageons ainsi sur une route sans fin. Le paradoxe est à la fois le caractère profondément humain de cette quête et qu’elle puisse rendre la vie à ce point digne d’être vécue[53].

Or les arts à la fois symbolisent et couronnent tout cela. Le mot mousikê évoque le festival des Muses dans la mythologie grecque, signifiant l’inspiration de tous les arts, tous conviés à la célébration, spécialement le chant poétique. Par tous les arts, mais d’abord par la musique, l’être humain chante l’acceptation amoureuse de la splendeur du monde, de la grâce du don de beauté. La fête, la jubilation, la supplication, l’indicible, l’amour trouvent en elle une expression qu’ils ne sauraient trouver ailleurs — cantare amantis est (saint Augustin) ; « if music be the food of love, play on ; / Give me excess of it […] » (Shakespeare, Twelfth Night, I, 1, 1-2). « Sans la musique, la vie serait une erreur » (Nietzsche[54]).

C’est que la musique est, comme tous les arts, médiatrice de sens (ce qui peut consister parfois à montrer au non-sens son vrai visage, comme l’ont fait à notre époque de grands artistes, tel Kafka comme on l’a vu plus haut). « Elle regorge de significations qui ne sauraient se traduire dans des structures logiques ni dans des mots. » C’est dans la musique « que se situe l’essentiel dans toute analyse de l’expérience humaine de la forme comme sens », écrit George Steiner. Et Adorno : « Le langage musical est d’un tout autre type que le langage signifiant. En cela réside son aspect religieux. Ce qui est dit est, dans le phénomène musical, tout à la fois précis et caché. Toute musique a pour Idée la forme du Nom divin. Prière démythifiée, délivrée de la magie de l’effet, la musique représente la tentative humaine, si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom lui-même, au lieu de communiquer des significations. » Elle est médiatrice de sens plus que tout autre art, sans doute, pour autant qu’elle est, dans son déploiement même, mouvement vers du sens. Un sens toujours imminent qui jamais ne se révèle pleinement : « Sans relâche, la musique indique ce qu’elle veut dire, et le précise. Mais l’intention ne cesse, en même temps, de rester voilée », ajoute Adorno. Pour Borges, bien plus : « tous les arts aspirent à la condition de la musique. La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’ont dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire ; cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique[55] ».

Dans Réelles présences, George Steiner démontre que « l’expérience du sens, en particulier dans le domaine esthétique, en littérature, en musique et dans les arts plastiques, implique la possibilité d’une “présence réelle” de Dieu. Le pari sur le sens du sens “porte de fait sur la transcendance[56]” ». Steiner fait un plaidoyer particulièrement éloquent en ce qui concerne la musique, rappelant à diverses reprises la remarque de Claude Lévi-Strauss : « l’invention de la mélodie est le mystère suprême des sciences de l’homme ». Ce que les arts du beau ont en propre, pouvons-nous dire, c’est qu’ils nous permettent d’exprimer l’inexprimable. La musique rend merveilleusement l’indicible des sentiments de langueur ou de tristesse, mais avant tout l’amour, la joie et la jubilation qui dépassent le verbe. Cantare amantis est (Augustin). L’amour chante. La facilité avec laquelle la musique émeut révèle son affinité profonde avec l’intériorité et avec le dynamisme de l’âme. L’impression produite par le son s’intériorise aussitôt pour être portée ensuite par notre seule intériorité subjective. Notre être est soumis au temps où tout s’évanouit, comme le son lui-même. Le temps est en quelque sorte la matière privilégiée de la musique, puisque l’expérience musicale est constituée au départ de mémoire, d’attention et d’attente, les trois actes de l’âme qui fondent simultanément le temps en notre conscience.

La musique porte ainsi au jour les dimensions les plus mystérieuses, inexprimables autrement, de notre être et de sa condition. Elle éveille en nous cette nostalgie d’absolu qui a inspiré à Baudelaire les lignes impérissables que voici :

C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, en cette terre même, d’un paradis révélé. Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme[57] […].

D’où vient la soif, le besoin sans limites, qu’a l’artiste de créer oeuvres après oeuvres : ainsi pour le peintre, de célébrer l’énigme de la visibilité. « Durerait-il des millions d’années encore, le monde, pour les peintres, s’il en reste, sera encore à peindre, il finira sans avoir été achevé » (Merleau-Ponty). D’où vient cette passion de connaître, c’est-à-dire d’explorer, de découvrir, de rechercher, cette exigence de la pensée désirant comprendre toujours plus précisément, plus sûrement, qui définit l’activité des savants ou des penseurs authentiques quels qu’ils soient ?

Il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer[58].

Dans le cas de l’artiste comme du savant, nous assistons à nouveau à la quête de sens, au désir de trouver ou de donner sens. Elle n’a pas de cesse, parce qu’elle n’atteint jamais que du fini, de l’inachevé, de l’imparfait, qui appelle, requiert un autre, son autre, et ainsi de suite jusqu’au dernier autre possible intégré dans l’absolu, qui ne pourrait avoir, lui, d’opposé, et qui est Dieu. Quête de sens qui se confond bien entendu avec celle du bonheur.

Comme d’une source intarissable, avec une profusion inouïe, proprement infinie, le génie, la création artistique, font sens et nous débordent de toute part. L’art étonne, fait ressurgir incessamment du sens — ou une absence de sens, ce qui revient au même, puisque c’est poser la question. Mais ici encore, faut-il se demander, d’où vient ce sens, cette perpétuelle quête de sens ? D’où vient cette question inéluctable du sens du sens ?

En tentant de penser Dieu, ce qu’elle ne peut faire que de la manière dynamique esquissée, comme quelque chose de toujours infiniment plus grand qu’elle, la pensée humaine entrevoit du coup, si confusément et imparfaitement que ce soit, tout le reste de ce qui est et n’est pas — et s’entrevoit elle-même : ses limites, certes, mais aussi sa grandeur. Saint Jean de la Croix a donc raison : une seule pensée humaine vaut plus que tout l’univers, à tel point que Dieu seul en est digne. La pensée dépasse infiniment l’univers jusqu’à Dieu, qu’elle pressent comme la surpassant infiniment, indiciblement, mais comme donnant sens à tout ce qu’elle connaît et à tout ce qu’elle désire du plus profond de son être[59].

IX. L’incompréhensibilité de Dieu

C’est assez dire en même temps que Dieu nous est incompréhensible. Quiconque veut parler de Dieu est confronté à l’inadéquation perpétuelle entre le discours humain et ce qu’il tente de dire quand il dit Dieu.

La première conversion d’Abraham, dont il a été question plus haut, fut suivie d’une autre conversion, seule vraiment authentique et définitive, où il fut cette fois converti par l’expérience de la parole. Il comprend alors que « Dieu est l’Absolu, le Tout-Autre, le Lumineux, le Fascinant, et qu’il parle, agit librement, fait irruption comme il veut dans sa vie ». Ce n’est plus Dieu à la mesure du cosmos, mais « le Dieu qui se manifeste de façon imprévisible, inconnaissable, parce qu’il est l’inconnaissable, l’inconnaissable qui agit[60] ».

Les Pères de l’Église l’ont sans cesse marqué : « Dieu est insaisissable à l’esprit humain. S’il était saisi, ce ne serait sûrement pas Dieu » (Évagre le Pontique). « Quiconque a vu Dieu et a compris ce qu’il a vu n’a pas vu » (Maxime le Confesseur). Dans le traité des Noms divins de Denys, on retrouve l’image platonicienne du soleil figure du bien et cause universelle de vie et de lumière que nos yeux ne peuvent cependant fixer. Tous accorderaient à coup sûr à Aristote que face à ce qui est en soi le plus évident, en l’occurrence Dieu, les yeux de notre intelligence se comparent à ceux des oiseaux de nuit en plein jour[61].

Dieu ne peut donc être à vrai dire connu que par lui-même : jamais la pensée humaine ne peut en tout cas le faire sienne. Il semble habiter, pour toute intelligence autre que lui-même, une « lumière inaccessible » (1 Tm 6,16). « La nécessité inconditionnée dont nous avons si indispensablement besoin comme de l’ultime support de toutes choses est le véritable abîme de la raison humaine », écrit excellemment Kant[62]. Cette incompréhensibilité nous met à nouveau en présence de notre finitude : nos concepts sont finis, ce qui n’a cependant de signification qu’en regard d’un infini, vu que toute imperfection implique son opposé, la perfection. Encore une fois, cet infini, pour nous incompréhensible, ne serait-il pas, justement, Dieu ? Car incompréhensibilité et perfection ne font ici qu’un.

X. Quelle Beauté sauvera le monde ?

« Tard je t’ai aimée, Beauté si antique et si nouvelle, tard je t’ai aimée. Et pourtant, tu étais dedans (intus). C’est moi qui étais dehors (foris) où je te cherchais en me ruant sans beauté vers ces beautés que tu as faites. Tu étais avec moi. C’est moi qui n’étais pas avec toi[63]. » Ces mots d’Augustin rendent sensible la découverte de Dieu dans la rencontre avec un soi jusqu’alors étranger avec lui-même, comme si la distance de nous-mêmes à nous-mêmes était infinie et impossible à franchir sans la découverte de Dieu comme plus intime à soi-même que le plus intime de soi-même. Dieu qui a pour nom « Beauté si antique et si nouvelle ».

Dans le roman de Dostoïevski, L’Idiot, un athée appelé Hyppolite demande au prince Mychkine : « Est-il vrai, prince, que vous avez dit, un jour, que la “beauté” sauverait le monde ? […] Quelle beauté sauvera le monde ?[64] ». Le prince Mychkine ne répond pas à cette dernière question, pas plus que le Christ ne répond à la question de Pilate, « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38), sinon par sa propre présence. La révélation chrétienne tout entière y répond toutefois, en particulier par la Transfiguration de Jésus, « le plus beau des enfants des hommes » (Ps 44 [45], 3), telle que rapportée par Matthieu (17,1-8), Marc (9,2-8) et Luc (9,28-36), et par la beauté rayonnant dans la croix et la résurrection du Fils de l’homme, révélant l’amour de Dieu pour tous les humains, y inclus les sans-Dieu. Le Dieu chrétien ne donne pas de réponse théorique à la question du sens de la souffrance. Il s’offre plutôt lui-même, révélant un amour ineffable, un feu dévorant dont la Beauté attire et fascine, à laquelle ne peut résister que le refus de la contemplation, de l’émerveillement, de l’amour. Voici comblé au-delà de toute attente le désir si fort de reconnaissance, d’amitié, d’amour, de pardon, qui habite au tréfonds du coeur de tout être humain. Ce n’est pas tant nous qui prions Dieu, mais bien plus fondamentalement et ineffablement, Dieu nous prie et nous supplie toutes et tous, par tous les moyens possibles, imaginables et inimaginables, encore que dans le respect chaque fois absolu de notre liberté. « Dieu mendie l’amour », disait Tagore. C’est avant tout ce Dieu-là qu’il faut dire aujourd’hui.