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Le mythe est une composante essentielle de la pensée du Néoplatonicien Proclus (412-485). Nous en avons notamment pour preuve le vaste Commentaire sur la République, de part en part traversé par ce thème. L’on a parfois réduit la portée de ce Commentaire à la tentative purement défensive de récupérer allégoriquement les mythes homériques en proie aux critiques formulées par Platon dans la République. Bien que la dimension défensive de l’oeuvre ne saurait être remise en question, une approche aussi restrictive sous-estime la place du mythe dans la pensée de Proclus. Comme le souligne J. Trouillard, « dans son univers le mythe est non seulement indispensable, mais même supérieur sous certaines conditions à la plus pure contemplation[1] ».

Il est naturel qu’une oeuvre préoccupée par le mythe soit attentive aux symboles. L’exégèse allégorique exige après tout un sens second, supérieur, sens compris à partir de données symboliques qu’il s’agit d’interpréter. Proclus nous rappelle lui-même que l’étude des mythes et l’étude des symboles vont de pair. Dans le Commentaire sur la République, il fait allusion à un ouvrage malheureusement perdu dont le titre est révélateur : Sur les symboles mythiques[2]. D’autre part, lorsqu’il distingue dans sa Théologie platonicienne les modes d’exposition de la théologie retenus par Platon, il établit un lien entre mythes et symboles. À propos des mythes du Gorgias, du Banquet et du Protagoras, il écrit en effet : « […] c’est d’une manière symbolique [que Platon] cache la vérité au sujet des principes divins[3] ».

Comme nous nous efforcerons de le montrer dans les pages qui suivent, la question du symbolisme dans le Commentaire sur la République est complexe : le symbolisme proclien n’est pas monolithique mais pluriel. Il faudra donc parler des symbolismes. Le premier que nous mettrons en lumière repose sur un allégorisme nuancé et reconfigure significativement l’héritage des Formes intelligibles platoniciennes ; le second, tiré des Oracles chaldaïques, opère une intériorisation du symbole.

I. Le symbolisme non imitatif

1. Hénologie négative et crise du symbole

Le symbole, de par sa définition originelle, renvoie à quelque chose. Dans la littérature ancienne, le σύμβολον était une des deux parties d’un objet brisé ; la réunion de ces parties prouvait à ses deux propriétaires qu’ils étaient bel et bien ceux qu’ils prétendaient être. Ainsi compris, le symbole, quel qu’il soit, connote une certaine vérité, et propose une voie vers cette vérité. La notion de participation, cruciale dans la tradition platonicienne, s’accommode bien d’un tel symbolisme puisqu’elle implique une sorte de « contact » n’étant pas d’ordre matériel : en nous inspirant par exemple du « symbolisme » du Banquet de Platon, nous pourrions soutenir que le symbole (ce beau corps) est lié à la vérité vers laquelle il dirige notre regard (la Forme intelligible de la beauté) dans une relation de stricte dépendance puisqu’il doit sa subsistance à cette réalité intelligible dont il participe.

Or, la tradition néoplatonicienne est traversée par un discours hénologique radical[4] qui refuse tout prédicat (fût-ce même l’être) au principe suprême, l’Un. La transcendance absolue du principe ne semble pas admettre le symbolisme propre aux Formes intelligibles puisque l’Un pur est imparticipable. Dans une telle optique, le symbole « renvoie » (d’une façon nécessairement imparfaite) à « quelque chose » qui n’« est » pas à proprement parler. Comme ce « quelque chose » ne saurait tomber sous le joug de la représentation, il demeure ultimement à l’abri des discours que l’on tente de prononcer sur lui. Le sensible ne pourra donc pas imiter l’Un imparticipable comme il imite les Formes intelligibles.

De telles interrogations rejoignent un thème clé du néoplatonisme, soit l’insuffisance des discours et de la raison, incapables de circonscrire les effluves mystérieux du principe suprême. Thème dont le fondement philosophique est à trouver dans quelques textes fondamentaux de Platon : l’ἐπέκεινα (« au-delà ») du sixième livre de la République[5] ; la seconde hypothèse de la deuxième partie du Parménide[6] ; mais aussi et surtout, peut-être, cet extrait de la Lettre VII :

Sur ce qui fait l’objet de mes préoccupations […] de moi du moins, il n’y a aucun ouvrage écrit, il n’y en aura même jamais, car il s’agit là d’un savoir qui ne peut absolument pas être formulé de la même façon que les autres savoirs, mais qui, à la suite d’une longue familiarité avec l’activité en quoi il consiste, et lorsqu’on y a consacré sa vie, soudain, à la façon de la lumière qui jaillit d’une étincelle qui bondit, se produit dans l’âme et s’accroît désormais tout seul[7].

La Lettre II, excessivement importante pour les Néoplatoniciens en vertu du fameux passage sur les trois rois, comporte une expression semblable à propos des sujets les plus élevés. Après avoir mis en garde le destinataire de la lettre contre le fait de partager ses recherches avec la foule, l’auteur (qui n’est probablement pas Platon[8]) dit : « Voilà pourquoi je n’ai jamais rien écrit, moi, sur ces questions ; de Platon, il n’y a aucun traité les concernant et il n’y en aura pas non plus[9] ».

La radicalité du discours hénologique des Néoplatoniciens renforce, à bien des égards, ce voeu de silence des Lettres. Et si l’Un[10] échappe toujours au langage, il en va de même de l’union mystique avec l’Un qui couronne la vie du philosophe. Mais il lui faudra partager cette expérience indicible avec les autres. Ce partage s’effectuera discursivement, donc imparfaitement. Plotin évoque une telle redescente dans la caverne lorsqu’il écrit : « S’étant uni à lui, ayant en quelque sorte suffisamment eu commerce avec lui, il faut revenir annoncer à d’autres, si cela est possible, ce qu’est le commerce de là-haut[11] ».

« Si cela est possible »… l’est-ce vraiment ? L’on pourrait croire que non, en vertu de la radicalité du discours hénologique. Et pourtant, les Néoplatoniciens ont beaucoup écrit. Les écrits néoplatoniciens prennent la forme d’un enseignement et élaborent, comme le souligne J.-M. Narbonne, « une syntaxe de l’ineffable, un vocabulaire expressément forgé pour l’indicible[12] ». Mais ces écrits n’indiquent que la route que devra emprunter l’étudiant : il n’en tient qu’à lui d’en atteindre le terme ultime[13].

2. De l’imitation à l’évocation : l’allégorisme nuancé de Proclus

Comment doit-on envisager cette évocation ? Comment le symbole pourrait-il renvoyer à un signifié absolument transcendant ? L’hénologie négative n’admettant aucune affirmation eu égard au principe, le clivage entre le symbole et le « signifié » paraît abyssal, voire insurmontable : nul symbole, à proprement parler, n’est parfaitement adéquat. Comme l’écrit J. Derrida à propos de la théologie négative, « nous parlons dans et sur un langage qui dit l’inadéquation de la référence[14] ».

Proclus a accordé une attention soutenue à cette difficulté tout au long de son oeuvre. Dans le Commentaire sur la République, son questionnement porte sur la nature des mythes inspirés[15], au premier chef ceux d’Homère. Comme on sait, le sens littéral de ces mythes fut durement attaqué par Xénophane et Platon, qui soulignèrent l’anthropomorphisme physique et moral des dieux de la mythologie[16]. Par ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que le contexte historico-culturel dans lequel s’insère Proclus voit la tradition hellénique menacée par la montée croissante du christianisme ; il devient crucial de montrer la cohérence et la puissance de cette tradition. Homère en constituant un maillon essentiel, ses mythes devront, selon l’expression de L. Brisson, être « sauvés[17] ». La défense des mythes homériques prend chez Proclus, comme chez ses prédécesseurs stoïciens et néoplatoniciens, la forme d’une exégèse allégorique. Le mythe est donc un contenu qui doit être décrypté, et l’on doit comprendre ce qui se cache derrière ses « écrans visibles ».

Proclus soutient que les mythes homériques, insufflés par une inspiration divine, évoquent le divin. Or comment ces mythes peuvent-ils évoquer ce qui dépasse, par nature, toutes les catégories humaines ? Cette question est cruciale, et ce pour au moins deux raisons : 1) l’hénologie négative radicale des Néoplatoniciens semble mettre en doute la possibilité même d’évoquer, par le discours (celui-ci fût-il inspiré), ce qui transcende tout discours ; 2) le sens littéral des mythes homériques, vivement contesté, paraît contrevenir aux attributs que l’on octroie généralement au divin.

La réponse de Proclus ne manque pas d’audace. Il ne s’en tient pas à la remarque propre au discours négatif selon laquelle aucun signe n’est parfaitement adéquat. Il va jusqu’à soutenir que les signes les plus valables sont ceux qui sont les plus éloignés de ce vers quoi ils tendent. Pratiquer la voie négative, cela peut être évoquer symboliquement une nature telle qu’elle ne peut être proprement exprimée, sans avilir cette nature par l’essai futile d’une expression ressemblante. Ceci n’est possible que si l’évocation symbolique n’est pas conçue comme une imitation. On le comprend aisément à la lecture de ce passage du Commentaire sur la République :

Comment d’ailleurs pourrait-on nommer « imitation » la poésie qui interprète les choses divines au moyen de symboles ? Car les symboles ne sont pas des imitations. Le contraire ne saurait jamais être une imitation de son contraire, l’obscène une imitation du beau, le conforme à la nature une imitation du contre-nature. Or la doctrine symbolique indique la nature du réel par les oppositions même les plus fortes[18].

Le symbolisme non imitatif avancé par Proclus exerce une influence incontournable sur son allégorisme. En fait, ce symbolisme marque un écart décisif entre l’allégorisme de Proclus, celui des premiers Néoplatoniciens et celui des Stoïciens. Dans son Commentaire, Proclus propose une exégèse allégorique de mythes homériques, platoniciens et orphiques. Ce faisant, il accorde évidemment une importance capitale aux sens cachés des mythes inspirés — sens supérieurs qui dépassent la seule lettre du texte. Mais contrairement à plusieurs allégoristes qui expulsent un sens littéral inacceptable (souvent pour des considérations morales), Proclus soutient que ce sens premier n’est pas aussi choquant qu’on le croit. Il ne cherche donc pas, comme la plupart des allégoristes, à faire exclusivement reposer sa défense des mythes anciens sur un sens second qui corrigerait le sens premier. Il s’oppose en effet à ceux qui prétendent que la teneur souvent brutale des récits mythiques fait violence à la nature intime des choses. Bien au contraire, de tels récits, par leur inadéquation qui n’est qu’apparente, nous font ressouvenir de la transcendance absolue du divin. L’objet des mythes transcende radicalement le sensible et la pensée discursive ; c’est pourquoi

les pères de la mythologie […] montrent par le contre-nature ce qui, dans les dieux, dépasse la nature, par le contre-raison ce qui est plus divin que toute raison, par les objets présentés à nos yeux comme laids ce qui transcende en simplicité toute beauté partielle : et ainsi, en toute probabilité, ils nous font ressouvenir de la suréminence transcendante des dieux[19].

L’allégorisme de Proclus est à la fois radical et réservé. Radical, puisqu’il reconnaît une profonde communauté de sens à des couples de contraires : un sens littéral et un sens figuré qui semblent s’opposer sont tous deux recevables. Mais cet allégorisme est également réservé, car le sens littéral, en vertu du symbolisme non imitatif, est lui aussi investi d’une valeur certaine. Il ne s’agit pas de remplacer systématiquement le sens littéral par un sens supérieur, mais d’allouer à chacun une part de vérité en ce que l’un et l’autre évoquent le divin. Si des couples de contraires peuvent s’évoquer mutuellement, c’est parce qu’il existe une sympathie profonde entre toutes choses, des plus basses aux plus élevées. Nous reviendrons bientôt sur cet aspect essentiel du néoplatonisme tardif.

Les Néoplatoniciens héritent des Formes intelligibles platoniciennes et du symbolisme participatif qui leur est propre, l’assumant pleinement dans leurs écrits. Cependant, le symbolisme non imitatif décrit dans le Commentaire sur la République de Proclus reconfigure significativement cet héritage. Chez Platon, le sensible imite l’intelligible, il en est une copie : une chose est belle parce qu’elle participe à l’Idée du Beau qui lui confère cette beauté sensible. Par la transcendance radicale qu’elle confère au premier principe, l’hénologie négative des Néoplatoniciens requiert un lien plus complexe entre le symbole et ce à quoi il renvoie. Le symbolisme non imitatif, s’il permet au symbole d’évoquer le divin, ne présuppose aucunement la μίμησις : le divin est évoqué par quelque chose qui paraît contrevenir aux notions les plus élémentaires sur la divinité puisque ces notions elles-mêmes n’ont plus cours pour l’hénologie négative. Le divin surpassant par nature la raison et la beauté, tout effort d’imitation ressemblante est voué à l’échec ; il faut donc l’évoquer par le contre-raison et par la laideur. D’une manière insoupçonnée, le symbolisme non imitatif mis de l’avant par Proclus parvient à résoudre la crise du symbole provoquée par la radicalité inouïe du discours hénologique des Néoplatoniciens[20].

II. L’intériorisation du symbole : l’héritage des Oracles chaldaïques

1. À propos des symboles chaldaïques

En plus du symbolisme non imitatif étudié plus haut, les Néoplatoniciens tardifs — Jamblique, Proclus et Damascius, notamment — ont hérité du symbolisme que l’on retrouve dans les Oracles chaldaïques, un texte mystérieux remontant au règne de Marc-Aurèle[21]. Plotin ne semble pas s’être beaucoup intéressé aux Oracles[22] ; après Plotin, toutefois, « la philosophie pénètre les oracles, mais les oracles pénètrent aussi la philosophie[23] », Porphyre, Jamblique, Proclus et Damascius leur ayant consacré des ouvrages exégétiques. L’importance des Oracles pour le néoplatonisme tardif est énorme : ils ont forgé les termes « théurge » et « théurgie », qui allaient connaître une grande postérité, et leurs symboles si particuliers ont durablement marqué l’Antiquité tardive.

Lorsque nous parlons des « symboles chaldaïques », nous rendons deux termes grecs qui sont employés indistinctement : σύμβολα et συνθήματα. Ces symboles sont définis par deux fragments. Le premier a été préservé par Proclus lui-même[24] : « Car l’Intellect du Père a semé les symboles (σύμβολα) à travers le monde, lui qui pense les intelligibles, que l’on appelle indicibles beautés » (fr. 108). Le second est cité par Michel Psellus : « Mais l’Intellect paternel ne reçoit pas la volonté de l’âme que celle-ci ne soit sortie de l’oubli et n’ait proféré une parole, en se remémorant le pur symbole paternel (πατρικοῦ συνθήματος ἁγνοῦ) » (fr. 109). Proclus fait référence à cet Oracle dans le dernier des fragments que nous avons conservé de son Commentaire sur la philosophie chaldaïque : « La philosophie impute à l’oubli et à la réminiscence des discours éternels (le fait) que nous nous détachions des dieux ou retournions à eux[25] ; les oracles l’attribuent à l’oubli et à la réminiscence des symboles divins (τῶν πατρικῶν συνθημάτων) ».

La fonction de ces symboles est autant cosmogonique qu’anagogique : leur semence implique une démiurgie opérée par le supérieur sur l’inférieur (fr. 108), mais aussi un rappel des êtres vers leur principe (fr. 109). La conversion vers le divin, selon la doctrine chaldaïque des συνθήματα, ne peut avoir lieu que si les symboles du Père sont reconnus par ses dépositaires. Proclus précise la dimension anagogique des symboles chaldaïques dans son Commentaire sur le Cratyle :

De cette cause ineffable au-delà des intelligibles il est en chacun des êtres jusqu’aux derniers un signe par lequel tous sont suspendus à cette cause, les plus éloignés comme les plus proches selon la clarté ou l’obscurité du signe qui est en eux. Et c’est ce qui meut tous les êtres dans leur aspiration et ce qui leur fournit cet amour inextinguible du Bien[26].

L’importance des symboles ne doit donc pas être sous-estimée. Comme l’écrit J. Trouillard, « [ces symboles] ne sont pas seulement des images ou des représentations, mais des germes de puissance divine qu’il nous revient d’éveiller. Ce ne sont pas davantage des marques de surcroît, des propriétés accidentelles, mais ce par quoi les âmes dépassent l’essence qu’elles se donnent pour conspirer avec les dieux[27] ». Les symboles ne sont pas extérieurs, mais en toutes choses — les Oracles chaldaïques opèrent ainsi une véritable intériorisation du symbole faisant de celui-ci un historial au sens où l’entend Heidegger, c’est-à-dire une structure même de notre être.

Il y a lieu de s’interroger sur un point : le symbolisme non imitatif, principalement « extérieur » parce qu’il présuppose une certaine lecture, se retrouve forcément dans la réflexion proclienne sur les mythes inspirés ; mais est-ce le cas du symbolisme intérieur hérité des Oracles chaldaïques ? Cette question mérite d’être posée puisque la réponse ne va pas de soi. Considérons cet extrait du Commentaire sur la République :

Parmi ceux qu’on initie, les uns sans doute restent frappés de stupeur, remplis qu’ils sont de terreurs surnaturelles, mais les autres entrent en communion de disposition avec les symboles sacrés (συνθήματα) et, étant sortis d’eux-mêmes, sont entièrement fixés chez les dieux et pénétrés de divin. […] les genres supérieurs à nous qui accompagnent les dieux, en vertu de notre attachement à ces sortes de symboles, nous excitent à la communauté d’affect avec les dieux que ces symboles procurent. Autrement, comment se ferait-il que, avec ces symboles, tout le lieu terrestre fût rempli des biens de toute sorte que les dieux accordent aux hommes, alors que, sans ces symboles, tout reste privé de souffles célestes, privé de l’illumination venue des dieux ? Mais nous avons traité à fond déjà des causes des mythes dans les livres Sur les symboles mythiques (Περὶ τῶν μυθικῶνσυμβόλων)[28].

À la lumière de ce passage, il est clair que l’ouvrage (perdu) Sur les symboles mythiques traitait des συνθήματα chaldaïques : l’extrait rappelle en effet les deux fonctions de ces symboles — cosmogonique (« avec ces symboles, tout le lieu terrestre [est] rempli des biens de toute sorte que les dieux accordent aux hommes ») et anagogique (« sans ces symboles, tout reste privé de souffles célestes, privé de l’illumination venue des dieux »), tout en établissant un rapport avec les mythes (« symboles mythiques »). Ce lien étant posé, poursuivons plus avant notre examen des symboles chaldaïques.

2. Symboles et sympathie

Les symboles expriment l’idée qu’il existe dans le monde une sympathie (συμπάθεια) entre toutes choses. Cette idée[29] est une constituante vitale de la physique et de la métaphysique procliennes, car toutes les choses — naturelles ou intelligibles — trouvent leur place dans une série ou chaîne (σειρά, τάξις) d’entités qui sont solidaires, unies par leur symbole ; tout dieu est représenté par tous les niveaux de l’être, du plus élevé au plus bas. La proposition 145 des Éléments de théologie de Proclus l’affirme expressément : « Le caractère propre de chaque ordre divin pénètre tous ses dérivés et se communique à tous les genres inférieurs ». Le Commentaire sur le Timée le rappelle : « […] dusses-tu prendre le plus extrême du réel, tu y trouveras le Divin encore présent[30] ». La doctrine de la sympathie nous permet déjà d’entrevoir la complémentarité des symbolismes non imitatif et chaldaïque, car tous deux vont jusqu’à unir des entités soi-disant « contraires ». Nous y reviendrons lors de notre synthèse.

Dans un magnifique opuscule intitulé Sur l’art hiératique, Proclus illustre la sympathie par des exemples évocateurs : le mouvement du tournesol s’effectue selon la révolution du soleil ; les pétales du lotus s’ouvrent au lever du soleil pour se recroqueviller au crépuscule. Comme l’implique la citation que nous avons lue plus haut (« [le signe] meut tous les êtres dans leur aspiration […] »), cette sympathie est très profonde : Proclus la conçoit comme une prière, dans la mesure où « toutes choses prient selon leur rang et célèbrent les chefs de leur série entière, de manière intelligible, rationnelle, naturelle ou par la sensation[31] ». Nous pouvons donc affirmer avec J. Trouillard que « les êtres ainsi marqués [par leur symbole] sont équipés par leur constitution même pour se convertir vers le dieu qui est la source de leur caractère principal[32] ». Le soleil lui-même, conformément à République VI, est un symbole du Bien. Les âmes sont elles aussi porteuses d’un symbole qui les rattache à une série : dans l’âme se trouve en effet une faculté distincte de l’intellect. Cet organe de l’union mystique reçoit plusieurs appellations chez les Néoplatoniciens[33], la plus commune étant « l’un de l’âme (τὸ ἓν τῆς ψυχῆς) ».

Les chaînes qui relient les êtres entre eux interviennent également dans le Commentaire sur la République ; ce faisant, Proclus effectue clairement un parallèle entre le mythe et le rite. Tandis que « l’art des rites, ayant distribué comme il faut l’ensemble du service cultuel entre les dieux et leurs compagnons, afin [que nul] ne soit privé de la part du culte qui lui revient[34] », de même aussi « les pères de ces sortes de mythes, ayant eu regard à toute l’étendue, pour ainsi dire, de la procession des êtres divins et soucieux de rapporter les mythes à toute la chaîne issue de chaque dieu[35] », ont composé leurs mythes de telle manière que leur revêtement visible est un analogue des classes les plus basses et enfoncées dans la matière, alors que la vérité mystique révèle « l’essence transcendante des dieux cachée dans un secret inviolable[36] ». Un peu plus loin dans le Commentaire, Proclus explique les menaces proférées par Achille à l’endroit d’Apollon dans l’Iliade en soulignant qu’elles sont en fait destinées au démon qui occupe le plus bas niveau dans la série apollinienne[37]. La théorie des chaînes est donc retracée chez Homère lui-même[38].

3. Les fondements du mythe : union théurgique et projection imaginative

C’est en regard de la théorie sérielle qu’il faut comprendre la théurgie telle qu’elle est conçue par Proclus. La tâche du théurge est de savoir reconnaître les séries, d’associer entre elles les entités les plus susceptibles d’assurer l’efficacité du rite. Cette association ne peut porter fruit que si le théurge est en mesure de lire correctement les symboles semés par l’Intellect paternel des Oracles chaldaïques. C. Van Liefferinge mentionne avec justesse que la théurgie, pour Proclus, est un « symbolisme actif, ayant pour but l’union mystique[39] ».

Nous avons vu plus tôt que l’évocation symbolique n’est pas une imitation selon Proclus. Ses réflexions sur les apparitions divines dans le Commentaire sur la République l’amènent naturellement à considérer ce sujet. Après tout, ces apparitions sont visibles et limitées, mais elles évoquent pourtant ce qui est invisible et sans limite : « […] les traits visibles sont les symboles (συνθήματα) des puissances invisibles, ce qui est vu sous l’aspect de formes étendues, le symbole des entités sans forme[40] ». Comment donc peut-on voir corporellement les incorporels ? Pour le comprendre, il nous faut considérer ce qui résulte de la pratique théurgique. Le passage suivant est crucial car il nous renseigne sur les fondements du mythe :

Voilà beau temps en effet que les théurges nous ont enseigné que nécessairement les dieux sans forme se présentent en leurs autophanies doués de forme, les dieux sans figure, doués de figure, car, ces apparitions immobiles et simples des dieux, l’âme, en vertu de sa nature, les reçoit de façon fragmentaire, et, avec le concours de l’imagination, elle introduit dans les spectacles figure et forme[41].

La condition de ces apparitions divines, c’est l’éveil des symboles par la pratique théurgique ; par cette pratique, écrit J. Trouillard, « le dieu est figuré, temporalisé et qualifié par son fidèle[42] ». Cette figuration s’effectue conformément à la nature de l’âme, qui octroie un caractère historique au dieu « pour que nous puissions accueillir ce don, non certes le recevoir en germe […] mais l’assumer par toutes nos puissances[43] ». Ceci nous permet de remarquer que l’imagination, pour Proclus, n’est pas reproductrice mais projective : les figures procèdent « du dedans », l’imagination les engendre « en conduisant ses objets de l’indivis de la vie à la division, l’extension et la figure[44] ». Cet engendrement concerne non seulement les visions, mais aussi les mythes, qui projettent le don divin sous une forme historique.

Avant d’aborder cette « division de l’indivis » par l’imagination qui engendre les mythes, interrogeons-nous sur l’expérience unitive qui fonde cette activité imaginative. Proclus relie explicitement la poésie inspirée à cette expérience dans son Commentaire. Pour bien prendre la mesure de cette solidarité, il nous faut considérer le type de vie qui correspond à la poésie la plus élevée :

[La vie] la meilleure et la plus parfaite, selon laquelle l’âme se relie aux dieux et vit de la vie qui leur est le plus apparentée et conjointe par la ressemblance la plus haute, vie qui ne s’appartient pas à elle-même, mais aux dieux, où l’âme a dépassé son propre intellect, a éveillé en elle le symbole ineffable (τὸ ἄρρητον σύνθημα) de la substance unitaire des dieux et a attaché le semblable au semblable, sa propre lumière à celle de là-bas, et à l’Un au-delà de toute essence et de toute vie ce qu’il y a de plus semblable à l’Un dans sa propre essence et sa propre vie[45].

Dans cette vie, l’âme reconnaît en elle le symbole semé par le Père, et l’union qui en résulte est une union théurgique. L’efficacité du rite est assurée par les symboles. Ni la pensée, ni la connaissance ne permettent une telle union, disait déjà Jamblique : « […] l’accomplissement des actes ineffables, qui dépassent toute connaissance, d’une manière digne des dieux, et la puissance des indicibles symboles (συμβόλων) compris des dieux seuls produisent l’union théurgique[46] ». Dans la vie la plus parfaite, à laquelle correspond la poésie inspirée, l’âme a dépassé l’intellect pour éveiller en elle le symbole ineffable de l’unité suprême. C’est dire que Proclus identifie ici « l’un de l’âme » à l’inspiration poétique[47], la poésie inspirée sollicitant une faculté située au-delà de l’intellect, mais dans l’âme. Cette faculté étant un organe mystique, l’inspiration poétique devient, en elle-même, une expérience mystique[48].

La poésie qui résulte de cette expérience[49] n’est pas elle-même l’union : elle déploie dans le temps ce qui est hors du temps, elle ramène à la conscience « une possession divine en elle-même inconsciente ou plutôt supra-consciente[50] ». C’est pourquoi, écrit J. Trouillard, « le temps devient mythique quand il est projeté sur la divinité dans la symbiose hiératique[51] », et ce, conformément à l’imagination projective que l’on trouve chez Proclus. Étudiant les fondements du mythe selon Proclus, J. Trouillard propose que le mythe inspiré ne peut naître que si trois conditions sont remplies : 1) la communication divine primordiale des symboles à tous les êtres, préalable obligé à toute expérience unitive ; 2) l’éveil, le ressouvenir de ces symboles par la prière ou par la pratique théurgique ; 3) la représentation figurée qui déploie cet éveil dans un univers mythique. Dans son Commentaire sur la République, Proclus suspend explicitement le déploiement de la poésie à une monade unique qui est antérieure au poète : « Car le poétique réside, avec simplicité de forme et de façon cachée, dans le moteur premier, à titre second et moyennant explication, dans les poètes mus par cette monade, au plus bas degré et de façon auxiliaire, dans les rhapsodes » (I, 184.2-6). Le mythe inspiré naît donc d’une indicible possession divine, en ce que le poète est mû par une puissance qui demeure elle-même impassible. Cette possession, quant à elle, dépend de la communication préalable des symboles, puis de leur éveil.

4. L’exégèse du mythe inspiré et la rencontre des deux symbolismes

Jusqu’ici, nous avons explicité la naissance du mythe inspiré : nous l’avons conçu comme le terme, comme la représentation figurée d’une expérience sans figure. Cette définition du mythe convient au poète, qui a créé son mythe suite à une possession divine située au-delà de la conscience ; nous sommes ici sur le plan de la « mythopoïétique », c’est-à-dire que nous précisons la genèse du mythe. Nous pouvons désormais poursuivre notre réflexion sur le plan de la « mythologie », du discours sur les mythes.

Si le mythe, dans sa genèse, procède de l’union divine, il tend plutôt à devenir une invitation à cette union lorsqu’on l’envisage « mythologiquement » (à la lumière des discours que l’on peut prononcer sur lui — autrement dit, à la lumière du Commentaire sur la République lui-même, qui accumule une série d’interprétations). Ce plan présuppose lui aussi la communication préalable des συνθήματα divins à tous les êtres : la vision que promet le mythe inspiré nécessite, de la part des interprètes, l’éveil des symboles. Selon Proclus, ceci n’est l’apanage que des exégètes qui peuvent s’élever, qui aspirent à la vision des dieux, exégètes qui sont, justement, « éveillés[52] » ; de ceux, aussi, « qui ont [déjà] atteint de telles visions (θεαμάτων)[53] ». Ce sont à eux que s’adressent les mythes inspirés : par l’intermédiaire des mythes, eux seuls peuvent s’élever jusqu’à ce qu’ils soient fixés « dans les Causes mêmes des êtres[54] ».

L’éveil des symboles est donc nécessaire au poète qui exprime sous une forme figurée son expérience indicible, mais également à l’exégète qui souhaite vivre cette expérience par le mythe inspiré. Ni les mythes, ni leur exégèse ne sont l’union divine. Mais tous ces textes, qui déploient par des limites l’illimité et par le visible l’invisible en vertu d’un symbolisme enfin délivré du fardeau de l’imitation, deviennent eux-mêmes des συνθήματα pour les exégètes : ils évoquent l’objet de leur désir sans l’imiter et se présentent comme des textes dont la lecture, la méditation s’apparente à bien des égards à une initiation. D’un bout à l’autre du Commentaire sur la République, Proclus insiste sur la connaturalité du mythe et de son exégèse avec les mystères. Ses interprétations nous ouvrent l’accès aux vérités cachées des récits mythiques ; elles nous invitent à éveiller notre propre symbole intérieur, ainsi qu’à bien lire le symbolisme non imitatif propre aux mythes inspirés.

Au terme de notre parcours, les deux symbolismes étudiés dans cet article se rejoignent. Sans être identiques, le symbolisme non imitatif et le symbolisme chaldaïque ne s’opposent pas. Il faudrait plutôt parler d’une complémentarité. Cette complémentarité se dégage à l’aune de deux critères : la sympathie entre toutes choses présupposée par les deux symbolismes d’une part, et le rôle des symboles dans la genèse et l’exégèse des mythes inspirés d’autre part.

Voici un tableau qui reprend succinctement la marche de notre réflexion :

Les deux symbolismes Sympathie Mythe inspiré Symbolisme non imitatif (extérieur) La nature du réel est évoquée par les oppositions même les plus fortes. L’exégèse du mythe inspiré présuppose la communication des symboles, et l’éveil du symbole de l’interprète. Alors seulement l’exégète peut-il bien lire le symbolisme non imitatif du mythe et vivre une expérience indicible. Symbolisme chaldaïque (intérieur) Les entités d’une même série, des plus basses aux plus élevées, sont unies par leur symbole constitutif. La genèse du mythe inspiré présuppose la communication des symboles, et l’éveil du symbole du poète. Alors seulement le poète peut-il projeter historiquement son expérience indicible en créant son mythe.

Tableau

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En conclusion

Les pages qui précèdent ont éclairé deux symbolismes abordés par Proclus dans son Commentaire sur la République. Dans un premier temps, nous avons relevé un symbolisme non imitatif : ce symbolisme rompt avec la μίμησις platonicienne dans la mesure où le symbole le plus approprié semble pourtant le plus éloigné de ce vers quoi il tend. Un tel symbolisme, avons-nous observé, permet à Proclus de résoudre la crise du symbole provoquée par l’extrême radicalité du discours hénologique néoplatonicien en déplaçant la problématique de l’imitation vers l’évocation. Ensuite, nous avons étudié le symbolisme hérité des Oracles chaldaïques : ce symbolisme procède à une intériorisation du symbole puisqu’il présuppose la communication préalable de symboles dont la fonction est à la fois cosmogonique et anagogique. La coexistence d’un symbolisme extérieur et d’un symbolisme intérieur dans le Commentaire sur la République de Proclus est cohérente, puisque tous deux : 1) impliquent une sympathie profonde entre toutes choses, celles-ci trouvant leur place dans une chaîne d’entités solidaires, et 2) présupposent la communication préalable des symboles dans la genèse et dans l’interprétation du mythe inspiré.