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Il y a un infini dans toutes les choses, même les plus petites et les plus vulgaires. Chaque caillou, chaque herbe, chaque tache sur le trottoir, chaque goutte d’eau, chaque poussière me considère de toutes ses forces, pose sur moi son regard […]. Comme si derrière chaque chose présente, derrière chaque visage pouvait surgir à chaque instant un autre monde […]. Je suis entraîné vers ce monde ; c’est un appel très fort et mystérieux qui me vient de l’autre versant du réel et qui m’attire comme un chant […]. C’est mon regard interne qui est tourné vers ce monde. Au fond de moi il y a […] les montagnes hautes, les plaines, les fleuves, les déserts. Il y a le ciel et les nuages, il y a l’océan […]. Je suis l’ivresse de cet autre monde réel, tangible, tout proche[1].

Plusieurs commentateurs, lorsqu’ils se penchent sur l’oeuvre de l’historien des religions Mircea Eliade, en viennent à considérer la notion d’archétype comme étant le concept fondamental pour comprendre son oeuvre et sa conception de la temporalité. Cette insistance sur la notion d’archétype a fini par donner l’impression qu’Eliade était un penseur anhistorique, qui concevait le temps surtout à partir de l’éternité, et qui, encore trop influencé par son séjour et ses études en Inde[2], ainsi que par ses recherches ultérieures sur les religions archaïques, n’arrivait pas à penser le caractère proprement temporel des religions historiques[3]. Il penserait celles-ci à l’intérieur du paradigme des archétypes. Selon cette perspective, son ouverture à l’histoire ne serait que superficielle et ne constituerait qu’un moment destiné à être finalement résorbé dans le cycle de l’éternel retour. Pour appuyer cette thèse, on pointe ensuite les éléments biographiques qui témoignent de l’extraordinaire sensibilité d’Eliade devant l’aspect destructeur du temps, et de sa profonde sympathie pour la Nature. L’on dresse ainsi de lui le portrait d’un homme nostalgique, qui aspire davantage à un retour aux origines qu’à jeter un regard vers le futur pour affronter de plein fouet la « terreur de l’histoire ». Ceci est l’avis notamment de G. Dudley III, qui affirme :

[…] in Eliade’s vision of homo religiosus man tries to save himself from the unreality of historical existence by recovering the mythic dimension of time and space, thereby by recovering an archaic ontology[4].

Eliade’s theory of symbols pointing to archetypes, whose reality is preserved in the realm of mythic time, parallels Plato’s doctrine of forms pointing to their archetypes, whose reality is preserved in a transcendent realm. Eliade’s theory, that we know the meaning of the hierophany by knowing its archetype and the structure of meanings that it projects, parallels Plato’s doctrine that « ontologically speaking, the sensible particular can become the object of judgment and knowledge only in so far as it is really subsumed under one of the Ideas[5] […] ».

The salient point is that, in order to fully understand Eliade, it is necessary to recognize that in addition to all else that Eliade may be saying throughout his writings he is also saying that the archaic ontology is a soteriology preferable to Western soteriologies[6].

The true essence of Christianity and Judaism, he asserts, is the archaic ontology and not an ontology of history. It is only the accretions of Western historicism, he argues, that have obscured the true spirit of Christianity and Judaism, leading to the present obsession with history. With this line of attack, he identifies the true Christian soteriology as an escape from history and a return to the Adamic paradise of archetypes[7] […].

Eliade était au courant de ces reproches, que lui avait faits aussi T.J.J. Altizer, qu’il cite :

Altizer appears to be convinced that I present the « situation » of the shaman, the yogi, the alchemist, and particularly the « archaic mode of being in the world » as models for modern man. Naturally enough, he opposes this nostalgia as a regression to the archaic. « Like the Oriental mystic, » he writes, « Eliade conceives of the way to the ultimate sacred as a return to the “the non-time” of the primordial beginning ». And after quoting a passage from Patterns in Comparative Religion he adds : « As always, Eliade, in such statements, reveals his non-Christians ground ; he is unable to say Yes to the future, to envision a truly New Creation, to look forward to the Kingdom of God[8] ».

Et Eliade de rétorquer : « I never suggested that we must go back to the archaic or Oriental modes of existence in order to recapture the sacred[9] ». « It is against the different types of post-Hegelian “historicisms” that I rebelled rather than against history as such[10] ». Ces commentateurs n’ont retenu que le premier moment de cette dialectique du sacré essentialiste où l’archétype surplombe l’histoire, négligeant de considérer le second où l’archétype n’existe qu’à travers sa réalisation dans l’histoire. Une analyse plus serrée de l’homme et de son oeuvre révèle en effet qu’Eliade est un penseur beaucoup plus historique qu’il n’y paraît à première vue, et que le concept de hiérophanie emprunté au christianisme occupe une place plus centrale dans son oeuvre qu’on se l’est imaginé jusqu’à maintenant.

Nous nous proposons dans cet article de nous pencher sur la compréhension qu’Eliade a du sacré et de sa manifestation, la hiérophanie, et de montrer que ce concept est dans son oeuvre tributaire du christianisme. Ceci nous amènera à comprendre non seulement qu’Eliade est un penseur pour qui l’histoire joue un rôle tout aussi déterminant que l’éternité, mais aussi que l’oeuvre d’Eliade, dans la mesure où celui-ci conçoit l’Incarnation de Dieu dans l’homme comme étant la hiérophanie suprême, renferme une théologie silencieuse et constitue une justification du christianisme, un christianisme influencé par la tradition « orthodoxe » qu’il a héritée de son patrimoine roumain.

I. Le sacré comme « Tout-Autre »

La structure de l’expérience religieuse est selon Eliade « hiérophanique ». Il définit la hiérophanie simplement comme étant la « manifestation du sacré ». Le sacré est perçu par l’homo religiosus comme la manifestation de la réalité absolue. Dans une hiérophanie, la réalité absolue se manifeste dans le relatif, le parfait dans l’imparfait, l’infini dans le fini[11]. La hiérophanie présuppose l’hétérogénéité totale, la discontinuité radicale entre ce qui s’incarne (le sacré, l’absolu) et ce dans quoi il s’incarne (le profane, le relatif). Il y a entre les deux une différence non pas quantitative mais qualitative[12]. En d’autres termes, il n’y a aucune commune mesure entre le sacré et le profane. Le sacré, dit Eliade, se manifeste comme une puissance d’un tout autre ordre que les forces naturelles[13]. Il ne ressemble à rien d’humain ou de cosmique. C’est le Tout-Autre (Ganz Andere) qui se manifeste[14]. Le Tout-Autre ne se laisse réduire à rien de ce qui nous est connu ou qui pourrait relever de notre volonté, de notre appropriation. Il est autonome. Lorsqu’il y est confronté, l’homme a l’impression d’être conditionné par une puissance non maîtrisable, indépendante de sa volonté. Il a le sentiment d’être arraché à lui-même, d’être dépendant d’un Englobant qui le transcende et le renvoie au-delà de lui-même. Celui qui est en présence du sacré est comme saisi, terrassé par une force supérieure. Devant l’incommensurable majesté de cette puissance, l’homme ne se sent que cendres et poussières[15]. Pris d’effroi, il reconnaît alors la profondeur de son néant, sa nullité devant l’écrasante puissance de l’absolu. Il fait l’expérience de ce que Rudolf Otto a appelé le « sentiment du numineux[16] ». « L’expérience du numineux » se reflète dans le « sentiment d’être créature ». La hiérophanie ouvre l’homme sur quelque chose de grand, sur une grandeur non mesurable, c’est-à-dire sur l’infini.

II. La distinction sacré/profane doit se comprendre en termes ontologiques

Le sacré et le profane doivent selon Eliade se comprendre en termes ontologiques[17]. La hiérophanie est alors la manifestation de l’être dans le néant. Elle est une ontophanie. Dans la mesure où le sacré est l’inconditionné manifesté, il est libre de se révéler à travers n’importe quoi[18]. Le sacré se manifeste toujours par l’intermédiaire de quelque chose de différent de lui-même[19]. Dans une hiérophanie, il y a un choix, une singularisation qui s’opère[20]. Ce choix est co-substantiel à la liberté de l’absolu de prendre n’importe quelle forme[21]. N’importe quoi peut incorporer la sacralité, devenir le récipient de l’absolu[22]. N’importe quoi peut par cette consécration se trouver investi d’être ou plutôt « en venir à être ». Les objets consacrés ne sont pas sacrés par nature, mais ils le deviennent. C’est un processus historique. Tout ce que l’homme a manié, senti, rencontré ou aimé a pu devenir l’objet d’une hiérophanie[23]. L’objet hiérophanique choisi par l’absolu pour se manifester se détache par rapport au reste de son environnement. Le terme « sacré » veut d’ailleurs dire : séparé, qui est à part. Par la densité que l’objet incarne désormais, la hiérophanie permet de distinguer ce qui a vraiment de l’« être » de ce qui n’a qu’une existence factice[24]. L’objet profane n’a de réalité qu’en tant qu’il est susceptible de hiérophanie. L’objet apparaît à l’homme comme sacré, parce qu’il incarne tout à coup l’absolu. C’est par une grâce obscure, par élection que cette qualité vient s’ajouter à l’objet profane. Cependant cet objet ne sera pas simplement vénéré pour lui-même, mais en tant qu’il montre, manifeste le Tout-Autre[25]. Il est possible que l’absolu quitte un jour cet objet pour en investir un autre. Il y aura alors un transfert du sacré. L’objet qui était consacré redeviendra un objet profane.

III. L’objet consacré participe du ciel et de la terre

L’objet consacré possède un mode d’être paradoxal. Il continue à être ce qu’il est tout en incorporant une réalité qui appartient à un mode d’être supérieur[26]. Il participe à deux plans hétérogènes à la fois. C’est une coincidentia oppositorum. Cependant, cette dialectique n’est pas une substitution du sacré au profane, car l’objet consacré, tout en incarnant quelque chose de tout autre, reste ce qu’il est[27], c’est-à-dire qu’il continue de participer à son milieu cosmique environnant[28]. Il s’agit plutôt d’une coexistence paradoxale : « […] toute hiérophanie montre, manifeste la coexistence de deux essences opposées : sacré et profane, esprit et matière, éternel et non-éternel, etc.[29] ». L’absolu se relativise, « s’historicise lui-même[30] », l’infini se limite en s’incarnant. Mais cette incarnation n’altère en rien son identité : l’absolu reste absolu[31].

Si tous les objets que l’homme a rencontrés, maniés, manipulés, observés, sentis, aimés, etc., sont susceptibles de devenir une hiérophanie, dans quelle mesure la dichotomie sacré/profane demeure-t-elle valable ? Elle demeure valable dans la mesure où : 1) aucune religion n’a cumulé au cours de son histoire toutes les hiérophanies ; 2) si dans une classe d’objets certains peuvent recevoir la valeur d’une hiérophanie, d’autres ne sont pas investis de ce privilège (par exemple, dans le culte des pierres, toutes les pierres ne sont pas considérées comme sacrées[32]). En d’autres termes, si tout objet profane est potentiellement sacré, cette potentialité n’est pas actualisée partout. Si cette potentialité en venait à être actualisée, tout deviendrait sacré, le sacré se serait incarné partout dans le profane.

IV. Quels sont les objets susceptibles d’être consacrés ?

Si tous les objets sont a priori susceptibles d’incorporer le sacré, de devenir porteurs de l’inconditionné[33], il semble dans notre expérience que certains objets sont davantage susceptibles de réveiller la hiérophanie, de constituer les récipients des forces magico-religieuses et de susciter ainsi en l’homme le sentiment du numineux.

Parmi ceux-ci, nous pouvons compter toutes les irrégularités spatiales ou temporelles ; les désordres naturels comme la foudre, les inondations, les tremblements de terre ; ou encore certains événements exceptionnels et imprévus comme les éclipses, les étoiles filantes, les aurores boréales, etc.[34] ; et finalement tous les objets, minéraux, plantes, animaux ou personnes qui sont insolites, parfaits, monstrueux, bizarres par leur morphologie ou leurs propriétés[35]. En dehors des phénomènes surprises et objets insolites, singuliers, saugrenus, inhabituels ou excentriques, c’est-à-dire qui mettent l’accent sur la différence, l’hétérogénéité ou la nouveauté, dont le meilleur exemple est l’Histoire, il y a aussi des phénomènes ou événements qui, par leur parfaite régularité, leur symétrie ou leur identité structurelle, constituent des axes hiérophaniques. Ils mettent l’accent sur l’identité. Parmi ces phénomènes, la Nature constitue un exemple important[36]. Citons également les cycles temporels lunaires et solaires, et les cycles saisonniers (deux solstices, deux équinoxes, quatre saisons). Nos calendriers restent marqués par cette division quadripartite. Intéressante est l’analogie circulaire entre la structure uniquadrangulaire de la hiérophanie spatiale qui institue un sens, une orientation (sud, nord, est, ouest) et la structure uniquadrangulaire de la hiérophanie temporelle (le cycle annuel avec ses quatre saisons). Si le cercle ou la sphère, revêtent à travers l’histoire des religions une dimension numineuse, c’est qu’ils sont les figures qui délimitent ce qui appartient à l’être de ce qui relève du néant[37] : l’intérieur du cercle ou de la sphère représente l’être et ce qui se situe dehors est le néant.

Il faut aussi mentionner les objets naturels qui, par leur structure même, peuvent évoquer l’absolu ou certains de ses aspects, comme le ciel[38], la montagne[39], l’arbre[40], la forêt, la pierre[41], l’océan[42], les luminaires (le Soleil, la Lune, les étoiles, mais également le feu[43]), la nuit[44].

Le sacré peut également investir des personnages historiques : des rois, des hommes-médecine, des prêtres, des sorciers. Mais aussi des idées, des valeurs, des lois, etc.[45]

Pour résumer, il existe plusieurs sortes de hiérophanies : 1) cosmiques — le ciel, les eaux, la terre, la pierre, la montagne, les rythmes lunaires et solaires, etc. ; 2) vitales et biologiques — la végétation, l’agriculture[46], les insectes et les animaux[47], la nourriture, la sexualité[48], etc. ; 3) topiques — lieux consacrés, temples, cavernes, etc. ; 4) temporelles — certains moments ou périodes, cycles temporel journalier, hebdomadaire, lunaire, annuel, etc. ; 5) les mythes et symboles[49].

V. L’aspiration à « être » de l’homme religieux

La hiérophanie manifeste quelque chose de parfait[50]. L’homme religieux cherche à rentrer en contact avec des objets hiérophaniques parce qu’il cherche à « être » davantage, à se sentir plus vivant, à participer à la réalité, à se saturer de puissance[51]. Il est animé par une soif ontologique et est terrifié par le néant : « Le désir de l’homme religieux de vivre dans le sacré équivaut, en fait, à son désir de se situer dans la réalité objective, de ne pas se laisser paralyser par la relativité sans fin des expériences purement subjectives, de vivre dans un monde réel et efficient, et non pas dans une illusion[52] ». L’homme religieux cherche à s’imbiber de cette puissance pour augmenter son régime ontologique et transcender son mode d’être, c’est-à-dire naître à une nouvelle existence, « être » vraiment et non seulement « être » relativement[53]. Ce passage constitue une initiation. Le sacré étant quelque chose de parfait, l’homme se sent irrésistiblement attiré par lui, mais la perfection, n’étant pas de ce monde[54], le sacré suscite en même temps sa crainte, tant par l’étrangeté de ce avec quoi il est amené à être en contact, que par la profondeur de la transformation qu’il subit en entrant en rapport avec lui.

VI. Les deux modes d’approche du sacré

L’homme peut s’approcher de cette réalité selon deux modes contraires : 1) le sacré de transgression (sacré d’excès) (fusion) — approche dionysiaque ; 2) le sacré de mystère (sacré de respect) (distance) — approche apollinienne[55]. La première approche est une irruption fulgurante et se vit souvent dans les fêtes par un processus d’inversion instantanée du monde, de ses lois, normes, prohibitions, institutions, comme pour exprimer que ce qui se manifeste est totalement hétérogène à notre monde. Le contact avec le sacré à travers la transgression se fait d’une façon directe, instantanée, nue. Le rite sacré se vit sous la forme d’un état d’excitation lyrique, d’une transe extatique, où le divin prend possession de l’homme et le transporte hors de lui-même. Le sacré est en quelque sorte dénudé de son voile. L’homme touche la chair même du sacré. Le voile, l’habit (la distance temporelle), est momentanément suspendu, l’instant d’un contact transparent et régénérateur avec l’absolu.

Le sacré de respect met davantage l’accent sur la conversion intérieure que sur l’inversion explosive et fulgurante de comportements. Cette seconde expérience se caractérise par une approche calme, solennelle, plus lente et progressive du sacré. L’homme est attiré par une force vers quelque chose de merveilleux et de sublime. Le sacré de respect se manifeste sous la forme d’un appel conviant l’homme à déchiffrer la présence du sacré dans le monde. Il se dévoile en se voilant, garde son mystère (son vêtement) et invite à l’exploration. L’absolu se laisse approcher progressivement et se dérobe à toute saisie définitive. Le monde revêt une profondeur insoupçonnée, et se trouve ouvert sur l’infini. Habité par un sentiment de gravité intérieure, l’homme se sent appelé à pénétrer le mystère et le secret du monde et à s’y initier progressivement, c’est-à-dire à se confronter à sa densité ontologique originelle.

VII. Le sacré est irreprésentable

Il ne faut pas prendre l’apparition pour la chose tout entière dans son absolue présence : « Le sacré se manifeste toujours à travers quelque chose […], il apparaît dans des objets, mythes ou symboles, mais jamais tout entier et d’une façon immédiate et dans sa totalité[56] ». Il est encore et toujours « à venir ». Le sacré est irreprésentable, dans le sens où l’on ne sait jamais ce que l’inconditionné va décider de consacrer. Il peut prendre toutes les formes. Il peut changer complètement de forme d’un instant à l’autre, au point de devenir « irréconnaissable[57] ». Qualitativement supérieur et différent de ce à travers quoi il s’exprime, il ne se laisse jamais réduire à ses manifestations. C’est dans ce sens qu’il est le Tout-Autre, mais le Tout-Autre en tant qu’il se manifeste dans l’horizon phénoménologique de l’être. L’absolu étant infini, il n’est pas parfaitement incarné dans l’objet qu’il consacre. L’objet consacré n’est pas idolâtre, il n’est pas refermé sur lui-même. Même s’il reste lui-même et s’affirme pour lui-même, il renvoie toujours simultanément au-delà de lui-même[58]. Il signifie aussi toujours quelque chose d’autre. Nous pouvons donc le concevoir comme un symbole. En tant qu’il nous permet de participer à autre chose que nous-mêmes, sans pour autant se perdre dans cette participation, il peut être vu comme un médiateur entre ces deux plans de réalité. L’inconditionné n’est pas perçu directement, mais d’une façon médiate. Le symbole est le lieu d’une communication qui empêche le divin de rester séparé de l’homme, et l’homme d’être replié sur lui-même. Lorsqu’un objet est désacralisé, il devient alors un signe, car il n’est plus perçu comme « incarnant » ou « révélant » une réalité transcendante. Il ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. Il s’agit d’un réductionnisme athée. Il existe aussi un réductionnisme religieux dans lequel une religion se fixe sur un objet consacré pour l’hypostasier en soi en l’opposant au profane. Eliade refuse ces deux réductionnismes. Pour lui, tout objet sacré possède au contraire une structure extatique, une transcendance interne signifiant qu’il n’est pas en lui-même la réalité finale et inconditionnée, tout en étant essentiel à la constitution de cette réalité.

VIII. Le caractère statique et dynamique du sacré

Compte tenu de l’indétermination qui caractérise l’absolu, celui-ci est en mesure de rester entier à travers chacune de ses projections, et ainsi de s’adapter à toutes les formes du relatif[59]. En se manifestant dans un objet relatif, en s’autolimitant, l’absolu n’altère pas sa nature, bien au contraire, c’est la marque même de sa grandeur et de sa force. Sa toute-puissance se manifeste le plus triomphalement lorsqu’il s’incarne dans la finitude. Parce qu’il n’altère pas sa nature en se manifestant, le sacré est défini par Eliade en termes statiques : « […] le sacré est d’une manière absolue, invulnérable et statique, soustrait au devenir[60] ».

Mais le terme de statique pour définir ou caractériser le sacré n’est pas sans comporter une certaine ambiguïté, voire une contradiction. En fait, le sacré possède un dynamisme interne qui vient nuancer cette définition. Il ne faudrait pas interpréter le terme « statique » dans son sens fort. Il ne s’agit pas de la répétition du Même. Au contraire, Eliade, nous l’avons vu, définit le sacré comme le « Tout-Autre ». L’absolu, l’inconditionné, possède une mobilité originaire qui fait en sorte qu’on ne peut jamais réduire le sacré à l’une de ses manifestations. Il en appelle toujours de nouvelles. Comme le fait remarquer Georges Gusdorf : « […] toute expression du sacré apparaît bipolaire, elle implique sa propre négation[61] ». Ceci, parce que l’objet consacré, tout en s’affirmant pour lui-même, fait signe de quelque chose de tout autre que lui-même.

Il aurait été possible de comprendre que si le sacré n’altère pas son identité en s’incarnant, c’est qu’étant infini, on peut le diviser un nombre incalculable de fois sans parvenir à un résultat autre que l’infini lui-même. En d’autres termes, l’infini est infiniment divisible. Mais cette définition nous paraît incomplète, car elle semble réduire l’absolu à un infini mathématique ou à un principe impersonnel, alors que l’absolu est plutôt perçu par l’homme religieux comme étant une présence.

IX. Dans quel sens le sacré peut-il s’identifier à de l’être ?

Eliade dit que le sacré est saturé d’être et de puissance[62], et que l’homme religieux aspire à être[63]. Mais qu’entend-il par « être » ? « L’existence doit coïncider avec la création ; être doit signifier une création permanente, un dépassement ininterrompu, un enrichissement de la vie universelle grâce à des formes nouvelles et vivantes, à des gestes nouveaux et féconds[64] ». L’absolu est éternel renouvellement, créativité et nouveauté. Créer la même chose, ce n’est pas faire preuve de créativité, c’est faire advenir le passé et s’enliser dans l’ennuyeuse répétition du Même. Puisque l’absolu n’est pas quelque chose de pleinement constitué qui s’incarne dans le monde, le sacré est à son tour non totalisable, infini. Identifier l’être (la vie) avec la création, c’est l’identifier avec la notion de « faire ». L’homo religiosus n’aspire pas juste à être, il aspire aussi à créer, c’est-à-dire à « faire l’être ». Et il n’y a de création que là où l’être est encore à venir.

L’absolu est ce qui, introduisant une différenciation qui distingue l’objet consacré de son environnement, permet à cet objet d’en venir à « être[65] ». La hiérophanie brise l’homogénéité de l’espace et du temps. Elle vient créer un centre, un point de référence à partir duquel l’homme est désormais en mesure de s’orienter. Sur le plan spatial par exemple, c’est à partir de ce point que s’élaborent les quatre points cardinaux. En d’autres termes, lahiérophanie brise le relativisme de l’homogénéité pour instituer des valeurs. Ce centre se distingue du reste de son environnement, lui seul est vraiment réel :

L’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace est une expérience primordiale, comparable à la création du monde. C’est la cassure de l’espace qui permet que le monde devienne, car elle révèle le point fixe, l’axe central de toute orientation future. Quand le sacré se manifeste dans une hiérophanie, il y a non seulement cassure dans l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue face à la non-réalité de la réalité environnante. La manifestation du sacré crée ontologiquement. Dans l’homogène et infinie étendue, où nul point de référence n’est possible ni donc déterminable aucune orientation, la hiérophanie révèle un point fixe absolu : un centre[66].

La seule chose que nous savons, c’est que l’être est institué avec la manifestation de l’absolu : « La manifestation du sacré crée ontologiquement[67] ». La hiérophanie est un processus historique. L’être qui se manifeste n’est pas nécessairement toujours pleinement constitué avant de se manifester. Si souvent, la réalité qui semble se manifester dans l’objet profane semble être pleinement constituée avant de se manifester, dans d’autres cas, l’être de cette réalité se constitue au moment même où elle se manifeste, et se faisant « devient sacré ». Ainsi, l’être ne précéderait pas toujours la hiérophanie, mais lui serait dans certains cas corrélatif. Par conséquent, l’être de cette réalité n’existerait pas de toute éternité, mais serait « fait » pour l’éternité. Ce n’est donc qu’en apparence que la hiérophanie semble s’opposer au symbole. Dans l’absolu cette opposition n’existe pas. La hiérophanie est toujours symbolique, c’est-à-dire amenée à se dépasser. Normalement une hiérophanie présuppose une différenciation radicale entre le sacré et le profane. Elle affirme que ce qui est consacré a de l’être, et ce qui ne l’est pas est un néant. Le symbole, lui, va au-delà et affirme la possibilité de l’« être » de ce soi-disant « néant ». Cela peut se faire de deux manières. 1) Dans le cas où le symbole se comporte comme symbole, il ne fait que reproduire à l’aide d’un substitut une réalité consacrée, c’est-à-dire qu’il prolonge une réalité sacrée déjà constituée, et l’incarne dans le profane. L’étendue du sacré a grandi, sans toutefois que sa nature en ait été affectée. 2) Lorsque, par contre, le symbole devient aussi une hiérophanie, il n’incarne pas alors un objet sacré déjà constitué, mais participe à la sacralisation de l’objet par le fait même qu’il le manifeste. Le symbole ne fait pas ici que représenter, la manifestation participe à la « création » du sacré. Le symbole étant lui-même une hiérophanie, il institue l’« être » comme toute hiérophanie. Ce qui, en vertu de la hiérophanisation première, semblait être un néant, se révèle maintenant non plus comme un obstacle, mais comme pouvant permettre à l’être d’advenir. C’est pourquoi Eliade peut dire :

[…] ce n’est pas dans cette convertibilité des hiérophanies en symboles qu’il faut chercher le rôle important joué par le symbolisme dans l’expérience magico-religieuse de l’humanité. Ce n’est pas seulement parce qu’il prolonge une hiérophanie, ou qu’il s’y substitue, que le symbole est important ; c’est surtout parce qu’il peut continuer le processus de hiérophanisation, et surtout parce que, à l’occasion, il est lui-même une hiérophanie, c’est-à-dire parce qu’il révèle une réalité sacrée ou cosmologique qu’aucune autre « manifestation » n’est à même de révéler[68].

La hiérophanie en tant que manifestation de l’être peut être une anthropogonie, une cosmogonie, ou une théogonie. La notion de création implique à son tour également une dimension temporelle, dans laquelle ce qui n’était pas en vient à être. C’est dans ce sens, à notre avis, que chez Eliade l’être se confond avec le sacré. Le sacré ne devient lui-même qu’au moment où il réussit à se manifester, mais c’est toute l’histoire (non prédéterminée) qui a mené à l’être de façon « irréversible » (c’est-à-dire éternelle), qui rend l’être « sacré », pas seulement l’« être » tout seul. C’est cette densité temporelle qui permet à l’être de vraiment « être », et à la vie d’être vivante. L’histoire ne suffit pas pour parler de sacré, car une histoire peut ne pas aboutir, la liberté qui s’y exerce peut mal s’exercer. Mais sans histoire, il n’y a pas non plus de sacré. Eliade dit : « […] l’expérience religieuse est à la fois la crise totale de l’existence et solution exemplaire de cette crise[69] ». L’expérience religieuse présuppose une épreuve (la crise). La victoire n’est pas donnée d’avance. Le chaman, par exemple, est devenu chaman seulement après avoir réussi à se guérir de ses maladies initiatiques, au cours desquelles son bien-être et sa vie étaient mis en péril[70]. Son statut sacré de chaman a été acquis. Et ce sont les gestes qui l’ont amené à la guérison qui sont sacrés. Ce processus d’acquisition est un processus historique. L’existence n’est pas un donné, elle doit d’abord être voulue, et celui qui veut quelque chose doit persévérer dans son vouloir, lui être fidèle jusqu’au bout, pour faire advenir à l’existence ce qui est voulu. Les mythes sont exemplaires et sacrés précisément parce qu’ils relatent comment une divinité ou un saint a dompté le mal[71]. Or le mythe est une histoire, dit Eliade[72]. Et comme il le fait remarquer, le mythe : « […] est donc toujours le récit d’une “création” : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être[73] » ; « c’était comme si, par le pouvoir des dieux, l’être surgissait du non-être[74] ». Le mythe ne relate pas juste le résultat final, il relate aussi un déroulement qui, bien qu’il ait abouti à une création, n’était pas prédéterminé au moment où il a eu lieu. Le fait qu’Eliade fasse de l’Incarnation du Christ la hiérophanie totale (la manifestation suprême du sacré[75]) devrait déjà nous faire deviner que l’être ne devient sacré qu’à la suite d’un processus historique, car l’Incarnation manifeste l’absolu dans l’histoire et consacre le temps pour en faire un absolu[76], c’est-à-dire quelque chose qui, bien que non suffisant, reste tout de même absolument nécessaire.

X. La hiérophanie : un concept emprunté au christianisme

Nous avons vu qu’une hiérophanie présuppose une discontinuité radicale entre ce qui s’incarne et ce dans quoi il s’incarne[77]. Elle implique donc deux choses : 1) la différence qualitative de deux plans ; 2) une manifestation. Or ces deux conditions ne sont remplies totalement que dans le christianisme[78].

Dans les religions archaïques, l’absolu et le monde sont dans un sens indifférenciés. Il n’y a pas de vraie distinction entre la Nature et la Surnature. L’absolu n’a pas un « autre » en lequel il pourrait s’incarner, car tout est l’absolu. Les sociétés archaïques font preuve ici de « théocentrisme ». Le mode d’être qui caractérise la vie archaïque est essentiellement statique. L’homme archaïque vit pour l’essentiel dans l’éternité.

Dans les religions traditionnelles, un début de différenciation commence à s’opérer. Du point fixe, nous passons au cercle, où l’identité entre le monde et l’absolu est temporairement altérée. L’absolu (et l’éternité) commence à se différencier du monde. L’« autre » de l’absolu commence à naître. Mais il existe une certaine continuité, car le monde imite imparfaitement l’absolu. C’est ce qui explique le caractère circulaire de la temporalité, qui est une sorte d’éternité différée. Si nous prenons l’exemple de la pensée indienne, qu’Eliade a abondamment commentée, nous observons que le temps cosmique et cyclique de la Nature commence à se désacraliser, c’est-à-dire que la représentation n’arrive plus, selon les hindous, à reproduire parfaitement l’être. L’écart entre les deux se fait de plus en plus important, c’est-à-dire que la Surnature et la Nature commencent à se distinguer. L’identité qui les lie se trouve temporairement trouée. Dans les religions archaïques, l’homme pouvait grâce au symbolisme transporter la hiérophanie partout où il allait. Il pouvait ainsi rester dans le monde et faire l’expérience d’une certaine permanence dans le bonheur. Dans la pensée indienne existe le même souci de fixité dans le bonheur, mais la Nature ne reproduit plus parfaitement l’Absolu, de sorte que ce Paradis n’existe dans la Nature que pour un certain temps, puis disparaît, pour revenir certes, mais pour disparaître de nouveau, et ce à l’infini. Le Paradis se trouve soumis à la succession. Alors que le primitif arrivait à se tenir au centre du cercle, l’hindou se voit projeté à la circonférence[79]. Cette succession ne saurait satisfaire à ses exigences de permanence dans le bonheur. La représentation ne pouvant plus transporter totalement le centre à l’extérieur, dans le monde, il lui faudra désormais sortir du monde. En transcendant la Nature, en se délivrant du temps cosmique à travers un retour à l’état statique qui le précède, l’hindou échappe à la succession et à la destruction irréversible qui caractérisent toute existence dans le temps[80].

Dans la religion moderne qu’est le judaïsme, il y a une différenciation totale entre l’absolu d’une part et le monde et l’homme d’autre part. Un abîme s’instaure désormais entre Dieu le Créateur et l’homme sa créature[81]. Cette discontinuité est reconnaissable à plusieurs choses :

  1. Le mode de création du Cosmos : création ex nihilo.

  2. Le fait que Dieu est défini comme liberté. Le sacré ne prend plus la forme d’une entité impersonnelle ou d’un simple principe rationnel, mais celle d’une « personne », d’un être doué de volonté et dont les actions sont imprévisibles.

  3. Le fait que l’homme, créé libre à l’image de son Créateur, est désormais autonome en tant qu’il est investi d’une parole propre. Dieu a devant lui une altérité irréductible.

  4. La prescription judaïque qui consiste à ne se faire aucune représentation de Dieu. Toute adoration d’une image de Dieu est le signe d’une idolâtrie et d’une infidélité. Dieu est libre de toute représentation.

  5. La valorisation d’un temps pour lui-même, dans lequel la liberté de l’homme est en mesure de s’exercer vraiment. D’une conception circulaire du temps, nous passons à une conception linéaire.

  6. L’expérience de la foi.

Si, dans le judaïsme, Dieu, devenu une personne, intervient dans le cours de l’histoire, c’est seulement avec le christianisme que Dieu s’incarne dans l’histoire pour se faire homme historique. La manifestation s’accomplissant totalement, l’Incarnation est, selon Eliade, la hiérophanie suprême, et les autres hiérophanies en sont des préfigurations[82]. C’est dans le christianisme que le sacré pénètre le plus dans la temporalité, s’individualise le plus, devient le plus personnel. Cette descente dans l’histoire est un acte libre de Dieu, un don, une grâce.

L’Incarnation est une entreprise sotériologique : elle vise à sauver le monde de la souffrance et de la mort. L’homme, dans sa finitude, ne peut pas se sauver lui-même, comme à l’origine il ne pouvait pas se créer lui-même. Il a besoin que quelque chose d’autre vienne le sauver, en l’occurrence Dieu. Mais la grâce, pour Eliade, fait plus que sauver l’homme de son état déchu, elle le divinise : « L’Incarnation ne vise pas seulement à régénérer l’humanité et à expier le péché (originel ou actuel). […] L’Incarnation a un but plus vaste, plus courageux. Dieu s’incarne pour nous apprendre la déification ; il prend notre forme pour nous prouver réellement que l’homme peut prendre la sienne[83] ». Notons que l’idée de diviniser l’homme par la grâce est une idée plus particulière au christianisme oriental :

One of the crucial distinctions between Orthodoxy and Western Christian thought at this point is the strong emphasis Orthodoxy places on divinization (theosis) of man, making the notion of theosis in Gregory of Nyssa and in Cyril of Alexandria become « the center of the Christology » and « the axis of the Christian doctrine of redemption and a special characteristic of the Orthodox Church and its theology[84] ».

On retrouve donc ici, mais au dernier degré d’achèvement, les caractéristiques que nous avons énoncées pour décrire une hiérophanie :

  1. De la même façon que Dieu s’incarne pour sauver le monde, le ramenant ainsi à la vie, l’objet consacré, dans une hiérophanie élémentaire se trouve soudainement investi d’une puissance de vie qualitativement plus grande. L’objet profane consacré ne tenant pas cette surabondance de vie de lui-même, il la reçoit du sacré comme par grâce, de la même façon que dans le christianisme l’homme ne peut pas se créer, se sauver et se diviniser de lui-même mais seulement par la grâce de Dieu.

  2. L’objet consacré dans la hiérophanie élémentaire renvoie au-delà de lui-même, de la même manière que dans l’Incarnation de Dieu dans l’homme, Jésus-Christ se définit par référence à un « autre » qu’il appelle le Père, comme si le tout de Dieu était encore à venir malgré son Incarnation (le Fils).

  3. De la même manière que le monde que Dieu choisit de créer, de sauver et de diviniser, se distingue qualitativement du monde déchu, de même l’objet profane que l’absolu choisit de consacrer se distingue qualitativement des autres objets de son environnement.

  4. L’objet consacré devient absolument hétérogène par rapport à son environnement, de la même manière que Dieu dans le christianisme est absolument hétérogène par rapport à sa création.

  5. Le salut venant d’un autre, l’objet qui est tout à coup investi de sacralité dans une hiérophanie élémentaire n’est pas choisi par l’homme, mais découvert par lui[85]. Il s’agit d’une révélation. Quelque chose d’autre se manifeste à l’homme de sa propre initiative. De la même manière, l’Incarnation est un acte dont Dieu a pris seul l’initiative. Quelque chose d’autre se manifeste, se révèle, dont l’homme, dans sa finitude, ne soupçonnait pas l’existence. Cette révélation est pour lui une source d’étonnement et de surprise car, Dieu étant ici une personne, le salut est le fruit d’un acte libre.

XI. Le présent eschatologique

Dans le judaïsme, le Paradis est attendu mais pas encore atteint ; l’accent est mis surtout sur le futur. Le christianisme met l’accent sur le futur, mais aussi sur le présent[86]. Il cherche à concilier deux exigences également légitimes : 1) celle d’immédiateté et de proximité propres aux religions cosmiques ; 2) celle de distance et d’altérité du judaïsme. En effet, la nouveauté radicale du message de Jésus est que le Paradis n’est plus seulement dans l’avenir mais aussi dans le présent. L’infini transperce le présent (fini) parce que Dieu s’incarne dans le monde et que le Paradis promis dans le futur est accessible dès maintenant. C’est l’expérience du « présent eschatologique ». Jésus apporte la bonne nouvelle : le Royaume de Dieu est parmi nous :

« Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu tout proche » (Marc 1, 15). L’eschaton est imminent : « […] il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance » (Marc 9, 1 ; cf. 13, 30). « Quant à la date de ce jour, ou à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père » (Marc 13, 32). […] Le sens semble être : le Royaume est entravé par les violents, mais il est déjà présent. À la différence du syndrome apocalyptique abondamment évoqué dans la littérature de l’époque, le Royaume advient sans cataclysme, voire sans signes extérieurs. « La venue du Royaume ne se laisse pas observer et on ne saurait dire : “Le voici ! le voici !” car, sachez-le, le Royaume de Dieu est parmi vous » (Luc 17, 20-21). […] deux traductions du même message : 1) l’imminence du Royaume, annoncé par les prophètes et les apocalypses, autrement dit, la « fin du monde historique », et 2) l’anticipation du Royaume, accomplie par ceux qui, grâce à la médiation de Jésus, vivent déjà dans le présent atemporel de la foi[87].

Or, comme le fait remarquer David Cox :

[…] there is a strong Christian line of thought […] according to which Jesus came to bring salvation « here and now » ; that is in this world. According to this line of thought it is pointed out that « eternal life » is to be thought of as a present possibility, a new quality of life, a way of living in this world, rather than something to be had after death ; or alternatively, that we are already living in the « new aeon », the « age » or world « period » inaugurated by Jesus, in which all those have accepted Jesus as their Savior are included. Such thinking is orthodox Christian thinking, emphasizes the value of Christianity for life in this world[88].

Aussi Timothy Ware peut-il dire : « […] pour l’Église orthodoxe, le culte n’est pas autre chose que le ciel sur la terre[89] ».

Il faut souligner le caractère silencieux et invisible de la venue du Royaume et de la présence de Dieu dans le monde. Ce caractère silencieux est solidaire de la nature discontinue de ce qui s’incarne. En effet, ce qui se manifeste est tellement hétérogène qu’on ne peut pas le reconnaître. Dans un texte d’Océanographie intitulé « De certaines vérités trouvées par hasard », Eliade oppose deux sortes de vérités : les vérités catastrophiques et les vérités tragiques. Les vérités catastrophiques sont bruyantes. On les entend et on les voit venir. Elles appartiennent, dit-il, à une conscience géologique, au règne minéral et organique ou biologique[90]. Elles se manifestent par des contrastes, des frottements et des chocs tels les secousses telluriques, les glissements de terrain, les éruptions volcaniques[91]. On les acquiert à travers la lutte et l’effort. Elles se révèlent par des conflits (comme dans les catastrophes apocalyptiques). En revanche, les vérités dites tragiques sont grises, humbles, quotidiennes. Elles sont données silencieusement, on ne les entend pas rentrer, de sorte qu’un jour on les découvre par hasard présentes en nous[92]. Elles sont imprévisibles. On ne sait pas comment elles se sont retrouvées là. Nous pouvons passer un nombre infini de fois à côté d’elles sans les remarquer, tellement elles sont sereines, discrètes, secrètes, dépouillées, nues[93]. C’est seulement par un acte d’attention particulier qu’on les découvre présentes au coeur du réel, tout près, sous nos yeux : « Parce qu’elle est seulement une vérité de hasard, parce qu’on ne peut pas l’obtenir au prix d’efforts et de luttes, personne n’en parle, personne ne l’exalte. Elle apparaît tout à coup dans l’âme, et ses profondeurs, ses joies, ses fruits nous émerveillent. L’exemple de l’amour est bien connu. […] et l’on se demande d’où vient tant de richesse imméritée[94] ». On découvre dans le présent l’infini qui par amour s’est donné, s’est rendu accessible[95]. Tel est le sens de Dieu qui par amour pour l’homme s’incarne et adopte une modalité d’être dégradée[96]. L’absolu est donation. Dieu se rend accessible sans pour autant épuiser sa distance[97]. C’est l’expérience hiérophanique de l’instant d’éternité. Dans le présent eschatologique, l’instant se trouve investi d’une densité infinie, il se trouve transfiguré par la présence de l’infini :

En faisant de Jésus le fils d’un homme, le christianisme a imprégné l’humanité de miracle et de charité à un degré inconnu auparavant, lorsque les dieux étaient autre chose que les hommes. (Aussi peut-on affirmer, très logiquement, très scientifiquement, que depuis le Christ la substance de l’histoire a changé.) […] Le miracle se distingue d’un fait ordinaire (explicable, produit par des forces naturelles, cosmiques, biologiques, historiques) seulement parce qu’il ne peut pas être distingué. Pour paradoxale qu’elle paraisse, cette définition n’en est pas moins très simple. […] La forme parfaite de la révélation divine n’est pas reconnaissable ; car la divinité ne se manifeste plus, ne se réalise plus dans le contraste, elle agit au contact de l’humanité, en prise directe. […] Voilà encore un paradoxe du miracle chrétien […] le retour au réalisme, au bon sens, au quotidien. C’est une conception antimystique du miracle, car elle délimite très strictement l’expérience religieuse, c’est-à-dire l’expérimentation du miracle par des voies exceptionnelles. Dieu ne se laisse plus connaître par la seule voie de l’expérience mystique — une voie grave, obscure, jonchée de tentations et d’obstacles —, il se laisse « connaître » surtout par la voie de ce qui n’est pas reconnaissable[98].

L’infini est concret dans le silence. Il habite le monde en secret. C’est une présence pleine de pudeur et de réserve. Le présent eschatologique renferme le paradoxe de toute hiérophanie. Il affirme que les derniers temps sont arrivés alors qu’ils restent encore à venir. C’est le paradoxe de la notion d’infini : si l’infini est accessible dès maintenant, c’est maintenant que je le touche tout entier, et pourtant, par le fait qu’il est l’infini, je ne peux pas en venir à bout ; l’Autre est à la fois infiniment proche et infiniment lointain.

Jésus est un être historique. De l’extérieur il ressemble à tous les hommes. La présence de Dieu dans Jésus ne se laisse pas reconnaître. C’est une présence invisible. Dieu est présent dans l’homme historique de Jésus, comme le Paradis est désormais présent dans le monde terrestre. Les deux sont non reconnaissables[99]. Dieu ne choisit pas un palais comme lieu de sa naissance, mais une étable. Ce qui constitue une coincidentia oppositorum. Sa communication est « indirecte ». Cette non-reconnaissabilité du divin dans Jésus explique pourquoi Jésus a pu être crucifié, puis sa résurrection niée : la nature de ce qui se manifeste en Jésus est trop hétérogène. Certains ont reconnu Dieu en lui, d’autres pas. C’est par un acte de foi, un saut qualitatif, qu’ils sont arrivés à percer cette obscurité absolue, et qu’ils ont fait l’expérience de l’étonnement devant la densité vertigineuse et enivrante du monde.

XII. L’Incarnation comme hiérophanie totale

L’Incarnation, en tant qu’elle révèle le plus l’altérité de l’absolu, mais simultanément son maximum de proximité, constitue aux yeux d’Eliade la suprême et vraie hiérophanie. Dans le passé, comme l’absolu se manifestait par l’intermédiaire de la Nature, la hiérophanie s’imposait à l’homme avec plus d’évidence. Dans le christianisme, l’absolu se manifeste d’une façon plus silencieuse. L’Incarnation constitue la dernière et la plus parfaite hiérophanie, dont toutes les autres ne sont que des préfigurations :

L’on pourrait même dire que toutes les hiérophanies ne sont que des préfigurations du miracle de l’incarnation, que chaque hiérophanie n’est qu’une tentative manquée de révéler le mystère de la coïncidence homme-Dieu. […] La morphologie des hiérophanies primitives n’apparaît par conséquent point comme absurde dans la perspective de la théologie chrétienne : la liberté dont jouit Dieu de prendre n’importe quelle forme, même celle de la pierre ou celle du bois. Nous évitons pour l’instant le terme « Dieu » et nous traduisons : le sacré se manifeste sous n’importe quelle forme, même la plus aberrante. En somme, ce qui est paradoxal, ce qui est inintelligible, ce n’est pas le fait de la manifestation du sacré dans des pierres ou dans des arbres, mais le fait même qu’il se manifeste et, par conséquent, se limite et devient relatif. [Notes : On pourrait essayer de sauver, dans la perspective du christianisme, les hiérophanies qui ont précédé le miracle de l’incarnation, en les valorisant en tant que série de préfigurations de cette incarnation. Par conséquent — loin de considérer les modalités « païennes » du sacré (les fétiches, les idoles, etc.) comme des étapes aberrantes et dégénérées du sentiment religieux de l’humanité déchue par le péché — on pourrait les interpréter comme des tentatives désespérées de préfigurer le mystère de l’incarnation. Toute la vie religieuse de l’humanité — vie religieuse exprimée par la dialectique des hiérophanies — ne serait, à ce point de vue, qu’une attente du Christ[100].]

L’infini, le sacré, Dieu, s’incarne progressivement. Ou plutôt, l’infini s’est toujours déjà tout incarné, mais l’homme ne se l’approprie que progressivement[101]. Chaque stade constitue un degré d’incarnation supérieur. Comme le fait remarquer pertinemment Stephen J. Reno, plus un objet est élémentaire (pierre, arbre, Nature), plus le sacré est transparent[102]. L’existence de l’absolu s’imposait avec force pour le primitif, d’où le fait que les sociétés archaïques sont surtout religieuses. On n’y rencontre presque pas d’athéisme. Les objets élémentaires limitent moins le sacré. Plus une religion est historique, moins le sacré s’impose à la vue, parce que les entités historiques sont plus individualisées et libres, ce qui conditionne davantage la manifestation du sacré et la rend moins évidente. Plus on descend dans l’histoire, plus les limites et les contraintes seront importantes et, par conséquent, plus miraculeuse sera la manifestation du sacré, si elle a lieu. Se manifester dans un univers historique est plus difficile[103], cela relève d’une performance ontologique plus grande. C’est pourquoi cette manifestation dans l’histoire est considérée par Eliade comme la hiérophanie totale :

Dieu ne se contente plus d’intervenir dans le cours de l’histoire, comme pour le judaïsme. Il est incarné par un être humain, de manière à ce qu’il adopte lui-même une existence historique conditionnée. Selon les apparences, Jésus de Nazareth n’est en rien différent de ses contemporains vivant en Palestine. En surface, la divinité est complètement dissimulée dans l’histoire, et comme absorbée par elle. Rien dans le physique, dans la physiologie ou dans la culture de Jésus ne reflète la moindre lueur du Père. Jésus mange, digère, souffre de la soif et de la chaleur ainsi que les autres Juifs en Palestine. Mais en réalité, l’« événement historique » constaté par l’existence de Jésus est une hiérophanie totale. Ce que celle-ci dévoile et affirme, c’est quelque chose comme un suprême effort pour sauver héroïquement l’événement historique en lui-même, et le sauver en le dotant de l’être le plus grand[104].

XIII. De la répétition archaïque à la résurrection

La Nature, précisément parce qu’elle trace un cercle, n’a pas la capacité de faire advenir irréversiblement quelque chose de nouveau. Une victoire définitive sur le mal demande le passage obligé par l’histoire. L’Incarnation entraîne la fin du temps de la mort et du mal. Ici la victoire sur le mal et la mort est absolue[105]. Elle est irréversible. La mort du Christ qui sauve le monde n’est pas un événement réitérable : « […] c’est une seule fois que le Christ a vécu, a été crucifié, est ressuscité. De là une plénitude de l’instant, l’ontologisation du Temps[106] ».

Dans les religions archaïques, la mort était vaincue, mais pas détruite. Le Chaos rebelle revenait constamment détruire ce que la cosmogonie avait créé. La victoire sur le néant n’était pas gagnée définitivement. Elle était seulement temporaire, et devait par conséquent être répétée. À la différence de l’homme archaïque qui doit répéter chaque année la cosmogonie, le Christ descend une seule fois dans le monde déchu, pour le recréer et sauver pour toujours les êtres qui y habitent. La régénération périodique et multiple impliquant un retour vers le passé est remplacée par une régénération finale et définitive dans le futur[107]. Le Paradis originel étant restitué, le christianisme est en continuité avec les religions archaïques : « […] pourtant, aussi bien l’expérience mystique des “primitifs” que la vie mystique des chrétiens se traduisent par le même archétype : la réintégration du Paradis originel. On voit bien que l’histoire — en l’occurrence l’Histoire Sainte — n’a rien innové : chez les primitifs comme chez les chrétiens, c’est toujours un retour paradoxal in illud tempus[108] ».

Dans l’histoire, toutes les hiérophanies comportent une structure identique, mais il y a des degrés de conditionnements différents entre les hiérophanies élémentaires et l’Incarnation (la hiérophanie totale et paradigmatique). Si, sur le plan structurel le christianisme n’a rien innové par rapport aux hiérophanies précédentes, c’est que l’Incarnation était toujours déjà présente depuis l’origine. C’est elle qui depuis toujours tire l’histoire en avant vers sa réalisation, vers son accomplissement. La hiérophanie totale était là depuis l’origine, mais l’homme, en l’occurrence ici l’homme archaïque, ne s’en est approprié qu’une parcelle : « Les hiérophanies ont donc ceci de particulier qu’elles s’efforcent de révéler le sacré dans sa totalité, même si les humains dans la conscience desquels se “montre” le sacré ne s’en approprient qu’un aspect ou une modeste parcelle. Dans la hiérophanie la plus élémentaire, en effet, tout est dit[109] ». Les hiérophanies élémentaires étaient des tentatives manquées de s’approprier la hiérophanie totale[110]. Dans ce sens, elles constituaient des préfigurations de ce qui était à venir. La continuité entre les hiérophanies élémentaires et la hiérophanie totale n’est pas régressive mais progressive. Le chrétien n’est pas un homme archaïque différé, temporairement altéré ou aliéné, qui chercherait à recouvrer sa condition originelle d’homme archaïque, mais le contraire. En retournant à l’origine, le primitif essaie de recréer le Cosmos parfait. Bien qu’il réussisse à le réinstaurer, cette création ne résistera pas au temps, elle ne durera pas, car les forces du Chaos n’ont pas été détruites à la racine, mais seulement vaincues. Les forces de la mort sont toujours susceptibles de revenir gruger le Cosmos. C’est l’éternel retour de la mort. Tout sera à recommencer. La victoire sur la mort est donc temporaire, instable. L’éternité n’est pas encore définitivement atteinte. Alors l’homme archaïque se reprendra et essaiera de nouveau de vaincre la mort définitivement :

[…] l’homme archaïque retrouve la possibilité de transcender définitivement le temps et de vivre dans l’éternité. Dans la mesure où il échoue à le faire, dans la mesure où il « pèche » ; c’est-à-dire tombe dans l’existence « historique », dans le temps, il gâche chaque année cette possibilité. Du moins conserve-t-il laliberté d’annuler ses fautes, d’effacer le souvenir de sa « chute dans l’histoire » et de tenter à nouveau une sortie définitive du temps[111].

Même l’homme archaïque aspire donc à une fin définitive de la mort, bien qu’il ne réussisse pas encore à l’atteindre. Or, cette victoire irréversible promise dans le judaïsme peut être atteinte dans le christianisme maintenant. En d’autres termes, la victoire archaïque sur la mort et le temps obtenue grâce à la régénération que procuraient la fête annuelle et la « répétition » de ce qui s’est passé in illo tempore n’est qu’une préfiguration de la victoire finale et irrévocable rencontrée dans le christianisme, plus particulièrement dans l’Incarnation-crucifixion-résurrection (éternité). C’est ainsi que la répétition archaïque préfigure celle de Kierkegaard :

Cette contemporanéité avec les grands moments mythiques est une condition indispensable de l’efficacité magico-religieuse, quelle qu’en soit la nature. Envisagé sous cet éclairage, l’effort de Søren Kierkegaard pour traduire la condition chrétienne dans la formule : « être contemporain de Jésus » s’avère moins révolutionnaire qu’il ne paraît d’abord ; Kierkegaard n’a fait que formuler en termes nouveaux une attitude générale et normale de l’homme archaïque[112].

XIV. Eliade et la répétition kierkegaardienne

S’il y a une valorisation du concept de répétition chez Eliade, nous suggérons donc de le rapprocher non pas de celui des religions archaïques, mais plutôt de celui de Søren Kierkegaard. Un tel rapprochement est implicitement suggéré par Eliade dans HCIR 1, p. 187-189, où il commente l’expérience de la foi chez Abraham, et l’irrécognoscibilité du sacré qui y est impliquée. Dans Crainte et tremblement (1843), Kierkegaard nous explique qu’Abraham se voit restituer son fils Isaac précisément parce qu’Abraham obéit à la demande de Dieu de le sacrifier ayant su reconnaître la présence du sacré derrière le sacrifice. De l’extérieur, ce que Dieu demande à Abraham a la même apparence qu’un infanticide, et donc du mal, mais sur un plan intérieur et invisible, il s’agit de quelque chose de tout à fait différent. Pour reconnaître cette « différence » au-delà de l’apparence du « même », Abraham doit entreprendre un saut qualitatif, celui de la foi. Loin d’être aveugle, il fait preuve au contraire de clairvoyance. Il ne s’arrête pas à la loi, à une manifestation de l’absolu, mais est attentif à la liberté de celui-ci de prendre n’importe quelle forme. La communication avec l’absolu est maintenue d’une manière indirecte à travers la foi. De l’extérieur Abraham ne respecte pas la loi morale, le bien, mais il n’est pas immoral pour autant, car Dieu a défini un nouveau bien. L’éthique est suspendue, mais pas détruite. Une telle vision transcendante est récompensée par le retour (la répétition) d’Isaac, avec lequel Abraham avait toujours gardé un contact invisible à travers la foi. En effet, Yahvé constatant la foi d’Abraham renonce à sa requête de sacrifice, et Abraham est, nous dit Kierkegaard, deux fois plus content qu’avant de recevoir Isaac[113]. La répétition (la mêmeté) fait ici advenir un surplus, donc de la nouveauté (l’altérité) : coincidentia oppositorum. D’une façon tout à fait analogue aux analyses de Kierkegaard dans l’École du christianisme, Eliade pense que Dieu est présent via l’Incarnation en Jésus d’une manière non reconnaissable[114]. Son Royaume est donné déjà-là et, pourtant, rien dans le monde ne semble différent par rapport à ce qu’il était avant. La création souffre et meurt encore. Et Jésus-Christ, qui est supposé être Dieu, souffre et meurt lui aussi. Entre un monde sans Dieu et son Royaume ou un monde avec lui, on ne saurait y voir de différence extérieure. Cette différence est cependant, pour Eliade et Kierkegaard, intérieure et accessible via cet acte clairvoyant qu’est la foi, qui transcende le temps quantitatif pour nous rendre contemporain du Royaume de Dieu, apparemment infiniment lointain. C’est pourquoi Matthieu dit : « […] étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent[115] ». Ce qui nous mène irréversiblement au-delà de la souffrance et de la mort peut paradoxalement aussi se cacher en elles, d’où la crucifixion, dans laquelle Dieu se cache derrière la souffrance et la mort pour s’affirmer. La « résurrection » représente cette « répétition » de la vie, qui donne accès à une vie qualitativement autre. Comme le fait remarquer Kierkegaard, alors que la répétition d’Abraham se réalise dans cette vie, celle du Christ se réalise dans l’autre vie, l’éternité. Ainsi, ce qui est rendu accessible dans l’instant par l’Incarnation/crucifixion/résurrection est « tout-autre » que temporel. Le surplus et la différence que fait advenir la répétition se font proprement infinis. Cette Incarnation de Dieu se réalise en vertu d’un acte de foi de Dieu à l’égard de l’homme, Dieu « voyant » la « possibilité » pour ce dernier d’être « plus ». Et en voyant cela il crée, et de ce fait incarne en lui cette possibilité. La foi peut être plus qu’une simple intuition perçante de ce qui est là au-delà des apparences, elle peut être aussi un acte créateur. C’est à la « liberté » de l’homme que revient maintenant le devoir de reconnaître, grâce à la foi, cette Incarnation, afin de la rendre concrète dans sa vie personnelle et de modifier le régime ontologique de l’univers dans lequel il vit :

Au fond, l’horizon des archétypes et de la répétition ne peut être dépassé impunément que si l’on adhère à une philosophie de la liberté qui n’exclut pas Dieu […]. Il ne faut pas oublier que si la foi d’Abraham se définit : pour Dieu tout est possible, la foi du christianisme implique que tout est possible pour l’homme. « Croyez à la fidélité de Dieu. En vérité je vous le déclare, quiconque dira à cette montagne : Soulève-toi et jette-toi dans la mer […] s’il ne doute pas dans son coeur mais croit que ce qu’il dit s’accomplira, cela lui sera accordé. C’est pourquoi, je vous le déclare : Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l’avez obtenu, cela vous sera accordé » (Marc 11, 22-24). [Notes : Qu’on se garde d’écarter avec suffisance de telles affirmations pour la seule raison qu’elles impliquent la possibilité du miracle. Si les miracles se sont avérés si rares depuis l’apparition du christianisme, ce n’est pas la faute au christianisme, mais bien aux chrétiens.] La foi, dans ce contexte, comme du reste dans beaucoup d’autres, signifie l’émancipation absolue de toute espèce de « loi » naturelle et partant la plus haute liberté que l’homme puisse imaginer : celle de pouvoir intervenir dans le statut ontologique même de l’Univers. Elle est, en conséquence, une liberté créatrice par excellence[116].

L’histoire n’est plus simplement l’emboîtement d’un présent intemporel dans un autre présent plus petit, comme l’incarnation du Grand Temps mythique dans le présent profane. Cette incarnation était une préfiguration de l’Incarnation du Christ. Désormais, l’homme ne fera pas que répéter ce qui a déjà été créé ; il ne reproduira plus passivement une histoire déjà faite, il participera à la création d’une nouvelle histoire. La vie peut désormais progresser et se parfaire dans ce monde-ci, et « l’existence historique est susceptible d’atteindre la perfection et la béatitude du Royaume de Dieu[117] ». C’est donc pour respecter la liberté humaine, que l’inconditionné se révèle d’une manière « irréconnaissable ». Si l’être humain échoue à reconnaître cette manifestation du sacré, alors il tombe au niveau de l’historicisme.

XV. Historicisme et désacralisation du monde

En instaurant une distance irréductible entre lui et le monde, Dieu a rendu possible la liberté humaine. La Nature ne reflétant plus le divin, l’homme peut désormais approcher cette Nature, l’exploiter et la dominer[118]. Il peut se faire lui-même, construire sa propre histoire en exploitant la Nature à ses propres fins. Il devient un sujet historique. Mais avec la désacralisation de la Nature, l’existence de Dieu n’est plus évidente. Le doute quant à son existence peut s’installer dans l’esprit de l’homme. Le judéo-christianisme rend possible le vrai athéisme comme phénomène généralisé, car c’est une religion de la liberté. L’athéisme pouvait certes exister avant, mais sur un plan local. Les Juifs, musulmans et chrétiens trouvent une solution pour rester en contact avec la source transcendante : la foi.

Pour eux, Dieu se manifeste dans l’histoire. La Nature étant déjà désacralisée, si l’homme perd la foi, l’histoire se verra à son tour désacralisée, et le monde deviendra totalement sécularisé. Il ne restera plus qu’un monde vidé de Dieu, dans lequel l’homme, devenu sujet historique, se fait lui-même. L’histoire ne pourra plus revêtir une signification transhistorique. Le sens des événements devra être justifié et racheté uniquement à partir de ce qu’il y a dans le temps. Pour expliquer l’histoire, il ne faudra avoir recours qu’à des éléments immanents, qui n’ont pas également de sens transcendant. C’est ce qu’Eliade appelle l’historicisme. L’historicisme est une justification de l’histoire uniquement par elle-même. Eliade prend la peine de préciser que le christianisme, bien que valorisant l’histoire à un très haut degré, n’aboutit pas à l’historicisme mais à une théologie de l’histoire[119]. L’historicisme est un « produit de décomposition du christianisme[120] ». Le christianisme ne fait pas de l’histoire le seul absolu. L’histoire est valorisée en tant qu’elle est le lieu par où l’absolu décide de se révéler. Mais la totalité du réel ne se réduit pas à l’histoire. Cette idée a été vraiment mise en circulation à partir du xixe siècle. L’historicisme « s’efforce de justifier tout ce qui a lieu dans l’histoire par le simple fait que cela, justement a eu lieu, s’est réalisé[121] ». « La justification d’un événement historique par le simple fait qu’il est événement historique, autrement dit par le simple fait qu’il s’est produit de cette façon[122] ». L’historiciste se reconnaît le produit unique d’une histoire exclusivement intramondaine. L’homme ne comporte qu’une relation : celle avec le monde déjà-là. L’homme moderne athée ou areligieux pense pouvoir se faire le sujet de l’histoire sans aucun recours au transhistorique. Selon sa perspective, toute création n’a de valeur que dans la mesure où elle prend sa source dans sa propre liberté. Le sens des événements doit être justifié uniquement à partir de ce qu’il y a dans le temps, et le quotidien ne peut être racheté que du dedans.

Non seulement Eliade n’est pas convaincu de la valeur d’une telle entreprise, mais il croit se rendre compte que l’homme qui prétend chérir un tel projet n’en est la plupart du temps pas plus convaincu dans son for intérieur. En effet, Eliade prétend arriver à déchiffrer, derrière les comportements conscients historicistes de l’homme, la présence de comportements religieux sur le plan inconscient. Pour Eliade, il est clair qu’une société sans religion est amenée à s’autodétruire : « […] une société areligieuse n’existe pas encore (je crois, quant à moi, qu’elle ne peut pas exister, et que si elle se réalisait, elle périrait au bout de quelques générations, d’ennui, de neurasthénie, ou par un suicide collectif[123] […]) ». Car si l’homme moderne survit encore, c’est, selon Eliade, parce qu’il continue à vivre le religieux par procuration, à travers des substituts. Les aspirations religieuses et la quête de l’éternité continuent d’habiter l’homme à un niveau inconscient. Au fond de lui, l’homme moderne continue à agir comme s’il croyait à la présence du sacré dans le monde et à l’existence du divin. Selon Eliade, l’homme areligieux des temps modernes, tout en vidant le langage de l’homo religiosus de ses significations originelles, en manifeste et en prolonge les comportements. Il semble donc exister une identité partielle entre l’homme religieux et l’homme areligieux : « […] l’homme areligieux à l’état pur est un phénomène plutôt rare, même dans la plus désacralisée des sociétés modernes. La majorité des “sans religion” se comportent encore religieusement, à leur insu[124] ». « À certains égards on pourrait dire que, chez l’homme des sociétés désacralisées, la religion est devenue “inconsciente” ; elle gît ensevelie dans les couches les plus profondes de son être ; mais ce n’est pas à dire qu’elle ne continue plus à remplir une fonction essentielle dans l’économie de la psyché[125] ». Ainsi le sacré est enfoui dans les ténèbres de l’inconscient humain. Si, consciemment, l’homme a oublié la religion, au niveau inconscient, il en garde toujours le souvenir. En faisant attention, on peut d’après Eliade déchiffrer derrière les comportements conscients de l’homme des comportements et des créations de nature religieuse dont il est lui-même inconscient. En tant qu’historien des religions, Eliade se donne la tâche de déchiffrer la présence du sacré devenu non reconnaissable dans le profane : « L’Histoire des Religions, telle que moi je la comprends, aurait le même but : identifier la présence du transcendant dans l’expérience humaine — isoler — dans la masse énorme de l’“inconscient” — ce qui est trans-conscient[126] ». Dans la mesure où Eliade, en déchiffrant la présence du sacré au sein du profane, du transconscient dans l’inconscient, a l’impression que sans religion, l’homme est amené à s’aliéner et à s’autodétruire, il pense par cette entreprise herméneutique remplir une fonction sotériologique : « L’Histoire des Religions, comme je l’entends, moi, est une discipline “libératrice” (saving discipline[127]) ». Pour Eliade, l’histoire des religions est une anamnèse. Elle vise à rappeler à l’homme la présence du transcendant et du sens dans le monde, là où l’homme a désappris à regarder. Ainsi, le religieux constituerait une dimension essentielle de la conscience humaine, et à travers le symbole et le mythe, il serait un élément structurel de la conscience[128] sans que l’homme en ait nécessairement conscience, d’où l’émergence dans l’areligiosité et l’athéisme moderne de nombre de comportements mythiques et religieux, de croyances et de constructions imaginaires symboliques.

Conclusion

Nous constatons que pour Eliade, l’éternité n’est pas une réalité qui est sans l’histoire, tout comme le sacré n’est pas quelque chose qui existe en soi, indépendamment du profane ou de l’idole, c’est-à-dire sans la manifestation. L’éternité, bien qu’étant irréductible à l’histoire, demande un passage obligé de l’histoire pour se constituer comme éternité. Dans la mesure où le temps est une composante tout aussi essentielle de l’éternité pour que celle-ci puisse se constituer, il faut en un sens considérer l’histoire comme d’importance égale à la constitution de l’éternité. Dans le cadre de cette perspective, nous ne sommes pas plus proches de l’éternité dans l’éternité que dans le temps. L’éternité sans l’histoire, n’est pas une vraie éternité. L’homme archaïque vivant dans l’éternité, est paradoxalement incapable de vaincre la mort d’une façon éternelle. Il est pour ainsi dire soumis à la temporalité. L’inverse est cependant tout aussi vrai. Il faut considérer que nous ne sommes pas plus dans le temps sans l’éternité. Celui qui perd l’éternité perd le temps et sa liberté qui y est normalement associée. L’éternité n’est pas moins essentielle que le temps pour constituer le temps. Les historicistes vivant uniquement dans le temps sont paradoxalement soumis à l’éternité, en ce sens qu’ils sont soumis à l’implacable irréversibilité du temps.

En rejetant la solution historiciste, Eliade ne nie pas que l’histoire puisse avoir une valeur en elle-même, mais plutôt sa capacité de se justifier seulement par elle-même. Aussi affirme-t-il : « […] l’histoire elle-même pourrait un jour trouver son véritable sens : celui d’épiphanie d’une condition humaine glorieuse et absolue. Il suffit de nous rappeler la valorisation que le judéo-christianisme a donnée à l’existence historique, pour nous rendre compte comment et dans quel sens l’histoire pourrait devenir “glorieuse” et même “absolue[129]” ».

Ce qui est significatif dans l’analyse d’Eliade est cette individuation et historicisation progressive du sacré. De la valorisation de l’éternité dans les religions archaïques, où la Nature est perçue comme lieu de manifestation du sacré, nous passons aux religions traditionnelles, où la Nature commence à se désacraliser, puis aux religions historiques, où l’histoire est valorisée comme lieu de manifestation du sacré, et finalement à l’historicisme, qui s’accompagne d’une désacralisation du monde et de l’histoire. Pour Eliade la Nature et l’histoire sont deux manifestations également légitimes du sacré. Elles ne sont pas en contradiction, mais se confirment et s’appellent mutuellement. C’est pourquoi, même si Eliade valorise cette religion historique qu’est le christianisme comme le lieu où se réalise la hiérophanie suprême, ce ne sera jamais aux dépens d’une valorisation de la Nature comme lieu d’expression du sacré. Après un dépassement de la Nature et des religions cosmiques au profit des religions historiques, l’homme ressent le besoin de faire un retour différé à la Nature pour l’englober rétrospectivement dans une synthèse supérieure qu’Eliade nomme « macro-historique[130] », dont on ne saurait cependant traiter dans ce texte, et qui intègre comme le système de Teilhard de Chardin à la fois la Nature et l’histoire.

Pour Teilhard, la totalité de la matière cosmique est sanctifiée par le Christ Logos cosmique. Il parle du pouvoir spirituel de la matière[131]. L’histoire humaine s’inscrit à l’intérieur d’un glorieux processus cosmique « qui prit naissance avec l’apparition de la vie et continuera pendant des milliards d’années jusqu’à ce que la dernière galaxie entende le Christ proclamé comme Logos[132] ». La vie est appelée à durer et à évoluer dans une expansion continuelle[133]. La matière, la vie, la Nature ont toujours été pénétrées et sanctifiées par le Christ cosmique, qui tire le monde en avant à travers l’immensité des temps et vers lequel converge toute la création[134] :

« Porter le Christ […] au coeur des réalités réputées les plus dangereuses, les plus naturalistes, les plus païennes, voilà mon évangile et ma mission ». C’est Teilhard de Chardin qui écrit cela : il se voulait « l’évangéliste du Christ dans l’Univers ». Quelle joie de découvrir chez un théologien occidental « homme de science », l’optimisme des paysans roumains, chrétiens eux aussi mais qui appartiennent à ce « christianisme cosmique » depuis longtemps disparu en Occident. Le paysan croit que « le Monde est bon », qu’il l’est redevenu après l’incarnation, la mort et la résurrection du Sauveur. Mon optimisme fondamental a probablement sa source dans cette certitude[135].

Aussi Eliade ne se gêne-t-il pas pour dire : « Si quelqu’un étudie un jour, avec intelligence, ma théorie sur les hiérophanies et la “hiérophanisation” progressive du Monde, de la Vie et de l’Histoire — il pourra me comparer à Teilhard de Chardin[136] ».