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La figure de ce théologien et pasteur protestant, Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher (1768-1834), occupe encore aujourd’hui l’horizon de la recherche platonicienne contemporaine, deux siècles après la publication de ses introductions et de ses traductions de Platon (1804-1828). L’entreprise avait débuté comme un projet commun sur l’incitation de son ami philologue, critique littéraire, écrivain et fondateur du cercle romantique d’Iéna, Friedrich Schlegel (1772-1829), qui l’avait conçu en 1799, mais qui devait par la suite se désister en 1803, occupé qu’il était à la composition de son roman Lucinde, d’une part, et d’autre part, prétextant dans une lettre en date du 5 mai 1803 adressée à Schleiermacher que « la traduction n’est à vrai dire pas tellement mon fort. Je n’éprouve pas de véritable inclination pour ce type de travail » ! Schleiermacher en assuma donc seul l’entreprise jusqu’à la traduction de la République, en laissant non traduits le Timée, le Critias, les Lois, l’Épinomis et les Lettres.
L’influence du Platon de Schleiermacher sur la recherche platonicienne du xixe et xxe s. a été considérable, et en particulier, en ce qui concerne le débat, sans cesse renouvelé durant toute cette période, sur le rapport entre les doctrines orales de Platon transmises par la tradition indirecte des commentateurs anciens et la doctrine écrite des dialogues. Comme Schleiermacher avait adopté le principe herméneutique de l’autarcie des dialogues comme seule source fiable pour notre compréhension de la pensée de Platon, excluant ainsi la tradition indirecte comme douteuse, des critiques, tels A. Boeckh (1808), C.A. Brandis (1823), F.A. Trendelenburg (1826), C.H. Weisse (1828, 1829, 1832) et K.F. Hermann (1839, 1849) lui reprochèrent de n’avoir pas tenu compte, dans son interprétation des dialogues, des doctrines orales enseignées par Platon à l’Académie, dans lesquelles Platon exprimait une théorie des premiers principes de l’Un et de la Dyade indéfinie non explicitement exprimée dans les dialogues. Ainsi naquit, au sein de la recherche platonicienne, un débat qui perdure entre les partisans de l’autarcie des dialogues ou de la tradition directe et les partisans de l’enseignement oral transmis à travers les commentateurs anciens ou de la tradition indirecte, enseignement réservé uniquement aux membres de l’Académie et pour cette raison appelée « ésotérique ».
L’anti-ésotérisme de Schleiermacher s’est imposé vers le milieu du xixe s. et dans la première moitié du xxe s. grâce à l’appui du grand historien de la pensée antique, E. Zeller (1839, 1846), et des éminents platonisants américains, P. Shorey (1884, 1903) et H. Cherniss (1945), de fervents défenseurs de l’autarcie des dialogues. Au début du xxe s., L. Robin présentait une étude magistrale sur la tradition indirecte, mais sans établir de relations entre celle-ci et les dialogues, laissant à d’autres le soin d’expliquer les contradictions entre les deux traditions, orale et écrite. Aujourd’hui la critique de l’autarcie des dialogues et du paradigme herméneutique de Schleiermacher a été reprise avec une certaine virulence par l’École de Tübingen-Milan dont les représentants principaux sont H. Krämer (1959), K. Gaiser (1963), T.A. Szlezák (1985, 1993) et G. Reale de l’École de Milan (1984 et dernière réimpression, 1991), ce dernier n’étant malheureusement pas mentionné dans l’introduction de la traductrice (p. 44-45). Ces représentants de l’École de Tübingen-Milan défendent l’authenticité de la tradition indirecte et la nécessité, pour une juste compréhension de la pensée de Platon, d’éclairer la lecture des dialogues en recourant à cette tradition orale. Avant d’aborder cette traduction des introductions de Schleiermacher, le lecteur aurait intérêt à lire la magistrale étude de H. Krämer qui, malgré un certain ton polémique, donne une excellente idée du contexte culturel et des influences du premier romantisme allemand d’Iéna et de la philosophie de l’idéalisme transcendantal objectif ou de la philosophie de l’identité de F.W.J. Schelling (1775-1854), dans la formation du nouveau paradigme herméneutique de Schleiermacher. Cette étude forme la première section de ce que l’on est convenu d’appeler le « Platon italien » de Krämer (Platone e i fondamenti della metafisica. Saggio sulla teoria dei principi e sulle dottrine non scritte di Platone con una raccolta dei documenti fondamentali in edizione bilingue e bibliografia. Introduzione e traduzione di Giovanni Reale, Milano, Pubblicazioni della Universitá Cattolica del Sacro Cuore, 1982, p. 31-149). L’une des meilleures critiques des thèses de l’École de Tübingen-Milan est encore celle de L. Brisson, qui fut traduite en italien et en anglais (« Présupposés et conséquences d’une interprétation ésotériste de Platon », Méthexis, 6 [1994], p. 11-35).
Tous ceux qui s’intéressent à ce débat contemporain entre « autarcistes » ou « anti-ésotéristes » et « ésotéristes » seront des plus reconnaissants à Marie-Dominique Richard pour avoir mis à leur disposition cette première traduction française des introductions à la traduction des dialogues de Platon par F. Schleiermacher. Les lecteurs de langue anglaise ont eu depuis longtemps à leur disposition la traduction anglaise de William Dobson (1836, réimpression en 1973 dans la collection dirigée par G. Vlastos, « The Philosophy of Plato and Aristotle », à New York chez Arno Press). La traductrice française a pu bénéficier de la nouvelle édition critique du texte allemand des introductions établie par Peter M. Steiner, avec les contributions d’Andreas Arndt et de Jörg Jantzen, et parue sous le titre : Über die Philosophie Platons. Geschichte der Philosophie. Vorlesungen über Sokrates und Platon (zwischen 1819-1823). Die Einleitungen zur Übersetzung des Platon (1804-1828), Hamburg, Felix Meiner, 1996. C’est ce texte qu’elle traduit en inversant seulement dans leur présentation les Leçons sur la Philosophie de Platon et les Introductions, et en ajoutant des textes de F. Schlegel relatifs à Platon qu’elle a choisis dans l’édition critique publiée en 35 volumes et établie par Ernst Behler avec la collaboration de Jean-Jacques Anstett et de Hans Eichner (Kritische Schlegel-Ausgabe, Munich, Paderborn et Vienne, 1958-1995). On ne saurait trop féliciter la traductrice d’avoir travaillé sur ces éditions critiques qui assurent pour plusieurs années à venir une qualité de base à sa traduction.
Cette traduction est précédée d’une importante introduction qui permettra au lecteur de saisir toute la portée historique de l’entreprise de Schleiermacher (p. 7-45). Après avoir exposé la naissance du projet de traduction de Platon dans l’esprit de F. Schlegel, en le situant dans le contexte culturel d’un renouveau d’intérêt pour la culture grecque en Allemagne (p. 7-13), la traductrice relate les circonstances de sa réalisation, de la demande initiale de collaboration de Schlegel à Schleiermacher jusqu’à l’abandon du projet par Schlegel et sa prise en charge par Schleiermacher seul en 1803 (p. 13-19). Pour une meilleure compréhension de l’introduction générale de Schleiermacher, on retiendra les pages que la traductrice consacre à l’herméneutique romantique de F. Schlegel (p. 19-36) et de Schleiermacher (p. 31-36), et qu’elle termine par un exposé sur les critiques adressées par des disciples ou amis de Schleiermacher sur son rejet de la tradition orale ou indirecte dans son interprétation de Platon (p. 36-45).
Dans son introduction générale (p. 57-101), Schleiermacher, qui n’était pas trop familier au début du projet avec la philosophie de Platon, avait adopté les grandes lignes de l’herméneutique romantique que lui avait communiquées Schlegel avant son abandon du projet de traduction, et qu’il appliqua ensuite dans les introductions particulières aux dialogues (p. 103-461) (voir sur ce point notre étude : « F. Schleiermacher, lecteur du Phèdre de Platon », Revue de Philosophie Ancienne, VIII [1990], p. 229-261). L’herméneutique de Schlegel, dans sa lecture des dialogues de Platon, était une herméneutique « organiciste » qui l’amenait à considérer une oeuvre philosophique ou une philosophie comme un organisme vivant qui possédait sa propre organisation interne et qui suivait les mêmes lignes de développement que tout être vivant. Schlegel écrivait par exemple : « La philosophie d’un homme, en effet, est l’histoire d’un esprit, elle est la genèse, la croissance et la maturité de ses idées » (p. 29). C’est ce modèle génétique appliqué à la compréhension de la philosophie de Platon que Schlegel opposait au modèle « systématisant » de ses prédécesseurs et qu’allait développer encore son contemporain, K.F. Hermann, dans son Geschichte und System der platonischen Philosophie (1839). Ce modèle permettait de considérer l’ensemble des dialogues platoniciens comme un tout vivant à l’intérieur duquel se développaient progressivement les parties qui prenaient leur signification particulière à la lumière du tout. Ainsi c’est à partir d’une intuition globale de la totalité de l’oeuvre de Platon et au niveau des parties de la structure de chaque dialogue, comme le montrent éloquemment les introductions particulières de Schleiermacher, que l’interprète peut arriver à une juste compréhension de Platon et de chaque dialogue en particulier. Par ailleurs, la sensibilité artistique de Schlegel et sa conception de l’art en général comme véhicule par excellence de l’expression de l’Absolu ou de l’Infini l’amenaient à donner une grande importance à la « forme dialogique » ou esthétique de la pensée de Platon et à considérer ce dernier comme un artiste-philosophe, c’est-à-dire comme un philosophe parfait, et à établir le principe herméneutique de l’unité de la forme esthétique et du contenu philosophique dans l’interprétation de la pensée de Platon. Ce principe de l’unité de la forme et du contenu sera scrupuleusement suivi par Schleiermacher dans chacune de ses introductions aux dialogues qu’il analysera à la fois comme une oeuvre esthétique et une oeuvre philosophique, considérant toujours chaque dialogue de Platon comme un véritable drame philosophique dans lequel la forme artistique contribue à saisir la signification du contenu philosophique. À ces principes, Schlegel ajouta, et Schleiermacher le suivit encore sur ce point, le principe de l’autarcie des dialogues selon lequel toute la pensée de Platon se trouvait dans les dialogues, de sorte que la tradition indirecte, par ailleurs sans fondement historique assuré, devenait complètement inutile, les dialogues n’étant que des imitations des discussions dialectiques de l’Académie.
Tels sont les grands principes qui animèrent l’herméneutique romantique de Schlegel et que partagea entièrement Schleiermacher dans son interprétation de Platon. Ce sont ces principes herméneutiques qui amenèrent Schlegel et Schleiermacher à remettre en question le Corpus platonicum transmis par Diogène Laërce (iiie s. ap. J.-C.) (D.L. III, 58-62) sous les noms d’Aristophane de Byzance (env. 257-180 av. J.-C.) et de Thrasylle (mort en 36 ap. J.-C.), ainsi que la classification des dialogues en trilogies ou en neuf tétralogies. En effet, pour établir rigoureusement, selon le modèle génétique, le cheminement progressif de l’esprit de Platon, il fallait d’abord s’assurer de l’authenticité des dialogues utilisés à cette fin, et ensuite de leur ordre de composition. Dans leur travail de détermination de l’authenticité des dialogues, Schlegel et Schleiermacher furent d’une sévérité excessive. Sur les 36 dialogues retenus dans la liste de Diogène Laërce, Schlegel limita le Corpus à 13 dialogues authentiques et Schleiermacher, un peu plus généreux, le limita à 23, excluant des dialogues dont l’authenticité est aujourd’hui reconnue soit comme certainement authentiques, tels l’Apologie, le Criton, l’Ion, l’Hippiasmineur, le Ménexène, soit comme authentiques mais avec quelques doutes pour certains platonisants, tels l’Hippias majeur et l’Alcibiade I. Quant à l’ordre de composition des dialogues, Schleiermacher adopte le point de vue de Schlegel et considère le Phèdre comme le premier dialogue dans la mesure où il exprime la totalité ou le noyau de la pensée de Platon, le germe initial qui allait se développer progressivement dans les autres dialogues à la manière d’un être vivant. À partir du Phèdre, et en suivant des critères uniquement internes d’ordre esthétique et philosophique, Schleiermacher construit un véritable tissu vivant entre les dialogues qui l’amène à les classifier en trois groupes : les dialogues élémentaires qui présentent la méthode dialectique, les dialogues intermédiaires qui appliquent cette méthode aux sciences éthique et physique, et les dialogues constructifs, à partir de la République, qui exposent la théorie scientifique.
Après avoir refermé cet ouvrage captivant, le lecteur se demandera sûrement ce qui reste pour la recherche actuelle de l’héritage de Schleiermacher. Certaines parties de cet héritage demeurent nettement dépassées, comme la constitution du Corpus platonicum et l’ordre de composition des dialogues, et cela est dû à l’usage exclusif de critères internes — une conséquence de l’herméneutique organiciste — pour déterminer l’authenticité et la chronologie des dialogues. La simple lecture des Introductions révèle, à l’évidence, de nombreux jugements arbitraires ou purement subjectifs, fondés sur des liens esthétiques ou philosophiques entre les dialogues. D’autres éléments de cet héritage prêtent encore à la contestation comme nous venons de le souligner en ce qui concerne l’autarcie des dialogues, et à un titre moindre, en ce qui concerne le modèle génétique impliqué dans l’organicisme. L’approche évolutive de la philosophie de Platon cède souvent le pas, dans la recherche actuelle, à une approche qui insiste davantage sur les particularités de chaque dialogue sans trop tenir compte de leur rapport chronologique que la méthode stylométrique ne permet pas d’établir avec la précision nécessaire (par exemple, voir le recueil d’études : New Images of Plato, éd. G. Reale, S. Scolnicov, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2002 ; ou encore l’étude de F. Fronterotta : « Il paradosso metodologico della questione socratica e l’evoluzione della teoria platonica delle idee », La Cultura, 41 [2003], p. 217-262). Par contre, le principe de l’unité de la forme esthétique et du contenu philosophique, l’idée schleiermacherienne du dialogue comme drame philosophique, suscite encore beaucoup d’intérêt chez les chercheurs actuels (par exemple, le recueil d’études : La forme dialogue chez Platon. Évolution et réceptions, textes réunis par F. Cossutta et M. Narcy, Grenoble, Jérôme Millon, 2001), aussi bien d’ailleurs que le principe holiste du tout et de la partie qui demande de tenir compte pour dégager le sens d’un passage du contexte immédiat du dialogue, de l’ensemble de la pensée de Platon ainsi que de son contexte historique plus large, c’est-à-dire du milieu culturel de l’époque (par exemple, l’interprétation renouvelée du Banquet par L. Brisson qui tient compte du contexte historique des moeurs homosexuelles de l’époque : Platon. Le Banquet, Paris, GF-Flammarion, 1998). Ainsi l’héritage de Schleiermacher s’est-il profondément transformé, mais son oeuvre n’en demeure pas moins un moment historique et un tournant dans l’histoire de la recherche platonicienne. Cette traduction élégante et précise que nous présente Marie-Dominique Richard demeure sans contredit un instrument de travail précieux et qui doit prendre place dans la bibliothèque de tout platonisant.