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La psychologie platonicienne de la République semble être affectée par une contradiction, observée par beaucoup de commentateurs, en relation avec la thèse de la tripartition de l’âme. Celle-ci est esquissée dans le livre IV (à partir de 435e) et est toujours présente dans les livres VIII et IX ; Socrate semble pourtant l’abandonner, ou du moins l’ignorer, lorsque, dans le livre X, il introduit la thèse selon laquelle l’âme est une réalité double (602d-604e), et peu après parvient, dans la suite du livre X, à démontrer son immortalité, non sans susciter l’étonnement de son interlocuteur, alors qu’il la décrit comme une réalité simple, unique et unitaire (608d-611b ; 611c-612a). Une perspective encore différente, aux nombreuses implications psychologiques, semble enfin venir au jour dans l’exposition du mythe d’Er, qui clôt le livre X et tout le dialogue (614b-621b)[1]. J’essaierai de montrer que ces changements de perspective, loin de soulever des contradictions, dépendent du point de vue assumé par Platon dans son traitement de la nature et de la fonction de l’âme, dans les contextes que j’appellerai « génétiques », c’est-à-dire là où l’analyse touche à la question du statut ontologique de l’âme, de sa constitution essentielle et de son destin immortel, et dans les contextes que j’appellerai « opérationnels », c’est-à-dire lorsque ce sont les fonctions, les compétences et les motivations de l’âme dans sa direction du corps qui font l’objet de l’analyse.

Comme on le sait, le livre IV présente une solution au problème de la nature de la justice — posé au début du dialogue puis situé dans le contexte politique de la structure institutionnelle de la cité — en indiquant les différents groupes sociaux dans lesquels la cité est divisée (gouvernants, gardiens et producteurs), en précisant les qualités et les compétences des deux premiers groupes et de l’ensemble du corps social (la σοφία des gouvernants, l’ἀνδρεία des gardiens et la σοφρωσύνη distribuée parmi les trois groupes), et en définissant enfin la justice comme l’attribution adéquate, et l’exercice approprié, pour chaque groupe social et pour chaque citoyen, de la fonction qui est la sienne (τὰ ἑαυτοῦ πράττειν) ; et ce, en vertu de l’unité d’action du premier et du deuxième groupe, dans le gouvernement et dans la protection militaire de son exercice, vis-à-vis du troisième groupe, qui n’est destiné qu’à obéir. C’est à ce point que Socrate se propose de vérifier si une partition analogue « subsiste dans chacun d’entre nous » (ἐν ἑκάστῳ ἔνεστιν ἡμῶν, 435e1), c’est-à-dire au niveau de l’âme individuelle, et si l’on peut donc distinguer, dans nos actions et dans nos comportements, trois principes fonctionnels différents, « l’un par lequel nous apprenons, le deuxième par lequel nous nous mettons en colère, le troisième par lequel nous désirons les plaisirs concernant la nutrition, la procréation et tous les autres qui les suivent » (μανθάνομεν μὲν ἑτέρῳ, θυμούμεθα δὲ ἄλλῳ […], ἐπιθυμοῦμεν δ’ αὖ τρίτῳ τινὶ τῶν περὶ τὴν τροφήν τε καὶ γέννησιν ἡδονῶν καὶ ὅσα τούτων ἀδελφά, 436a8-b4). La démonstration de Socrate, qui assume un point de départ « hypothétique », dans la mesure où, bien que partagé, il n’est cependant pas absolument sûr (ὑποθέμενοι […] ὁμολογήσαντες, 437a5-6), se fonde sur la prémisse selon laquelle il est impossible qu’une réalité donnée, en conservant son identité et sa permanence spatio-temporelle et relationnelle, puisse être le sujet ou l’objet de conditions, d’actions ou de passions contraires entre elles (436e7-437a1). Cela porte à distinguer, dans l’âme, une impulsion ou un élan (ἡ ψυχή […] ὀρέγεται καὶ […] ὁρμᾷ) qui tend à satisfaire les désirs primaires (τὸ ἐπιθυμητικόν) ; une capacité de s’opposer à cette impulsion ou élan en produisant, par un raisonnement ou par un calcul, une disposition rationnelle destinée au gouvernement de l’âme (τὸ λογιστικόν), qui doit décider quels désirs satisfaire et lesquels repousser ; et une sorte de passion vive et intense (« brûlante », pourrait-on dire), à laquelle il faut ramener les attitudes particulièrement réactives qui dérivent de la rage et de la colère, mais également du courage et de l’ardeur (τὸ <εἶδος> τοῦ θυμοῦ καὶ ᾧ θυμούμεθα […] τὸ θυμοειδές). De ce troisième principe fonctionnel, en particulier, Socrate souligne la différence par rapport aux deux premiers, en s’opposant aussi bien à l’argument de Glaucon, qui émet l’hypothèse (ἴσως, 439e4) selon laquelle il est lié à l’impulsion désirante, à l’ἐπιθυμητικόν — et non sans raison, étant donné qu’il s’agit dans les deux cas de principes qui sont étrangers à la disposition rationnelle et que l’on peut ramener à des formes passionnelles —, qu’à la possibilité, qu’il suggère lui-même (440e6-8), de le considérer comme une partie de la disposition rationnelle, à laquelle, sur la base de l’expérience commune, ce troisième principe s’avère apparenté. Or un examen rapide montre que la colère et l’ardeur représentent le moyen de constriction qui permet, d’une part, à un individu de contraster, en se fondant sur sa disposition rationnelle, ses inclinations inférieures, sans que, d’autre part, cela porte à les identifier directement à cette disposition rationnelle, dont elles sont objectivement différentes, car, tout en étant susceptibles d’accueillir l’appel du λογιστικόν, elles relèvent de ce qui agit ἀλογίστως (cf. respectivement 439e5-440d6 et 440e6-441c2). La suite de l’examen (441c-444e) montre que, même au niveau de l’âme, la justice se fonde sur une distribution correcte des tâches et des fonctions de chaque élément. Cette distribution est à son tour assurée par l’alliance entre la disposition rationnelle et l’élément colérique ou ardent, qu’il faut poursuivre par l’éducation des individus, pour renforcer la position de suprématie du λογιστικόν, avec le soutien du θυμός (ou θυμοειδές), pour diriger et contenir les inclinations de l’ἐπιθυμητικόν, qui aurait tendance par lui-même à résister et à bouleverser le gouvernement de la raison, si l’élément colérique et ardent, corrompu par une mauvaise éducation, abandonnait l’alliance avec la raison et se mettait au service des impulsions inférieures (441a2-3)[2]. Cette même description psychologique se retrouve dans le livre VIII, dans le cadre de l’exposition des formes de dégénération des régimes politiques et des types psychologiques correspondants, et à la fin du livre IX, dans le contexte de l’argument bien connu qui explique la supériorité de la vie juste par rapport à la vie injuste (588c-589d).

Il faut d’abord signaler le caractère de cet examen, qui est en quelque mesure « hypothétique » (ὑποθέμενοι), c’est-à-dire fondé sur une prémisse qui fait l’accord des interlocuteurs (ὁμολογήσαντες) en tant que point de départ, mais dont la vérité n’est pas démontrée ni n’apparaît en elle-même certaine — et ce, à cause d’un choix stratégique, non pas pour l’impossibilité d’une telle démonstration (435c9-d4). De cette prémisse Socrate dit (437a5-8) que, si elle s’avérait trompeuse, « les conséquences qui en découlent » (πάντα τὰ ἀπὸ τούτου συμβαίνοντα), c’est-à-dire toute la reconstruction de la tripartition fonctionnelle de l’âme, en « seraient aussi affectées » (λελυμένα ἔσεσθαι). Deuxièmement, même au cours de la description de sa tripartition fonctionnelle, de l’âme on souligne à plusieurs reprises le caractère unitaire ou « total » (ὅλος, cf. par exemple 436b2 et 444b3 ; et plus encore la représentation de l’âme comme une toupie, en 436d-e)[3]. C’est à partir de cela que surgit la question, sur laquelle je reviendrai, de la nature effective de la « partition » de l’âme, c’est-à-dire du statut, ontologique au sens propre ou simplement opérationnel-fonctionnel, de ses « parties » — une question qui de toute évidence a des conséquences importantes sur la conception de l’âme, dans le premier cas effectivement divisée en trois « parties », dans le deuxième cas, en revanche, réellement unitaire. Je me borne à signaler, pour l’instant, l’absence, dans la psychologie du livre IV de la République, d’un langage des « parties » de l’âme, c’est-à-dire de leur dénomination explicite comme μέρη ou μόρια (τῆς ψυχῆς), car la modalité habituelle par laquelle Platon indique ici ces « parties » est l’emploi substantivé d’un adjectif ou d’un pronom neutres, qui à son tour introduit des « espèces » ou des « types » d’impulsion psychique (εἴδη τῆς ψυχῆς)[4]. Enfin, il ne faut pas oublier l’influence des prémisses politiques sur la tripartition fonctionnelle de l’âme qui, dans la deuxième partie du livre IV, est introduite comme un vrai pendant de la doctrine politique de la tripartition socio-institutionnelle de la cité.

Je passe maintenant au livre X, qui s’ouvre avec un nouvel examen du statut de la poésie, et plus en général des techniques imitatives, un sujet qui avait été déjà largement discuté dans les livres II et III du point de vue politique de la condamnation des poètes[5], et qui est repris maintenant du point de vue de leur position épistémologique, en relation avec le statut ontologique de leurs objets[6]. Il est à remarquer en tout cas que la question, quelles que soient les raisons et la pertinence de sa reprise ici, est introduite par une référence psychologique précise, car Socrate affirme (595a5-b1) que c’est justement en raison de la distinction des différentes « espèces » de l’âme (ἐπειδὴ χωρὶς ἕκαστα διῄρηται τὰ τῆς ψυχῆς εἴδη) que le rejet de la poésie et des techniques imitatives qui en résulte est à plus forte raison confirmé. On s’attendrait naturellement que la référence aux εἴδη τῆς ψυχῆς soit aux trois « espèces » ou « parties » de l’âme esquissées dans le livre IV, et rappelées encore une fois, peu avant, à la conclusion du livre IX, mais cela n’est pas le cas. Car après cette allusion rapide, que Glaucon ne saisit pas (cf. 595b2), la référence à l’âme est apparemment laissée tomber par Socrate, qui passe à examiner le statut de l’imitation et de ses produits, et parvient à établir la célèbre hiérarchie dans laquelle aux imitateurs, et donc aux poètes aussi, est réservé l’échelon le plus bas, c’est-à-dire celui qui se trouve à la plus grande distance par rapport à la vérité de l’idée (597e-602c)[7]. C’est ici que Socrate développe son analyse dans le contexte psychologique, en reprenant la simple allusion aux εἴδη de l’âme faite au début du livre, par un examen détaillé de l’influence que la technique imitative des poètes et des peintres exerce sur l’âme ou, plus exactement, sur les différents principes fonctionnels de l’âme (602d-607a). Tout d’abord (602d-603b), Socrate fait référence aux gauchissements de la perception et du jugement qui peuvent dériver des phénomènes d’illusion optique et qui ressemblent aux effets de perspective déterminés par la peinture. Dans ces cas, l’âme est en proie à la confusion, si elle ne met en place des procédures de mesure et de calcul qui lui permettent d’échapper aux apparences produites par la perception : ces procédures, qui sont le propre de la fonction rationnelle de l’âme (τοῦ λογιστικοῦ […] τοῦ ἐν ψυχῇ ἔργον, 602e1-2), s’opposent ainsi aux apparences perceptives, et cela implique, avec un rappel remarquable et inattendu du principe énoncé dans le livre IV (οὐκοῦν ἔφαμεν […])[8], qui se posait dans le livre IV comme la prémisse hypothétique de l’examen psychologique de la tripartition de l’âme (436e7-437a1), qu’il faut distinguer deux principes fonctionnels dans l’âme, parce qu’il est « impossible qu’en un même individu surgissent en même temps des opinions contraires au sujet des mêmes choses » (τῷ αὐτῷ ἅμα περὶ ταὐτὰ ἐναντία δοξάζειν ἀδύνατον, 602e8-9). On a donc une fonction rationnelle capable de juger, la meilleure de l’âme (βέλτιστον […] τῆς ψυχῆς), et une fonction qui est opposée à celle-ci, qui ne reçoit pour l’instant aucune dénomination et qu’il faut considérer comme inférieure (τὸ ἐναντιούμενον τῶν φαύλων ἄν τι εἴη ἐν ἡμῖν, 603a4-7). Il faut en conclure que les techniques imitatives, avec les apparences qu’elles suscitent, sont associées à ce qui est inférieur dans l’âme, et que par conséquent elles excitent sa fonction irrationnelle (πόρρω […] φρονήσεως ὄντι τῷ ἐν ἡμῖν). Quelques lignes plus bas (603c-605a), Socrate introduit un deuxième argument qui touche aux conflits d’émotions et de motivations qui se manifestent fréquemment à l’intérieur l’âme (603c11-d6) : lorsque, dans l’âme d’un individu, des passions violentes sont excitées, par exemple la douleur à cause d’un deuil, s’il s’agit de quelqu’un de modéré, il sera en mesure de modérer la souffrance que sans doute il éprouve, par l’exercice de la raison. Cela porte à reconnaître encore une fois dans l’âme deux fonctions différentes (δύο φαμὲν αὐτῷ, 604b2), à qui on peut faire remonter ces deux impulsions distinctes, l’une passionnelle et l’autre rationnelle. Puisque cette dernière est capable de délibération (βουλεύεσθαι), elle est définie, encore une fois, comme ce qu’il y a de meilleur dans l’âme, car elle se fonde sur le raisonnement (τὸ βέλτιστον τούτῳ τῷ λογισμῷ ἐθέλει ἕπεσθαι, 604d4-5), alors que l’impulsion passionnelle a une nature irrationnelle (τὸ πρὸς τὰς ἀναμνήσεις τε τοῦ πάθους […] ἄγον […] ἀλόγιστόν τε φήσομεν εἶναι, 604d7-9). Voilà comment on parvient à nouveau à la même conclusion qu’auparavant, en identifiant deux ἤθη de l’âme, deux impulsions opérationnelles et fonctionnelles, l’une, τὸ ἀγανακτητικόν, « susceptible d’être sujette aux affections » ou, pourrait-on dire, « irritable[9] », l’autre, τὸ φρόνιμόν τε καὶ ἡσύχιον, qui consiste dans l’exercice imperturbable de l’intelligence ; et encore une fois, c’est à la première de ces impulsions que s’adressent les suggestions des techniques imitatives, qui excitent le caractère passionnel et irrationnel, et sûrement pas à la deuxième, laquelle au contraire les évite (604e1-6 et 605a2-5). Sur la base de ces arguments, Socrate confirme la nécessité d’expulser les techniques imitatives de la cité et de l’éducation des citoyens (605a-607a).

Peu après, Socrate exprime l’exigence de compléter le discours sur l’âme par une nouvelle exposition des récompenses qui attendent les justes, qui avait déjà été esquissée à la fin du livre IX. On comprend par conséquent que cette exigence dépend pour l’essentiel du sujet que Socrate entend effectivement aborder, c’est-à-dire une démonstration de l’immortalité de l’âme : car c’est précisément si la perspective de l’âme est éternelle que la question de son destin et de sa conduite a plus de valeur. Je discuterai ici très rapidement l’argument en faveur de l’immortalité de l’âme, pour me concentrer ensuite sur les conséquences qui en dérivent du point de vue de sa constitution (608c-612a). Il est clair que l’approche du problème psychologique est ici nouvelle et différente, si l’on considère l’étonnement que Glaucon manifeste à l’annonce, de la part de Socrate, de sa démonstration et l’ironie dont il fait état en apprenant qu’il s’agit d’une « chose pas difficile du tout » (608d2-7). Car il ne faut pas oublier que, si l’étonnement de Glaucon peut paraître étrange au lecteur de Platon, qui considère la thèse de l’immortalité de l’âme comme un axiome central du platonisme à partir du Ménon et surtout du Phédon, dans la République ce sujet n’a pas été jusqu’ici abordé, tout comme on n’a pas rencontré dans ce dialogue les doctrines platoniciennes, par exemple la réminiscence, qui présupposent justement l’immortalité de l’âme. L’argument se déroule de la manière que voici : chaque réalité ne peut être détruite que par un mal qui lui est propre, comme le corps qui meurt à cause de la maladie ; or s’il est vrai que la maladie propre à l’âme n’est autre que l’injustice, il est évident que l’injustice peut à la limite nuire à l’âme et affaiblir sa condition, sans la corrompre jusqu’à son anéantissement. Et si le pouvoir de détruire l’âme et de la faire mourir n’appartient pas à l’injustice, qui est son mal spécifique, à plus forte raison l’âme ne pourra pas périr à cause des autres maux qui ne lui sont pas propres et ne l’affectent donc pas (608d11-611a9). À la fin de sa démonstration, Socrate précise que, si elle est vraiment immortelle, l’âme ne peut présenter en elle-même aucune partition qui implique variété, dissemblance et conflits d’impulsions (μήτε […] τοιοῦτον εἶναι ψυχήν, ὥστε πολλῆς ποικιλίας καὶ ἀνομοιότητός τε καὶ διαφορᾶς γέμειν αὐτὸ πρὸς αὑτό) et ce, si on la considère maintenant « dans sa nature la plus vraie » (τῇ ἀληθεστάτῃ φύσει, 611b1-3). À Glaucon qui, se souvenant certainement de la tripartition fonctionnelle de l’âme du livre IV et de la bipartition fonctionnelle de la section précédente du livre X, exprime son embarras (611b4), Socrate répond par un argument que son interlocuteur accepte tout de suite et qui paraît évident : puisque ce qui résulte d’une composition d’éléments ne peut pas être éternel — dans la mesure où il est sujet, dans sa durée temporelle, à la dissociation de ses éléments constitutifs — l’âme, qui s’est avérée éternelle sur la base de l’argument précédent, n’est pas composée, à moins de ne concevoir ses éventuels éléments composants comme parfaitement unis entre eux (οὐ ῥᾴδιον […] ἀίδιον εἶναι σύνθετόν τε ἐκ πολλῶν καὶ μὴ τῇ καλλίστῃ κεχρημένον συνθέσει, ὡς νῦν ἡμῖν ἐφάνη ἡ ψυχή), c’est-à-dire aussi unis qu’ils ne se configurent pas comme un tout composé d’éléments différents, mais comme une réalité absolument simple et unitaire (611b5-8).

Voilà la prémisse de la recherche actuelle de la ἀληθεστάτη φύσις de l’âme, à savoir celle qui permet de saisir, comme il est dit juste après, οἷον δ’ ἐστὶν τῇ ἀληθείᾳ : une expression capitale, qui équivaut à τί ἐστι et qui indique que l’examen de la nature de l’âme concerne ici directement son essence, ce qu’elle est en elle-même[10]. Cela implique qu’il ne faut pas l’observer — comme il est inévitable si on la considère dans son existence présente (ὥσπερ νῦν ἡμεῖς θεώμεθα) et comme, c’est la remarque implicite, on l’a fait jusqu’ici — dans sa mixis, dans son mélange, avec le corps et avec les autres maux de la vie corporelle qui défigurent son profil (οὐ λελωβημένον δεῖ αὐτὸ θεάσασθαι ὑπό τε τῆς τοῦ σώματος κοινωνίας καὶ ἄλλων κακῶν), mais en elle-même et par elle-même, lorsque, libérée du corps, elle redevient pure (οἷόν ἐστιν καθαρὸν γιγνόμενον). Cet examen, qui doit procéder par le raisonnement (λογισμῷ), est le seul qui permet de saisir d’une manière plus claire chaque aspect de la condition de l’âme discuté jusqu’à présent (ἐναργέστερον […] διόψεται καὶ πάντα ἃ νῦν διήλθομεν), car, comme il est répété, il s’agit maintenant de l’âme comme elle est en elle-même, alors que l’analyse précédente, que l’on ne peut cependant pas juger erronée ou fausse, concernait l’âme comme elle apparaît dans sa condition présente (νῦν δὲ εἴπομεν μὲν ἀληθῆ περὶ αὐτοῦ, οἷον ἐν τῷ παρόντι φαίνεται), c’est-à-dire dans sa mixis avec le corps (611b10-c5). À ce propos Socrate se sert d’une image : l’âme a été considérée auparavant (τεθεάμεθα) dans une condition analogue à celle de Glaucon, qui, transformé d’homme en divinité marine, passe sa vie dans les profondeurs de la mer. Sa silhouette s’avère, pour celui qui l’observe, complètement transfigurée, au point qu’il est difficile de reconnaître son ἀρχαία φύσις, parce que les anciennes parties de son corps sont cassées, corrompues et défigurées par l’action des vagues, et que d’autres parties s’y sont ajoutées (ἄλλα προσπεφυκέναι) — coquillages, algues, pierres — jusqu’à ce qu’il apparaisse comme une sorte de bête plutôt que dans sa nature réelle (οἷος ἦν φύσει). L’examen de la nature de l’âme parvient au même résultat (οὕτω καὶ τὴν ψυχὴν ἡμεῖς θεώμεθα), et montre que l’âme est réduite à une telle condition par une infinité de maux (διακειμένην ὑπὸ μυρίων κακῶν), à moins que l’on ne prête attention à un autre aspect d’elle, c’est-à-dire à ce qu’elle est indépendamment des ajouts qui la défigurent (611c6-d6). Dans ce cas, on arriverait à saisir sa nature « philosophique » (τὴν φιλοσοφίαν αὐτῆς), en raison des objets avec lesquels elle entre en contact (ὧν ἅπτεται), par le fait qu’elle est du même genre que ce qui est divin, immortel et éternel (ὡς συγγενὴς οὖσα τῷ θείῳ καὶ ἀθανάτῳ καὶ ἀεὶ ὄντι). Elle se révélerait alors capable de poursuivre entièrement une telle réalité (οἵα ἂν γένοιτο τῷ τοιούτῳ πᾶσα ἐπισπομένη), à condition d’être arrachée des fonds marins où elle se trouve, étant ainsi libérée de tous les ajouts surgis autour d’elle (περιπέφυκεν) « parce qu’elle se nourrit de terre » (ἅτε γῆν ἑστιωμένῃ). Ce n’est que dans cet état qu’il devient possible d’observer la ἀληθὴς φύσις de l’âme, en vérifiant alors son statut μονοειδής, à peine esquissé, ou bien πολυειδὴς, tel qu’il était venu au jour dans l’examen précédent, qui était cependant consacré à une description de l’âme, bien que convenable (ἐπιεικῶς), affectée par les πάθη et les εἴδη qui la caractérisent dans le corps, c’est-à-dire ἐν τῷ ἀνθρωπίνῳ βίῳ (611d8-612a6).

Le discours sur les récompenses qui attendent les justes, dans la vie mortelle et, à plus forte raison, dans la perspective de l’éternité qui appartient à l’âme immortelle, est complété par un μῦθος, qui conclut le dialogue (614b-621b). Selon l’exposition de Socrate, au héros Er, mort en guerre, est donné par les dieux le destin exceptionnel de revenir de l’au-delà, pour raconter ce qui arrive aux âmes des morts, dont il garde le souvenir. Il s’agit d’un jugement sur la conduite tenue en vie et d’un choix concernant l’incarnation, qui a lieu dans la plupart des cas (τὰ πολλὰ), par analogie ou par opposition à la conduite tenue dans la vie précédente (κατὰ συνήθειαν γὰρ τοῦ προτέρου βίου), dont les âmes doivent alors garder le souvenir (619b-620d). Une fois le choix effectué, les âmes sont obligées de boire les eaux du fleuve Amélès, qui provoquent en elles un oubli complet des vies précédentes et du séjour dans l’au-delà, et reprennent ensuite le cours de la vie mortelle. Ce n’est qu’Er, en raison de son destin exceptionnel, qui est empêché de boire, de manière qu’il se retrouve peu après dans son corps à nouveau en vie[11].

Après avoir passé en revue le livre X de la République, on peut y déceler trois sections psychologiques, dont la continuité n’est pas sans problème, mais qui sont toutes caractérisées par un affaiblissement, si ce n’est la disparition, de l’analogie politique. La question de l’âme est traitée d’abord (1) par rapport aux sollicitations irrationnelles qu’elle subit par les techniques imitatives (602d-607a) ; puis (2) par rapport à la détermination des récompenses fixées pour les justes, qui devient encore plus importante dans la perspective de l’éternité qui appartient à l’âme en vertu de son immortalité et qui impose sa simplicité, en révélant ainsi son ἀληθεστάτη φύσις (608c-612a) ; enfin, et encore une fois en relation aux récompenses et aux punitions de l’au-delà, par rapport (3) à la thèse de la transmigration et de la réincarnation de l’âme et au choix de la vie future qu’elle doit accomplir (614b-621b). Cette analyse entraîne une série de conséquences en relation au sujet crucial de la « partition » de l’âme : la section (1), dans laquelle Socrate rappelle explicitement la ὑπόθεσις qui était le point de départ de l’examen psychologique du livre IV (602e8-9 ; 603c11-d6), se conclut par l’indication d’une bipartition fonctionnelle entre deux principes, ou ἤθη, l’un λογιστικόν et l’autre ἀγανακτητικόν, c’est-à-dire en tout cas ἀλόγιστόν. Dans la section (2), l’examen de l’âme concerne directement son τί ἐστιν (en analysant, de l’âme, οἷόν ἐστι), ou sa nature essentielle (qui est dite justement ἀληθεστάτη et, dans la comparaison avec le Glaucon marin, ἀρχαία), et les présupposés méthodologiques de l’analyse précédente — de celle du livre IV aussi bien que de celle de la section (1) du livre X — sont clairement repoussés, car ils dépendent d’une représentation de l’âme qui, tout en étant vraie, est conditionnée par sa présence dans le corps, ce qui donnait lieu à une description phénoménologico-opérationnelle de l’âme avec une pluralité de (trois ou deux) fonctions. Le τί ἐστιν de l’âme dans la section (2), en revanche, révèle sa nature véritable de réalité éternelle, et donc unique, simple et en elle-même dépourvue de parties et ce, dans la mesure où les parties que l’on distingue en elle ne sont que des ajouts dus à son séjour dans le corps. L’âme est donc en fait une réalité éternelle, simple et unique, dont la nature résulte συγγενὴς à ce qui est divin, immortel et éternel (τῷ θείῳ καὶ ἀθανάτῳ καὶ ἀεὶ ὄντι, une séquence qui, comme on le sait, chez Platon évoque d’habitude l’intelligible[12]) et se réalise dans une tension au contact (ἅπτεται) avec cette réalité, une tension philosophique et purement rationnelle, que l’âme ne peut mettre en place complètement que lorsqu’elle quitte le corps. La simplicité absolue de l’âme, dans cette section psychologique, et la négation de toute partition dans sa nature véritable, est rendue explicite, sur le plan terminologique, par l’absence d’un langage des « parties » de l’âme dans l’examen qui y est fait[13]. Pour ce qui est enfin de la section (3), la perspective psychologique qui en dérive est compliquée par le caractère mythologique de l’exposition : il est cependant problématique le fait que, s’il faut admettre, pour l’âme, un souvenir individuel post mortem — et ce, afin que le jugement des âmes et leur choix de la vie future aient un sens moral et une valeur exemplaire —, il semble nécessaire que l’âme en question ici ne soit pas seulement la réalité éternelle, simple et unique consacrée à la connaissance rationnelle de la section (2), mais la réalité plurielle toujours caractérisée par les « ajouts » qui viennent de la vie corporelle précédente du livre IV ou de la section (1) du livre X. En effet, c’est précisément à ces ajouts que l’on doit faire remonter les souvenirs individuels de la vie mortelle, en revenant ainsi apparemment à une conception du moins double de l’âme (dans ce cas essentiellement double, car les parties de l’âme douées de nature immortelle et donc d’un statut ontologique éternel seraient au moins deux). Je reprendrai dans la suite cette difficulté, qui ne concerne pas le cas exceptionnel d’Er[14]. Pour l’instant, il suffit de souligner que le jugement des âmes et leur choix de la vie future manifestent évidemment un caractère de nécessité : les marges pour une évaluation subjective semblent assez limitées et vagues (cf. 620a-621a).

Une fois présenté l’ensemble des différentes versions de la psychologie de la République, avec leurs éléments fondamentaux, il sied de rappeler les stratégies que les commentateurs ont mises en place pour les interpréter. Le constat le plus souvent souligné concerne la contradiction plus ou moins forte entre la perspective de la « partition » de l’âme (à son tour caractérisée par une contradiction supplémentaire entre une doctrine de la tripartition dans le livre IV et une doctrine de la bipartition dans la section [1] du livre X) et la conception de l’âme comme simple et monoéidétique dans la section (2) du livre X. À ce propos, certains commentateurs privilégient une interprétation qui met en valeur la tripartition de l’âme au point de soutenir que la démonstration de son immortalité concerne toutes ses parties (trois ou deux). D’autres distinguent en revanche entre des motivations, ou points de vue assumés par l’analyse, de type éthico-métaphysique et fonctionnel, qui justifient la doctrine de la tripartition, et des présupposés de caractère psychique qui touchent au statut immortel de l’âme, qui porteraient à défendre une conception psychologique simplifiée. Il y a enfin des commentateurs ayant récemment soutenu que les différents modèles psychologiques fournissent un bon exemple de la stratégie dialogique de Socrate, qui emprunte des chemins différents selon le sujet examiné et en raison de leur efficacité dans le contexte spécifique de la discussion avec tel ou tel interlocuteur[15]. Le problème essentiel réside à mon avis dans la question de la « partition » de l’âme ou de sa simplicité et unicité. Je crois qu’il faut alors préciser d’abord ce que l’on entend en parlant de « parties » de l’âme, s’il s’agit de véritables μέρη ou εἴδη indépendants et autonomes, réellement et essentiellement distincts, ou bien, selon le langage plus neutre que j’ai employé, de « fonctions » ou « principes opérationnels », dont la distinction est plutôt d’ordre phénoménologique et effectuel que substantiel. Pour répondre à cette question, il faut déterminer la genèse et la consistance ontologique de chacune de ces « parties » ou « fonctions » ; c’est en adoptant une telle approche que je vais essayer maintenant de proposer une lecture unitaire de la psychologie de la République, sur la base des éléments jusqu’ici rassemblés dans l’examen des sections psychologiques des livres IV et X.

L’analyse du livre IV a pris comme point de départ une « hypothèse » (ὑποθέμενοι) dont Socrate a dit que, si elle se révélait trompeuse, « les conséquences qui en dérivent » (πάντα τὰ ἀπὸ τούτου συμβαίνοντα), c’est-à-dire la doctrine de la tripartition de l’âme dans son ensemble (437a5-8), « en seraient compromises » (λελυμένα ἔσεσθαι). Or je crois que, si cette prémisse, avec son caractère hypothétique, n’affaiblit pas nécessairement le résultat de la démonstration qui est développée, justement, « par voie d’hypothèse », elle suggère cependant que, au lieu de se concentrer sur le τί ἐστι de son objet, sur l’essence de l’âme, cette démonstration ne peut le poser que comme ὑποθέσις, comme point de départ, qui n’est assumé que par convention, bien qu’avec l’accord des interlocuteurs, pour examiner ses propriétés. L’hypothèse de départ, qui n’est pas certaine et évidente, mais qui, malgré l’annonce de Socrate, n’est plus remise en question (437a6-7), consiste à admettre que, si une même réalité ne peut être le sujet ou l’objet d’actions ou de passions contraires (436e7-437a1), alors, si l’âme exerce des actions ou des impulsions contraires, cela dépend par nécessité de « parties » ou « principes fonctionnels » différents, qu’il faut alors distinguer. Puisque l’analyse montre en réalité que trois « sphères » fonctionnelles différentes appartiennent à l’âme, il s’ensuit que, en raison de l’hypothèse de départ, elles doivent représenter trois parties indépendantes (437b-441c). C’est donc la tripartition de l’âme elle-même qui se fonde sur une hypothèse, dont on n’a donné aucune démonstration et qui n’est donc pas certaine, et elle dérive d’un argument déductif, qui est cohérent par rapport à une prémisse laquelle reste sans démonstration et ne dépend donc pas de la détermination du τί ἐστι de l’âme. Comme je l’ai dit, je ne veux pas soutenir par là que la doctrine psychologique de la tripartition de l’âme du livre IV est à rejeter ou à mettre en doute — et ce, dans la mesure où l’hypothèse de départ dont elle dépend non seulement n’est pas remise en question, mais apparaît aussi vraisemblablement correcte dans un contexte platonicien. J’affirme cependant que cette doctrine de la tripartition ne fournit pas une représentation absolument certaine et vraie de l’âme en elle-même et par elle-même, car elle ne concerne pas, explicitement et intentionnellement, son τί ἐστι, et qu’elle s’en tient à une description des attributs ou des qualités de l’âme, c’est-à-dire de sa sphère fonctionnelle et opérationnelle, dont on ne peut savoir, dans la mesure où l’on n’est pas parvenu à saisir son τί ἐστι, dans quel rapport elle est avec celui-ci. Un tel écart dans l’analyse est d’autre part ouvertement dénoncé par Socrate lorsqu’il introduit son examen psychologique (435c4-d4). Face au problème de comprendre si l’âme possède en elle-même les trois formes distinctes (τὰ τρία εἴδη) déjà reconnues au niveau de la cité, Socrate affirme que, « suivant les méthodes mises en place jusqu’ici » (ἐκ τοιούτων μεθόδων, οἵαις νῦν ἐν τοῖς λόγοις χρώμεθα), cela est impossible à déterminer avec précision (ἀκριβῶς), parce qu’il faudrait pour cela une ἄλλη μακροτέρα καὶ πλείων ὁδὸς, qui est pour l’instant laissée tomber au profit d’un parcours considéré comme « adéquat » (ἀξίως) pour la discussion présente. Le traitement du livre IV, qui n’est qu’adéquat ou suffisant, est donc celui qui aborde le problème de l’âme, pour compléter et éclairer la question de la structure de la cité, en se fondant sur une hypothèse, c’est-à-dire en procédant à un examen phénoménologique, ou opérationnel-fonctionnel, des propriétés et des impulsions qui remontent à l’âme, sans mettre en place un examen effectivement psychologique de son statut ontologique. Il me semble qu’une lecture de ce genre est légitime et plausible, en vertu de l’analogie avec l’application de cette même méthode « hypothétique », apparentée à la géométrie, dans le Ménon (cf. 86c-87c) et dans le Phédon (cf. 100a-e) et avec son explication dans le livre VI de la République, dans le cadre de l’image de la « ligne » (cf. 510b-511a)[16].

Dans le livre X, une approche « hypothétique » du même genre est adoptée dans la section (1), où Socrate rappelle explicitement la ὑποθέσις formulée au début de l’analyse psychologique du livre IV (602e8-9 ; 603c11-d6) ; et l’examen de cette section (1) du livre X se conclut par une « partition » de l’âme en plusieurs fonctions, ou ἤθη, qui reproduit, même si dans une forme simplifiée, la psychologie du livre IV. C’est dans la section (2) du livre X que l’analyse psychologique change de perspective en s’adressant directement au τί ἐστι de l’âme, à sa nature essentielle ; c’est donc à cette section qu’il faut surtout prêter attention (611b9-612a6). Le langage de Socrate rend évident ce changement de perspective car, si la condition de l’âme ressemble (οὕτω) à celle du Glaucon marin, il s’ensuit nécessairement que l’âme aussi (καὶ τὴν ψυχὴν), lorsqu’elle se trouve dans l’élément qui lui est étranger, à savoir dans le corps, voit s’ajouter à son ἀρχαία φύσις une véritable « seconde nature » (ou une « nature ajoutée » : que l’on remarque l’emploi de l’infinitif προσπεφυκέναι, en 611d3, et du parfait περιπέφυκεν, en 612a2, pour indiquer que ce qui s’ajoute à l’âme [πρός] ou autour de l’âme [περί] finit par constituer une partie de sa nature [πεφυκέναι] qui, pour ainsi dire, s’accroît en elle). Il s’agit donc d’une seconde nature ajoutée, qui ne coïncide pas avec l’« infinité des maux » qui viennent évidemment du corps, mais qui est causée ou produite par ces maux (ὑπὸ μυρίων κακῶν, 611d5-6) : ce n’est donc pas le corps, ni les maux qui viennent de lui (pulsions primaires, nécessités physiologiques), qui coïncident avec cette « seconde nature » de l’âme, mais celle-ci se produit dans l’âme lorsqu’elle est sollicitée par les innombrables pulsions et nécessités qui l’affligent dans le corps et qui la rendent différente de ce qu’elle est (οἷος ἦν φύσει, 611d4)[17]. Et, comme nous le savons déjà, la nature véritable de l’âme consiste à être du même genre, συγγενὴς, que ce qui est divin, éternel et immortel, c’est-à-dire l’intelligible ; or l’acte propre de cette nature est sa tension philosophique au contact avec cette réalité (611d8-e2), et cet acte ne peut être pleinement accompli qu’en dehors du corps, c’est-à-dire lorsque l’âme se libère de la « seconde nature » qui s’est ajoutée à elle à cause de ses « nourritures terrestres », de sa κοινωνία avec le corps (611e2-612a3). On reconnaît ainsi le statut proprement μονοειδής de l’âme, sans que cela, il est remarquable que Socrate le précise, porte à réfuter l’analyse psychologique précédente, qui avait décrit l’âme comme πολυειδής, et non sans raison mais ἐπιεικῶς, car la pluralité des πάθη καὶ εἴδη qui apparaît en elle est justement le résultat de sa permanence dans le corps (ἐν τῷ ἀνθρωπίνῳ βίῳ, 612a3-6)[18].

On trouve ainsi une explication, et une justification, du caractère « hypothétique » de l’analyse psychologique menée dans le livre IV et dans la section (1) du livre X, qui n’a pas produit une analyse fausse (j’insiste sur ce point), mais conditionnée, c’est-à-dire soumise à la condition que l’âme se trouve dans le corps. Cela confirme, en passant, que l’hypothèse qui avait été assumée dans le livre IV — qu’une même réalité ne peut pas être le sujet ou l’objet d’actions ou de passions contraires — est vraie, de manière que l’analyse qui en dérive est vraie aussi, mais encore une fois sous condition, c’est-à-dire à la condition que l’âme se trouve dans le corps. Or l’âme dont Socrate a démontré l’immortalité a un statut et une vie immortels, qui ne se réduisent pas à l’existence corporelle ; d’où il s’ensuit que l’âme se révèle en elle-même, indépendamment de l’existence corporelle, comme une nature simple et unique, συγγενής à l’intelligible, qui s’explique simplement et uniquement comme une tension au contact avec l’intelligible. En revanche, au cours de ses vies successives dans le corps elle est soumise aux impulsions et aux besoins de ce dernier, qui sont différents et contraires à sa nature la plus authentique et produisent en elle une « seconde nature » ; c’est celle-ci qui la fait apparaître, dans le corps, multiple et plurielle dans la phénoménologie de ses actions et passions multiples et plurielles. Pour le dire plus simplement, la « partition » de l’âme dans la section (1) du livre X, entre un εἶδος rationnel et un εἶδος irrationnel, et de ce dernier, dans le livre IV, en deux εἴδη passionnels, dépend d’une description phénoménologique qui, menée à partir d’une hypothèse, présente l’ensemble des fonctions que l’âme se trouve à accomplir dans le corps, lesquelles s’ajoutent à la seule fonction qui, en raison de son τί ἐστι, lui appartient au sens propre et essentiel. On a là la réponse, me semble-t-il, au problème de la « partition » de l’âme, une réponse qui dissout en même temps la contradiction apparente par laquelle la psychologie de la République serait affectée. À la question de savoir ce qui est propre et originaire, de l’âme et dans l’âme, au sens génétique ou ontologique, et ce qui lui est en revanche ajouté postérieurement par sa présence dans le corps mortel, on peut maintenant répondre que, si en parlant de « partie » de l’âme on comprend une réalité substantielle, originaire et qui constitue son τί ἐστι, il ne subsiste, en elle et d’elle, qu’une seule « partie », celle qui est rationnelle ; à celle-ci s’ajoutent d’autres πάθη καὶ εἴδη lors d’une condition de la vie de l’âme qui n’est que temporaire, postérieure et seconde par rapport à sa nature la plus vraie. L’âme, dans la psychologie de la République, est donc en elle-même ontologiquement une et simple ; mais, dans le corps, elle devient opérationnellement plurielle, même si elle ne perd pas pour autant le statut simple et unitaire qui est le sien, car ses πάθη καὶ εἴδη sont dus à sa présence dans le corps, et cessent à sa sortie de celui-ci. Je propose par conséquent une interprétation de la psychologie de la République qui implique, d’une part, une conception unitaire de l’âme et de son statut et, d’autre part, sa « partition » fonctionnelle lorsqu’elle se trouve dans le corps, de manière que nous n’avons pas deux modèles psychologiques concurrents, mais un seul, si l’on comprend de manière correcte la nature « amphibie » de l’âme[19].

Il reste le problème, que j’ai jusqu’ici laissé de côté, de la perspective psychologique que l’on trouve esquissée dans la section (3) du livre X de la République, avec le mythe d’Er qui introduit la question du jugement post mortem et du choix de la vie future. Comme on l’a déjà remarqué, pour que ce jugement ait un sens, il faut que les âmes gardent une trace de la vie mortelle, sur la base de laquelle être jugées ; et ce même présupposé paraît nécessaire pour qu’il soit possible que le choix de la vie future par les âmes dépende de l’expérience de la vie passée. Cela implique que les âmes, après la mort du corps, gardent dans leur nature une trace de la « partition » entre le principe rationnel et les fonctions irrationnelles, car c’est à ces dernières qu’il faut certainement attribuer le souvenir des événements vécus au cours de l’existence mortelle. En raison de la valeur paradigmatique, sur le plan éthique, de cette exposition, qui ne peut pas ne pas influencer la perspective psychologique qui y est esquissée, j’aurais tendance à exclure, en invoquant la forme mythique du récit, la possibilité que dans les âmes subsistent les souvenirs proprement individuels de la vie passée[20]. Il n’en reste pas moins qu’il faut justifier les traces qui subsistent certainement, en quelque forme, dans la nature immortelle des âmes, du moins en relation avec le mode de vie mené dans le corps — ce qui finit par réintroduire en elles l’évidence d’une « partition ». Pour contribuer à dissoudre cette difficulté, je crois que l’on peut avoir recours à une comparaison avec le mythe final du Gorgias, qui présente un jugement des âmes des morts, avec la distribution des récompenses et des punitions qui correspondent à la conduite adoptée dans la vie mortelle (524b-527a). Il est intéressant de remarquer comment Socrate décrit la condition de l’âme lorsque, dépourvue du corps, elle se présente au jugement (524d4-525a7) : on peut clairement distinguer en elle les éléments qui la caractérisent (ἔνδηλα πάντα ἐν τῇ ψυχῇ), c’est-à-dire ce qui lui appartient par nature (τά τε τῆς φύσεως) et les παθήματα « présents en elle » à cause de ses activités dans le corps (ἃ διὰ τὴν ἐπιτήδευσιν ἑκάστου πράγματος ἔσχεν ἐν τῇ ψυχῇ ὁ ἄνθρωπος). C’est la raison pour laquelle l’âme, une fois sortie du corps, apparaît à ses juges « pleine de cicatrices et de blessures qui viennent de ses actes de méchanceté, car toute action laisse une trace dans l’âme (ἑκάστη ἡ πρᾶξις ἐξωμόρξατο εἰς τὴν ψυχήν) et tout en elle est déformé […] et il n’y a rien de droit, car elle a été élevée loin de la vérité (πάντα σκολιὰ […] καὶ οὐδὲν εὐθὺ διὰ τὸ ἄνευ ἀληθείας τεθράφθαι) ». En somme, il me semble que la persistance de « traces » de la vie passée, indispensable afin que le jugement post mortem des âmes, dans le Gorgias et dans le mythe d’Er, et leur choix de la vie future, dans le mythe d’Er, aient un sens, n’impose pas cette fois non plus de croire à une forme de « partition » substantielle de l’âme immortelle. Ces traces remontent en effet aux πάθη, ou παθήματα, que l’âme a subis pendant son séjour dans le corps et qui, selon leur plus ou moins grande violence, ont provoqué dans l’âme, c’est-à-dire dans sa nature immortelle, unique et simple, des « cicatrices » et des « distorsions », lesquelles subsistent aussi après sa sortie du corps, si elles n’ont pas été soignées par la recherche de la vérité et de la connaissance, c’est-à-dire en ramenant la fonction propre à l’âme immortelle à sa position de prééminence absolue par rapport aux autres. Si cette explication est plausible, nous aurons encore une fois, dans la section (3) du livre X de la République, une perspective psychologique unitaire et cohérente attribuant à l’âme une nature unique, simple et immortelle. S’il est difficile d’observer cette nature quand elle est dans le corps, c’est à cause des ajouts fonctionnels qui lui viennent de cette κοινωνία, et qui la font apparaître caractérisée par une pluralité de principes opérationnels conflictuels qui, même dans la durée limitée de la vie mortelle, si nulle thérapie pour les soigner n’est mise en place, produisent en elle des déformations subsistant aussi après la mort du corps.

Une dernière précision me paraît importante. Par mon interprétation je soutiens évidemment une conception unitaire et cohérente de la psychologie de la République, qui libère celle-ci des contradictions soulignées par les commentateurs entre les différentes sections psychologiques des livres IV et X du dialogue, et cela en soulignant la condition double de l’âme — sa pureté et sa simplicité en dehors du corps et sa pluralité et sa mixis avec le corps lorsqu’elle est présente en lui — et la priorité de l’âme dans sa nature noétique immortelle par rapport à l’âme incarnée avec sa phénoménologie opérationnelle plurielle. Toutefois, je n’entends nullement affirmer que, dans l’économie philosophique de la psychologie platonicienne, l’âme non incarnée occupe une position et un rôle de prééminence absolue. Bien au contraire, il est facile de constater que, dans la République, mais également dans les autres dialogues, Platon consacre en réalité très peu de pages et une attention en fin de compte marginale au statut de l’âme non incarnée et à sa vie immortelle. Dans ce contexte, la psychologie de l’âme non incarnée représente plutôt un présupposé indispensable pour justifier et expliquer la psychologie de l’âme incarnée, dans la variété de ses fonctions physiologiques, épistémologiques et éthico-politiques, de sorte que ce que l’âme est et fait par elle-même, indépendamment du corps, devient la condition nécessaire pour qu’elle puisse l’être et le faire, quoiqu’avec plus de difficultés et de manière discontinue, lorsqu’elle se trouve dans le corps.