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C’est la deuxième fois que j’ai l’occasion de raconter mon itinéraire théologique. Devant la North American Paul Tillich Society (NAPTS), j’ai déjà tracé mon parcours dans l’oeuvre de Paul Tillich[1]. Aujourd’hui, c’est un autre aspect, non moins important, de mon activité universitaire qu’il m’est donné de revoir en rétrospective. Car tout au long de mes années d’enseignement, j’ai été chargé du cours sur Dieu, et le chapitre sur la toute-puissance divine est devenu pour moi le point culminant où se nouaient et se dénouaient les questions fondamentales. Je tenterai donc ici de retracer mon itinéraire sur cette question de la toute-puissance. Cependant, l’ordre que j’entends suivre sera plus thématique que strictement chronologique, mon propos étant d’identifier les différents éléments qui sont entrés tour à tour dans la synthèse à laquelle je suis parvenu.

I. Les fondations thomistes

Il ne m’est pas difficile d’imaginer là-dessus mon point de départ. Ma formation collégiale et universitaire a été toute inspirée par les écrits et la pensée de saint Thomas d’Aquin. Quand je suis arrivé à Rome pour mes études théologiques, j’étais déjà bien préparé pour assimiler l’enseignement de ce foyer thomiste par excellence qu’était l’Angelicum, l’université des Pères dominicains. Puisque j’étais déjà formé à la pensée thomiste, ce ne fut pas une conversion intellectuelle que j’ai vécue là ; mais plutôt une confirmation et un approfondissement. Par ailleurs, j’y ai acquis quelque chose d’extrêmement précieux, la méthode historico-critique pour l’étude des textes anciens, plus particulièrement alors, les écrits théologiques du Moyen Âge. Effectivement, j’ai poursuivi ma recherche doctorale à la Bibliothèque Vaticane dans les manuscrits du début du xiiie siècle.

J’ai donc acquis à Rome une bonne formation historico-critique dans le domaine des études médiévales. Par contre, en quittant la Ville Sainte, j’avais encore tout à apprendre de la critique des idéologies. Un exemple suffira pour illustrer ma naïveté d’alors. Un professeur d’histoire du Moyen Âge nous avait donné, à l’Université Laval, une conférence où il avait insisté sur la nécessité de connaître la société médiévale pour bien comprendre saint Thomas dans son contexte historique. C’était là quelque chose d’assez évident ; je m’étais pourtant objecté en disant que plus une pensée était théorique et spéculative, moins elle était dépendante de son contexte culturel. Une telle réflexion illustre bien quelle était à ce moment-là mon attitude intellectuelle. Je faisais une étude moderne, historico-critique, des écrits de saint Thomas, mais la pensée thomiste comme telle était devenue pour moi une idéologie. C’était la consécration intellectuelle de la société ecclésiastique que j’avais connue à Rome. Qu’on me comprenne bien : je n’entends pas critiquer cette société. On y vivait très bien, avec le sentiment d’une extraordinaire cohérence de sens. Mais, pour reprendre l’expression d’Émile Poulat, on y vivait dans une « ecclésiosphère », totalement séparée de la société civile italienne.

Ce préambule était nécessaire pour montrer dans quel contexte historique j’ai lu et relu le traité De divina potentia dans la Première partie de la Somme théologique. Saint Thomas y précise d’abord qu’il ne peut être question en Dieu de puissance passive, mais uniquement de puissance active. C’est dire que Dieu n’est d’aucune façon « en puissance », en état de recevoir et de subir l’influence d’un autre. Au contraire, il est souverainement « puissant », au sens où il exerce lui-même son influence sur toutes choses, en produisant et transformant toutes choses. Il en est ainsi parce que Dieu est absolument parfait. J’aime encore relire ce type de syllogisme rigoureux qui réjouissait notre jeunesse studieuse :

Il est manifeste en effet qu’un être, dans la mesure où il est en acte et parfait, est dans cette mesure actif à l’égard de quelque chose ; au contraire, un être pâtit selon qu’il est en défaut et imparfait. Or, on a montré plus haut que Dieu est acte pur, qu’il est absolument et universellement parfait, qu’il n’y a lieu en lui à aucune imperfection. Dès lors, il lui convient souverainement d’être un principe actif, et en aucune manière de souffrir l’action d’un autre[2].

On voit bien là comment tout s’enchaîne. De l’idée d’un Dieu absolument parfait, on formule le concept d’un Dieu « acte pur », et de là on déduit l’attribut de la toute-puissance divine, c’est-à-dire la conception d’un Dieu souverainement actif à l’égard de toutes choses. La question de la toute-puissance nous apparaît alors dans toute sa signification. Il n’y est pas question seulement d’un attribut divin parmi d’autres ; c’est de la perfection divine comme telle qu’il s’agit et, par conséquent, de l’idéal divin proposé à notre contemplation et à notre action. Bien sûr, cet idéal était loin de correspondre à l’image biblique de Dieu. Mais on surmontait facilement la difficulté en disant que la Bible fait usage d’anthropomorphismes pour nous transmettre la révélation. Ainsi, quand il est question dans la Bible de la souffrance de Dieu, cela ne peut être qu’une représentation humaine pour signifier l’amour de Dieu.

II. Le tournant tillichien

Je dois maintenant faire état du principal tournant de mon itinéraire théologique, survenu à l’occasion de la publication en 1963 de Honest to God, l’ouvrage de l’évêque anglican John A.T. Robinson[3]. L’ouvrage se présentait lui-même comme révolutionnaire, le premier chapitre étant intitulé justement : « Reluctant Revolution ». Mais pour comprendre l’impact qu’il a produit chez nous, on doit aussi se rappeler les circonstances de sa publication. Dans l’Église, on en était au milieu des travaux de Vatican II, ce concile qui marquait l’entrée de l’Église dans la modernité, ou du moins sa réconciliation avec le monde moderne. Et puis, au Québec, c’était le début de la « Révolution tranquille » : encore là, l’entrée en pleine modernité de l’État québécois. Je dois aussi mentionner deux autres circonstances me concernant plus particulièrement. Je commençais mon enseignement à la Faculté de théologie de l’Université Laval, et j’étais assez jeune encore pour vivre une révolution intellectuelle, ce qu’on peut plus difficilement faire à un âge plus avancé.

L’autre circonstance, c’est que j’avais alors la responsabilité du cours sur Dieu ; je devais donc suivre l’actualité théologique sur la question. Or Honest to God marquait le début d’une nouvelle problématique sur Dieu. En considérant les travaux du concile, on pouvait avoir l’impression que le traité de Dieu — et l’on pourrait en dire autant de la christologie — était déjà bien établi en théologie. Il ne restait plus à régler que des questions d’ecclésiologie : sur l’Église en elle-même et sur ses relations avec le monde. Or, voilà que Robinson remettait en question notre conception de Dieu lui-même. Ce faisant, il ébranlait les fondements de la théologie, tout en suggérant des voies pour une nouvelle construction. On doit surtout se rappeler que ce n’était là que le début d’un questionnement sur Dieu qui allait atteindre une grande ampleur avec la théologie de la sécularisation (pensons à Harvey Cox) et la théologie de la mort de Dieu (pensons à Thomas Altizer).

Mais ce que m’a donné de plus précieux Honest to God, c’est une introduction à Paul Tillich, ce théologien philosophe allemand ayant dû fuir le régime nazi à cause de ses options socialistes et immigrer aux États-Unis en 1933 jusqu’à sa mort en 1965. Robinson a su mettre le doigt sur un point essentiel, crucial, de la pensée de Tillich : sa critique du supranaturalisme. On se rend compte alors qu’il y a une vision de Dieu qui n’est plus concevable et, par conséquent, plus croyable aujourd’hui, parce qu’elle suppose une vision du monde qui n’est plus la nôtre, celle d’un monde à deux étages : un monde surnaturel, divin, et un monde naturel, humain. L’image du Dieu du ciel peut et doit même demeurer comme symbole, mais elle ne peut plus être proposée comme concept. Il n’y a plus qu’un monde, et c’est dans le contexte de ce monde qu’il nous faut penser Dieu. Robinson rappelait donc la conception tillichienne de Dieu comme ground of being, fondement de l’être.

La critique du supranaturalisme conduit ainsi à une critique du théisme, la conception courante de Dieu comme « Être suprême ». Dès le début de son traité de Dieu, Tillich s’attaque à cette conception : « L’être de Dieu est l’être-même. Il ne peut s’agir de l’existence d’un être à côté ou au-dessus d’autres êtres[4]. » Or, ce renversement dans la conception de Dieu se répercute sur la notion de toute-puissance divine. Après avoir recommandé de comprendre Dieu comme « l’être-même » ou comme « le fondement de l’être », Tillich mentionne une autre expression de la même idée, précisément « la puissance de l’être » (the power of being) :

La puissance de l’être est une expression concise qui dit la même chose autrement. Depuis l’époque de Platon, on sait […] que le concept de l’être en tant qu’être, ou être-même, renvoie à la puissance inhérente à toute chose, qui consiste à résister au non-être. Ce qui rend possible d’affirmer que Dieu est la puissance de l’être en toutes choses et au-dessus de toutes choses, la puissance infinie de l’être[5].

On doit noter là deux choses. D’abord, le passage d’une transcendance supranaturaliste à l’immanence. Dieu n’est plus celui qui, du haut du ciel, crée toutes choses, appelle toutes choses à l’existence. Le Dieu créateur est plutôt conçu comme le fondement ou la source d’être au plus profond de chaque être. Mais cela entraîne aussi un changement important dans la notion même de puissance. Dans la théologie scolastique, la puissance (active) consiste dans la capacité de produire un autre être ou d’exercer une influence transformatrice sur un être déjà existant. Ce qui entraîne une relation de dépendance de l’un (l’effet) par rapport à l’autre (la cause, l’agent). Il en va autrement pour la pensée moderne, telle qu’exprimée ici par Tillich. La puissance est alors fonction de l’autonomie : c’est la capacité qu’a chaque être de maintenir son être propre (individuel ou collectif) en résistant à la menace du non-être. Chaque être possède donc en lui-même la puissance qui lui permet d’être en résistant à tout ce qui le menace. Tillich nous prévient cependant contre l’excès contraire, celui de la pure immanence. Il tient à sauvegarder la transcendance divine au coeur de l’immanence :

Cette interprétation présente, cependant, une difficulté. Elle tend à assimiler la puissance divine aux événements concrets qui se produisent dans le temps et dans l’espace, et dès lors, elle supprime l’élément transcendant de l’omnipotence divine. Il est préférable de la définir comme la puissance de l’être qui résiste à toutes les expressions du non-être et qui se manifeste dans toutes les formes du processus créateur[6].

Tillich entend ainsi exprimer la transcendance de la toute-puissance divine en la décrivant comme la puissance infinie de l’être à laquelle participe toute puissance finie, tout être fini. Et c’est par là qu’il se distingue radicalement des théologiens de la « mort de Dieu », de Thomas Altizer tout particulièrement. Ce dernier préconise une immanence absolue, dépouillée de toute transcendance. Il s’emploie alors à détecter et à effacer toute trace de transcendance au coeur du monde et de l’humain[7]. Il est bien évident qu’il y a là corrélation avec la situation religieuse du monde contemporain. Ce ne sont pas seulement deux idées de Dieu qui sont en cause ; ce sont deux visions différentes de la place de la religion dans un monde séculier. Pour Altizer, la religion est appelée à disparaître, en s’immergeant, en se perdant au coeur de la sécularité moderne. Tel serait le sens du dogme de l’Incarnation (Dieu s’abaissant dans la chair) en christianisme. Pour Tillich, la vision des choses est différente. L’autonomie autosuffisante a creusé un vide dans la culture moderne, un vide qui sera comblé par des quasi-religions s’il ne l’est autrement. La religion n’est donc pas appelée à disparaître mais à se transformer en renonçant à toute hétéronomie. Tel est le sens du christianisme non supranaturaliste qu’il propose.

Reste à voir le caractère existentiel de la foi en la toute-puissance divine. À l’idée d’une puissance divine immanente permettant de résister à toute menace du non-être, correspond l’attitude existentielle du courage humain qui surmonte l’angoisse du non-être. La menace demeure, de même que l’angoisse qu’elle suscite, une angoisse qui pourrait mener au dépérissement de l’être. Mais cette menace est assumée et surmontée dans le courage d’être. Tel est le niveau ontologique et existentiel où se situe la foi, qui n’est rien d’autre fondamentalement que le courage d’être en tant qu’enraciné dans la toute-puissance victorieuse de Dieu :

La foi au Dieu tout-puissant répond à la recherche d’un courage suffisant pour surmonter l’angoisse de la finitude. Le courage ultime se fonde sur la participation à la puissance ultime de l’être. Quand on prononce sérieusement l’invocation « Dieu tout-puissant », on fait l’expérience d’une victoire sur la menace du non-être et on exprime une affirmation ultime et courageuse de l’existence. Ni la finitude ni l’angoisse ne disparaissent, mais l’infinité et le courage les prennent en charge. Le symbole de l’omnipotence n’a de sens que dans cette corrélation. Il relève de la magie et de l’absurdité si on y voit la caractéristique d’un être suprême qui peut faire ce qu’il veut[8].

Quand on prend ainsi conscience du caractère ontologique et existentiel de la foi, on arrive à se demander dans quel ordre il faut voir la corrélation. Doit-on dire que c’est la foi au Dieu tout-puissant qui inspire le courage d’être ? Ne pourrait-on pas penser à l’inverse que la foi en la toute-puissance divine constitue l’objectivation consciente et croyante du courage d’être dans sa dimension transcendante ? L’idée même de la corrélation donne à penser qu’on peut effectivement envisager la relation dans les deux sens. En tout cas, la conception d’un Dieu tout-puissant correspond exactement à l’expérience humaine du courage d’être : « Quand le credo confesse “Dieu le Père tout-puissant”, il exprime la conscience chrétienne que dans la vie divine l’angoisse du non-être est éternellement dominée[9]. » Ce texte insinue, notons-le, qu’il y a en Dieu lui-même menace du non-être et dépassement de cette menace.

III. Construction d’une théologie biblique

La théologie de Tillich n’est pas sans fondement biblique, même s’il n’apparaît que rarement dans des références explicites. Dès qu’on creuse un peu sous la surface, l’inspiration prophétique (vétérotestamentaire) et paulinienne (néotestamentaire) devient aussitôt manifeste. Mais on ne peut en rester là aujourd’hui. L’enseignement de la théologie nous oblige — et c’est fort heureux — à expliciter les fondements bibliques. Évidemment, le professeur de théologie systématique le fera autrement que l’exégète, de façon « systématique » précisément. Voilà pourquoi je parle ici d’une « construction » de théologie biblique : il s’agit d’organiser les matériaux, les éléments bibliques. Or, cette organisation présuppose des choix. Plus précisément, la construction biblique repose sur le choix d’une « norme », on pourrait aussi bien dire le choix d’un centre de perspective au coeur de la Bible. Pour ce qui me concerne, la norme choisie — je pourrais aussi bien dire : la norme qui s’est imposée à moi — est le thème de « l’Alliance », comme point culminant de l’Exode.

Il faut dire encore que le choix de la norme est lui-même conditionné par la situation présente et l’engagement dans cette situation. Or, la perspective qui est la mienne n’est pas tellement celle de la modernité ou de la postmodernité, de la sécularité ou du pluralisme religieux ; c’est plutôt celle de « l’envers de la modernité » (the underside of modernity), selon l’expression d’Enrique Dussel. C’est la perspective des démunis, de tous ceux et celles qui sont privés des bénéfices de la modernité, de l’égalité promise. Quand on adopte ce point de vue dans la situation actuelle, on est immédiatement conduit au point correspondant dans la Bible, soit l’Exode en tant que point de départ et paradigme de l’histoire du salut, conçue elle-même comme histoire de la libération, de la victoire sur toutes les forces d’oppression[10]. La libération d’Égypte atteint alors son point culminant au Sinaï dans la proclamation de l’Alliance. L’Alliance est donc inséparable de la libération ; on peut la voir comme l’expression religieuse d’une expérience historique, politique. Dans le cadre de l’Alliance, l’expérience de la libération est reconnue comme expérience de salut : Dieu a choisi Israël, il l’a libéré de la servitude, il s’engage envers son peuple et il réclame de sa part un engagement réciproque.

C’est dans ce contexte de la libération et de l’Alliance que j’ai entrepris de penser la toute-puissance divine dans la Bible. Il s’agit fondamentalement d’une puissance libératrice. Dire que c’est une « toute-puissance », dire de manière équivalente que « rien n’est impossible à Dieu » (Gn 18,14 ; Jr 32,27 ; Lc 1,37), c’est dire qu’il n’y a aucune puissance terrestre qui puisse lui résister, qui puisse maintenir en esclavage ceux et celles qu’il a choisis. De plus, concevoir cette toute-puissance dans le contexte de l’Alliance, c’est la voir au service de l’amour divin, au service du projet d’amour de Dieu pour son peuple.

Mais considérer la toute-puissance divine dans le cadre de l’Alliance, c’est aussi la voir comme limitée et contrainte par ce même engagement. Par amour, Dieu pose devant lui un partenaire ayant pleine liberté de répondre. Par là même, sa puissance n’occupe pas tout l’espace, elle ne domine pas toute la situation. Et c’est à ce point précis que s’introduit dans la Bible le thème de la souffrance divine. On a vu, chez saint Thomas, que ce « pâtir » va à l’encontre de la perfection divine, qui n’admet qu’une puissance active, d’aucune façon une puissance passive, la possibilité de subir l’action d’un plus fort. Mais saint Thomas en reste alors au niveau ontologique de l’essence divine. La Bible, par contre, introduit Dieu dans l’histoire, comme agent dans l’histoire, non pas seulement comme créateur du monde. Pour autant, elle considère Dieu comme agent personnel, doué de liberté. L’Alliance est une libre initiative divine ; c’est l’expression d’un libre choix, celui du peuple choisi. Dieu par là devient vulnérable, il s’expose librement à l’infidélité de son peuple. Mais il n’est pas pour autant dominé par un plus fort que lui. La parole du Christ johannique l’exprime bien : « Personne ne m’enlève la vie mais je m’en dessaisis de moi-même » (Jn 10,18).

Ce qui pour nous, aujourd’hui, fait difficulté dans la Bible, ce n’est pas l’autolimitation de la toute-puissance divine, c’est plutôt sa mise en acte, son exercice, et cela, dans deux situations différentes. D’abord l’exercice de la puissance divine en dehors du cadre de l’Alliance, à l’égard des ennemis d’Israël. Cette extermination des ennemis, qui est comme l’envers de la libération d’Israël, fait difficulté parce qu’elle s’accorde mal avec l’amour universel de Dieu pour toutes ses créatures. À ce propos, Emil Fackenheim rappelle le midrash selon lequel les anges, à la vue des Égyptiens culbutés dans la mer Rouge, voulurent chanter ; mais Dieu le leur reprocha : « Mes enfants gisent, noyés, dans la mer Rouge et vous voudriez chanter[11] ? » L’autre cas se situe dans le cadre de l’Alliance. C’est le sort final de ceux et celles qui ne seront pas fidèles à l’Alliance contractée. La toute-puissance divine, limitée et contrariée pour un temps, reprendra le dessus lors du Jugement final. Les apôtres de la non-violence ne voient dans cette ultime violence du « Jugement dernier » qu’une attitude humaine, trop humaine. Ils pensent bien justement que la transcendance divine s’exprime plutôt dans la Bible par l’amour universel de Dieu, qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5,45). Voilà bien l’attitude d’un Dieu différent des humains[12].

Je suis longtemps demeuré perplexe devant cet élément de violence que comporte la théologie de l’Exode. Il m’a semblé alors discerner une issue dans le thème de la Nouvelle Alliance. Celle-ci apparaît déjà chez les prophètes. Jérémie parle d’une Alliance inscrite au fond de l’être, gravée sur le coeur (Jr 31,31-34). Ézéchiel ajoute que cela s’accomplira par l’Esprit du Seigneur : « Je mettrai mon Esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois » (Éz 36,27). L’Alliance devient ainsi intérieure et immanente. L’intériorité concerne plus spécialement la loi, qui accompagne toute alliance. À l’origine, les prophètes pensent sans doute à la Loi mosaïque, qui sera observée dans son intégralité parce qu’elle sera intériorisée, rendue comme naturelle. Mais cette idée d’une loi intérieure se développera ensuite, faisant finalement apparaître une tout autre conception de la loi. Dans les évangiles, la loi intérieure devient le commandement de l’amour qui, à lui seul, contient toute la loi, qui s’actualise en chaque circonstance selon les exigences du moment. Dans les épîtres de Paul, la rupture devient évidente. La loi nouvelle s’oppose aux interprétations légalistes de la Loi de Moïse. Cette loi nouvelle révèle également chez saint Paul son caractère universel : la circoncision est abolie avec toutes les prescriptions restrictives, spécifiquement juives, de la Loi mosaïque.

Cela est déjà bien connu. Il faut voir maintenant que ce passage à la Nouvelle Alliance entraîne aussi une conséquence importante quant à la conception de la toute-puissance divine. La transformation s’accomplira alors dans le sens de l’autre dimension de la Nouvelle Alliance, dans le sens de l’immanence. Cela se réalisera dans le Nouveau Testament, tout spécialement au coeur du mystère pascal. Le Dieu tout-puissant n’intervient pas d’en haut pour sauver son Fils de la mort. La toute-puissance divine est bien présente, mais immanente à la souffrance et à la mort du Crucifié, pour y produire la victoire de la Résurrection. C’est la Pâque chrétienne, qui correspond à la Pâque juive, celle de l’Exode, mais qui s’en distingue précisément par le caractère immanent de la toute-puissance divine, en l’absence de toute intervention supranaturaliste.

On entre ainsi en christologie, et il nous faut suivre encore à ce niveau messianique et christologique le passage à la Nouvelle Alliance. À l’époque de la royauté en Israël, la structure de l’Alliance se modifie quelque peu. C’est désormais avec le roi, le messie (le consacré par l’onction), qu’est contractée l’Alliance, pour autant qu’il représente lui-même tout le peuple. Mais les termes du contrat sont substantiellement les même qu’au Sinaï. Dieu s’engage à protéger son messie contre tous ses adversaires. Il suffit de se rappeler le Psaume 2 : Dieu s’amuse, il tourne en dérision les princes qui s’insurgent contre le roi qu’il a consacré sur Sion. Dans sa fureur il les épouvante, comme il a fait, au moment de l’Exode, contre l’armée des Égyptiens. C’est bien la toute-puissance du Dieu supranaturaliste qui s’exprime dans ce psaume. Et le contraste est d’autant plus frappant avec le Christ qui a été crucifié et a succombé aux mains de ses adversaires. La raillerie des grands prêtres devant la Croix de Jésus exprime bien le ridicule de la situation : « Que le Christ, le Roi d’Israël, descende maintenant de la croix, pour que nous voyions et que nous croyions ! » (Mc 15,32). On peut lire alors le passage suivant de la Première Épître aux Corinthiens comme la réponse de saint Paul au sarcasme des grands prêtres. C’est le dernier mot du Nouveau Testament concernant la toute-puissance divine :

Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.

1 Co 1,22-25

Puissance de Dieu et faiblesse de Dieu sont unies ici dans un parfait paradoxe, qui veut exprimer le renversement du concept de toute-puissance divine. Dieu ne sauve plus du haut du ciel en protégeant contre les sévices ; il est là présent au coeur de la souffrance pour en triompher, pour triompher de la mort elle-même. Telle est la faiblesse de Dieu plus forte que les hommes. Voilà ce que la foi de Paul lui permet de voir dans le Christ crucifié, parce qu’il en a fait l’expérience en lui-même au cours de toutes ses tribulations.

IV. La théologie après Auschwitz

Il n’est pas surprenant alors que cette pensée de Paul ait été reprise par les théologiens qui, au siècle dernier, ont vécu la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale. Je me suis moi-même depuis longtemps inspiré de Dietrich Bonhoeffer, qui nous avait aussi été signalé par John A.T. Robinson. Je tiens surtout à rappeler ici ce passage célèbre, qui constitue le point culminant des Lettres de prison :

Voilà la différence décisive d’avec toutes les autres religions. La religiosité de l’homme le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le deus ex machina. La Bible le renvoie à la souffrance et la faiblesse de Dieu ; seul le Dieu souffrant peut aider[13].

Il y a là manifestement le refus d’une toute-puissance supranaturaliste qui vient résoudre d’en haut les difficultés humaines. Corrélativement, on peut y lire aussi l’affirmation d’une humanité devenue adulte qui prend elle-même la responsabilité de trouver solution à ses problèmes. C’est ce qu’on a surtout retenu de Bonhoeffer : l’idée d’un « christianisme sans religion[14] ». Les théologiens de la sécularisation et de la mort de Dieu ont poussé à l’extrême cette ligne de pensée. Mais ce faisant, on passait sous silence le tragique de la situation. Dieu était tout simplement éliminé par l’affirmation de l’autonomie humaine. On ne voyait pas Dieu présent au coeur de la misère et de la souffrance humaines.

C’est ce que devait mettre en évidence la théologie après Auschwitz. Au cours des dix dernières années, j’ai été tout particulièrement impressionné et influencé à ce propos par la conférence de Hans Jonas sur le Concept de Dieu après Auschwitz[15]. Ce qui alors remet en question la croyance en Dieu, ce n’est plus l’autonomie moderne, mais le non-sens de la Shoah. Hans Jonas propose donc « de laisser la violence d’une expérience unique et monstrueuse intervenir dans les interrogations sur ce qu’il en est de Dieu[16]. » Or sous l’effet de cette horrible tragédie, c’est une image centrale de la foi juive qui se trouve renversée, celle du Dieu Seigneur de l’histoire :

Pour le Juif […] Dieu est éminemment le seigneur de l’Histoire, et c’est là qu’« Auschwitz » met en question, y compris pour le croyant, tout le concept traditionnel de Dieu. À l’expérience juive de l’Histoire, Auschwitz ajoute en effet […] un inédit, dont ne sauraient venir à bout les vieilles catégories théologiques. Et quand on ne veut pas se séparer du concept de Dieu — comme le philosophe lui-même en a le droit —, on est obligé, pour ne pas l’abandonner, de le repenser à neuf et de chercher une réponse, neuve elle aussi, à la vieille question de Job. Dès lors, on devra certainement donner congé au « seigneur de l’Histoire[17] ».

L’image supranaturaliste de Dieu est donc éliminée pour maintenir ouverte la voie de la croyance en Dieu. Dieu lui-même demeure, mais il est conçu comme tout à fait immanent à l’histoire comme au cosmos. Cette libre et décisive incarnation de Dieu se trouve alors identifiée avec l’acte même de la création. Jonas ne craint donc pas de reformuler le mythe biblique dans le sens d’une complète immersion divine dans le flot de la création :

Au commencement, par un choix insondable, le fond divin de l’Être décida de se livrer au hasard, au risque, à la diversité infinie du devenir. Et cela entièrement : la divinité, engagée dans l’aventure de l’espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi ; il ne subsiste d’elle aucune partie préservée, immunisée, en état de diriger, de corriger, finalement de garantir depuis l’au-delà l’oblique formation de son destin au sein de la création. L’esprit moderne repose sur cette immanence absolue[18].

Le discours de Jonas rejoint ainsi la thématique chrétienne de la kénose : « Dieu, pour que le monde soit et qu’il existe de par lui-même, a renoncé à son Être propre ; il s’est dépouillé de sa divinité, afin d’obtenir celle-ci, en retour, de l’odyssée des temps[19]. » Manifestement, le thème de la kénose du Christ se trouve ici reporté à Dieu lui-même. Il en va de même pour les théologiens chrétiens qui, comme Jürgen Moltmann, parlent volontiers d’un « Dieu crucifié ». Hans Jonas montre cependant quelles sont les implications d’un transfert à Dieu de cette thématique. Cela suppose qu’elle s’applique à lui dès le moment de la création, qu’elle concerne le Dieu créateur comme tel[20]. Ainsi doit-il en être pour nous, chrétiens, qui sommes par là invités à radicaliser notre compréhension du mystère de l’incarnation.

Finalement Hans Jonas en conclut que, selon cette nouvelle perspective, Dieu ne peut plus être conçu comme tout-puissant. « Et nous en arrivons à ce qui constitue peut-être le point le plus critique dans notre entreprise bien risquée de théologie spéculative : ce Dieu-là n’est pas un dieu tout-puissant[21] ! » C’est ainsi finalement qu’il comprend le silence de Dieu à Auschwitz. S’il n’est pas intervenu, c’est qu’il ne pouvait pas, c’est qu’il était en état d’impuissance :

[…] pendant toutes les années qu’a duré la furie d’Auschwitz, Dieu s’est tu. […] Et moi, je dis maintenant : s’il n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas. Je propose, pour des raisons inspirées par l’expérience contemporaine de façon déterminante, l’idée d’un Dieu qui pour un temps — le temps que dure le processus continué du monde — s’est dépouillé de tout pouvoir d’immixtion dans le cours physique des choses de ce monde ; d’un Dieu qui donc répond au choc des événements mondains contre son être propre, non pas « d’une main forte et d’un bras tendu » — comme nous le récitons tous les ans, nous les Juifs, pour commémorer la sortie d’Égypte — mais en poursuivant son but inaccompli avec un mutisme pénétrant[22].

Parvenus à ce point zéro de la puissance divine, il nous faut préciser que cet auto-abaissement ne signifie pas l’auto-annihilation de Dieu, comme dans la théologie de la mort de Dieu. Hans Jonas laisse entendre, en effet, qu’il y aura, à la fin des temps, un retour de Dieu à la gloire de sa toute-puissance originelle : quand il dit, comme on a vu, que Dieu « s’est dépouillé de sa divinité, afin d’obtenir celle-ci, en retour, de l’odyssée des temps » ; et plus clairement encore, comme on vient de voir, quand il propose « l’idée d’un Dieu qui pour un temps — le temps que dure le processus continué du monde — s’est dépouillé de tout pouvoir d’immixtion dans le cours physique des choses de ce monde ».

La pensée chrétienne de la « résurrection » exprime bien cette idée que la toute-puissance divine n’est pas perdue, qu’elle se retrouve sous une autre forme, dans la forme de l’immanence précisément. La puissance apparaît alors au coeur même de la faiblesse et de la souffrance, comme dépassement de cette souffrance, comme victoire de cette faiblesse, ainsi qu’on a vu dans le paradoxe paulinien de « la faiblesse de Dieu plus forte que les hommes ». Le fait que Jonas n’ait pas recours à l’idée de résurrection comporte des différences que je suis encore porté à interpréter comme des interpellations à la pensée chrétienne. D’abord, la victoire sur le mal et la souffrance est de nature eschatologique : elle ne se réalise vraiment qu’au terme de l’odyssée des temps. Et puis, l’application à Dieu lui-même du thème de la kénose, de l’auto-abaissement, implique qu’on lui attribue également celui de la résurrection. On entrevoit quelle signification cela peut avoir quant au concept de Dieu.

Une autre différence avec la pensée chrétienne chez H. Jonas, c’est le risque couru par Dieu dans cette aventure de l’évolution cosmique et de l’histoire humaine : « Il s’est dépouillé de sa divinité, afin d’obtenir celle-ci, en retour, de l’odyssée des temps, donc chargée de la récolte fortuite d’une imprévisible expérience temporelle, lui-même, Dieu, étant alors transfiguré, ou peut-être aussi défiguré par elle[23]. » Mais Jonas n’accentue le risque de l’aventure divine dans l’histoire que pour souligner la responsabilité humaine à l’égard de cette histoire. Un autre thème intervient alors au terme de sa conférence. C’est l’idée qu’il revient maintenant à l’homme d’aider Dieu : « Dieu, après s’être entièrement donné dans le monde en devenir, n’a plus rien à offrir : c’est maintenant à l’homme de lui donner[24]. » On voit la différence avec Bonhoeffer qui soutenait plutôt que « seul le Dieu souffrant peut aider ». Il y a là, il me semble, une nuance intéressante dans l’expérience religieuse. Le théologien chrétien voit Dieu d’abord comme grâce et il s’applique à accueillir le don de Dieu. Le philosophe juif fait plutôt l’expérience de l’interpellation, de l’exigence divine ; il mettra donc l’accent sur la responsabilité humaine. C’est à nous alors qu’il appartient d’aider Dieu, de donner à Dieu.

Je dois encore signaler à ce propos un apport de Hans Jonas qui m’a été très précieux au cours des dernières années. C’est la référence qu’il fait, au terme de sa conférence, à Etty Hillesum : « L’idée que c’est nous qui pouvons aider Dieu plutôt que Dieu nous aide, je l’ai rencontrée depuis, exprimée de façon émouvante, chez une des victimes d’Auschwitz elle-même, une jeune juive hollandaise, qui l’a validée en fondant son action sur elle jusqu’à sa mort[25]. » Jonas se réfère alors à l’admirable « Prière du dimanche matin » qu’on peut lire dans le journal d’Etty en date du 12 juillet 1942, au pire de la persécution nazie :

Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous[26].

On comprend Hans Jonas d’insister sur cette référence. À juste titre, il estime trouver là une confirmation de ses vues. Effectivement, la pierre de touche de toute pensée religieuse, c’est l’expérience religieuse. Une belle croyance, un beau dogme qui ne sont pas fondés sur l’expérience sont comme des chèques sans fonds. Jonas reconnaît chez Etty l’expression de l’impuissance divine, conjuguée avec celle de l’impuissance humaine. Et pourtant, une force extraordinaire émane de cette rencontre. Etty en témoigne dans les lignes qui suivent : « Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. »

Pour ce qui me concerne, je trouve dans ce passage d’Etty Hillesum la confirmation de l’image d’un Dieu immanent, non supranaturaliste : un Dieu qui n’intervient pas du haut du ciel pour régler nos situations humaines, mais qui en nous-mêmes est principe de courage et de résistance. Je trouve encore plus dans l’expérience d’Etty : c’est l’idée que « Dieu » est l’objectivation, la projection objective de notre expérience religieuse révélationnelle. Elle écrit le 14 juillet 1942 : « Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu[27]. » Et deux mois plus tard, le 17 septembre 1942 : « C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce “moi-même”, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle “Dieu[28]”. » On aura compris que cette couche la plus profonde et la plus riche de soi, c’est la transcendance divine au coeur de soi-même, la transcendance au coeur de l’immanence, ce que John A.T. Robinson appelait bien justement : The Beyond in the Midst.

V. La puissance de la résurrection

Au cours des dernières années, j’ai donc poursuivi deux lignes de pensée. Ce fut d’abord une réflexion de type philosophique, ontologique. Tillich marque sûrement un renversement à l’intérieur de cette ligne de pensée ; il nous invite à passer d’une conception supranaturaliste de Dieu à celle d’un Dieu immanent. Mais on demeure toujours là dans la sphère ontologique : on passe de l’idée de Dieu conçu comme un être, à l’idée de Dieu comme l’être-même. L’autre ligne de pensée est celle de la théologie biblique. On a pu y voir encore un renversement, celui de la théologie après Auschwitz, telle qu’illustrée par la conférence de Hans Jonas. Encore là cependant, il s’agit d’un renversement à l’intérieur d’une même ligne de pensée juive, fortement inspirée par les écrits bibliques. Il suffit de se rappeler le nouveau mythe de la création proposé par Hans Jonas.

J’ai déjà signalé ces deux voies dans mon cours sur Dieu. J’y montrais comment la première explore le thème théologique de la toute-puissance divine sur le fond philosophique de la puissance de l’être, tandis que la seconde suit plutôt le thème biblique de la souffrance de Dieu, ce qui constitue comme l’envers de la toute-puissance[29]. Un article ultérieur m’a donné l’occasion d’approfondir quelque peu la même thématique[30]. J’ai alors présenté la première voie comme celle de l’analogie, la seconde étant celle du paradoxe. Nous l’avons vu, c’est bien cette voie du paradoxe qu’entend suivre saint Paul dans sa proclamation du Christ crucifié.

Ce paradoxe paulinien de la Croix constitue pour tout théologien un défi, une énigme qu’il se doit de résoudre d’une façon ou d’une autre. Il s’agit, en fait, d’une énigme à trois dimensions. Il y a d’abord le paradoxe christologique proprement dit. À ce premier niveau, tout théologien chrétien est bien d’accord pour affirmer un Christ crucifié, ce qu’il expliquera d’une façon ou d’une autre, d’après le dessein salvifique de Dieu. Mais dès qu’on passe au second niveau du paradoxe, l’accord cesse : l’image d’un Christ crucifié permet-elle de conclure à celle d’un Dieu crucifié ? Tout ce qui précède dans cet exposé montre bien que j’ai moi-même fait le passage, dans le sens des théologies de la Croix, celle de Jürgen Moltmann tout particulièrement[31] : le renversement chrétien de l’idée vétérotestamentaire du Messie implique un renversement parallèle dans l’idée même de Dieu, ce que saint Paul appelle ici « la faiblesse de Dieu[32] ».

Il y a enfin un troisième niveau du paradoxe plus fondamental encore que les deux premiers. La question est alors la suivante : l’Évangile du Christ crucifié pourrait-il comporter en germe non seulement une critique et un renversement de l’idée de Dieu, mais également une critique et un renversement de la conception de l’être, une critique et un renversement de l’ontologie grecque ? C’est la question que j’ai abordée à la basilique de Québec, dans le cadre des conférences du Carême[33].

Au point de départ se trouve la question des rapports entre la raison philosophique et la révélation religieuse. On a coutume d’affirmer la priorité de la raison : serait donnée d’abord l’évidence naturelle de la raison, à laquelle s’ajouterait ensuite la lumière de la révélation. N’est-ce pas là cependant une autre expression de la pensée supranaturaliste : à la superposition des deux mondes, naturel et surnaturel, correspond la superposition des deux types de connaissance, naturelle et surnaturelle. Mais si l’on considère de plus près l’évolution des cultures et des religions, on constate que c’est plutôt l’inverse qui se produit dans l’histoire : la lumière de la raison apparaît d’abord sous la forme d’une intuition religieuse, qui se développe ensuite en conception philosophique. Une nouvelle intuition religieuse (une nouvelle révélation) devrait donc produire tôt ou tard une rupture de l’ordre rationnel établi, avec l’avènement d’un nouveau paradigme philosophique.

C’est ce qu’on peut découvrir, il me semble, au cours de l’histoire religieuse et philosophique de l’Occident. La philosophie grecque, on peut le supposer, constitue l’expression rationnelle de certaines valeurs religieuses. On voit, en tout cas, que la plénitude de l’être, telle qu’on la conçoit alors, ne comporte aucune négativité. Bien sûr, Aristote dépasse l’aporie de Parménide (« l’être est, le non-être n’est pas ») en concevant le devenir comme un composé d’être et de non-être, un composé d’acte et de puissance. Mais justement, selon cette conception, le devenir est inférieur à l’être : c’est la voie vers l’être (la « génération ») ou la dégradation de l’être (la « corruption »). L’être pur et simple, l’être sans mélange, ne comporte aucune négativité. On le voit bien dans la conception aristotélicienne de Dieu, défini comme « la pensée qui se pense elle-même ». C’est la pure identité de l’être avec lui-même.

On peut prétendre sans trop de risque que c’est précisément cette philosophie qui a prévalu au Moyen Âge dans la conception thomiste de Dieu comme acte pur. Affirmer de Dieu qu’il est acte pur, c’est en effet exclure de l’essence divine tout élément de négativité et, par conséquent, tout devenir, toute passibilité, toute possibilité de souffrir et de mourir. Et c’est bien dans cette ligne de pensée que se situe l’interprétation de la toute-puissance divine dans la Somme théologique. Il n’y a en Dieu aucune négativité, aucune imperfection. Il ne peut donc y avoir aucune puissance passive susceptible d’actualisation. Telle est la condition de la toute-puissance divine, comme expression de l’acte pur, de la parfaite plénitude de l’être.

Ce type d’ontologie aristotélicienne me semble cependant avoir été dépassé à l’époque moderne par la pensée dialectique, où l’affirmation se trouve toujours liée à la négation. Car cette pensée dialectique, qui s’exprime d’abord au niveau de la logique, affecte aussi l’ordre ontologique, la pensée de l’être. Au niveau ontologique, l’être sera conçu alors comme unissant inséparablement l’affirmation et la négation. Une telle dialectique exprime au mieux le processus de la vie. Car celle-ci ne peut être conçue comme la pure identité de soi avec soi-même. C’est plutôt le constant processus de dépassement d’un état donné et du retour à soi selon une nouvelle synthèse, la séparation sans réunion signifiant la mort. Ainsi en sera-t-il du Dieu vivant. « En qualifiant Dieu de “vivant”, écrit Tillich, nous nions qu’il soit une pure identité de l’être en tant qu’être, et nous nions également qu’il y ait en lui une séparation nette de l’être avec l’être. Nous affirmons qu’il est le processus éternel qui pose la séparation et la surmonte par la réunion[34]. »

Ne pourrait-on pas dire alors que ce bouleversement de l’ontologie par la pensée dialectique est survenu sous l’inspiration de l’évangile chrétien, sous l’inspiration du message pascal de la mort et de la résurrection du Christ ? C’est ce que j’ai soutenu lors de cette conférence du Carême en me référant à Hegel. Le philosophe semble en effet nous orienter en ce sens quand, dans la conclusion de Glauben und Wissen (Foi et Savoir), il parle d’un « Vendredi-Saint spéculatif » (c’est-à-dire philosophique, ontologique), qui exprime conceptuellement le sentiment douloureux que « Dieu lui-même est mort ! » Mais le Vendredi-Saint n’est pas la fin de l’histoire, pas plus que le mouvement dialectique ne s’arrête au moment de la négation. Le récit évangélique culmine sur le Dimanche de Pâques, qui marque le troisième moment, le moment final de la dialectique, qui est celui de la réconciliation, de la victoire sur l’aliénation de la mort.

Le mystère pascal de la mort et de la résurrection du Christ devient alors la révélation du mystère de la vie divine, où le moment de la négativité, qu’on peut symboliquement assimiler à la mort, se trouve surmonté dans un troisième temps, qui est celui de la négation de la négation, celui de la victoire de la vie sur la négativité de la mort. Un tel discours sur la mort de Dieu n’implique d’aucune façon le refus de Dieu, ni la perte de Dieu. Ce serait le cas dans la perspective d’une philosophie où l’être et le non-être, la vie et la mort s’opposent de façon contradictoire. Mais la pensée dialectique d’inspiration chrétienne inclut le non-être à l’intérieur même de l’être ; elle inclut la mort à l’intérieur même de la vie. Ainsi, la perfection de l’être implique, dans l’être lui-même, la victoire de l’être sur le non-être. De même, la perfection de la vie implique, dans la vie elle-même, la victoire de la vie sur la mort. Dire de Dieu qu’il est mort signifie alors qu’il est assez puissant pour assumer en lui-même la négativité de la mort, en la dépassant dans le dynamisme d’une vie surabondante.

Nous revenons par là à notre point de départ. Chez saint Thomas, la conception de la toute-puissance découle directement de celle de l’être de Dieu. Il en va de même maintenant. Cependant, la vision ontologique a changé et elle a entraîné une évolution parallèle dans la notion de toute-puissance. Car l’être et la vie sont considérés maintenant comme des dynamismes qui comportent un moment de négativité. Et l’idée même de puissance implique aujourd’hui une résistance à surmonter[35]. La toute-puissance divine devient ainsi puissance de résurrection.

VI. Le premier article du Credo

En guise de récapitulation, je me réfère volontiers au premier article du Credo. Des théologiens ont suggéré de rejeter tout à fait le concept de toute-puissance. Et certains ont étendu la critique à tout le symbole des apôtres, qu’ils souhaiteraient voir éliminé de la liturgie. Ce n’est pas mon avis, même si je reconnais tous les malentendus et toutes les immaturités religieuses dont peut être affecté l’usage de ces termes. On pourrait en dire autant d’ailleurs de tous les termes et de tous les textes tant soit peu anciens du langage religieux. Ces archétypes religieux possèdent cependant le grand avantage d’être immédiatement enracinés dans le terreau de l’expérience religieuse. À l’origine, une telle expérience est sans doute bien primitive, charriant toutes sortes de scories. Elle devra être critiquée, purifiée, passer au crible de l’Évangile. Mais la critique devra se faire à l’intérieur même de l’expression religieuse en question, non pas de l’extérieur, en la repoussant comme inadéquate. Car éliminer le langage religieux primitif (originaire, archétypal) serait courir le risque d’évacuer l’expérience religieuse qu’il contient. Les concepts résultant d’une telle opération seraient d’autant plus vides d’expérience qu’ils sont plus purs, plus aseptisés. L’itinéraire théologique que je viens de retracer peut être considéré comme un tel cheminement critique (herméneutique), conduit de l’intérieur d’un symbole religieux tout à fait originaire, celui de la toute-puissance divine.

Il en va de même du premier article du Credo, qui constituait le domaine de mon enseignement au programme de théologie. Je tenais d’abord à m’en tenir aux limites de mon domaine, pour permettre un certain approfondissement, et pour ne pas donner aux étudiants l’impression que les mêmes questions se répètent constamment d’un cours à l’autre. Dans une première approche, j’avais donc laissé toute la problématique du salut au cours de christologie, portant sur le second article. Mais la question s’est vite posée : peut-on s’en tenir ainsi au premier article sans considérer le second ? Et plus fondamentalement : quel est le rapport entre le premier et le second article du Credo ? À cette dernière question, on peut faire deux réponses bien différentes, et je dois avouer que, là encore, je suis passé de l’une à l’autre.

Selon une première conception, les deux articles sont bien séparés, le premier étant présupposé au second. Le Credo présente d’abord le Père dans la gloire de la toute-puissance qui lui appartient de toute éternité et pour toute l’éternité. Le second article raconte alors la destinée historique du Fils qui, par l’incarnation, entre dans le temps, dans l’histoire souffrante des humains, assumée jusqu’au bout, jusqu’à la mort de la croix. Selon cette « théologie de la gloire », la transcendance du Père est absolue. Sa toute-puissance demeure intacte, nullement affectée par la destinée souffrante de son Fils.

Telle fut ma première pensée. Mais, depuis quelque temps déjà, je suis passé à une « théologie de la croix » qui accentue l’immanence du Père au coeur de l’histoire souffrante de l’humanité présente dans le Christ. Le premier article n’est pas éliminé, mais il est considéré en étroite corrélation avec le second. Ce dernier dépend du premier, pour autant que la souffrance et la mort du Christ sont vivifiées, dynamisées par la présence immanente de la toute-puissance divine. Le premier article, comme distinct du second, permet donc de discerner l’élément divin présent au coeur de la Passion du Christ ; il nous évite de verser dans la théologie de la mort de Dieu. Mais ce premier article est tout aussi étroitement relié au second : la toute-puissance du Père s’insère elle-même dans la dynamique de l’histoire, elle participe à la destinée souffrante du Christ et de l’humanité tout entière[36]. Le Credo se trouve ainsi interprété à la lumière du mystère pascal : les deux éléments, faiblesse humaine et puissance divine, sont bien distingués sans être séparés.