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La compréhension moderne du concept de « frontière » repose sur une perception et sur une définition essentiellement binaires. Il résulte de cette compréhension la construction négociée de lignes de partage claires et fixes entre territoires ou États, mais également, dans un sens figuré, entre groupes, communautés, ethnies, systèmes de pensée, cultures ou religions. À ce second niveau, le concept de frontière en interpelle généralement un autre, celui d’« identité » qui, dans son acceptation première, définit et implique que soit défini chaque individu ou chaque ensemble humain, peu importe sa taille, selon des critères précis (langue, culture, religion, citoyenneté, ethnicité, etc.). Dans cette perspective, les « frontières identitaires » possèdent une puissante fonction locative, car elles obligent à catégoriser les individus dans l’un ou l’autre de ces divers ensembles humains qu’elles tentent simultanément de départager et de définir. En effet, un individu ne peut normalement appartenir à la fois à deux ensembles situés sur un même plan identitaire, car l’esprit humain, même scientifique, encore fortement marqué par une compréhension binaire des réalités humaines et sociales, n’accepte que difficilement les zones de flou et les éléments jugés « incatégorisables ».

L’historiographie moderne a longtemps eu recours à cette compréhension du concept de « frontières identitaires » pour aborder la question de la « rupture » entre le « judaïsme » et le « christianisme » dans l’Antiquité. Mais contrairement à ce qu’on a longtemps considéré, ces « frontières » qui permettraient de les départager comme deux entités, voire deux « religions » distinctes, ne s’avèrent plus aussi facilement définissables et localisables dans le temps et dans l’espace. En effet, au cours des trois dernières décennies, à la lumière de la métaphore de la « croisée des chemins » (Parting of the Ways), de nombreux spécialistes ont remis en question plusieurs présupposés, théories et catégories historiques, idéologiques et théologiques qui ont, depuis le xixe siècle, voire antérieurement, orienté la recherche sur les origines du christianisme pour définir les « Juifs » et les « chrétiens » et leurs identités collectives respectives, pour saisir leurs interactions, pour établir des « frontières » claires et imperméables entre le « judaïsme » et le « christianisme » anciens, pour déterminer les causes et le moment précis où se serait produit, de manière unilatérale, ce qu’on a jadis considéré comme une « rupture » entre deux « religions ». Sans pouvoir reprendre ici l’ensemble des études sur la question[1] — qui continuent de paraître à un rythme soutenu, voire insoutenable tant cette production scientifique est abondante —, nous nous limiterons à esquisser brièvement certains des principaux paradigmes qui ont été proposés au cours des dernières décennies afin de comprendre comment, quand et pourquoi une telle « rupture » a eu lieu. Soulignons cependant qu’aucun des paradigmes qui seront évoqués dans le cadre de cette réflexion n’est véritablement parvenu à s’imposer de manière absolue, notamment en raison des présupposés sur lesquels ils ont été élaborés[2] et en raison de leur incapacité à expliquer dans son ensemble les relations réelles et discursives entretenues entre les « Juifs » et les « chrétiens » tout au long de l’Antiquité. Devant ce constat d’échec, qui a conduit à une remise en question de l’existence de véritables frontières qui seraient à la fois uniques, fixes et imperméables entre ces deux ensembles socio-religieux, la recherche actuelle tend à présenter la réalité historique du « judaïsme » et du « christianisme » anciens de manière beaucoup plus nuancée — relativisant les présentations monolithiques élaborées par la recherche antérieure — et à reconsidérer la notion même de « rupture », pour lui préférer celle de « séparation », de « déchirement », de « distanciation », de « différenciation », de « distinction » ou d’« éloignement » progressif. Ces nouvelles perspectives, qui s’insèrent elles-mêmes à l’intérieur des nouveaux paradigmes et des nouvelles orientations de la recherche actuelle, ont profondément contribué à renouveler notre compréhension du « judaïsme » et du « christianisme » anciens.

I. Du « supersessionisme » à la croisée des chemins d’une origine commune

La recherche portant sur la « rupture » entre le « judaïsme » et le « christianisme » peut, en simplifiant grandement, être divisée en cinq paradigmes interprétatifs que nous nous limiterons à résumer dans le cadre de cette étude[3]. Au cours de la première période, qui s’échelonne approximativement de la seconde moitié du xixe s. jusqu’au début du xxe s., la recherche sur les origines du christianisme a principalement été dominée par des historiens, des théologiens et des exégètes protestants, issus des facultés de théologie du protestantisme libéral allemand, tels que F.C. Baur (1792-1860)[4], W. Bousset (1865-1920)[5] et, bien évidemment, A. von Harnack (1851-1930)[6] dont les travaux ont eu une influence considérable avant d’être remis en question par A. Schweitzer (1875-1965)[7]. Ces penseurs — auxquels il faudrait ajouter E. Renan[8] — se sont principalement positionnés dans le sens contraire des travaux de Reimarus[9] en présentant un « Jésus historique » complètement coupé du « judaïsme » de son temps afin de le rendre plus acceptable pour un esprit du xixe siècle, « sa judaïté [étant] un point faible, un boulet à traîner[10] ». Se basant sur des présupposés idéologiques et théologiques, sur des mécompréhensions des réalités historiques et sur une lecture supersessioniste du Nouveau Testament et de la littérature polémique et triomphaliste des Pères de l’Église — qu’ils considéraient être l’expression des faits historiques —, ces penseurs ont majoritairement décrit le « judaïsme » du ier siècle, du moins celui ayant survécu à la destruction du Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, comme une « religion » monolithique en crise, repliée sur elle-même, enfermée dans un légalisme et un formalisme stricts, exempte de valeurs spirituelles, représentée essentiellement par le mouvement pharisien, mouvement qui aurait lui-même donné naissance au mouvement rabbinique, sur lesquels ils projetèrent, souvent par méconnaissance, leurs interprétations négatives de la littérature rabbinique[11].

Pour représenter ce « judaïsme en déclin », W. Bousset[12], E. Schürer[13] et surtout A. von Harnack[14] ont élaboré la notion de « judaïsme tardif » (« Spätjudentum ») en lui donnant l’image d’une religion mûre pour être remplacée par un « christianisme » triomphant, l’image d’une « religion mère » qui aurait donné naissance à une « religion fille » appelée à lui survivre et qui seule pouvait légitimement poursuivre son legs et se réclamer d’être le Verus Israel[15]. Pour expliquer la « rupture » entre le « judaïsme » et le « christianisme », ces chercheurs ont alors (re)construit un récit linéaire d’une partition unique et unilatérale dont l’explication devait d’abord être cherchée dans le Nouveau Testament. Ils ont alors proposé un premier paradigme qui situait la « rupture » soit entre 28 et 30, quand Jésus aurait proclamé sa nouvelle vision d’Israël, soit, selon un second paradigme, dans les années 50, quand, selon eux, les communautés pauliniennes se seraient perçues comme séparées et indépendantes des synagogues de la Diaspora après que la prédication de Paul ait confirmé, voire accéléré, la « rupture » avec le « judaïsme » amorcée par Jésus lui-même[16]. Au-delà de cette « rupture », le « judaïsme » et le « christianisme » se seraient développés dans un relatif isolement l’un de l’autre, sans aucune influence l’un sur l’autre, le « judaïsme » ne pouvant plus rien apporter au « christianisme ». Par conséquent, « à partir de ce point, la pertinence du judaïsme dans l’auto-définition du christianisme se limitait aux Écritures que l’Église tenta de se réapproprier pour en faire son Ancien Testament et aux Juifs littéraires de l’imagination chrétienne, construits sur des paradigmes bibliques afin de servir de gages aux débats internes ou intra-chrétiens[17]. »

Ces deux paradigmes d’une haute et unique « rupture » entre un « judaïsme » déclinant et un « christianisme » triomphant vont progressivement être remis en cause, mais il faudra attendre les événements de la Seconde Guerre mondiale et le traumatisme de l’Holocauste pour voir émerger un troisième paradigme interprétatif. Il faut toutefois faire remonter les prémices de cette remise en cause à la période de l’entre-deux-guerres avec les travaux de J. Parkes sur les racines de l’anti-sémitisme moderne. Dans son ouvrage The Conflict of the Church and the Synagogue, publié en 1934, J. Parkes a affirmé la continuité des relations entre les « Juifs » et les « chrétiens » durant la période apostolique remettant ainsi en question le consensus qui avait alors cours, soit que Jésus, que Paul ou que les communautés pauliniennes auraient institué le « christianisme » comme une « religion » indépendante et autonome du « judaïsme ». Pour J. Parkes, la « séparation » définitive entre les deux « religions » serait plutôt survenue entre la fin du premier et le début du second siècle, soit entre la première et la seconde révoltes « juives » contre Rome (70-135), période qui correspondrait ainsi à l’émergence du « christianisme » en tant que nouvelle « religion ». Au-delà de cette période, les relations entre les « Juifs » et les « chrétiens » auraient été somme toute limitées et surtout hostiles. J. Parkes a ainsi été l’un des premiers à populariser le concept de « Parting of the Ways », intitulé du troisième chapitre de son ouvrage, largement repris par la recherche ultérieure, et à parler de ce moment critique comme d’une « séparation[18] ». Ainsi, comme le soulignent A.Y. Reed et A.H. Becker, « les résultats de ses travaux sur les relations entre Juifs et chrétiens anticipèrent, dans presque tous ces détails, le modèle de la partition qui domine actuellement la recherche sur ces questions[19] ».

On doit cependant à M. Simon une importante enquête sur les relations entre les « Juifs » et les « chrétiens » dans l’Antiquité. Dans sa célèbre thèse publiée pour la première fois en 1948, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425), M. Simon s’oppose d’une part au supersessionisme d’A. von Harnack en montrant que le « judaïsme » a continué, peut-être jusqu’à l’époque de Constantin, donc au-delà de ce que prétendait J. Parkes, à concurrencer vigoureusement le « christianisme » : « […] l’explication par les catastrophes palestiniennes tourne court. Elle est infirmée par la survivance, après 70 et même après 135, d’un judaïsme hellénistique très ouvert et très accueillant ; elle l’est surtout par ce conflit même dont Harnack conteste la réalité, entre l’Église et la Synagogue : il n’est plus concevable une fois opéré le repli d’Israël[20] ». D’autre part, ses travaux ont montré que, contrairement à ce que prétendait A. von Harnack, les oeuvres polémiques chrétiennes sur les « Juifs » ne correspondaient pas à un code rhétorique d’un passé révolu, une simple construction discursive, mais s’avéraient plutôt le reflet de confrontations continues entre les « chrétiens » et les « Juifs » tout au long de l’Antiquité. Cette polémique « anti-juive » ou plutôt « anti-judaïque » correspondrait ainsi à une polémique engagée contre la vitalité du judaïsme et l’attraction qu’il exerçait sur certains « chrétiens » et Gentils. Par conséquent, il ne convenait plus, selon lui, de considérer le « judaïsme » de cette époque comme moribond et replié sur lui-même, tel que l’avait fait l’historiographie antérieure, mais comme une « religion » toujours vigoureuse et attractive. Finalement, pour M. Simon, c’est la révolte « juive » de 135 de notre ère menée par Simon Bar Kosibah qui a marqué une étape importante dans le processus de « distanciation » entre les deux « religions » tout en considérant le « décret apostolique » mentionné en Actes 15 comme le début timide d’une « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », du moins d’« une prise de conscience par les chrétiens et par les Juifs, de la spécificité du christianisme[21] ».

Ces nouvelles approches des relations entre les « Juifs » et les « chrétiens » ont grandement contribué au renouveau de la recherche sur la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », qui s’est grandement accélérée au tournant des années 1980, propulsée par de nouvelles découvertes littéraires et archéologiques, par une relecture des textes anciens — issus tant du « judaïsme » que du « christianisme » — et par les travaux entourant la « Troisième » puis la « Quatrième » quête du « Jésus historique[22] ». Néanmoins, le paradigme historique d’un récit principal d’une haute et absolue « séparation » — qui serait survenue soit dans la seconde moitié du ier siècle[23], soit entre la première et la seconde révolte « juive » (70-135)[24], soit entre la seconde révolte « juive » et la fin du iie siècle lorsque furent rédigés les premiers écrits « anti-judaïques » par les auteurs « chrétiens » (135-200)[25] — demeure encore très présent dans l’historiographie, bien qu’un quatrième paradigme tende à s’imposer depuis le début des années 1990, soit celle d’une « partition » plus tardive et plus progressive qui se serait achevée au cours du ive siècle, voire ultérieurement, alors que le « christianisme » s’est institutionnalisé comme « religion » d’État. L’étude de la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » doit désormais prendre en considération les nouvelles orientations de la recherche sur le « judaïsme » et le « christianisme » anciens qui ont grandement contribué à reconsidérer le modèle même du « Parting of the Ways » et à lui apporter plusieurs nuances.

II. Nouvelles orientations et perspectives de la recherche sur le « judaïsme » et le « christianisme » anciens : quelques remarques sur l’historiographie récente

Depuis les trois dernières décennies, notre compréhension du « judaïsme » et du « christianisme » anciens s’est grandement nuancée, mais pas nécessairement simplifiée, notamment par la découverte, la traduction et le commentaire de nouveaux manuscrits — entre autres les recherches portant sur les manuscrits de Nag Hammadi et de Qumran —, de même que par la multiplication des découvertes archéologiques — en Palestine et plus particulièrement en Galilée —, épigraphiques, papyrologiques et numismatiques. À ces découvertes, il convient d’ajouter d’autres facteurs de renouvellement historiographique : des conceptualisations nouvelles — notamment sur la validité pour l’Antiquité des catégories « judaïsme », « christianisme » et « religion » —, des précisions terminologiques, un effort d’historisation, les apports de la French Theory, du Linguistic Turn, des Cultural et des Post-Colonial Studies, des enquêtes sur les constructions/déconstructions/reconstructions des « identités anciennes », de même qu’un travail sur les sources — une relecture plus critique des écrits canoniques et extracanoniques des deux premiers siècles, eux-mêmes réintégrés dans la littérature du « judaïsme » anciens[26]. Nous ne pourrons encore une fois qu’effleurer certaines de ces nouvelles orientations de la recherche en soulignant celles qui nous paraissent les plus éclairantes pour tenter de mieux comprendre le processus de « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme[27] ».

1. Du « Spätjudentum » au « Second Temple Judaism » : nouvelles orientations et perspectives de la recherche sur le « judaïsme » ancien

La recherche sur le « judaïsme » ancien a introduit ces dernières années diverses précisions terminologiques dont la plus significative est celle de « Judéen » pour remplacer l’emploi anachronique du terme « Juif ». Pour plusieurs spécialistes, la dénomination de « Judéens » s’avère actuellement plus conforme pour traduire l’ethnonyme Ioudaios employé aux ier et iie siècles de notre ère, voire ultérieurement, et désignant un groupe ethnique qui se définit et qui est défini, en premier lieu, par son appartenance à une origine géographique commune, la Judée (terrestre) ou Israël (spirituel), et qui, en second lieu, se distingue de manière comparable aux autres ethnies antiques par ses traditions, ses lois, ses croyances, ses pratiques religieuses, culturelles et sociales particulières[28]. Dans l’Antiquité, la dénomination « Judéens » — qui concernait non seulement les « Judéens » vivant en Judée ou plus largement en Palestine, mais également ceux vivant en Diaspora[29] —, recouvrait ainsi un sens à la fois ethno-géographique et ethno-religieux — ou ethno-culturel pour être plus conforme à la réalité antique —, le premier ayant cependant précédé le second qui s’est progressivement imposé, notamment en raison du conflit qui l’opposait au « christianisme[30] ». Ainsi, comme le précise S.C. Mimouni, « dans la littérature judéo-araméenne, originale ou traduite, “Judéen” est en principe le vocable qui est utilisé par les non-Judéens, […] “Israël” ou “Israélite” est le vocable par lequel le peuple se [désigne] lui-même[31]. » Cette précision terminologique a eu pour conséquence de délaisser une définition strictement religieuse des « Judéens » pour lui redonner le sens ethnique qu’il recouvrait dans un monde où les définitions identitaires étaient essentiellement basées sur les appartenances ethniques et les statuts civiques ou « ethno-civiques[32] » et de considérer le « judaïsme » non pas comme une « religion » au sens moderne du terme, mais plutôt comme une tradition ethno-religieuse qui était comprise de diverses manières par les différents courants qui la composaient.

Par ailleurs, plusieurs études ont contribué à déconstruire les stéréotypes liés à l’appellation « judaïsme tardif » proposée par les tenants de l’école libérale allemande, préférant plutôt la désignation de « judaïsme primitif/ancien » (Early Judaism), ou, plus récemment, de « judaïsme intermédiaire » (Middle Judaism[33]), ce dernier correspondant à une période transitoire (300 avant notre ère-200 de notre ère) entre le « judaïsme antique » et les deux principales tendances qui en émergeront au iiie siècle de notre ère, soit le « judaïsme rabbinique » et le « christianisme » ou plutôt, comme on tend parfois à le désigner, le « judaïsme chrétien ». Pour J.J. Collins, il serait peut-être préférable d’utiliser l’appellation « judaïsme du Second Temple » (Second Temple Judaism), comme on tend de plus en plus à le faire dans la littérature scientifique, du moins pour la période comprise entre la conquête d’Alexandre vers 333/332 avant notre ère et le règne d’Hadrien (117-138) ou la fin de la Seconde guerre judéenne (132-135), désignation qui nous semble effectivement beaucoup plus neutre et englobante[34].

Le renouveau de la recherche sur le « judaïsme de la Période du Second Temple » — notamment sur le « judaïsme » au temps de Jésus, dont les prémices remontent aux années 1970 et qui a grandement influencé celle sur la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme[35] » —, s’est d’abord intéressé à montrer la pluralité du « judaïsme », non seulement avant, mais également après la destruction du Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, diversité à l’intérieur de laquelle le « christianisme » ne représentait qu’une tendance minoritaire parmi tant d’autres[36]. Pour qualifier cette diversité, R.A. Krafts employa l’expression « judaïsme multiforme » alors que J. Neusner préféra parler de « judaïsmes » au pluriel[37]. S. Schwartz a cependant rejeté cette dernière expression considérant que le judaïsme de l’époque est certes complexe, mais nullement multiple[38]. L’étude de cette complexité tend actuellement à prendre en considération une troisième composante plus méconnue du « judaïsme » ancien, soit le « judaïsme synagogal » — de langue et de culture hellénistiques comme de langue et de culture araméennes —, regroupant la majorité des Judéens de l’Antiquité et dont la présence est attestée avant et après la destruction du Temple de Jérusalem non seulement en Diaspora, mais également en Palestine[39]. Toutefois, bien qu’heuristiquement intéressant, le concept de « judaïsme synagogal » méritera d’être précisé au cours des prochaines années, car il demeure encore flou et mal exploité, voire mal exploitable, par la recherche actuelle en raison des imprécisions qu’il recouvre et des questionnements qu’il soulève[40]. Il semble toutefois certain que cette troisième forme de « judaïsme » a peu à peu été intégrée dans l’une ou l’autre des deux autres composantes du « judaïsme », soit dans le « judaïsme rabbinique », soit dans le « judaïsme chrétien », et qu’il joua un rôle non négligeable dans le processus de « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme[41] ».

On tend également à nuancer le modèle de formation de l’autorité rabbinique en soulignant que « la continuité entre les pharisiens et les rabbins est loin d’aller de soi […] et que l’autorité rabbinique semble s’être limitée à leurs disciples à l’intérieur de leur mouvement […][42] ». Il faudra ainsi bien du temps à l’autorité rabbinique pour s’imposer sur l’ensemble de la société judéenne, tant en Palestine qu’en Diaspora, et pour exclure, du moins pour un temps et partiellement, les différents mouvements judéens considérés par elle comme marginaux, parmi lesquels se trouvaient certains mouvements « chrétiens », notamment ceux demeurés très près du milieu synagogal. Pour D. Boyarin, il est d’ailleurs loin d’être certain que le « judaïsme rabbinique » soit devenu la forme populaire du « judaïsme » antique[43]. R. Bauckham a également souligné le fait que « we do not know how quickly rabbinic Judaism became the overwhelmingly dominant form of non-Christian Judaism[44] ». Ainsi, pour certains spécialistes, il faudra attendre la fin du iie ou le début du iiie siècle pour que les rabbins acquièrent une autorité suffisamment importante pour imposer une certaine uniformisation du « judaïsme » autour de leur mouvement, alors que, pour d’autres, l’affirmation de l’autorité rabbinique ne surviendrait pas avant le ive siècle, voire le viie siècle lors de la conquête arabe[45]. Cette compréhension renouvelée de la diversité historique du « judaïsme » ancien a également obligé à revoir certains présupposés de la recherche, notamment en ce qui concerne le mythique « synode » ou « concile » de Yabneh/Jamnia[46] et l’application de ses décisions à l’ensemble des communautés judéennes, et également en ce qui concerne la Birkat Ha-Minim qui continue de susciter de nombreux débats entre spécialistes[47].

C’est donc à l’intérieur de cette diversité que le mouvement des disciples de Jésus, qui deviendra ultérieurement — mais peut-être pas avant le iiie siècle selon certains, voire le ive siècle selon d’autres — ce qu’on nomme « christianisme », a progressivement pris forme. Les nouvelles orientations de la recherche ont ainsi contribué à mettre en lumière la diversité socio-religieuse ou communautaire et la flexibilité théologique du « judaïsme » du iiie siècle avant notre ère au iiie siècle de notre ère — au sein duquel le « judaïsme chrétien » était l’un des courants, mais pas nécessairement le plus extrême — à l’intérieur duquel il existait encore certaines zones de discussion et de contestation exégétiques sur la Torah permettant à diverses positions, telles que celle de Jésus ou de Paul, d’être exprimées sans nécessairement transgresser les « normes » établies, sans qu’il faille nécessairement parler ici d’« orthodoxie », malgré les frictions et les conflits que cela pouvait engendrer[48].

2. Du « christianisme » unifié à la diversité des « communautés chrétiennes » : nouvelles orientations et perspectives de la recherche actuelle sur le « christianisme » ancien

Les avancées de la recherche des dernières années obligent à reconsidérer complètement le « christianisme » des premiers siècles afin de prendre en considération la grande diversité de ses communautés qui étaient composées majoritairement de croyants d’origine judéenne et/ou d’origine grecque appartenant à des ères culturelles différentes, respectant ou non l’ensemble des observances et célébrations du « judaïsme », reconnaissant la messianité et/ou la divinité de Jésus et fréquentant ou non les synagogues judéennes. Par conséquent, comme l’a souligné F. Vouga, « la diversité est un élément constitutif du christianisme primitif, et la pluralité est une composante de la définition que le christianisme donne de lui-même[49] », définition qui « se caractérise précisément par le fait qu’unité et diversité ne s’opposent pas, mais constituent les dimensions complémentaires et solidaires d’un universalisme pluraliste[50] » qui a fini, non sans quelques difficultés, par s’imposer comme tendance majoritaire au cours des deux premiers siècles de notre ère. La reconnaissance de cette pluralité par la communauté scientifique repose notamment sur une relecture et sur une revalorisation de la littérature chrétienne — canonisée, apocryphisée, apostolique, gnostique, manichéenne, patristique — acceptée dans son ensemble comme l’expression de différentes traditions, théologies, christologies, messianologies, ecclésiologies et idéologies propres aux diverses communautés « chrétiennes » qui se sont progressivement constituées et opposées à travers l’Empire romain et ses différentes ères culturelles durant les quatre premiers siècles de notre ère[51].

Par conséquent, il devient difficile, voire impossible, de considérer Jésus ou Paul comme les véritables fondateurs du « christianisme », l’un et l’autre étant des « Judéens » demeurés attachés à leurs racines « judaïques » et ne prônant pas une « rupture » radicale avec le « judaïsme » au sein duquel se maintient leur pensée respective[52]. En réalité, il convient plutôt de considérer que le « christianisme » — comme tout mouvement religieux à l’époque et en tout temps — est davantage une construction collective et communautaire, idéologique et théologique reposant sur de nombreuses polémiques avec le « judaïsme », avec la culture gréco-romaine et entre courants « chrétiens » de même que sur un long et complexe processus d’acculturation culturelle et religieuse à travers des échanges, des emprunts et des réinterprétations du « judaïsme » dont il est issu et principalement, mais non exclusivement, de l’« hellénisme » qui fut progressivement intégré à la pensée « chrétienne » au cours des iie et iiie siècles[53]. Ainsi, comme l’a souligné P. Gisel, « parler de christianisme proprement dit, en termes d’histoire effective et religieusement structurée, n’a pas de sens avant le iie siècle, autour de l’an 135 disent certains, de l’an 180 disent d’autres[54] ». Certains spécialistes estiment même que le « christianisme » n’existe pas véritablement avant le ive siècle, soit avant qu’une tendance parmi d’autres sorte victorieuse, ou du moins parvienne à s’imposer en prenant appui sur l’autorité impériale, des conflits « interchrétiens » des iie et iiie siècles, et qu’il vaudrait peut-être mieux parler « “des Églises” plutôt que de l’Église, car l’unité institutionnelle et culturelle est encore loin d’être réalisée au ive siècle, même si le christianisme est devenu la religion de l’État[55] ». De fait, cette unité institutionnelle ne s’est jamais totalement réalisée ni dans l’Antiquité, ni actuellement.

En prenant en considération la pluralité des communautés « chrétiennes » et le long et complexe processus par lequel s’est progressivement constitué le « christianisme » ancien à travers une négociation entre diverses potentialités discursives, la recherche sur le « christianisme » des premiers siècles s’est particulièrement intéressée au cours des dernières années au processus de construction de l’« identité chrétienne », approche qui elle-même s’intègre dans le vaste chantier en cours sur les questions des modes et des processus de définition identitaire dans l’Antiquité[56]. Sans reprendre un dossier que nous avons amplement abordé ailleurs[57], mentionnons cependant que « l’identité chrétienne varia historiquement en fonction du contexte et des modèles promus dans chaque ère culturelle[58] » et qu’il serait préférable de parler des « identités chrétiennes », donc d’« identités communautaires chrétiennes » qui ont différé dans le temps et dans l’espace, avant qu’une énonciation identitaire majoritairement partagée, voire imposée, n’émerge au cours du ive siècle, voire ultérieurement, lorsque s’est structurée et imposée de manière plus tangible l’autorité de l’Église[59].

Peut-être serait-il également préférable de parler, comme l’a récemment proposé S.C. Mimouni, de « conscience (consciousness) identitaire chrétienne », pour la période antérieure au ive siècle et dont la définition repose sur « une appartenance à une connaissance philosophique ou à une croyance religieuse » ne remettant pas en cause les autres formes d’identité — principalement ethnique et civique —, mais ayant plutôt la possibilité de les transcender[60]. Ainsi, poursuit S.C. Mimouni, « il y a une grande différence entre les Judéens qui partagent une identité et les chrétiens qui, nonobstant leur identité d’origine, partagent une croyance[61] », « une “conscience fédérative”, celle de leur fidélité à la messianité de Jésus de Nazareth[62] ». C’est donc en étant conscients d’appartenir à une entité formée sur la base de croyances communément partagées que les « chrétiens », au-delà de leurs statuts d’appartenance ethnique et civique individuels, ont d’abord constitué un groupe particulier au sein de leur environnement social et qu’ils ont été reconnus comme tels[63]. Autour de ce groupe, se sont peu à peu constitués et mis en place des espaces, des lieux, des pratiques rituelles et sacramentelles, des institutions et des ministères, de même que de nombreux autres éléments tels qu’un « canon » scripturaire et certaines « traditions » qui deviendront à leur tour des marqueurs de leur « identité groupale ». Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier, comme l’a souligné M. Sachot, que la définition du « christianisme » en tant que religio est le résultat d’un processus discursif d’auteurs « chrétiens » qui ont réinterprété et renversé le binôme antinomique religio/superstitio — renversement et terminologies qui font eux-mêmes l’objet d’un vaste requestionnement[64] —, des auteurs latins afin d’en faire une catégorie spécifique, un des principaux et des plus fédérateurs marqueurs de l’« identité chrétienne[65] ». Les « chrétiens » ont ainsi progressivement et discursivement élaboré un nouveau mode de définition identitaire dans l’Antiquité basé non plus sur une appartenance ethnique ou civique, mais sur une appartenance strictement religieuse. Il n’en demeure pas moins complexe de déterminer à partir de quel moment les « chrétiens » sont passés d’une « conscience identitaire » à une « identité » d’ordre religieux[66], mais il semble certain que cette potentialité discursive de définition identitaire en a côtoyé plusieurs — notamment celle de genos[67]avant de les supplanter et de s’imposer. Finalement, soulignons que les recherches sur le processus de construction d’une « conscience identitaire chrétienne » sont intrinsèquement liées aux recherches portant sur le processus de « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme », car c’est d’abord et plus intimement par rapport au « judaïsme » que la question identitaire s’est posée pour les premiers « chrétiens ».

III. D’un conflit parental ou familial à la « croisée des chemins » : l’émergence d’un quatrième paradigme interprétatif de la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » anciens

Les effets de ces nouvelles orientations de la recherche sont évidents dans l’approche que l’on fait actuellement du « judaïsme » et du « christianisme » des premiers siècles de notre ère, des relations entretenues entre les « Judéens » et les « chrétiens » tout au long de l’Antiquité et de leur processus de « distanciation » à travers la formation de leur autorité religieuse respective et le passage, tant pour les « Judéens » que les « chrétiens », d’identités plurivoques à des identités univoques. Du point de vue historique, il est désormais « difficile de considérer le judaïsme du premier siècle comme une “religion mère”, unique et unifiée qui aurait donné naissance à une progéniture[68] », le « christianisme », tout comme il s’avère impossible de considérer le « christianisme » comme une « religion fille », unique et unifiée ayant rapidement supplanté et accompli le « judaïsme ». Pour remplacer cette image désuète de la parenté « mère/fille », plusieurs métaphores et paradigmes historiques ont été proposés afin de reconsidérer de manière plus positive les relations entre les « Judéens » et les « chrétiens » et de considérer plutôt que le « judaïsme » et le « christianisme » ont été deux entités religieuses coémergentes[69].

Pour tenter de dépasser la compréhension supersessioniste des relations entre les « Judéens » et les « chrétiens », plusieurs spécialistes ont proposé de les aborder dans une perspective de « gémellité » ou en termes de « fratrie », conception reposant sur un paradigme considérant que le « judaïsme » et le « christianisme » anciens ont indéniablement partagé une parenté commune avant et après leur « séparation », bien qu’on tende désormais à considérer que la revendication de cette parenté ne concernait de fait que le « christianisme ». Pour décrire cette parenté, A. Segal, s’inspirant de la réinterprétation du récit biblique des enfants de Rebecca, a privilégié la métaphore de « frères jumeaux[70] », D. Marguerat préféra celle de « frères ennemis[71] » alors que S.C. Mimouni introduisit récemment un troisième élément familial en parlant de « frères triplets[72] ». Dans ce modèle, qui a pour avantage de réunir deux notions importantes, la parenté et la rivalité, les « jumeaux » ou les « frères » se seraient progressivement « séparés », à partir d’un certain nombre de polémiques et de controverses successives — tant « interjudéennes », « interchrétiennes » qu’entre « Judéens » et « chrétiens » — portant principalement sur les observances et les interprétations de la Torah de même que sur la reconnaissance de Jésus comme Messie et/ou divinité afin de construire des « identités » distinctes « tout en continuant de partager un même code génétique qui les rendait semblables à bien des égards[73] ».

C’est cependant la métaphore de la croisée des chemins (Parting of the Ways) qui est actuellement la plus répandue pour expliquer le processus de « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme ». Or, comme le souligne A. Reinhartz :

Cette formulation implique que le judaïsme rabbinique et le christianisme se sont détachés plus ou moins simultanément à partir d’une route juive unique. Mais contrairement à la métaphore de la parenté, ce langage n’implique pas automatiquement une connotation de rivalité ou de hiérarchie. Plutôt, la « croisée des chemins » implique un fractionnement qui se produit à un point défini, après lequel les deux chemins s’éloignent l’un de l’autre sans jamais se recroiser ou se refusionner[74].

Par conséquent, un certain récit linaire d’une « séparation » unique et unilatérale entre le « judaïsme » et le « christianisme » qui serait survenue entre 70 et 135 ou entre 135 et 180 demeure encore persistant dans l’historiographique actuelle. Plusieurs chercheurs ont ainsi tenté de cerner les principaux points de tension qui auraient conduit à la « séparation » entre un « courant principal » du « judaïsme », généralement compris comme étant le « judaïsme rabbinique », et un « courant principal » du mouvement des disciples de Jésus, généralement compris comme étant le « christianisme[75] ». D’autres, tout en continuant de situer à cette époque la « séparation », reconnaissent cependant qu’elle ne fut certainement pas une « rupture », mais plutôt un processus graduel et que, même si elle « fut rapide, elle dut être inégale selon les lieux[76] », certaines communautés « chrétiennes » d’origine judéenne comme d’origine grecque demeurées près des synagogues ayant probablement été plus rapidement affectées par cette « partition » que les communautés « chrétiennes » d’origine grecque qui se sont formées hors des synagogues et qui n’en ont été nullement ou que partiellement affectées[77]. Mais ce récit d’une « partition » simultanée située entre le milieu du ier siècle et la fin du iie siècle et opposant les « chrétiens » et le milieu synagogal ou le « christianisme » et le « rabbinisme » est actuellement remis en question, tout comme la métaphore du Parting of the Ways, notamment en raison de nombreux problèmes historiques que soulève ce paradigme, par le fait que ce récit ne prend pas nécessairement en considération les avancées de la recherche sur le « judaïsme » et sur le « christianisme » anciens. Pour dépasser les limites de cette interprétation historique, certains chercheurs ont proposé un nouveau paradigme considérant que les « frontières » entre le « christianisme » et le « judaïsme » ont pris beaucoup plus de temps à se former que ce qu’on a d’abord considéré et que la « séparation » ne serait véritablement survenue que tardivement.

IV. De la « croisée des chemins » aux chemins qui ne se sont jamais séparés : un renversement du paradigme interprétatif ?

Si, pour reprendre l’affirmation d’A.Y. Reed et A.H. Becker, les spécialistes étudiant les deux premiers siècles de notre ère tendent désormais à décrire une réalité historique beaucoup plus complexe en soulignant que la ou les « frontière(s) identitaire(s) » entre les « Judéens » et les « chrétiens » ont longtemps été fluides et perméables, voire mobiles, et à considérer que ni le « judaïsme », ni le « christianisme » ne sont des entités religieuses monolithiques et monophoniques, certains chercheurs qui étudient les périodes ultérieures sont encore convaincus que ces problèmes se sont réglés au cours du second siècle[78]. Cependant, différents témoignages littéraires et plusieurs découvertes archéologiques récentes attestent d’une autre réalité, et suggèrent que l’élaboration des deux traditions qui finiront par former le « judaïsme rabbinique » et le « christianisme » s’est concrétisée, bien au-delà du iie siècle et peut-être même du ive siècle, par de fréquents échanges réels et discursifs entre « Judéens » et « chrétiens » de tendances diverses qui partageaient un contexte culturel commun et par un processus complexe et complémentaire d’exclusion et de définition identitaire[79]. S.C. Mimouni précise ainsi que :

[…] les frontières entre rabbinisme et christianisme ont été historiquement construites à partir d’actes de violence discursive et concrète, spécialement par des actes de violence contre les hérétiques des deux bords. Ces hérétiques incarnent l’instabilité de la construction identitaire qui proscrit volontairement et artificiellement l’altérité et prescrit la nécessité des procédés d’exclusion et l’hétérodoxie au profit de l’orthodoxie. […] À partir du iie siècle, le rabbinisme et le christianisme ont été profondément occupés à définir leurs identités et leurs frontières, à les établir et à sélectionner les procédés pour parvenir à se différencier : concevoir la différence par un travail idéologique des orthodoxies et camoufler, dissimuler, les interstices du front du refus — un travail qui n’est pas achevé avant le ive siècle, s’il l’a jamais vraiment été[80].

Par conséquent, selon ce paradigme, même après le second siècle, les « frontières » entre les « identités » « judéennes » et « chrétiennes » sont demeurées moins claires qu’il n’y paraissait, occasionnant une certaine ambiguïté pour définir à la fois ce qui est « judéen » et ce qui est « chrétien ». Pour certains spécialistes, tels qu’A.Y. Reed et A.H. Becker, le fait que les contacts sociaux se soient poursuivis entre les « Judéens » et les « chrétiens » indique que la « séparation » n’a pas véritablement eu lieu, ou plutôt que le processus de « séparation » n’est pas encore clairement parvenu à son terme au second siècle[81]. Pour les défenseurs de ce paradigme, « la notion de contacts continus dans l’Antiquité est déterminante, il devient alors bien plus difficile de délimiter exactement la période de la séparation, car il est évident que des contacts sociaux se sont poursuivis au-delà de la période durant laquelle la plupart des chercheurs ont situé la séparation[82] », probablement au-delà même du ive siècle, après le règne de Constantin, voire de Théodose, des premiers conciles oecuméniques et de la christianisation officielle de l’Empire romain. Encore faudrait-il considérer comme vraisemblable que ces contacts se soient véritablement interrompus un jour, ce qui est loin d’être évident.

Dans cette perspective, plusieurs chercheurs, tels que D. Boyarin[83], vont alors situer les origines de cette « partition » au iie siècle, mais considérer le ive siècle comme « l’ère critique de l’auto-définition » du « judaïsme rabbinique » et du « christianisme » et d’un véritable Parting of the Ways[84], car selon eux, « la séparation n’apparaît pas comme le résultat d’une procédure ordonnée et linéaire », comme le proposait le paradigme précédent, « mais apparaît plutôt de diverses manières, en différents lieux à différents moments[85] », d’où l’importance de conduire des études locales comme celle de S. Spence qui montre qu’une « séparation » survient très tôt, soit au cours du premier siècle, entre la communauté « judéenne » et « chrétienne » de Rome[86], alors que d’autres études ont montré qu’elle s’est produite plus tardivement pour d’autres communautés.

Par conséquent, ce nouveau paradigme se « refuse à embrasser le concept d’une séparation globale effectuée en un temps [entre le « judaïsme rabbinique » et le « christianisme »] et qui aurait, [dès le iie siècle], affecté les interactions entre les chrétiens et les Juifs à travers un large éventail de localités géographiques, d’établissements sociaux, de discours intellectuels et de milieux culturels[87] », car plusieurs études tendent à montrer « de nombreux cas et endroits spécifiques pour lesquels le modèle de partition est plus inapproprié qu’approprié[88] ». Comme le précisent encore A.Y. Reed et A.H. Becker :

[…] il est possible que les auteurs chrétiens et Juifs aient engagé le débat de la séparation entre le christianisme et le judaïsme tout au long de l’Antiquité tardive et le début du Moyen Âge précisément, car les deux n’étaient pas réellement séparés durant cette période avec un degré aussi précis ou que la finalité fut de rendre chaque tradition inutile à l’autodéfinition de l’Autre, ou même de faire de la participation à une option sans attrait ou inconcevable[89].

J.M. Lieu souligne finalement que « le problème avec le modèle classique du Parting of the Ways, c’est qu’il s’opère essentiellement dans une conception abstraite ou universelle de chaque religion, alors que ce que nous connaissons relève davantage du spécifique et du local[90] ». Ainsi, « la différence essentielle entre le christianisme et le judaïsme n’a cessé d’être affirmée, réaffirmée et réaffirmée encore par les leaders de l’Église proto-orthodoxe et orthodoxe et par les lois impériales[91], permettant ainsi de suggérer que l’incompatibilité entre la voie judéenne et la voie chrétienne était loin d’être aussi claire dans l’esprit des membres de ces deux voies[92] ». Entre les discours et les réalités vécues semblent donc exister certaines négations, contradictions, voire distorsions, comme le montrent ces « chrétiens » qui, bien que n’étant pas nécessairement représentatifs de la majorité, continuent d’adopter certaines pratiques judéennes dans les Didascalies, qui continuent de fréquenter les synagogues dans les Homélies d’Origène et de Jean Chrysostome (Adversus Ioudaios) et même ceux qui se nomment eux-mêmes « Judéens » dans l’oeuvre d’Augustin ou de Cyril de Jérusalem, pour ne mentionner que quelques exemples. Comme l’a montré une importante étude de J.M. Lieu[93], il devient alors essentiel de faire la distinction entre : d’une part, une argumentation et une présentation discursives, rhétoriques et polémiques de la représentation de l’altérité et d’une « séparation » théorique et désirée entre le « judaïsme » et le « christianisme », et, d’autre part, les réalités vécues et une « séparation » effective en prenant en considération la question soulevée par P. Fredriksen : « Quelle relation cette rhétorique a-telle avec la réalité sociale[94] ? »

Conclusion : des paradigmes sans consensus ou le conflit des interprétations

En portant un regard critique sur l’évolution des paradigmes interprétatifs qui ont été employés par la recherche depuis le xixe siècle pour tenter d’expliquer la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » anciens, on ne peut que constater qu’ils ont indéniablement été marqués par toute une série de présupposés idéologiques et théologiques, voire historiques, reflétant l’époque dans laquelle ils ont été élaborés. La recherche actuelle, marquée par le souvenir des événements de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste, n’est pas exempte de ce genre de présupposés et l’importance accordée par les spécialistes à la question des relations entre les « Judéens » et les « chrétiens » dans l’Antiquité n’est pas sans subir, de manière directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, l’influence d’une volonté internationale de dialogue, de rapprochement et de réconciliation entre les Juifs et les chrétiens, chapeautée par des organisations interconfessionnelles telles que The International Council of Christians and Jews[95]. Par conséquent, la question de la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » recouvre certes des enjeux historiques importants, mais également bien d’autres qui les dépassent et qui souvent sont liés à des considérations et des idéologies contemporaines.

Bien que nous puissions affirmer qu’il y a eu un processus évolutif extrêmement complexe qui conduisit à une « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », le moment où cette dernière s’est produite, les étapes par lesquelles elle s’est réalisée, les causes qui l’ont engendrée et la manière dont elle s’est répercutée sur les différentes communautés « judéennes » et « chrétiennes » dans l’Antiquité se laissent encore difficilement saisir dans leur ensemble en raison d’une meilleure compréhension que nous avons présentement de la complexité des réalités historiques, sociologiques, idéologiques et religieuses du « judaïsme » et du « christianisme » anciens pour la période comprise entre le ier et le ive siècle de notre ère. Il semble toutefois acquis, et c’est la position qui nous semble le mieux correspondre à la réalité historique, qu’il convient davantage d’en parler en termes de processus de « distanciation[96] » ou de « différenciation » plutôt qu’en termes de « rupture » ou de « séparation », car les plus récentes recherches sur ce problème rendent historiquement peu plausible l’idée d’une haute, unique et unilatérale « séparation » liée à un événement quelconque qui aurait affecté simultanément un ensemble très diversifié de communautés « judéennes » et « chrétiennes » à travers les différentes régions de l’Empire romain et dont les raisons se laisseraient réduire à un dénominateur commun. Ce processus de « distanciation » peut ainsi être compris comme un processus lent, complexe et variable dans le temps et dans l’espace en fonction des ères culturelles, des localités, des communautés, des personnalités, des autorités en présence et en émergence et, faisant intervenir de manière concomitante un ensemble de facteurs sur lesquels nous sommes de mieux en mieux renseignés.

Cependant, pour A.Y. Reed et A.H. Becker, « il est peut-être moins profitable de débattre du moment exact de la partition, que de la question de notre adhésion à un modèle qui promeut de rechercher un seul point tournant qui aurait conduit à un changement global pour toutes les variétés de judaïsme et de christianisme, dans toutes les communautés et tous les lieux[97] ». Par ailleurs, comme le rappelle F. Vouga, « toute présentation d’ensemble de l’histoire des rapports entre le christianisme primitif et la Synagogue et sur leur séparation suppose une généralisation illégitime des informations extrêmement maigres dont nous disposons[98] ». Poser la question de la « croisée des chemins » dépend alors des évidences que les historiens prennent ou non en considération[99]. N’oublions pas, disait P. Veyne, que « la connaissance historique est taillée sur le patron de documents mutilés[100] ». Ainsi, malgré les nombreuses découvertes qui sont venues enrichir notre connaissance de la diversité des communautés et des tendances « judéennes » — tant en Palestine qu’en Diaspora — et « chrétiennes », sur leurs interactions, sur la formation de leur autorité et de leur « orthodoxie » respectives de même que sur le processus de « distanciation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », il n’en demeure pas moins qu’il reste encore bien des zones grises à éclaircir et d’autres pour lesquelles il nous sera malheureusement impossible de le faire.

Soulignons toutefois que les nouvelles orientations et les nombreux acquis de la recherche actuelle sur le « judaïsme » et le « christianisme » anciens de même que sur les processus de construction identitaire dans l’Antiquité ont permis de mettre en lumière une série d’éléments interreliés permettant de mieux saisir le processus de « distanciation » entre les deux entités religieuses issues d’une tradition ethno-religieuse communément partagée[101]. À l’intérieur de ce processus est intervenu un ensemble de facteurs d’ordre historique, socio-religieux, culturel, institutionnel, doctrinal, identitaire que nous n’avons pu esquisser qu’à très grands traits. Il faut cependant être conscient que ces éléments ont mis bien du temps à se structurer et à s’institutionnaliser avant que le processus de « distanciation » parvienne, s’il ne l’a jamais fait, à son terme et qu’il s’impose à une majorité des communautés « judéennes » et « chrétiennes » regroupées autour de deux mouvements plus ou moins dominants, l’Église et le rabbinisme, vers le ive siècle, voire ultérieurement.

Cependant, bien que le processus de « distanciation » ne soit pas encore nécessairement parvenu à son terme au iie siècle, il n’en demeure pas moins que, selon nous, cette période porte indéniablement la marque d’une volonté discursive de distinguer les « chrétiens » des « Judéens », notamment chez des auteurs tels qu’Ignace d’Antioche, Marcion, Justin et Aristide, pour ne nommer que les principaux, par l’élaboration de discours d’une « conscience identitaire ». Malgré cette volonté de distinguer le « judaïsme » et le « christianisme », l’étude des réalités vécues montre que le processus de « distanciation » a pris davantage de temps à se concrétiser, car plusieurs témoignages illustrent que les relations entre les « Judéens » et les « chrétiens » ont été fort variables et ont évolué fort différemment dans les diverses régions de l’Empire et se sont maintenues bien au-delà du iie siècle. Ainsi, même après cette période, les « frontières » entre les « identités » « judéennes » et « chrétiennes » sont demeurées floues, d’autant plus que le « judaïsme » et le « christianisme » trouvaient encore leur expression dans une variété de Ways dans lesquelles les « Judéens » et les « chrétiens » ont interagi en fonction des différents contextes géographiques, culturels et sociaux. Encore faudrait-il se demander, du moins du point de vue identitaire, qui auto-définit, car même si une auto-définition existe, cela ne veut pas nécessairement dire qu’elle est largement partagée, et qui définit qui, car même si une définition existe, elle peut être acceptée ou rejetée en tout ou en partie. Pour comprendre les processus identitaires dans l’Antiquité, il ne faut jamais perdre de vue à partir de quels regards on tente de les observer. De même, il conviendrait de ne pas confondre « distanciation » et « relations », car même si une « distanciation » existe, cela ne signifie pas pour autant l’impossibilité de contacts sociaux parfois conflictuels, voire violents, d’autres fois cordiaux, voire amicaux, entre « Judéens » et « chrétiens » après qu’une « distanciation » ait été officialisée et reconnue[102].

Ces constats montrent également que la définition moderne d’une « frontière » fixe et imperméable s’avère difficilement applicable pour décrire un phénomène socio-religieux fort complexe et qu’il conviendrait davantage de parler en termes de « frontières » qui ont été très longtemps mobiles et perméables avant de s’imposer à travers un processus complexe de « partition » entre des « chemins » nombreux et diversifiés. Ainsi que le précise S.C. Mimouni :

[…] les frontières, identitaires en particulier, mais pas seulement, s’établissent, se déplacent, se traversent et se transgressent : elles sont à la fois ligne de séparation et de contact ; elles sont à la fois manifestation d’une appartenance, d’une influence réciproque, d’une méfiance également réciproque. C’est pourquoi, elles évoluent dans le temps en même temps que les entités qu’elles délimitent et dont elles constituent les interfaces[103].

Par conséquent, si réduire la pluralité à l’unicité pour comprendre le processus de « partition » entre le « judaïsme » et le « christianisme », c’est certes faciliter le travail de l’historien, c’est d’abord et avant tout trahir une réalité historique qui est éminemment plus complexe, même si cette dernière nous échappe parfois. Nous devons alors être conscients qu’il existera toujours, malgré les différents paradigmes qu’exploitera la recherche, des zones de flou et des éléments « incatégorisables ».