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Dans la mesure où, en tant que branche de la psychiatrie, la psychopathologie est chargée de la recherche des conditions de fonctionnement pathologique de l’esprit, il lui est nécessaire de déterminer ce que signifie au juste ce terme d’esprit.

Alors que la psychopathologie classique avait pour coutume de se fonder sur le dualisme cartésien, les récentes études de psychiatrie reposent explicitement sur un matérialisme et un réductionnisme monistes qui relèvent de l’évidente orientation moderne des sciences cognitives et de la philosophie analytique. De ce point de vue, l’esprit n’est qu’un ensemble de fonctions cérébrales. S’il en est ainsi la psychiatrie en tant que discipline indépendante des neurosciences n’est plus possible, et la psychopathologie de style classique n’est plus à envisager que comme une technique de cartographie démodée qui fût utilisée pour décrire minutieusement et tracer précisément les expériences pathologiques et les comportements des patients en psychiatrie.

Il y a toutefois encore, au sein même de l’actuelle philosophie des sciences tendant au réductionnisme, quelques auteurs dualistes qui tiennent l’esprit pour une « réalité autre » non réductible aux processus matérialistes neuronaux. D.J. Chalmers[1], par exemple, différencie deux concepts distincts d’esprit : l’un en tant que conscience psychologique et l’autre en tant que conscience phénoménale. Selon lui, alors que la première est réductible à une explication reposant sur des propriétés physiques du cerveau, la seconde est indépendante de ces propriétés. La conscience psychologique est le concept de l’esprit en tant que fondement causal ou explicatif des comportements comme la prise de conscience, l’éveil, l’introspection, la restitution, la conscience de soi, l’attention, le contrôle volontaire, la connaissance, etc. La conscience phénoménale est par contre caractérisée par la qualité subjective de l’expérience, que l’on appelle « qualia ». Un être est phénoménalement conscient s’il y a quelque chose qui est tel qu’être cet être.

Cette formule de « quelque chose qui est tel qu’être cet être » renvoie à un célèbre article de Thomas Nagel intitulé « Comment est-ce d’être une chauve-souris[2] ? » Dans son article, Nagel se pose initialement la question suivante : « Fondamentalement un organisme a des états mentaux conscients si et seulement s’il y a quelque chose qui est tel qu’être cet organisme — quelque chose de tel pour l’organisme[3] ». Peu importe comment un être humain peut imaginer l’expérience possible d’une chauve-souris. « Dans la mesure où je peux l’imaginer, cela me dit seulement comment ce serait pour moi de me comporter comme une chauve-souris se comporte. Mais là n’est pas la question. Je veux savoir comment c’est pour une chauve-souris d’être une chauve-souris[4] ». En fait, il est en quête d’une expérience subjective, faite par un être vivant en pure « première personne », qui paraît très proche de la Befindlichkeit allemande d’un être qui sich befindet, c’est-à-dire de la qualité de l’expérience tonale correspondante à avoir ou à être dans un tel mode d’être.

Cette qualité subjective, en première personne, de l’expérience ne peut être expliquée par aucune analyse réductrice, mais quiconque en dénierait l’existence à cause de son impossibilité à être cernée du point de vue d’une tierce personne serait manifestement dans l’erreur dans la mesure où je sais, de mon propre point de vue en première personne, qu’il y a quelque chose qui est tel qu’être moi-même. C’est ce « quelque chose qui est tel qu’être soi-même » que Chalmers nomme la qualité subjective de l’expérience ou « qualia ». Les qualia, habituellement, évoquent les divers sentiments qui accompagnent les perceptions d’objets extérieurs. Par exemple, si le rouge est interprété comme une information que l’on peut traiter optiquement à l’intérieur d’une certaine gamme d’ondes de lumière, pour chaque sujet orthochromatoptique, de même que pour des robots équipés de systèmes de reconnaissance optique informatisés, cette couleur est reconnaissable comme une seule et même réalité objective. Mais les sentiments subjectifs, les qualia, qui sont, en fait, éprouvés ici et maintenant, peuvent varier considérablement en fonction des circonstances, pas seulement du fait des sensibilités individuelles spécifiques, mais aussi en raison des conditions particulières dans lesquelles la couleur rouge sera présentée (feux de signalisation, pomme, sang, et ainsi de suite…). Par conséquent, les qualia ne sont pas une réalité (Realität) stable accessible identiquement en fonction de la détention de certains mécanismes physiques, mais plutôt une actualité (Wirklichkeit) qui se présente ici et maintenant entre un sujet unique et son monde, à leur point de rencontre.

Il y a un trouble psychiatrique dans lequel les qualia disparaissent à divers degrés. Pour les patients victimes de cette altération, l’ensemble du monde apparaît dépourvu de sa réalité, déréalisé. On est sûr qu’ils sont toujours capables de percevoir correctement leur environnement : ils savent qu’il y a devant eux une table de telle ou telle couleur et de telle et telle forme. Néanmoins, ils ne peuvent pas vraiment ressentir l’existence de la table, sa présence de fait ici et maintenant. Une déréalisation, ou plus précisément une dé-actualisation est habituellement accompagnée d’une perte de « sienneté » (selfhood), d’une perte de personnalité, de dépersonnalisation. Dans le développement qui suit, nous nous attelons à traiter de la relation entre ces deux expériences pathologiques des mondes extérieur et intérieur.

Dans mon article en allemand sur la phénoménologie de la dépersonnalisation, « Zur Phänomenologie der Depersonalisation[5] », publié en 1963, je suggère que notre conscience de soi, notre expérience du « Je », repose sur la Tatsache — expression signifiant littéralement « la chose de l’agir » —, c’est-à-dire que les choses ou les objets perçus dans le monde extérieur ou imagés dans le monde intérieur, sont associés avec une qualité d’actualité, Wirklichkeit, qui dote les objets perçus ou imagés d’un sentiment de réalité, et le sujet percevant ou imageant de l’expérience, d’un « je ». Dans le même article, j’appelle cette qualité Ichqualität, la « qualité du je », et je me réfère à un aphorisme célèbre de Dōgen, le Maître Zen du 13e siècle, qui affirme que ce n’est pas moi qui prouve le tout, mais que c’est le tout qui me prouve. Ce que je nommais la « qualité du je » il y a quarante ans, serait à nommer aujourd’hui « qualia » dans le sens de la qualité subjective de l’expérience.

Lorsque les patients de la dépersonnalisation ont perdu d’un côté le sentiment de réalité du monde extérieur et simultanément de l’autre côté, le sentiment de leur propre existence, ces deux phénomènes ont en fait la seule et même origine pathologique commune dans la disparition des qualia de leur monde.

L’expérience authentique du Je, de moi-même, est fondée sur une expérience subjective en première personne de l’actualité du monde, sur quelque chose qui est ainsi pour moi, ici et maintenant, quand je fais l’expérience de mon monde. Le moi est donc un phénomène actuel qui coïncide avec le point de rencontre entre soi et le monde, et non pas une conscience psychologique réductible à des activités du système neuronal.

Nagel saisit dans l’expérience subjective d’un organisme un « type » général spécifique à chaque espèce. Il n’entend pas par là chaque chauve-souris individuelle, mais cette espèce d’animaux en général. Par conséquent, il précise aussi « qu’il ne fait pas référence ici à la présumée intimité propre de l’expérience de son détenteur » et « qu’il y a un sens selon lequel les faits phénoménologiques sont parfaitement objectifs[6] ». Cependant, ils sont aussi, selon lui, subjectifs « dans le sens où même cette attribution objective de l’expérience n’est possible que pour quelqu’un de suffisamment semblable à l’objet de l’attribution pour être capable d’adopter son point de vue — pour comprendre l’attribution en première personne aussi bien qu’en troisième personne, pour ainsi dire[7] ». Essayons d’approfondir un peu plus cette question.

L’actualité, qui est garantie par les qualia de mon être moi-même, appartient en elle-même, comme on peut le voir dans l’usage ordinaire de ce terme, exclusivement au présent. Elle ne comporte aucune implication de continuité entre le passé et le futur telle qu’en comprennent les concepts comme l’identité ou le moi. Lorsque je passe d’une situation stressante à un état de détente, la qualité subjective de mon être moi-même change complètement, comme si j’étais une autre personne en dépit de la continuité de ma propre identité. Les qualia du moi sont — comme on peut naturellement le penser en raison de la coïncidence du moi avec la frontière entre soi-même et le monde — des fonctions propres à chaque situation actuelle. Pour l’être humain, elles sont avant tout des fonctions propres à chaque situation actuelle interpersonnelle.

Comme je l’ai mentionné ailleurs[8] avec l’exemple d’un concert de musique de chambre, lors d’une relation interpersonnelle étroite, on ne peut pratiquement pas faire l’expérience d’un moi purement individuel dissocié de l’atmosphère englobante du tout. Lorsque je participe au flot mélodieux et harmonieux d’un ensemble musical, non seulement je fais l’expérience des sons que je produis avec mes propres doigts, mais également au seul et même instant, je fais aussi l’expérience qu’il s’agit de ma propre interprétation — telle une actualité en première personne avec les qualia de ma propre spontanéité — du mouvement musical comme un tout, y compris la participation des autres musiciens. De façon similaire, lors d’une conversation agréable, il est certain du point de vue d’une tierce personne que, dans une certaine mesure, mes interventions sont déterminées par l’atmosphère anonyme de l’ensemble de la situation de la conversation ; mais à travers ma perspective en première personne, je fais plutôt l’expérience de chaque intervention comme l’expression spontanée de mes propres idées, comme si elles étaient indépendantes des divers participants de la conversation.

Durant une conversation ou une interprétation musicale, il m’est possible à chaque instant de me dissocier de l’entourage et de revenir à l’expérience de ma seule subjectivité, ou pour l’exprimer plus justement, de ramener au premier plan ma subjectivité distincte qui restait jusqu’alors en arrière-plan. Si le mouvement musical n’est pas suffisamment harmonieux, ou si je m’ennuie ou m’irrite lors d’une conversation, il est pratiquement inévitable que je commence à me détacher de l’adaptation à l’ensemble de la situation et fasse l’expérience de moi-même comme celle d’un être individuel distinct.

La qualité subjective accompagnant l’expérience de soi-même ne consiste jamais en une seule strate. Dans les exemples précédents, il est possible de distinguer au moins deux niveaux qui sont étroitement liés dans une relation de « dissimulation réciproque », telle qu’elle existe entre la figure et le fond : d’un côté une subjectivité déterminée par une situation interpersonnelle avec d’autres êtres à un moment donné et, de l’autre côté, une subjectivité relativement indépendante de la situation.

De façon à mieux comprendre cette structure à deux niveaux de la subjectivité, observons un instant le comportement de groupe de diverses créatures non humaines : un troupeau d’animaux, une volée d’oiseaux, un banc de poissons, une nuée d’insectes, etc. Ils vivent et se meuvent tous en groupe. Le comportement du groupe, la migration par exemple, est opéré en vue du but explicite de trouver le meilleur lieu de survie et de prolifération de l’espèce. Le comportement du groupe paraît manifestement bien organisé et intégré, loin d’être la simple addition de l’attitude résolue distincte de chaque membre individuel. Bien entendu, il faut que la « volonté » de chaque individu fonctionne séparément. S’il en était autrement, ils ne pourraient migrer en groupe volant dans les cieux ou nageant dans l’eau. Mais il faut qu’il y ait une autre « volonté » à un niveau plus élevé, une « volonté de groupe », pour ainsi dire, qui opère à l’intérieur de tout le groupe et le conduit dans la bonne direction.

Cette structure, qui n’est pas encore éthologiquement bien explicable — de la conduite d’un groupe dans lequel chaque individu agissant avec son intention propre est néanmoins intégré dans un ordre supérieur, dans une intention d’ensemble du groupe — est certainement à comprendre de la façon selon laquelle nous entendions la subjectivité à deux niveaux, telle que nous l’envisagions précédemment. La musique jouée par plusieurs solistes parvient à une « volonté » quasi autonome, de façon à continuer sa progression relativement indépendamment de la volonté de chaque musicien. Chaque soliste peut facilement s’identifier avec elle et faire l’expérience d’une sorte d’« illusion », comme si c’était lui-même qui produisait l’ensemble du morceau avec ses propres mains. Tout se passe comme si l’ensemble avait une puissante intention qui poussait en elle tous les participants vers un seul but commun. Il va de soi que néanmoins chaque musicien conserve individuellement sa propre intention ou volonté. Chaque morceau de musique doit être interprété par tous les solistes individuellement, et ils ont l’entière liberté d’arrêter leur propre jeu et par conséquent de rompre l’ensemble lui-même à chaque instant.

Cependant, la volonté de l’ensemble et celle de chaque soliste ne sont pas sur le même plan, comme ce serait le cas s’il s’agissait de rapports de force. C’est-à-dire que chaque soliste ne choisit pas jusqu’à quel degré il ou elle sacrifie sa propre volonté en faveur de celle de l’ensemble, mais chacun est entièrement sous l’influence de la volonté de l’ensemble et y participe complètement de son libre arbitre. Chacune de ces volontés, appartenant à des dimensions respectivement différentes, peut tour à tour se manifester ou se retirer en arrière-plan. Pour le comportement de groupe des organismes vivants aussi, on peut supposer une double structure identique, de volontés individuelle et collective.

La célèbre métamorphose de la sauterelle oediponiae fournit un exemple remarquable de la façon dont un groupe compris comme un tout peut réguler des modalités de ses membres, non seulement dans leur comportement, mais aussi dans leurs propriétés physiques. Dans la phase dite solitaire, leurs ailes ne sont pas suffisamment grandes pour leur permettre de voler très loin. Mais lors d’un accroissement subit de leur population provoqué par un changement climatique, elles transforment leur organisme : leurs ailes deviennent beaucoup plus longues et leur permettent de voler beaucoup plus loin dans cette phase dite grégaire. Après cette phase de transformation, elles se regroupent en gigantesques essaims et s’envolent sur de grandes distances, couvrant souvent des vols de plusieurs centaines de kilomètres.

Selon Chalmers, le contrôle volontaire causant ou expliquant le comportement relève d’une « conscience psychologique » réductible à des mécanismes matériels du cerveau. Il ne peut cependant y avoir quelque chose comme un « cerveau collectif » qui conditionnerait les comportements des troupeaux ou des essaims dans leur ensemble. Bien qu’un groupe soit composé de l’association des organismes de ses membres, il ne constitue en aucun cas une entité matérielle en soi. La volonté « subjective » ou l’intention « subjective » d’un tel être immatériel n’est pas réductible à des propriétés matérielles. La métamorphose des sauterelles volantes démontre plutôt que la substance matérielle de chaque individu peut être contrôlée par la volonté « subjective » ou l’intention « subjective » immatérielle du groupe. Il en va de même pour les ensembles musicaux : le « contrôle volontaire » de la musique comprise comme un tout, qui de fait, influence l’interprétation particulière de chaque soliste, ne peut être nulle part mis en corrélation pour le groupe avec un centre de contrôle comme son cerveau ou son système neuronal.

Notre emploi du concept de « subjectivité » pour le comportement de groupe provient de celui du neurologue allemand Victor von Weizsäcker. Il emploie les termes de « sujet » et de « subjectivité » pas seulement à propos de l’individualité des êtres humains, mais aussi à propos des créatures vivantes non humaines sans conscience de soi, même sans système neurocérébral. Selon lui, le sujet ou la subjectivité sont à comprendre comme « le principe de base de la rencontre avec le milieu[9] », c’est-à-dire comme un phénomène de rencontre entre l’organisme et son monde environnant.

Bien que différent de son usage traditionnel dans la philosophie occidentale moderne, un tel concept de subjectivité peut être employé adéquatement pour un groupe d’organismes qui ne possède pas de conscience individuelle, au sens habituel de ce terme. Le monde environnant d’un essaim de sauterelles volantes est composé des conditions climatiques de son territoire, de la densité de sa population, des ressources alimentaires, et ainsi de suite. Pour un groupe de musiciens, le monde environnant comprend, tout d’abord, le morceau qu’ils ont à jouer, pas seulement dans le sens superficiel de la partition, mais aussi dans le sens de la tâche d’interprétation à accomplir ensemble ; mais bien plus encore, il doit comprendre le comportement de chacun des membres, de même que celui de l’ensemble du groupe. Tous ces aspects doivent apparaître comme des éléments essentiels du monde environnant à rencontrer. La subjectivité à la fois du groupe comme un tout et de ses membres particuliers, coïncide à chaque instant par conséquent avec la rencontre entre les organismes, ou leur ensemble, et leur monde environnant.

Comme je l’ai dit précédemment, le moi ne consiste en rien d’autre que les qualia, les qualités subjectives de l’expérience dans lesquelles le monde ici et maintenant m’apparaît comme une actualité, comme un phénomène de rencontre entre moi-même et le monde.

Si nous extrapolons cette façon de voir au-delà de l’être humain aux organismes vivants dépourvus de conscience de soi en général, nous aurons à parler de subjectivité dans ce sens, au lieu du sens habituel attribué au moi. Bien entendu, le « monde » ici ne signifie pas toutes les entités substantielles comme les choses, les autres individus. Le monde est, selon la célèbre formule du premier Wittgenstein, « tout ce qui est le cas » ou « la totalité des faits (Tatsachen), pas les choses[10] ». Nous pouvons paraphraser cette formule en disant que le monde est plutôt une actualité qu’une simple réalité. Les vols de migration pour la survie de l’espèce ainsi que la musique jouée à plusieurs par un ensemble, tous deux sont des Tatsachen des faits actuels d’un cas.

En conclusion, je voudrais faire part de réflexions à propos de la pathogenèse de la schizophrénie qui sont à moitié phénoménologiques et à moitié spéculatives.

Au cours d’une longue évolution, la capacité du langage s’est développée uniquement parmi les êtres humains, et en étroite relation avec elle, les individus ont pris conscience du caractère unique, singulier et indépendant de leur propre mode d’être. L’existence des individus singuliers devient maintenant l’intérêt prédominant, au détriment de la survie ou de la prolifération de l’espèce. Toutefois comme prix à payer de ce grand bond en avant, l’humanité a dû prendre en charge la difficile tâche de la divergence entre deux niveaux de subjectivité, entre la subjectivité de l’espèce et la subjectivité individuelle, entre l’adhésion à la société humaine et un moi unique singulier. Notre hypothèse repose sur l’idée que s’il y a des individus humains pour lesquels il est difficile d’accomplir l’intégration entre ces deux niveaux de subjectivité, probablement pour des raisons génétiques, ils doivent avoir une proximité avec l’aliénation schizophrénique.

Mais je ne pense pas que cette proximité en soi conduise nécessairement directement à une manifestation clinique de schizophrénie. Il peut y avoir un entourage familial défavorable — avant tout des relations malheureuses avec les parents qui peuvent inhiber l’apprentissage nécessaire de cette intégration pour l’enfant. Certains milieux historiques et socioculturels peuvent aussi jouer un rôle. La célèbre hypothèse de la schizophrénie en tant que maladie récente[11] peut peut-être être interprétée de cette façon. On suppose que dans la culture européenne, la schizophrénie est apparue juste vers la fin du 18e siècle, lorsque le siècle des Lumières accomplissait un accroissement explosif de l’individualité, et que maintenant elle diminue apparemment depuis quelques dizaines d’années dans sa fréquence et dans sa gravité, sans doute avec le déclin général des relations interpersonnelles intimes.

Toutes les caractéristiques du mode d’existence schizophrénique confirment notre hypothèse sur la pathogenèse de la schizophrénie comme étant étroitement liée avec la tension dialectique entre être soi-même en tant qu’individu et qu’être avec les autres :

  • 1) elle n’apparaît que chez les êtres humains ;

  • 2) beaucoup d’enfants préschizophrènes font preuve dans leur enfance de marques particulières de faiblesse d’indépendance (absence de stade de rébellion, incapacité à mentir, etc.) ;

  • 3) les premiers signes de la maladie apparaissent autour de la période de la maturation sexuelle de la puberté, avec la préparation pour la reproduction, c’est-à-dire avec l’accroissement de la nécessité de s’intégrer soi-même en tant qu’individu à l’appartenance à l’espèce ;

  • 4) la psychose est très fréquemment déclenchée par un ratage dans les relations avec les parents aussi bien qu’avec un partenaire potentiel ;

  • 5) tous les symptômes clés de la psychose ont affaire avec la question de l’indépendance personnelle dans la relation avec les autres ;

  • 6) même après la rémission de la psychose, des difficultés perdurent dans la vie sociale.

Formulée en termes phénoménologiques, la schizophrénie représente indubitablement une pathologie de l’être soi-même dans la relation avec les autres. Il n’est pas possible de l’expliquer en termes de fonctions anormales du système neuronal du patient, en tant que perturbation de la conscience de soi sans rapport avec la coexistence avec les autres. La coexistence avec les autres ne peut être elle-même comprise comme un pontage entre des individus qui seraient d’abord des systèmes clos sur eux-mêmes, comme une relation qui peut être observée extérieurement du point de vue d’une tierce personne. Il faut plutôt la comprendre comme un phénomène dont on ne peut faire l’expérience que subjectivement d’un point de vue en première personne — comme la matrice des qualia subjectives de l’être soi-même. Fonder une psychopathologie en première personne, c’est-à-dire introduire la subjectivité dans la science psychiatrique, semble être la seule façon de résoudre l’énigme de la schizophrénie.