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I.

En 1905, à l’âge de trente-huit ans, Sōseki commença la rédaction de Je suis un chat (Wagahai wa neko dearu, 1905-1906). Deux ans plus tard, il démissionna de son poste d’enseignement à l’Université Impériale de Tōkyō, rejoignit l’équipe du journal Asahi et devint un écrivain professionnel. Toute sa production littéraire parut durant les dix années qui suivirent. Ceci a généralement été interprété comme étant, de la part de Sōseki, un abandon de sa fonction de théoricien au profit de la création littéraire. La maturation et le développement de Sōseki en tant qu’écrivain ont été examinés d’après cette production, depuis ses premières oeuvres de fiction jusqu’à son dernier ouvrage Clair-obscur (Meian, 1916). Mais l’idée que la vision qu’avait Sōseki de la littérature ait pu changer fondamentalement durant cette brève période d’engagement dans la production littéraire est fausse. L’écriture de Sōseki ne peut être dissociée de sa « théorie ».

Entre la rédaction de ses premiers écrits (Je suis un chat et son premier recueil de nouvelles) et la composition de son dernier roman, Sōseki produisit des travaux dans une variété de genres. Si l’on devait les classifier selon les catégories établies par l’Anatomie dela critique de Northrop Frye, les écrits de Sōseki contiennent des exemples des quatre genres : le roman, le conte, la confession, l’anatomie. Je suis un chat, avec ses dialogues pédants et ses étalages de connaissance encyclopédique, pourrait être considéré comme une anatomie. Beaucoup d’autres travaux de courte fiction, écrits par Sōseki durant cette période, peuvent être vus comme des contes. Ceux qui reproduisent les légendes arthuriennes ou les légendes des Chevaliers de la table ronde, ou qui traitent du mystique ou encore du surnaturel, sont des contes dans le sens le plus littéral. Mais même une oeuvre comme Fleurs de pavot (Gubijinsō, 1907), qui à première vue n’en a pas l’air, est un conte. C’est parce que ses caractères ont une qualité archétypale qui rend l’oeuvre plutôt allégorique. Même Kokoro, qui est apparemment une fiction, est basé sur ce que Frye nomme le mode de la confession. Selon Frye, « presque toujours, quelque intérêt théorique et intellectuel pour la religion, la politique ou l’art, joue un rôle conducteur dans les confessions[1] ». Ainsi la confession selon Frye est un genre entièrement différent du shishōsetsu japonais.

Ce n’est qu’arrivé à son avant-dernier roman, Les Herbes du chemin (Michikusa, 1915), que Sōseki tenta d’écrire quelque chose ayant l’envergure d’un roman du 19e siècle. Ce fut certainement la raison pour laquelle les écrits de Sōseki avaient été tellement populaires auprès de la masse des lecteurs qui n’avaient pas encore développé un goût pour le roman moderne. Et pourtant les écrits de Sōseki avaient été tenus en basse estime auprès des lettrés chez qui le naturalisme était la tendance dominante. Ils ne lui accordèrent aucune reconnaissance avant la publication de son texte autobiographique : Les Herbes du chemin. Le fait pour un écrivain d’expérimenter un grand nombre de genres différents sur une courte période de temps n’est évidemment pas un phénomène spécifique au Japon. Le fait que Sōseki s’y engagea n’était pas seulement un signe de talent et de versatilité. Nous pourrions éventuellement voir plutôt ici la manifestation d’une intention affirmée : soit Sōseki s’était montré incapable de s’accommoder du roman moderne, soit il avait refusé hardiment de le faire. Sōseki interrogeait en fait le roman moderne de l’intérieur et cherchait d’autres possibilités. Cela est passé largement inaperçu jusqu’à présent. Si Sōseki était isolé en tant que théoricien, il l’était également en tant qu’écrivain novateur — et pour les mêmes raisons. Or même aujourd’hui les études sur Sōseki sont dominées par l’idée que son oeuvre s’est développée à l’écart du style de ses premiers travaux, culminant pour finir dans la rédaction de Clair-obscur. Cette conception considère qu’il y a un standard nommé « le roman occidental du 19e siècle », une forme à laquelle tous les autres genres dans lesquels avait écrit Sōseki devaient pouvoir être finalement réduits.

Et pourtant la catégorisation formelle des genres selon Frye peut être perçue comme pouvant précisément contrer ce type de schéma chronologique de développement. Dans la perspective de Frye, le roman occidental du 19e siècle doit être vu tout au plus comme un idéal prôné par les naturalistes de la fin du siècle. Même un auteur tel que Flaubert, qui était considéré comme le modèle de la littérature pure, produisit des écrits satiriques tels que Bouvard et Pécuchet, Le Dictionnaire des idées reçues, etc. Dans Madame Bovary, de la même manière que dans Don Quichotte, nous voyons le roman émerger comme une parodie du conte. Les naturalistes célébrèrent Flaubert comme le fondateur du roman réaliste en mettant en évidence seulement un aspect de son écriture. Une fiction américaine comme La Lettreécarlate d’Hawthorne peut être vue comme un exemple du conte selon Frye, tandis que Moby Dick, avec ses comptes rendus détaillés de la chasse à la baleine, est aussi bien conte qu’anatomie. Même si nous accordons qu’un roman occidental « pur » a pu exister à un moment donné, il n’est pas à trouver parmi les oeuvres que nous lisons aujourd’hui.

Le roman japonais ne peut être jugé sur la base de telles normes. Même si Masao Miyoshi a proposé que l’expression shōsetsu soit utilisée pour différencier le genre japonais du roman occidental, cette méthode suppose implicitement que le roman occidental soit pris pour norme. Il est plus exact de dire que la forme romanesque, aussi bien en Occident qu’en dehors de l’Occident, en est une qui s’accommode des types d’écriture les plus divers. En ce sens, elle peut être vue comme la forme qui déconstruit les genres tels qu’ils avaient existé précédemment. Par exemple, les deux premiers volumes de Tristan Shandy de Sterne furent publiés en 1760, exactement deux décades après la parution du Pamela de Richardson et du Joseph Andrews de Fielding. Le roman de Sterne, qui constitue un démantèlement radical du roman européen moderne, est apparu à l’époque précise où ce roman était en train d’être établi. Or cela est caractéristique de la forme romanesque. Et c’est en cela que réside la signification du fait que Sōseki a commencé sa carrière comme un écrivain de fiction avec Jesuis un chat. Son évolution n’est pas un processus de « maturation » en direction du prétendu roman moderne, Clair-obscur. Si Sōseki avait vécu plus longtemps, il aurait certainement écrit une autre oeuvre du style de Je suis un chat.

Il est à noter que dans le contexte japonais, le problème du genre a été abordé par Tsubouchi Shōyō dans son Essence du roman. Shōyō a examiné plusieurs aspects formels de ce qu’il a nommé tsukurimono (telle étant sa traduction du mot anglais « fiction »). L’Essence du roman contient une « esquisse sommaire de différents types de fiction », laquelle peut être considérée comme représentative de la propre théorie du genre de Shōyō (voir le tableau qui suit).

Tsukurimono (ou fiction) :

  • a. Kii no monogatari (ou contes étranges)

    • (contes) : aa. odoke (comique)

    •                bb. majime (sérieux)

  • b. Yo no tsune no monogatari (ou contes ordinaires)

    • (romans) : kancho, didactiques ou mosha, mimétiques

    •                 aa. mukashi (jadis) [jidai, historique]

                      bb. gensei (actuel) [sewa, social]

      •                      — karyū shakai : classe sociale inférieure

                             — chūryū shakai : classe moyenne

                             — jōryū shakai : classe supérieure

Comme il a été dit précédemment, Ogai résista à ce type de schématisation synchronique des genres et insista pour que l’on considère le développement des genres en des stades historiques successifs. Il parvint à obtenir l’ascendant au sein de ce débat, car le roman occidental du 19e siècle s’était effectivement développé de cette manière, se construisant à partir des ruines d’autres genres. Cette domination du roman occidental était inséparable d’un ordre temporel, évolutif. C’était sur cette base qu’Ogai, au sein du débat, soutint que la « disparition des genres » était inévitable.

Ceci clarifie la position de Sōseki. Il va sans dire qu’il s’interrogea sur cette notion d’historicité inévitable. Cette position est également manifeste dans les écrits savants de Sōseki concernant la littérature anglaise, dans lesquels il accorda l’évaluation la plus haute aux écrits de Swift et Sterne. Or les érudits britanniques de la fin du 19e siècle voyaient dans ces derniers les représentants d’une étape immature et germinale du roman. En tant que critique, Sōseki ne pouvait que se distinguer de l’érudition britannique. En même temps, Sōseki ne pouvait pas non plus pleinement adopter la typologie formelle de Shōyō. Ce dernier avait tenté d’attribuer à la fiction japonaise depuis la période d’Edo une signification égale à celle de la littérature occidentale. Il ne réussit cependant pas à se dépêtrer d’un certain caractère inévitable de la modernité, avec la conviction que la littérature d’Edo devait, avec le temps, être rejetée. Ce fut en fait Sōseki et non pas Shōyō qui, dans ses écrits, poursuivit l’héritage de la fiction d’Edo, au moyen de sa diversité des genres. Quoiqu’il soit vrai que, sans Swift, il n’y aurait peut-être jamais eu Je suis un chat, ce roman est également une continuation du genre humoristique d’Edo connu sous le nom de kokkeibon. Les Fleurs de pavot poursuivent la tradition du yomihon[2]. Le livre Les Fleurs de pavot avait en fait été dénoncé par les critiques naturalistes comme étant un « Bakin modernisé ». Étant donné que Sōseki a écrit ces oeuvres à une époque où le naturalisme avait déjà été établi comme la tendance dominante dans la littérature japonaise, son ouvrage ne peut malgré tout pas être considéré comme une réplique pure et simple de la fiction d’Edo. Nous devrions noter qu’Ogai, également, avait ressuscité un genre de l’époque d’Edo nommé le shiden, ou biographie, vers la fin de sa vie.

II.

Bien que Sōseki semble s’être tourné brusquement vers la création littéraire à trente-sept ans, il avait pratiqué la composition des haïkus avec Masaoka Shiki dès l’époque où il était étudiant et il s’était profondément engagé avec ce dernier dans le mouvement du shaseibun ou « esquisse ». Lorsque Sōseki commença la rédaction de Je suis un chat, ce n’était pas en tant que roman, mais en tant qu’« esquisse », devant paraître dans le journal de haïku Hototogisu (« Le coucou »), édité par Takahama Kyoshi. En ce sens, nous pourrions même dire que c’était davantage l’« esquisse » que le roman qui animait l’écriture de Sōseki à travers la composition de Les Herbes du chemin.

Pour Masaoka Shiki, le shaseibun n’avait pas la connotation d’une « esquisse » au sens de copier et d’écrire de manière réaliste — c’était une tentative de revitaliser le langage dans toute sa diversité. Ce fut Sōseki bien plus que les disciples de Shiki qui poursuivit cette mission. Pour Sōseki l’« esquisse » signifiait la libération de l’écriture, sa libération des divers genres. En conséquence, Je suis un chat est écrit selon plusieurs styles différents. Il y est fait usage du sōrōbun de l’écriture épistolaire, du style du débat scientifique, de la langue de la classe moyenne supérieure du quartier de Yamanote à Tōkyō, du dialecte d’Edo, etc. On connaît bien la virtuosité stylistique dont fait preuve Sōseki, dans des travaux allant depuis LeBouclier fantôme (Genei no tate) et Oreillers d’herbe (Kusa makura, 1906) jusqu’à Botchan (Le jeune maître, 1906). Ce type de versatilité ne souffre pas du style monotone qui vint à prévaloir parmi les écrivains naturalistes.

Un des traits caractéristiques de l’« esquisse » est qu’elle est écrite au temps présent. Dans les récits écrits après l’émergence de la littérature moderne, en réalité, les phrases se terminent par le suffixe ta, du passé. L’usage du ta en Japonais correspond à l’usage du prétérit en lequel Roland Barthes voyait la condition de possibilité du roman moderne. Ce type de narration avait été totalement consolidé à l’époque où Sōseki commença à écrire. Pour lui, l’usage du présent ou du présent progressif, rejetant l’usage du ta, était un geste de résistance délibéré à ce style nouveau. Barthes suggère que, en adoptant le mode indicatif dans L’Étranger, Camus atteint une sorte de « degré zéro » de l’écriture, qui était neutre et qui allait au-delà du passé simple[*] standardisant, lequel dominait le roman moderne. Quoique les deux écrivains soient différents, le choix de Sōseki pour le temps présent peut être comparé à l’usage de l’indicatif chez Camus.

Si le suffixe ta peut être défini comme définissant un point à partir duquel on reconstruit le passé, le rejet du ta par Sōseki était un refus de ce type de point de vue synthétique et totalisant. C’était aussi un rejet de l’actualité apparente du « Je » (watakushi). Sōseki ressentait la même chose à propos de l’intrigue : « qu’est-ce que l’intrigue ? La vie ne contient pas d’intrigue. Cela n’est-il pas insensé de construire une intrigue à partir de ce qui n’en a pas ? » Sōseki écrivit également que « si la position de l’écrivain de shaseibun est portée à ses conséquences ultimes, cela devient complètement incompatible avec la perspective du romancier. L’intrigue est l’exigence principale du roman ».

Le rejet du ta dans le shaseibun peut être lié à son maintien d’un narrateur dont le roman moderne pouvait se passer. Dans le premier volume de Nuages à la dérive (1888), par exemple, Futabatei chercha à poursuivre le style littéraire de la fiction comique (kokkeibon) de Shikitei Samba, mais ne put le faire sans l’usage du narrateur (auteur).

Ses lèvres se tordirent en un sourire manqué au moment où il prit brusquement congé de son compagnon et continua seul vers Ogawamachi. Petit à petit son sourire quitta son visage et ses pas ralentirent jusqu’à devenir traînants. Il passa encore quelques pâtés de maison, sa tête penchée mélancoliquement. Brusquement, il s’arrêta, regarda autour de lui, puis recula de deux ou trois pas pour s’engouffrer dans une rue de traverse. Il entra dans la troisième maison après le coin, un bâtiment de deux étages avec une porte en treillis. Allons-nous y pénétrer également[3] ?

Il est à noter que Futabatei utilise des suffixes présents ou progressifs dans ce passage. Mais dans le second volume nous découvrons que cet « auteur » (narrateur) a été neutralisé. Le narrateur semble avoir pénétré profondément dans l’« intériorité » du protagoniste. C’est à ce stade que quelque chose comme « la description objective à la troisième personne » est accompli, octroyant à Nuages à la dérive la réputation d’être le premier roman japonais moderne. Or ce qui rend possible ce type de narration est l’usage de la terminaison propositionnelle en ta.

En rejetant le ta, l’« esquisse » fait revivre le narrateur. Les oeuvres de Sōseki font régulièrement figurer des narrateurs. Ce n’est pas avant les derniers ouvrages, Les Herbes duchemin et Clair-obscur, que ce narrateur disparaît et que le ta synthétisant apparaît à la fin des phrases. Cependant les narrateurs de Sōseki ne contiennent qu’une similitude apparente avec ceux de la fiction parodique d’Edo. Ils sont profondément imprégnés des caractéristiques de l’« esquisse ». Sōseki écrit par exemple :

En racontant les affaires humaines, l’attitude de l’écrivain de shaseibun n’est pas comme celle du noble supervisant les humbles. Elle n’est pas celle du sage regardant les sots. Ce n’est pas non plus celle d’un homme regardant une femme ou d’une femme regardant un homme. L’écrivain du shaseibun, n’est pas, à vrai dire, un adulte considérant des enfants. Son attitude est celle d’un parent envers un enfant. Les lecteurs ne comprennent apparemment pas cela. Les écrivains de shaseibun eux-mêmes ne le comprennent pas. Mais quiconque analyse ce type d’écriture minutieusement arrivera à cette conclusion.

Par conséquent, les écrivains de shaseibun utilisent ce style-là, même lorsqu’ils décrivent les mouvements de leurs propres sentiments. Certainement, eux aussi, ils connaissent les disputes. Ils font l’expérience du tourment psychique. Ils pleurent […] et pourtant, dès qu’ils prennent la plume, ils décrivent cette dispute, ce tourment, ces pleurs depuis la perspective d’un parent considérant un enfant[4].

Sōseki chercha la base de l’« esquisse » dans une certaine disposition envers le monde. C’était une attitude de détachement envers les « affaires humaines » (incluant celles concernant le moi), mais elle n’était pas froide et elle ne manquait pas de compassion. Dans le roman Oreillers d’herbe, Sōseki utilise le terme hininjō, ou « asympathique ». Étant donné que ninjō (sentiment) se réfère ici au romantisme japonais et funinjō aux naturalistes, une écriture qui ne tombait dans aucune des deux catégories était vue comme « asympathique » ou hininjō. Une perspective « asympathique » pouvait être qualifiée d’humoristique. Mais telle n’est pas une qualité que l’on trouve chez des narrateurs qui sont fusionnés de manière ambiguë avec l’auteur. Ou, pour le dire de manière inverse, pour autant que l’écriture shaseibun maintient cette distance, elle aura un narrateur.

C’est ce genre de narrateur que l’on trouve dans Je suis un chat et dans Botchan. Inutile de dire que même dans des écrits qui semblent être des « descriptions objectives à la troisième personne », nous trouvons ce genre de narrateur. Cela est vrai de tous les romans de Sōseki à l’exception des derniers : Les Herbes du chemin et Clair-obscur. Lorsque Sōseki n’écrivait pas à la troisième personne, il utilisait le style épistolier (comme dans À l’équinoxe et au-delà, 1912) ou des représentants du narrateur (le style hanashi que nous trouvons dans Le Voyageur et dans Kokoro).

Les deux derniers romans de Sōseki ne sont que faiblement humoristiques. Sans un narrateur, sans ce que Sōseki nommait la « disposition de l’écrivain », l’humour n’émerge pas. Si une sorte d’esprit comique semble encore se faire sentir dans ces oeuvres, c’est parce que le narrateur n’a pas encore été complètement effacé.

L’« esquisse » de Sōseki ne représente donc pas une forme, à l’état encore naissant, d’une écriture romanesque ultérieure, mais bien une résistance délibérée et positive au roman. Ce type de conscience, bien sûr, n’était pas présent chez d’autres écrivains de shaseibun. En outre, Sōseki conçut l’« esquisse » au sein d’un champ de vision qui incluait la littérature occidentale. Par exemple, il le lia au haïku de la manière suivante : « Cette disposition mentale est, par tous ses aspects, une transposition de celle du haïku. Ce n’est pas une importation occidentale qui arriva à Yokohama après avoir dérivé sur les mers. Dans les limites de ma propre connaissance peu étendue, il semble n’y avoir rien qui ait été écrit avec ce type de disposition mentale parmi les oeuvres qui ont été célébrées comme des chefs-d’oeuvre occidentaux à travers le monde[5] ». Ceci ne veut toutefois pas dire que Sōseki prétendit que l’« esquisse » soit unique au monde ni qu’il souhaitait construire une opposition entre la littérature de l’Occident et la « littérature orientale ». Car il continue en citant Les Aventures de M. Pickwick de Dickens, Tom Jones de Fielding ou le Don Quichotte de Cervantes comme des exemples d’oeuvres « dans lesquelles cette attitude est évidente jusqu’à un certain degré ». C’est en ce sens que l’« esquisse » est fondamentalement impliquée dans la question des genres.

III.

Le travail de Mikhail Bakhtin, un théoricien qui attira l’attention sur la signification du genre, ne devrait pas être sous-estimé dans ce contexte. À la différence de Frye, dont la taxonomie est anhistorique et formaliste, Bakhtin affirmait que la littérature moderne, historiquement, avait conduit à l’extinction de divers genres et que ces genres devaient être ravivés comme moyen pour transcender la littérature moderne.

Un genre littéraire, par sa nature même, reflète les tendances les plus stables, « éternelles » du développement littéraire. Dans un genre sont toujours conservés des éléments archaïques impérissables. Il est vrai, ces éléments archaïques n’y sont préservés que grâce à leur perpétuel renouvellement, en d’autres mots, leur actualisation. Un genre est toujours le même et pourtant jamais pareil, à la fois toujours ancien et contemporain. Le genre renaît et se renouvelle à chaque nouveau stade du développement et dans tout travail individuel d’un genre donné. — Pour la compréhension adéquate d’un genre, par conséquent, il est nécessaire de revenir à ses sources[6].

Bakhtin trouva les « sources » de Dostoïevski dans la satire selon Menippe et dans le sens carnavalesque du monde. « Nous pouvons dire aujourd’hui que le principe d’assemblage qui unit tous ces éléments hétérogènes dans la totalité organique d’un genre, un principe d’une force et ténacité extraordinaires, était le carnaval et le sens carnavalesque du monde ». On pourrait en dire autant de l’« esquisse » selon Sōseki. Ce dernier voyait l’« esquisse » comme une transposition du haïku, mais la source du haïku était le vers en série. En ce sens l’« esquisse » pourrait être dite avoir un « sens sériel de la versification du monde ». Si nous pouvons parler, comme le fit Bakhtin, de la « mémoire des genres », alors l’esprit, propre au haïku, de la paillardise et de la satire qui existait dans les vers sériés peut être retracé jusqu’à une forme encore plus archaïque, celle du rituel carnavalesque prémoderne nomme utagaki[7].

Il y a cependant deux sens en lesquels l’investigation de Bakhtin ne peut pas être appliquée à Sōseki. D’abord, pour Bakhtin, le genre est ce qui a déjà été réprimé et n’existe plus que sous la forme de la mémoire créative. Mais Sōseki, à la différence de Bakhtin, vivait à une époque où les différents genres et styles d’écriture qui avaient existé depuis la période d’Edo étaient en train d’être éradiqués à travers la consolidation du nouveau style nommé genbun-itchi. Quoique pour la génération suivante, ces genres aient pu être réduits à du « souvenir », ce n’était pas encore le cas pour Sōseki. Deuxièmement, la théorie des genres de Bakhtin est psychanalytique, malgré ses commentaires négatifs à propos de Freud. Ce qui était important pour Bakhtin à propos du carnaval n’avait rien à voir avec les formes dans lesquelles ce dernier avait survécu jusqu’à lui, mais plutôt avec le carnaval comme tradition littéraire, ce qui avait été refoulé hors de la conscience et ne restait plus qu’à l’état de trace. La théorie de Bakhtin est en effet basée sur le modèle de la névrose. Selon ce schéma, le ça réprimé, c’est-à-dire les désirs polyphoniques et flottants qui sont régulés par l’ordre quotidien, est libéré par le carnaval. Si Bakhtin avait lu le commentaire de Freud sur le mot d’esprit, il aurait certainement remarqué que le rire carnavalesque était incomparable au « mot d’esprit » racorni de la société bourgeoise moderne. Mais les schémas théoriques utilisés par les deux hommes sont cependant les mêmes.

Freud traita de la question de l’humour comme un sujet bien différent des plaisanteries et du comique. « Si nous considérons la situation dans laquelle une personne adopte une attitude humoristique envers d’autres, une idée que j’ai déjà avancée, empiriquement, dans mon livre sur les mots d’esprit se profilera d’elle-même immédiatement. À savoir qu’un sujet se comporte à leur égard comme un adulte envers un enfant lorsqu’il reconnaît en souriant la trivialité des préoccupations et des souffrances qui lui semblent si importantes[8] ». Les observations de Freud sont exactement comme les commentaires de Sōseki à propos de l’« esquisse ». L’attitude que Sōseki a définie comme étant fondamentale à l’écriture du shaseibun est ce que Freud nomme « humour ». Par ailleurs, l’humour en tant qu’un « sens du monde » devrait être distingué du carnavalesque selon Bakhtin. Pour Freud, la plaisanterie, en tant qu’une « contribution au comique au moyen de l’inconscient », doit être différenciée de l’humour, « la contribution faite par le comique par l’intermédiaire du surmoi ». Toutefois, Freud rencontre ici un problème difficile, car il doit expliquer comment il peut être possible pour le surmoi de contribuer au plaisir. Il réfléchit au problème de la manière suivante :

Il est vrai que le plaisir humoristique n’atteint jamais l’intensité du plaisir dans le comique et dans les plaisanteries, qu’il ne laisse jamais libre cours à un rire franc. Il est également vrai que, en produisant l’attitude humoristique, le surmoi est en fait occupé à répudier la réalité et se soumet à une illusion. Mais (sans vraiment savoir pourquoi) nous considérons ce plaisir moins intense comme ayant une grande valeur ; nous le trouvons particulièrement libérateur et élevé. En outre, la gaieté créée par l’humour n’est pas la chose essentielle. Elle n’a qu’une valeur préliminaire. La chose principale est l’intention que l’humour réalise, que ce soit en rapport avec soi-même ou avec d’autres personnes. Cela signifie : « Voyez ! Voici le monde qui semble si dangereux ! Ce n’est rien d’autre qu’un jeu enfantin — tout juste matière à rire ! »

Si c’est vraiment le surmoi qui, dans l’humour, exprime des paroles si aimables de réconfort à l’intention de l’ego intimidé, cela nous apprend que nous avons encore beaucoup à apprendre quant à la nature du surmoi. Par ailleurs, tout le monde n’est pas capable d’une attitude humoristique. C’est un don rare et précieux, et beaucoup de personnes sont dans l’incapacité d’apprécier le plaisir humoristique qui leur est présenté. Et finalement, si le surmoi tente, au moyen de l’humour, de consoler l’ego et le protéger de la souffrance, cela ne contredit pas son origine dans l’effet parental[9].

Ici, nous pouvons voir Freud tentant d’utiliser le « modèle névrotique » pour expliquer une question qui ne peut pourtant être conceptualisée en ces termes. Néanmoins, Freud reconnaît modestement que l’humour possède sa nature et sa valeur propres. Cette valeur ne concerne pas tant la psychologie que la « disposition psychologique » de quelqu’un — cette attitude qui, même chez une personne qui aurait perdu tous buts et idéaux, la confronte à la réalité sans tomber dans le désespoir ou le nihilisme. Pour moi l’humour peut entretenir quelque rapport à la psychose, et le shaseibun de Sōseki peut être lié à une sorte de souffrance qui ne peut facilement guérir à l’aide de plaisanteries ou de la catharsis tragique. Ce n’est pas la souffrance de la névrose, mais de la psychose. C’est la souffrance de la personne moderne. Et pourtant elle ne peut être totalement racontée dans le style du roman moderne. Selon les normes de la littérature moderne, les longs romans de Sōseki sont des échecs. T.S. Eliot, par exemple, fit remarquer que le Hamlet de Shakespeare était un échec en tant que tragédie parce qu’il lui manquait un corrélat objectif. Dans les travaux de Sōseki également, des dérapages apparaissent qui ne peuvent être résolus en une synthèse, parce que le sujet est possédé d’une souffrance psychotique pour laquelle il n’existe pas de corrélat objectif. Et pourtant, il n’y a aucune raison pour nous de voir les romans de Sōseki comme des échecs. Ils ont constitué, bien plutôt, la lutte de Sōseki contre le type de fiction par laquelle la littérature moderne cherchait à résoudre et à trouver la synthèse pour de tels dérapages.