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La philosophie de Fénelon se présente sous la forme d’un éclectisme. Celui-ci n’est pas le signe d’un défaut de systématicité ou d’originalité. Il s’explique par la fonction que Fénelon attribue à la philosophie : faire aimer le Dieu dont elle donne distinctement à connaître l’infinité. D’ailleurs, l’A. fait remarquer, dès le début de son ouvrage, que la connaissance philosophique, celle que nous avons par les lumières de notre seule raison, permet d’assurer la conversion de l’homme à Dieu, l’union du fini avec l’infini. Les faux infinis qui sont libertinage d’esprit, goût des passions, laissent un vide. Pour Fénelon, la métaphysique représente les prolégomènes les plus efficaces à la religion : connaître un être infini et par soi, dont tous les autres êtres dépendent, constitue le principe à partir duquel il est possible de déduire la vérité du christianisme.

Les preuves de l’existence de Dieu, par exemple, doivent s’adresser tout autant à l’esprit qu’à la volonté et provoquer non seulement la certitude mais la conversion. En cela, l’archevêque de Cambrai suit ici fidèlement Descartes qui place la méditation comme la condition à la compréhension des notions premières. L’homme doit méditer les vérités abstraites de la métaphysique afin de l’amener à se centrer, non sur lui-même, mais sur Dieu. La connaissance prépare à la foi et à l’amour. Qui connaît clairement et distinctement Dieu, qui en médite l’idée, ne peut que vouloir croire en lui et agir en conséquence, c’est-à-dire l’aimer de préférence à tout. Bien penser équivaut à bien croire.

C’est en Dieu que l’homme existe authentiquement. Le moi est un être dénaturé. Il est cependant un rien qui peut connaître l’infini. C’est ce qui est étonnant et incompréhensible. Ce moi, faible, borné, défectueux, demeure capable de concevoir l’infini. Influencé par Descartes, Fénelon accorde une réalité objective infinie à l’idée d’infini. Mais il ne retient pas tant la thèse cartésienne d’un Dieu qui inscrit son idée dans l’homme, comme la marque de l’ouvrier sur son ouvrage. Il retient surtout, tout comme le pense saint Augustin, la notion d’un Dieu qui parle à l’homme comme un maître, pour l’instruire et le guider.

Du Dieu cause de son idée en nous, l’homme peut passer ainsi à Dieu cause de son être. Il y a donc une parfaite circularité entre la notion de maître intérieur et l’idée d’infini. La métaphysique de Fénelon fait donc coexister la définition augustinienne de Dieu comme Vérité et sa dénomination cartésienne comme infini. La philosophie de Fénelon permet de conjoindre en un même passage les notions de Vérité et d’infini afin d’élever jusqu’à l’oxymore, ce paradoxe d’un Dieu incompréhensible qui fait tout comprendre.

Laurence Devillairs oppose, en terminant ce premier chapitre, Fénelon et Pascal. Pour ce dernier, l’intériorité n’est pas porteuse de vérité : la vérité est ailleurs, « au-dehors », en Jésus-Christ, dans les Écritures, dans les espèces de l’eucharistie. Fénelon, tout au contraire, l’intériorité se retrouve dans le retour à soi pour y trouver Dieu. Le moi n’est jamais vide de la présence de Dieu. Il est l’infini contenu dans le fini. Pour Pascal, l’homme est marqué d’une absence, d’un Dieu qui se cache, d’une misère que l’on masque, d’une grandeur que l’on a perdue. L’exaltation fénelonienne de l’infini s’accompagne, à l’opposé, d’une insistance sur la proximité et la perpétuelle action de Dieu en l’homme.

Pour lui, il est impossible d’avoir une certitude absolue concernant notre raison et la vérité de nos idées claires et distinctes tant qu’on n’a pas élucidé la question de l’origine de notre être. Cette origine, il la place en Dieu, créateur tout-puissant, qui a mis en tout homme l’idée d’infini. « J’ai en moi l’idée d’infini », affirme-t-il constamment. L’utilité de la philosophie, selon Fénelon, ne se mesure pas à son seul pouvoir de persuasion mais à la disposition morale qui en découle : connaître que Dieu existe, c’est vouloir se soumettre à lui et trouver sa béatitude dans la contemplation. « L’idée d’infini, qui tient de l’infini même, est en moi. Elle est plus que moi ; elle me paraît tout et moi rien. Elle est en moi, je ne l’y ai pas mise, je l’y ai trouvée ».

Selon Fénelon, l’homme devrait aimer Dieu infiniment, sans mesure ; mais cet amour est impossible, car seul Dieu peut aimer infiniment. La créature peut s’approcher de cette infinité d’amour en aimant Dieu de façon désintéressée, pour lui-même. Son amour acquiert alors l’infinité par procuration, en tant qu’il a l’infinité de Dieu pour objet. L’amour désintéressé est le seul qui soit « digne » d’un Dieu infini « à qui tout est dû ».

L’archevêque de Cambrai opte pour une théologie du pur amour : connu comme infini, Dieu ne peut être aimé qu’à proportion de cette infinité même. Vouloir avoir une raison d’aimer Dieu, l’aimer selon un motif intéressé, celui de la commodité ou de l’utilité, revient à le mettre à notre usage. C’est ce qui permet à Fénelon de passer de l’état passif des quiétistes à la mystique du pur amour, à la « sainte indifférence », c’est-à-dire d’un amour de soumission au bon plaisir de Dieu. Il faut, comme le demande Augustin, que « l’âme passe au-dessus de soi sans penser à soi ». Il faut aimer Dieu pour l’amour de lui-même jusqu’à s’oublier, si cela était possible. La mystique du pur amour est refus de toute naturalisation de la grâce, de toute recherche de raisons que nous aurions d’aimer Dieu. Bref, l’amour pur n’est le moyen d’aucune fin, si ce n’est Dieu même : il ne sert pas à tranquilliser l’homme sur son salut, à le consoler, à le faire espérer.

En résumé, c’est autour de la notion d’infini que se développe l’apologétique philosophique de Fénelon. L’idée d’infini, « gravée » dans l’esprit humain donne à connaître Dieu avec évidence, dans ce qui fait sa divinité même. Elle décrit l’essence divine dans sa non-univocité absolue. Dieu reste incompréhensible, en tant qu’il est connu comme infini. Il faut renoncer à comprendre Dieu puisqu’il est dans la nature de l’infini d’être connu comme incompréhensible. En cela, Fénelon rejoint Augustin pour qui connaître et comprendre préservent le « mystère » de Dieu.

La doctrine du pur amour est le comble de la perfection du christianisme où un petit nombre d’âmes est élevé. C’est un état où tous sont appelés. Peu, semble-t-il, y parviennent.