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L’expression « fonction magistérielle » qui figure dans l’intitulé de ce colloque ou, pour faire court, le terme « magistère », employé de façon absolue (« le magistère » ou « le magistère ecclésial »), est de frappe relativement récente, même si son emploi s’est généralisé au point de nous amener à penser qu’il s’agirait d’une donnée au plus haut point traditionnelle. Yves Congar a en effet montré que « l’expression “le magistère” en son acception actuelle a été introduite par la théologie du xviiie siècle mais surtout par les canonistes allemands du début du xixe siècle[1] ». Plus précisément, « cet emploi s’annonce chez Grégoire XVI et Pie IX : il est contemporain de la série des encycliques qu’on fait généralement commencer avec Mirari vos (15 août 1832)[2] ». Mais, comme le note Congar, « il s’agit seulement du mot », car « il a toujours existé dans l’Église une fonction d’enseignement liée, soit à des charismes, soit à une autorité elle-même douée de charismes[3] ».

L’histoire de cette fonction a été faite à plusieurs reprises et il n’est pas besoin d’y revenir. Pour le domaine francophone, mentionnons l’ouvrage classique de Damien van den Eynde, les articles de Congar et les contributions récentes de Bernard Sesboüé et de Jean-François Chiron[4]. Dans cette communication, je voudrais rappeler l’importance de la fonction d’enseignement dans l’Église ancienne, évoquer les porteurs de cette fonction et en situer l’exercice dans la dynamique qui conduira au premier Concile oecuménique[5]. Si j’ai choisi de me limiter à la période prénicéenne, c’est parce que le concile de Nicée constitue d’une certaine manière — dont il ne faut certes pas exagérer la portée — une étape décisive dans l’évolution du magistère ecclésial entendu au sens large.

I. La fonction d’enseignement dans l’Église ancienne

L’auteur du premier évangile met dans la bouche de Jésus ressuscité, en finale de son livret, les paroles suivantes : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28,19-20). Cette ultime injonction adressée par Jésus aux onze disciples est nettement formulée en termes d’une mission d’enseignement, autour de l’impératif μαθητεύσατε auquel sont coordonnés les trois participes πορευθέντες, βαπτίζοντες et διδάσκοντες. Le verbe μαθητεύω signifie normalement, en dehors du Nouveau Testament, « être/devenir disciple (de quelqu’un)[6] ». Des quatre occurrences néotestamentaires du verbe (Mt 13,52 ; 27,57 ; 28,19 ; Ac 14,21), deux revêtent une acception qu’ignore le grec classique et postclassique, celle, transitive, de « faire des disciples » (Mt 28,19 et Ac 14,21)[7]. Dans le passage cité, cette activité propagandiste se situe dans un cadre missionnaire (πορευθέντες) et didascalique (διδάσκοντες). Si le verbe μαθητεύω est relativement rare dans le Nouveau Testament, le substantif correspondant μαθήτης, « disciple », est en revanche massivement attesté[8]. On en relève 261 occurrences pour l’ensemble du Nouveau Testament, dont 233 dans les seuls évangiles et 28 dans les Actes (le mot est absent ailleurs), auxquelles on ajoutera le remarquable féminin μαθήτρια d’Ac 9,36[9]. La totalité de ces attestations, sauf une quinzaine, désigne les disciples de Jésus. C’est donc dire que la relation de Jésus avec ceux qui le suivent se situe dans un contexte d’apprentissage ou d’enseignement, de relation entre un maître et un disciple ou un élève. Cette situation est d’autant plus remarquable que le couple μαθητής/μαθητεύω est absent de la Septante, comme d’ailleurs תַּלְמִיד du texte hébraïque, dans lequel il n’apparaît qu’une seule fois, en 1 Ch 25,8[10]. C’est dire l’importance de ce vocabulaire et de ce qu’il désigne pour qualifier le rapport entre Jésus et sa sequela.

Lorsque les Évangiles parlent des personnes évoluant dans l’entourage de Jésus en les qualifiant de disciples, ils insistent donc sur leur relation à Jésus comme à un maître, un rabbi (ῥαββί)[11]. Une relation qui était d’ailleurs loin d’être exclusive à Jésus et aux siens. En effet, la relation enseignant-enseigné tenait une grande place dans la transmission du savoir religieux dans le judaïsme du Second Temple[12]. Les Évangiles en témoignent à leur façon, qui mentionnent, à côté de ceux de Jésus, les disciples de Jean-Baptiste (13 occurrences, dont Mt 9,14), des pharisiens (Mt 22,16 ; Mc 2,18) et de Moïse (Jn 9,28).

Dans ce contexte, le groupe lexical qui est le mieux attesté dans le Nouveau Testament est sans contredit celui de διδάσκειν, « enseigner[13] ». Du verbe, on relève en effet 97 occurrences, 59 pour διδάσκαλος, « maître » ou « enseignant », 30 pour διδαχή et 21 pour διδασκαλία, le « contenu de ce qui est enseigné » ou l’« enseignement » ; διδακτικός, « capable d’enseigner », et διδακτός, « instruit/enseigné (par) », ne figurent respectivement que deux ou trois fois. Quant aux formations préfixales, si on laisse de côté νομοδιδάσκαλος, « légiste » ou « docteur de la loi » (3 x), on trouve trois termes qui qualifient l’enseignement, καλοδιδάσκαλος, « qui enseigne le bien », « de bon conseil », mais surtout le substantif ψευδοδιδάσκαλος, « faux enseignant », « qui enseigne le faux », et le verbe ἑτεροδιδασκαλέω, « enseigner une autre doctrine », évidemment en un sens péjoratif. Ces trois vocables interviennent dans des textes plus tardifs (Tt 2,3 ; 2 P 2,1 ; 1 Tm 1,3 et 6,3) et témoignent, pour les deux derniers, d’un souci du caractère (non) approprié d’un enseignement, d’une doctrine qui n’est pas « de notre Seigneur Jésus Christ » ni « conforme à la piété (κατ’ εὐσέβειαν) », et qui répugne « aux saines paroles » (1 Tm 6,3).

Retenons donc de l’ensemble du Nouveau Testament le caractère fondamental et même fondateur de la relation maître-disciple et de la transmission d’un enseignement, et la conscience qu’avec le passage du temps, cet enseignement se fera sous le signe de la diversité (le verbe ἑτεροδιδασκαλέω est significatif à cet égard) et deviendra vite l’objet de controverses plus ou moins vives, dont les Pastorales, les épîtres catholiques et les lettres johanniques témoignent éloquemment. Dès lors, la mission d’enseignement est inséparable d’une mission de vigilance ou de surveillance, de « gardiennage », selon l’expression de Bernard Sesboüé[14], pour assurer le maintien de la « bonne santé » de la doctrine ou de l’enseignement, véritable obsession des Pastorales (1 Tm 1,10 ; 6,3 ; 2 Tm 1,13 ; 4,3 ; Tt 1,9.13 ; 2,1.2.8), tout comme l’idée de la « garde du dépôt » (παραθήκην φυλάσσειν, 1 Tm 6,20 ; 2 Tm 1,12.14).

Comme on le voit, la fonction didascalique ou magistérielle occupe une place centrale dans les plus anciens témoignages écrits qui émanent des communautés de disciples de Jésus, qu’il s’agisse des lettres de Paul ou des autres textes produits dans la première moitié du ier siècle ou au début du iie. En dehors de ceux qui finiront par entrer dans ce qu’on appellera le Nouveau Testament, il est significatif qu’un des plus anciens écrits — provenant à coup sûr de la fin du ier siècle — s’intitule précisément Διδαχὴ τῶν δώδεκα ἀποστόλων ou Διδαχὴ κυρίου διὰ τῶν δώδεκα ἀποστόλων τοῖς ἔθνεσιν, « Enseignement/instruction[15] des douze apôtres » ou « Enseignement/instruction du Seigneur aux nations par les douze apôtres[16] ». On mesure aussi l’importance de l’enseignement par le soin qui sera mis à en assurer la transmission correcte, la conservation et la régulation. La stratégie la plus efficace qui sera instaurée à cette fin sera sans contredit la mobilisation et le détournement de la αἵρεσις philosophique — école ou courant de pensée — à des fins de contrôle et d’exclusion. Le terme αἵρεσις a une longue histoire, qui court avant et après que les théologiens et penseurs chrétiens en aient fait l’hérésie des polémistes et des autorités épiscopales et dont Alain Le Boulluec a retracé les étapes essentielles, qu’il résume ainsi[17] :

À ne considérer d’abord que le vocabulaire, écrit-il, on constate que αἵρεσις, avant le milieu du iie siècle, n’est que l’un des nombreux termes utilisés pour évoquer les dissensions. Il peut avoir, certes, une valeur péjorative, dès les écrits qui entreront dans le Nouveau Testament, et Ignace d’Antioche fait un pas décisif vers l’hérésiologie en esquissant une description de l’erreur et en la qualifiant de αἵρεσις. Mais la diversité des acceptions du mot (parti, option, doctrine fausse) et sa rareté relative sont loin d’en faire un terme prégnant. On ne peut parler de notion d’« hérésie » qu’à partir du moment où un système de représentations se constitue autour de lui pour condamner et exclure. Ce moment est celui où Justin compose son traité Contre toutes les hérésies qui se sont produites, vers 150[18].

La notion de αἵρεσις, comme d’ailleurs celles de διαδοχή, succession, ou de παραθήκη, le dépôt à garder (τὴν παραθήκην φυλάσσειν) font partie de ces « processus qui ont réduit la pluralité par l’exclusion et par l’établissement de normes et d’institutions[19] ».

Dans la mesure où les disciples de Jésus messie se prétendent porteurs d’un message de salut, d’un κήρυγμα ou d’un εὐαγγέλιον, qu’ils ont mission de propager, ils sont indissociablement les dispensateurs d’un enseignement qui ne peut être que d’autorité, une autorité qu’il faut néanmoins établir et protéger, en se dotant de mécanismes et de structures communautaires qui encadrent, supportent et contrôlent la parole de ceux qui en sont les dépositaires.

II. Les « porteurs » de la fonction d’enseignement

Mais qui sont précisément les titulaires ou les porteurs de l’enseignement chrétien dans les communautés ? Poser cette question revient à soulever celle, autrement plus complexe, des « ministères » dans les Églises du premier et du deuxième siècle. L’aspect le plus frappant des ministères chrétiens au ier siècle est leur diversité. Lorsque nous lisons les lettres pauliniennes, il en ressort clairement que les premières Églises fondées par l’apôtre Paul étaient animées par plusieurs fidèles qui étaient considérés comme récipiendaires d’un charisme. Il convient d’apporter ici une précision à propos de l’ambivalence des termes « charisme » (χάρισμα) et « ministère » (διακονία)[20]. Le charisme est un don conféré par l’Esprit à un fidèle pour l’édification de la communauté. Un ministère est un service — c’est le sens premier du mot διακονία — qui est rendu par un chrétien à la communauté pour le bien de tous. Comme nous le voyons en 1 Co 12,4-5, Paul ne fait pas la distinction entre un charisme et un ministère. Pour lui, un don spirituel doit être mis au service de la communauté et, inversement, tout service auprès des membres de l’Église repose sur un don obtenu de l’Esprit. C’est seulement à partir de la deuxième génération de chrétiens (aux années 70) que le mot ministère désignera graduellement une fonction institutionnalisée, alors que le mot charisme gardera sa signification originale.

Dans le cadre de la mission paulinienne, la plus ancienne et la seule qui nous soit connue de façon quelque peu précise, on observe une pluralité de charismes ou de ministères et une certaine variation de ces services entre les communautés chrétiennes. Cela s’explique probablement par le fait que, dans l’attente de la parousie imminente du Christ et dans le contexte où les communautés n’étaient pas très grandes, il n’était pas primordial de régler en détail le fonctionnement d’un groupe chrétien nouvellement formé. Pour Paul, l’important n’était pas d’encadrer les manifestations de l’Esprit dans un modèle ministériel éprouvé, mais d’orienter ces manifestations vers l’édification et la consolidation de la communauté chrétienne (cf. 1 Co 12,7 ; 14,4-5.12.26 ; Ep 4,12). Les différences que l’on observe entre les Églises locales s’expliquent par les particularités de la mission dont elles sont issues.

Si, parmi ces ministères, le premier rôle revient sans contredit aux apôtres, aux « envoyés » responsables de la mission et de la mise en place de communautés locales, ceux-ci n’ont pas travaillé en solitaires. Paul constitue ici un cas exemplaire puisqu’il s’est lui-même entouré d’un très grand nombre de collaborateurs appelés συνεργοί[21]. Même si ce titre n’apparaît pas dans les listes de dons charismatiques, il désigne des associés dont le rôle fut crucial pour le succès de l’entreprise apostolique. On compte plus de vingt-cinq personnes, hommes et femmes, qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à l’activité apostolique de Paul. Parmi ces collaborateurs, il y eut des gens comme Timothée et Tite qui furent chargés de missions spéciales et qui ont dû se déplacer d’une communauté à l’autre (1 Co 4,17 ; 2 Co 2,12-13 ; 1 Th 3,1-6 ; Ph 2,19-23). Il y en eut d’autres, cependant, qui ont assisté Paul en demeurant attachés à une communauté particulière, telle que Priscille et Aquilas à Corinthe (Ac 18,1) puis à Éphèse (Ac 18,18.26) ainsi que Phoebé, « ministre » de l’Église de Cenchrées (Rm 16,1 : τὴν ἀδελφὴν ἡμῶν, οὖσαν διάκονον).

Au nombre de ces collaborateurs, les prophètes et les didascales ou enseignants, qui figurent respectivement au deuxième et troisième rang, juste après les apôtres, dans la liste de 1 Co 12, ont sans contredit joué un rôle prédominant pour l’animation des communautés chrétiennes[22]. Ces deux charismes, ou ministères, figurent d’ailleurs dans les quatre listes de dons charismatiques[23]. C’est en interprétant les Écritures, en donnant des révélations et en proférant des cantiques que les « prophètes » édifiaient, exhortaient et réconfortaient les membres de l’Église locale (1 Co 14,3). Les « didascales », pour leur part, jouaient le rôle de maîtres ou de catéchètes davantage dans la ligne de la communication ou de l’explication d’un contenu que dans celle de l’exhortation ou de l’encouragement. Certains prophètes et enseignants demeuraient dans une seule communauté alors que d’autres adhéraient à l’idéal missionnaire en renonçant à la famille, au foyer et à la propriété.

On observe aussi très tôt l’émergence d’un service ou d’un ministère de direction au sein des communautés. Même si les communautés chrétiennes étaient marquées par une très grande diversité de ministères, il y avait néanmoins des ministres locaux qui exerçaient des fonctions de gouvernement. Les lettres pauliniennes ne laissent aucun doute à ce sujet. Nous avons à Corinthe, par exemple, le cas de Stéphanas, de sa famille et de tous ceux qui partagent leurs travaux et leur peine, à qui doivent se soumettre les autres membres de l’Église locale (1 Co 16,15-18). Les injonctions « obéissez donc à de telles personnes (τοῖς τοιούτοις) » (1 Co 16,16a) et « sachez donc apprécier de telles personnes (τοὺς τοιούτους) » (1 Co 16,18b) indiquent qu’avec Stéphanas, quelques Corinthiens étaient reconnus par Paul comme étant des leaders et qu’ils devaient être acceptés comme tels par le reste de la communauté. De même, la première aux Thessaloniciens témoigne de la présence dans cette communauté de fidèles qui exerçaient un ministère de direction même si aucun titre officiel ne leur est décerné : « Nous vous demandons, frères, d’avoir des égards pour ceux qui parmi vous se donnent de la peine (τοὺς κοπιῶντας ἐν ὑμῖν), veillent sur vous dans le Seigneur et vous reprennent ; ayez pour eux la plus haute estime, avec amour, en raison de leur travail » (1 Th 5,12-13). Les expressions « se donner de la peine dans le Seigneur (κοπιᾶν ἐν Κυρίῳ) » (Rm 16,12bis) et surtout « se donner de la peine pour/parmi (κοπιᾶν εἰς/ἐν) » (Rm 1,6 ; Ga 4,11 ; 1 Th 5,12 ; cf. 1 Co 16,16), appliquées aussi bien à des hommes qu’à des femmes, prennent en quelque sorte valeur technique pour désigner une responsabilité importante au sein de la communauté. Le fait que Paul exhorte les Thessaloniciens à avoir la plus haute estime pour ces personnes implique que l’apôtre reconnaissait leur autorité et qu’il invitait les autres à faire de même. Étant donné le peu d’informations que nous avons sur ces dirigeants, il est toutefois impossible de savoir s’ils avaient tous la même autorité ou s’ils jouaient les mêmes rôles. De même, nous ne pouvons pas déterminer pour quelle période de temps ils exerçaient ce ministère et qui les avaient désignés pour cette fonction.

Quoi qu’il en soit, on remarque que ces ministères ne sont pas strictement cloisonnés ou spécialisés. J’en veux pour preuve deux textes à peu près contemporains, de la fin du ier ou du début du iie siècle, qui témoignent d’un déplacement des fonctions d’enseignement vers celles de direction. Nous voyons tout d’abord la première lettre à Timothée formuler l’injonction suivante : « Que les anciens qui exercent bien la présidence (οἱ καλῶς προεστῶτες πρεσβύτεροι) soient jugés dignes d’un double honneur, surtout ceux qui peinent à la parole et à l’enseignement (οἱ κοπιῶντες ἐν λόγῳ καὶ διδασκαλίᾳ) » (1 Tm 5,17). Un tel rapprochement fonctionnel est d’autant plus remarquable que cet écrit, comme les deux autres Pastorales, entretient une vive polémique contre les faux docteurs[24]. Le second texte est la Doctrine ou Didachè, des douze apôtres, qui va dans le même sens, mais d’une manière plus précise : « Élisez-vous donc des épiscopes et des serviteurs (ἐπισκόπους καὶ διακόνους) dignes du Seigneur, des hommes doux, désintéressés, sincères et éprouvés, car ils remplissent eux aussi près de vous l’office des prophètes et des enseignants (ὑμῖν γὰρ λειτουργοῦσι καὶ αὐτοὶ τὴν λειτουργίαν τῶν προφητῶν καὶ διδασκάλων) » (15,1)[25]. On notera ici, d’une part, l’adéquation épiscopes = prophètes et serviteurs = enseignants et, d’autre part, le caractère officiel, quasi cultuel, pour ne pas dire « liturgique » de ces fonctions[26]. Pour en revenir aux Pastorales, Victor Saxer a bien vu que l’épiscope joue désormais « un rôle autant disciplinaire que doctrinal, qui s’exerce particulièrement au sujet des faux docteurs et des pécheurs (1 Tm 4) et qui consiste non seulement à enseigner et exhorter (1 Tm 5,17), mais encore à réfuter et convaincre (1 Tm 5,20 ; Tt 1,9)[27] ».

Jusqu’à la fin du iie siècle, vers 180, l’organisation des communautés chrétiennes et, au sein de celles-ci, l’exercice des tâches d’enseignement seront marqués par une grande diversité, variable cependant selon les lieux et les époques. Deux facteurs contribueront à la réduction de cette disparate : l’éclipse inéluctable des ministères itinérants au profit des ministères locaux et stables, et l’émergence progressive du monoépiscopat, c’est-à-dire le passage de l’« épiscopat collectif » ou collégial des « épiscopes-presbytres » à un type d’autorité plus centralisé. Si toutefois ce modèle d’organisation ecclésiale s’affirme relativement tôt en Orient et en Asie, il est loin d’être le modèle dominant d’organisation ecclésiastique et ce, même à Rome, où il semble paradoxalement ignoré par les sources jusqu’au milieu du iie siècle[28]. C’est plutôt Lyon qui apparaît comme « la première ville d’Occident à posséder un épiscope attesté par les sources contemporaines[29] » en la personne de Pothin et de son successeur Irénée, ce qui ne présente rien de surprenant quand on considère les liens de l’Église de Lyon avec Smyrne et l’Asie mineure.

Si l’émergence du monoépiscopat marque le début d’une tendance à la concentration de l’autorité entre les mains d’un épiscope, et d’un seul, qui l’amène à exercer une fonction prédominante de direction au sein de sa communauté chrétienne, celui-ci n’en demeure pas moins solidaire du collège des anciens ou presbytres. Au début du iiie siècle, se produira toutefois une mutation essentielle et décisive dans la conception des ministères chrétiens. La charge de supervision et de direction de la communauté (l’ἐπισκοπή[30]), jusque-là commune aux presbytres et aux épiscopes, devient peu à peu l’exclusivité du seul épiscope. Les presbytres se voient de plus en plus reléguer à des tâches cultuelles secondaires, les tâches de direction et d’enseignement étant réservées à l’épiscope. Quant aux diacres, ils sont peu à peu placés du côté de l’épiscope, pour des tâches administratives et caritatives, en vue de la gestion de la communauté[31]. La figure de l’épiscope de type monarchique, désigné comme Grand prêtre et Pontife[32], se détache alors du collège des presbytres, et il apparaît comme le chef unique de la communauté, chargé de présider l’Eucharistie, de baptiser et de prêcher.

Dans une telle perspective, on comprend que l’exercice de la fonction didascalique au sein des communautés chrétiennes fera l’objet d’un recentrage qui n’est pas étranger à la situation de diversité doctrinale que vit le iie siècle et à la nécessité de garantir une certaine cohésion dans l’expression de la foi. Si telle fut la tendance générale, il ne faudrait pas croire qu’elle imposera une parfaite uniformité dans la dispensation de l’enseignement chrétien.

III. Primauté romaine et institution conciliaire

Il y a à cela plusieurs raisons. La première tient sûrement en l’absence, pour une bonne partie du premier millénaire, d’une autorité épiscopale centrale qui aurait été en mesure de s’imposer à l’ensemble des Églises. On reconnaît bien sûr à l’Église de Rome une « primauté » fondée sur le fait qu’elle se trouve sise dans la capitale de l’empire et surtout qu’elle peut se réclamer d’une fondation éminemment apostolique puisqu’elle attribue son origine aux apôtres Pierre et Paul, qui, d’après une tradition très ancienne, y auraient subi le martyre. Mais cette primauté en restera longtemps une d’honneur, comme le reconnaît Ignace d’Antioche dans le prologue de sa Lettre aux Romains, texte qui a souvent été surinterprété. À l’occasion, une telle préséance s’exercera sous la forme d’arbitrage ou de tentative de conciliation, comme on le voit dans la Lettre collective de l’Église de Rome aux Corinthiens, datée de 96 et attribuée à Clément de Rome, dans laquelle il faut voir une forme de « correction fraternelle » plutôt qu’une intervention d’autorité dans les affaires d’une Église-soeur, et cela au nom du souvenir qu’ont laissé à Rome les deux apôtres Pierre et Paul, et dont Clément rappelle le témoignage. Victor Saxer, que nous reprenons ici, fait d’ailleurs observer que l’argumentation de la lettre ne se fonde pas « sur un texte néotestamentaire comme Mt 16,18-21, mais sur ceux de l’Ancien Testament, voire sur des raisons de sens commun », en se référant « à l’exemple de l’autorité politique ou militaire ». Il ajoute qu’« il est possible que la communauté de Rome doive une partie de son prestige au fait qu’elle est l’Église de la capitale » et que « c’est plus tard seulement que nous lui verrons se prévaloir du texte matthéen des pouvoirs conférés à Pierre[33] ». La conclusion de Marcel Simon est donc toujours valable, à savoir que « pendant toute la période [des trois premiers siècles], l’Église, dans sa structure concrète comme dans la justification théorique qu’elle en donne, par la plume de saint Cyprien par exemple, est épiscopale et non papale. Dans la mesure où se dessine, par-delà l’autorité personnelle de chaque évêque, une autorité plus large, ce sont les synodes ou conciles épiscopaux — provinciaux, régionaux, ou, à Nicée, oecuménique — qui apparaissent comme les détenteurs d’un magistère indivis[34] ».

Il ne faudrait cependant pas ramener l’exercice de la fonction magistérielle ou didascalique dans l’Église ancienne aux seules interventions épiscopales ou aux assemblées synodales. Si la prédication, la catéchèse et la dispensation des Écritures demeurent sans doute et de loin les lieux par excellence de l’exercice de la fonction d’enseignement, il convient tout autant de faire place à des prises de parole plus ou moins spontanées ou régulées, qui échappaient ainsi au contrôle ou à l’autorité des évêques. Il suffit d’évoquer ici, pour ne mentionner que les plus connus, les noms de Justin Martyr, au milieu du iie siècle, de Clément d’Alexandrie, au tournant des iie et iiie siècles, et d’Origène d’Alexandrie et de Césarée, dans la première moitié du iiie siècle, qui ont largement contribué à jeter les bases d’une théologie et d’une pensée proprement chrétiennes. Dans le cas de Clément et d’Origène, cela ne s’est pas fait sans tensions ni conflits, aux prises qu’ils étaient avec des chrétiens hostiles à une approche intellectuellement exigeante des contenus de la foi chrétienne, ou avec des autorités épiscopales davantage conscientes de leurs prérogatives au fur et à mesure que s’imposera le monoépiscopat[35]. Comme l’écrit Clément, « celui-là est réellement prêtre et diacre véritable s’il fait et enseigne (διδάσχῃ) les choses du Seigneur, qui n’est pas choisi (ou : ordonné, χειροτονούμενος) par les hommes ni considéré comme juste parce qu’il est prêtre, mais qui est inscrit au presbyterium parce qu’il est juste[36] ».

Pour conclure, revenons à la question que nous posions dans le titre de cette communication : « Peut-on parler de “magistère” ecclésial avant le concile de Nicée ? » La réponse à cette question est à coup sûr négative si l’on considère l’acception que prendra le terme « magistère » à partir du xixe siècle. On ne peut cependant en rester à ce constat dans la mesure où il y eut de toujours dans le christianisme des premiers siècles, et ce, depuis ses origines, comme d’ailleurs dans le judaïsme, l’exercice d’une fonction magistérielle ou didascalique, dont l’existence était exigée par la mission et l’éducation dans la foi, mais qui répondait aussi à d’autres nécessités, de défense et illustration du christianisme, ou encore à celle de garantir la cohésion doctrinale et disciplinaire des communautés.

Quant aux conciles oecuméniques et au premier d’entre eux, ils avaient le souci non pas tant de promulguer un enseignement que de répondre à un « besoin pressant (χρείαν κατεπείγουσαν) », comme l’écrit Athanase d’Alexandrie, qui ajoute : « Pour la question de la foi [les évêques réunis à Nicée] n’écrivirent pas : “Nous avons décidé”, mais : “Voici comment croit l’Église catholique”, et aussitôt ils ont confessé comment ils croyaient, afin de montrer que leur opinion n’était pas une opinion récente, mais qu’elle était celle des Apôtres, et que ce qu’ils avaient écrit n’était pas une invention venant d’eux, mais que c’était justement ce qu’avaient enseigné les Apôtres[37] ». On est encore loin de Vatican I, mais les propos d’Athanase expriment néanmoins la conviction d’une continuité dans l’enseignement et dans la foi depuis les temps apostoliques, qui, sur le plan des représentations, doit figurer dans toute histoire de la fonction magistérielle aux trois premiers siècles.