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Introduction

Dans sa volonté de se frayer un chemin hors de la métaphysique par une phénoménologie de la donation, Jean-Luc Marion a choisi Descartes comme pierre de faîte de son entreprise[1]. Celui-ci, en effet, aurait achevé la métaphysique. Mais il faut entendre toute la polyphonie de ce verbe « achever ». D’un côté, Descartes a parachevé la métaphysique en fixant nombre de ses enjeux et de ses concepts ; de l’autre, il l’a achevée en ce sens qu’il nous a montré les lignes de fuite nous permettant d’en sortir[2], comme si sa fin était toujours déjà inscrite dans sa pleine réalisation. Dans ce choix résolument cartésien, Spinoza pourrait apparaître comme l’auteur ayant radicalisé prioritairement les thèses métaphysiques de Descartes, enfermant la modernité dans une onto-théo-logie dont Marion n’a de cesse de vouloir sortir. Cette opposition à Spinoza est explicite, et nous la trouvons d’autant plus dans les textes dans lesquels Marion montre la complexité de la position cartésienne eu égard à l’Histoire de la métaphysique, contre la simplicité de Spinoza qui est toujours du côté de la métaphysique la plus classique, ancrée dans un discours sur l’être. Il suffit pour constater cela de voir combien les textes rassemblés dans les Questions cartésiennes[3] et les Questions cartésiennes II[4] sont sévères à l’encontre de Spinoza. Des cinquante mentions de Spinoza dont font état les index de ces deux tomes (sept dans le premier et quarante-trois dans le second), pas une ne présente Spinoza sous un jour favorable. Si l’on en croit Marion, Spinoza demeurerait prisonnier de la métaphysique dans sa constitution onto-théo-logique en ne pouvant s’arracher à la conceptualisation de Dieu, aux univocités épistémologiques et ontologiques ainsi qu’à l’obsession de la recherche de causes dont le paradigme est le recours à la causa sui qui ouvre l’Éthique[5].

Pourtant, l’opposition de Marion à Spinoza peut être tempérée pour deux raisons au moins. D’abord, par les textes de Spinoza qui laissent poindre la problématique du don en de nombreux endroits. Ainsi, la méthode du Traité de la réforme de l’entendement se doit de commencer par une idée vraie donnée : « La bonne méthode est donc celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie donnée (ad datae verae ideae normam)[6] ». Deuxièmement, Marion lui-même, dans certains de ses textes les plus importants, se reconnaît une certaine proximité avec Spinoza. Nous pouvons lire dans Étant donné, à propos d’Éthique, I, 16[7], qu’il s’agit là d’une « définition presque correcte du phénomène saturé[8] ». Nous trouvons aussi dans De surcroît, à l’occasion d’une analyse du lien entre métaphysique et visibilité, une note de bas de page consacrée à Spinoza[9], qui pourrait laisser entendre que Spinoza est en exception sur la métaphysique. Là où elle ne pense la cécité que comme privation seconde d’une norme première qu’est le « voir », Spinoza, dans la Lettre XXI à Blyenbergh, présente la cécité de façon positive, sans avoir recours au concept de privation mais à celui, plus neutre, de négation : « On peut dire en somme qu’il y a privation quand un attribut, que nous croyons appartenir à la nature de quelque objet, est nié de cet objet même, négation quand on nie d’un objet ce qui n’appartient pas à sa nature[10] ». Enfin, Spinoza note le caractère contraignant de ce qui est donné, et donc en un sens son avènement et sa facticité. Même si Spinoza est un penseur de la causalité, elle est paradoxalement pensée à partir d’une donation qui ne présuppose pas de donateur en position de transcendance. À partir de la démonstration d’Éthique, III, 1[11], Marion rappelle que : « Pour qu’une nécessité s’exerce (que l’effet s’ensuive), il faut d’abord que la donnée s’impose (se donne)[12] ». Il y a ainsi, dans le dépli de la nécessité spinoziste, une certaine similitude avec le pli de la donation que nous retrouvons chez Marion.

Au-delà d’une simple opposition, il y a donc entre Marion et Spinoza, des rencontres et des dialogues. La mise au jour de ces relations, et plus précisément de la lecture marionienne de Spinoza, est féconde à plusieurs titres. Tout d’abord, elle doit nous permettre de réévaluer la place de Spinoza dans les textes de Marion afin d’y contrebalancer la forte présence de l’influence cartésienne. Elle doit aussi nous aider indirectement à resituer Spinoza dans l’Histoire de la métaphysique, en montrant qu’il peut être pensé comme un auteur anti-métaphysique de par son utilisation du concept de don et de la place qu’il occupe dans sa philosophie. Enfin, la lecture marionienne de Spinoza nous permettra de montrer que nombre des thèses de Marion eu égard aux phénomènes saturés sont constituées et renforcées à partir de textes spinozistes. Ainsi, le rapprochement pourtant improbable entre ces deux auteurs questionne tout autant les interprétations traditionnelles de Spinoza que celles de Marion.

I. Marion contre une possible « métaphysique » spinoziste

Les relations entre Marion et Spinoza sont multiples, compliquées mais paradoxalement constantes. Nous pouvions nous attendre à ce que le rapport de Marion à Spinoza soit conflictuel, et que ses lectures soient souvent critiques, tout d’abord pour des raisons de fait qui, bien que non suffisantes afin de rendre raison de ces interprétations, n’en sont pas moins intéressantes. Marion n’a jamais fait mystère de sa foi catholique et de son attachement aux racines judaïques du christianisme. Or, malgré son attachement au Christ[13] dont Spinoza nous rappelle qu’il fut le « plus grand des philosophes[14] », le caractère immanent de son système philosophique a souvent déclenché la colère des chrétiens. Il nous suffit de rappeler le ton extrêmement sévère de la Lettre 57 d’Albert Burgh, qui, venant de se convertir au catholicisme, informe Spinoza combien désormais il le plaint : « Plus je vous ai admiré jadis pour la subtilité et la pénétration de votre esprit, plus maintenant je vous plains et déplore votre malheureux état […][15] », tout en profitant de cette même lettre afin de lui prodiguer quelques conseils : « Repentez-vous, philosophe, reconnaissez votre sage déraison et votre déraisonnable sagesse. D’orgueilleux devenez humble et vous serez guéri. Adorez le Christ dans la très Sainte Trinité afin qu’il daigne avoir pitié de votre misère, et il vous accueillera[16] ». De plus, les relations personnelles de Marion avec Emmanuel Lévinas et leur proximité intellectuelle[17] revendiquée devraient faire de Spinoza un repoussoir philosophique puisque selon Lévinas : « […] il existe une trahison de Spinoza. Dans l’Histoire des idées, il a subordonné la vérité du judaïsme à la révélation du Nouveau Testament[18] ». Loin de nous étonner, il y aurait donc quelque chose de tout à fait naturel à ce que Marion entretienne une relation conflictuelle avec les textes de Spinoza.

Ce conflit existe et il ne s’agit pas de le minimiser, il se manifeste d’ailleurs sur de nombreux points doctrinaux. Marion reproche par exemple à Spinoza d’avoir fermé la possibilité de décrire l’altérité en ne pensant l’autre que comme objet d’une représentation, le soumettant à des conditions de possibilité nous fermant l’accès à sa donation radicale en tant qu’autre : « […] une telle impossibilité se trouve aisément chez Spinoza, réduisant l’idée de l’autre à une modification seulement de ma propre idée de moi-même […][19] ». Il lui reproche aussi d’être tombé dans la construction métaphysique d’un concept de Dieu, l’enfermant dans les limites toutes humaines de la conceptualisation et des frontières inévitables que nous impose tout concept : « […] tous les débats ultérieurs, qu’ils concernent la détermination de cette essence (Leibniz, Malebranche, Spinoza), ou sur la transition du concept à l’existence (Kant, Hegel et Schelling), présupposent désormais un certain concept de Dieu — bref, que le concept puisse en général atteindre Dieu et lui assigner une essence[20] ». Cet enfermement dans la métaphysique la plus classique est d’ailleurs tellement fort, que Marion va jusqu’à faire de Spinoza, même si ce n’est que sur certains points (importants tout de même puisque nous parlons de la natura naturans), l’épigone de saint Thomas[21]. Mais ces objections générales se précisent sur des points conceptuels clairement identifiables.

Le premier point de conflit est sans aucun doute Dieu lui-même. Cela apparaît d’ailleurs dès 1977 dans L’idole et la distance[22], lorsque Marion met au jour la construction conceptuelle du Dieu de l’onto-théo-logie, afin de lui opposer, sur les terrains de l’être et du connaître, le Dieu de la charité. Marion montre alors que la métaphysique, dans sa constitution onto-théo-logique, a raté Dieu en lui substituant un simple concept (ou « Dieu »), c’est-à-dire un Dieu construit par l’Homme, une simple idole conceptuelle. Or, afin de développer cette argumentation, c’est sur saint Thomas[23] mais aussi sur Spinoza qu’il prend appui. Spinoza ne peut atteindre Dieu pour deux raisons au moins. Tout d’abord parce que de fait Dieu n’apparaît pour la première fois dans l’Éthique qu’à l’occasion de la sixième définition de la première partie, et donc tardivement : « Par Dieu, j’entends un étant absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie[24] ». Non seulement Dieu arrive en retard, mais en plus, ce retard est expliqué par la nécessité de poser d’abord les éléments conceptuels nécessaires à la construction de son concept. Comme l’a bien vu Gueroult, les cinq premières définitions de la première partie de l’Éthique posent les éléments avec lesquels est construite, par la suite, la définition de Dieu : « D’où la différence entre les cinq premières Définitions, qui énoncent les moyens de la construction, et les trois dernières qui dérivent, l’une (la sixième), l’objet à construire, les autres (les septième et huitième), ses propriétés fondamentales[25] ». Dieu est donc bien construit par l’entendement humain, à l’aide d’éléments qui sont eux-mêmes définis par un homme, et donc encore à sa mesure. Deuxièmement, la construction du Dieu conceptuel est aussi marquée par la forme de l’énonciation de la définition 6 : « Par Dieu, j’entends […] (Per Deum intelligo)[26] ». Le Dieu dont il est question ici ne peut donc pas excéder ce que l’entendement humain peut contenir et concevoir. Or, c’est là l’erreur fondamentale de la métaphysique que dénonce Marion, celle d’avoir voulu enfermer Dieu dans une finitude conceptuelle humaine que pourtant il excède : « À la coïncidence d’un consensus, se substitue maintenant une définition peut-être simplement nominale, qui tente d’enserrer d’une infinité verbale l’Autre irréductible[27] ». Là donc où Spinoza enferme Dieu dans une idole conceptuelle, Marion souhaite lui ouvrir la possibilité de l’excès et de la démesure. Mais cette opposition première de Marion à Spinoza ne se limite pas à Dieu et s’étend à son mode d’action.

En effet, le deuxième point qui ancre Spinoza dans l’onto-théo-logie et l’éloigne de la pensée de Marion est sa recherche incessante des causes. Le spinozisme est sans aucun doute une philosophie des causes contre les philosophies du sens. Comme l’a montré Charles Ramond[28], l’hyper-rationalisme de Spinoza, bien que posant une nécessité radicale, peut aussi être lu comme une philosophie de l’absurde, parce que les causes y jouent contre le sens, toujours déjà refoulé du côté de la superstition. La quête des causes culmine d’ailleurs chez Spinoza dans le recours au concept de causa sui, prothèse originaire obligatoire pour qui se voit contraint de penser la première des causes. Pour ce, l’Éthique s’ouvre sur une définition de la causa sui : « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante[29] ». Or, dans l’établissement des quatre caractéristiques qui déterminent, pour Marion, l’onto-théo-logie, la troisième est bien celle qui consiste à penser Dieu comme principe causal de tous les étants, et par conséquent à le penser comme causa sui[30]. Ainsi, la causa sui est la trace indéniable d’une conception onto-théo-logique de la métaphysique, et Spinoza ne semble pas pouvoir y échapper. Elle l’est d’autant plus qu’elle détermine aussi toute une conception de l’ego. Marion a montré qu’il y a chez Descartes deux chemins de l’onto-théo-logie[31] : celui de la cogitatio qui pose la primauté de l’ego, et celui de la causa qui fait de l’ego un étant second par rapport à Dieu pensé comme causa sui. Il y a donc deux protologies cartésiennes selon que nous suivions l’ordo cognoscendi ou l’ordo essendi. Et lorsque Marion interroge le privilège de la formulation canonique de l’ego du Discours de la méthode et des Principes de la philosophie (cogito ergo sum) sur celle, proprement cartésienne, de la Deuxième Méditation (Ego sum, ego existo), c’est encore la causa sui qui apparaît. Le cogito ergo sum est, pour Marion, une formulation métaphysique parce qu’elle montre un passage de la pensée à l’être, mais surtout parce qu’en faisant de l’ego un principe, elle le pose comme principe auto-fondé, c’est-à-dire littéralement comme une causa sui selon l’ordre de la cogitatio. Au contraire, la formulation Ego sum, ego existo ouvre l’ego à une altérité qui toujours déjà le précède et l’appelle. Là où la formulation canonique enferme l’ego dans un solipsisme métaphysique de la causa sui, la formulation des Meditationes l’arrache à ce solipsisme fondateur pour l’ouvrir à une altérité originaire[32]. Lors, cette brèche porte la division et la différence de l’origine au coeur même de la métaphysique onto-théo-logique, mettant à mal ses fondements. Or, selon Marion, c’est précisément Spinoza qui a radicalisé la position cartésienne de la formulation canonique de l’ego[33], l’enfermant ce faisant dans une interprétation métaphysique. C’est lui qui aurait fixé la forme métaphysique de la formulation de l’ego comme son interprétation privilégiée. Lorsque Spinoza pose que : « L’Homme pense (Homo cogitat)[34] », il ne fait que condenser la formule canonique de l’ego cartésien, en réunissant dans une formule courte les trois termes fondamentaux de la démonstration cartésienne (ego, sum et cogitans). Nous retrouvons donc chez Spinoza, par sa quête incessante de l’ordre des causes, un profond attachement à la métaphysique, qui le pousse à reprendre l’idée selon laquelle l’« ego implique sum, en tant qu’il implique cogitans […][35] ». Après Dieu, c’est donc l’étiologie qui enfermerait Spinoza dans la métaphysique.

Enfin, le dernier point qui découle de cette prégnance de la causalité et qui devrait mettre à distance Spinoza et Marion, est la position de celui-là sur les miracles. Nous le présentons en troisième position parce qu’il découle logiquement des deux premiers : Dieu et la modalité causale de son action. Ainsi, montrons-nous que l’opposition des deux auteurs devrait se faire sur tous les champs : depuis la substance (ou Dieu) jusqu’aux modes finis (les corps). Comme l’établit le Traité théologico-politique, Spinoza ne rejette pas la réalité des miracles, mais nie qu’ils se produisent contre l’ordre de la Nature, c’est-à-dire contre le dépli de la nécessité divine, puisque par définition : « Rien n’arrive […] dans la nature qui soit contraire à ses lois universelles […][36] ». Il n’est donc pas du tout impossible que quelqu’un ait pu marcher sur l’eau ni même rendre la vue à des aveugles. De fait certains insectes marchent bien sur l’eau, et nous pouvons techniquement rendre une partie de leur vue à des personnes souffrant de certains types de cécité. Quelqu’un qui, comme le Christ, aurait une connaissance totale des lois de la matière, pourrait probablement le faire. Spinoza ne rejette donc les miracles qu’en tant que nous entendons par « miracle » un événement qui brise les lois de la causalité efficiente universelle. Toutefois, comme personne ne dispose de la connaissance de la totalité des lois de la matière[37], nul ne peut dire a priori que les événements décrits dans les Écritures comme des miracles sont impossibles. D’ailleurs, lorsque dans la Lettre 40[38], Spinoza évoque l’hypothèse d’une transmutation du plomb en or, il conteste une expérience précise qui devrait rendre possible cette transmutation, mais ne dit jamais que cela est a priori impossible. Et nous comprenons pourquoi. Cette transmutation — comme les miracles — peut être pensée comme un saut qualitatif mystique et religieux permettant de modifier la matière. Mais elle peut tout aussi bien être perçue comme un travail quantitatif reposant sur une parfaite connaissance des lois de la matière au niveau de l’infiniment petit. Contre le mystère donc, et contre l’effraction du miracle dans la continuité des lois de la Nature, Spinoza le pense en pleine continuité avec celles-là, rejetant la sensation de rupture de l’ordre des choses du seul côté de l’ignorance du témoin de l’événement : « […] il s’ensuit très clairement que le nom de miracle ne peut se comprendre que relativement aux opinions des hommes et ne signifie rien d’autre qu’un ouvrage dont nous ne pouvons expliquer la cause naturelle sur le modèle d’une autre chose habituelle […][39] ». Ce sont donc encore les causes et leur omniprésence qui sont au coeur de la déconstruction du miracle opérée par Spinoza. Et Marion ne manque pas de noter ce point en reliant Spinoza à la métaphysique par son incapacité à penser des phénomènes qui échappent à la causalité efficiente. Reliant la métaphysique à la consolidation historique du principe de raison suffisante — causa sive ratio[40] —, Marion tisse un lien ténu entre l’affirmation de ce principe chez Spinoza, et son refus du miracle entendu comme effraction dans le monde de la causalité efficiente, ou comme quelque chose qui arriverait à l’être plus que quelque chose qui arriverait dans l’être :

L’émergence du principe de raison impose à la métaphysique d’assigner à chaque étant son concept et sa cause, au point de congédier comme illégitimes, donc impossibles, les étants irréductibles à une cause conceptualisable. Il n’y a donc aucune coïncidence fortuite à ce que les penseurs de la causa sive ratio (Spinoza, Malebranche, Leibniz, etc.) aient disqualifié la possibilité des miracles et, en général, de la révélation[41].

Il y a donc de nombreuses raisons qui, s’étendant de la substance aux modes finis, légitiment une opposition entre Marion et Spinoza. Toutefois, nous pouvons déjà douter de sa radicalité par un fait que Marion ne signale pas assez. Chacun des points sur lesquels porte la critique de Spinoza nous ramène toujours au fait que, contrairement à Descartes, il se serait pleinement enfermé dans la métaphysique la plus classique avec le principe de raison suffisante, l’univocité ontologique et épistémique, une omniprésence de la causalité, et un concept de Dieu en droit pleinement transparent à l’entendement humain. Néanmoins, cet enfermement dans la métaphysique, pire encore dans la tradition onto-théo-logique de celle-ci, est tout à fait discutable parce que, s’il y a un auteur pour lequel, par définition, il ne peut y avoir de ta meta ta physica, c’est bien Spinoza[42]. Dans un système pleinement immanent, tout ce qui est, est par définition dans les limites de la Nature. Il faut donc complexifier les relations entre Marion et Spinoza en montrant que chronologiquement mais aussi thématiquement, ces relations ne se limitent pas à un simple rejet, mais qu’ils peuvent s’éclairer l’un l’autre par une proximité inattendue de leurs textes (proximité qui n’a pas échappé à la lecture minutieuse de Marion), et cela tout particulièrement sur le concept clé de la phénoménologie de la donation, celui qui lui permet de s’arracher à la métaphysique : le don.

II. Le don de Spinoza : sortir de la métaphysique

Il peut paraître audacieux de faire de Spinoza un penseur du don, tellement nous sommes habitués à penser le don du côté de la religion et de la Grâce[43]. Pourtant, une lecture plus précise de ses textes nous montre que le thème du don irradie ses textes. Il apparaît en effet dès le troisième axiome de la première partie de l’Éthique : « Étant donnée une cause déterminée (Ex data causa determinata), il en suit nécessairement un effet, et au contraire, s’il n’y a aucune cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’ensuive[44] ». Mais il apparaît surtout au coeur de la détermination de la méthode décrite dans le Traité de la réforme de l’entendement, lorsque Spinoza fait de celle-là « celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie donnée (ad datae verae ideae normam)[45] ». L’idée vraie donnée fait l’objet, dans les études spinozistes, de nombreuses interprétations qui, de Jacques Brunschvicg[46] à Adrien Klajnman[47], en passant par Martial Gueroult[48] ou Alexandre Koyré[49], ont discuté son caractère « donné », et se sont interrogés sur la nécessité de traduire l’expression ad datae, c’est-à-dire au fond sur l’importance du don de cette idée vraie. Koyré choisit de ne pas le faire : « La bonne méthode, par conséquent, sera celle qui montre comment il faut diriger l’esprit selon la norme d’une idée vraie[50] ». Il s’en explique par le fait que l’idée vraie n’est pas proprement donnée à l’entendement mais bien plutôt produite par celui-ci, et que le don ne provient que d’un néerlandisme de Spinoza. Pour ce, il affirme que nous pouvons rendre « une idée donnée » par « une idée qu’il y a », ou plus simplement ne pas traduire l’expression ad datae. Cette position est aussi celle de Michèle Beyssade : « Par conséquent, ce sera une bonne méthode que celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme d’une idée vraie que nous avons[51] ». Au contraire, Gueroult se prononce en faveur du maintien de l’idée vraie « donnée » en arguant que si comme le pense Koyré, le caractère donné de l’idée était secondaire et pouvait se traduire par un simple « il y a », le terme n’apparaîtrait pas aussi souvent dans le texte, mais disparaîtrait une fois cette première idée vraie posée. Or, de fait, Spinoza conserve ce caractère « donné » de l’idée vraie tout au long du Traité de la réforme de l’entendement, preuve en est, pour Gueroult, que le caractère « donné » de cette idée est une de ses caractéristiques tout autant que l’est sa véracité : « […] il est, tout autant que “vraie”, un qualificatif authentique de l’idée[52] ». Le problème de la donation se cristallise donc dans le statut de l’idée vraie donnée, et c’est le don tel que le pense Marion qui nous permet de trancher le débat, en pointant le fait que les interprètes de Spinoza n’ont pas suffisamment questionné ce que « donner » veut dire.

La majorité des interprètes de Spinoza qui refusent le caractère « donné » de l’idée vraie, agissent de la sorte parce qu’ils pensent un donateur extérieur au don. Puisque l’idée vraie n’est pas reçue de l’extérieur par l’entendement, celle-ci ne pourrait être vraiment donnée, mais elle devrait être pensée à l’aune de la production. Comme le note Klajnman, pour eux : « […] le schéma impliquant un don, un donateur et un donataire est incompatible avec le mode de production de l’idée vraie. Une idée vraie n’est ni donnée à l’entendement, ni reçue par lui[53] ». Ils rejettent donc le don en se basant sur une certaine conception de celui-ci. Mais en mettant en cause la donation dans sa conception classique qui suppose un donateur en position d’extériorité, ceux qui nient l’importance de la donation de l’idée vraie ne mettent pas à mal la possibilité de penser le processus de donation comme une auto-donation, en rapprochant cette fois la donation de la production, par le concept d’auto-donation : « Koyré n’écarte pas, en vérité, l’hypothèse d’une donation intellectuelle d’origine externe et masque d’emblée l’hypothèse d’une auto-fabrication ou auto-donation intellectuelle […][54] ». Ainsi, Klajnman peut-il défendre la nécessité de rendre le « donné » de l’idée vraie, à condition de comprendre le don comme un processus d’auto-production : « Le concept d’auto-donation paraît approprié pour désigner l’engendrement de l’idée vraie donnée[55] ». Reprenant les analyses de Marx, de Matheron et d’Althusser, il en arrive in fine à penser la donation de l’idée vraie comme un processus sans Sujet, en opérant un déplacement constant du don à la production, puis de l’auto-production à l’auto-donation. La position de Klajnman est donc claire. Elle consiste à conserver le caractère « donné » de l’idée vraie, en faisant du don un processus d’auto-donation. Néanmoins, cette solution ne peut satisfaire la pensée du don qui ne saurait être simplement un processus. Que nous pensions le don de façon inconditionnelle comme nous allons le voir avec Marion, ou que nous pensions le don comme processus réciproque anthropologique[56], la mécanique que suppose un processus nie radicalement le don. Nous devons donc refuser à la fois l’effacement du don dans l’idée vraie donnée, mais aussi sa réduction à un simple processus mécanique. Or, c’est par la phénoménologie de la donation de Marion que cette double exigence devient possible.

Deux points fondamentaux retiennent notre attention dans ces interprétations. Tout d’abord, leur réticence à penser le don autrement que par les moyens de la transcendance : « Aucune place ici pour l’extériorité d’un don[57] ». Mais surtout, le lien établi entre don, transcendance, origine et métaphysique. Si le don est pensé selon le modèle du donateur transcendant, celui-ci peut être à la fois un donateur extérieur et originaire en ce que du haut de sa transcendance, il ouvre l’espace et le moment du don. D’où le recours au concept d’auto-donation afin de se libérer, d’un seul coup, de la transcendance et de l’origine, dont nous savons les résonances métaphysiques : « Dans la voie structuraliste, l’auto-donation impliquée par l’analogie de la production du TIE apparaît comme une alternative à la métaphysique du don ou de l’origine[58] ». Klajnman précise d’ailleurs que son saut vers Althusser se justifie par le fait que l’auto-donation permet de s’arracher à la métaphysique de l’origine dont les commentateurs de Spinoza que nous avons cités pensent le lien avec la donation, à la fois essentiel et inévitable : « En occupant le terrain d’une métaphysique de l’origine, l’auto-donation intellectuelle s’accorde ainsi avec le procès de connaissance althussérien, où l’idée vraie donnée a le statut d’un fait de connaissance sans origine[59] ». Ainsi, l’auto-donation est une fuite qui permet, en rejetant le don classique, de maintenir Spinoza hors de la métaphysique en faisant obstacle à la transcendance et à l’origine. Mais le prix conceptuel à payer est élevé puisqu’il faut alors rabattre le don sur l’auto-donation et in fine sur l’auto-production, c’est-à-dire sur un processus.

Marion nous permet de questionner cette solution tout en maintenant la spécificité du don. L’objection de la transcendance du don a été faite très tôt à Marion, et tout particulièrement par Janicaud[60] qui l’accusa de « tournant théologique ». Puisque tous les phénomènes se donnent, et qu’« être donné » veut dire autre chose qu’« être simplement là », il était tout naturel que l’on demandât à Marion, qui les donne ? Et puisque seul qui dispose de tout, peut tout donner, il était bien normal que l’on soupçonnât Marion de vouloir réintroduire Dieu en philosophie. Or, Marion développe, dans sa réponse à Janicaud, une triple réduction qui montre que le don peut se passer de donateur, de donataire et d’objet donné[61]. Le don se passe de donateur transcendant parce que la présence d’un donateur annule paradoxalement le don, en le faisant entrer dans les cercles de la réciprocité. Ayant identifié le donateur, il nous faudrait lui rendre quelque chose : « […] non seulement une mise entre parenthèses du donateur n’invalide pas la donation du don, mais elle la définit obligatoirement : sans cette suspension du donateur, la possibilité de donner le don se trouverait compromise, voire interdite[62] ». Comme nous le voyons dans le cas paradigmatique de l’héritage, c’est paradoxalement une des conditions de possibilité de la donation que le donateur manque. L’absence de donateur — sa mort — rend seule possible le don : « Le don peut apparaître, justement parce que ce qui donne, manque[63] ». Parfois, le donateur ignore ce qu’il donne et ignore même s’il donne. Le sportif, l’amant ou l’artiste ne savent jamais vraiment s’ils donnent ni combien ils le font[64]. L’amant ne sait pas s’il donne du plaisir érotique, pas plus que l’artiste ne sait s’il donne du plaisir esthétique. Pourtant, cette ignorance de soi en tant que donateur n’élimine pas la possibilité qu’il y ait don : « […] le donateur reçoit sa conscience d’avoir donné, donc sa conscience de soi du témoignage incontrôlable de son donataire. Lui-même, en se retirant du don qu’il donne, confirme en retour que le don ne le requiert pas et se déploie parfaitement en son absence[65] ». Ainsi, le don ne suppose en aucun cas la transcendance d’un donateur et ne peut être le signe de la métaphysique. Le don tel que l’envisage Marion nous permet de sortir de celle-là, non seulement parce qu’il ne présuppose pas de donateur, et rompt avec la logique de la transcendance, mais en plus parce que, comme le donataire détermine in fine la présence d’un don[66], il permet de rompre l’idée d’une origine pleine et première de celui-ci.

L’interprétation de l’idée vraie donnée à l’aune de la donation telle que Marion la pense est la plus féconde parce qu’elle nous permet de rendre raison de façon précise d’un point important. La production, pas plus que l’autoproduction, ne rendent totalement compte des rapports compliqués entre l’activité et la passivité de l’entendement chez Spinoza. Il y a chez Spinoza une activité de l’entendement, et d’une façon générale, la philosophie de Spinoza est une philosophie de l’activité et de la positivité[67]. Mais comme l’a bien vu Alquié, il y a un paradoxe de l’activité de l’entendement. Certes, nous pourrions opposer l’intellection chez Descartes et Spinoza à l’aide des concepts d’activité et de passivité : « […] alors que Descartes tient l’intellection pour une passion de l’esprit, Spinoza la considère comme une action […][68] ». Néanmoins, l’activité de l’intellection chez Spinoza est une activité de l’idée vraie et non pas de l’entendement : « […] Spinoza la considère [l’intellection] comme une action, et même, il faut le préciser, pour une action de l’idée elle-même[69] ». L’activité de l’entendement consiste donc non pas tant à produire l’idée vraie, qu’à se rendre disponible au dépli de son activité. D’où, comme l’opère Ramond, un rapprochement paradoxal entre Descartes et Spinoza : « […] la conception spinoziste de la connaissance rationnelle comme essentiellement active n’est pas en opposition, malgré les apparences, avec la conception exprimée ici par Descartes […][70] ». C’est donc en tant que donataire que l’entendement doit se rendre disponible au dépli de l’activité de l’idée vraie. Or, cette position du donataire dont l’activité consiste à savoir se rendre disponible à ce qui se donne afin que le don puisse apparaître comme tel, est exactement la position du donataire dans la phénoménologie de Marion.

Il y a don, en effet, parce que le donataire le révèle en le recevant comme tel : « […] : la réduction phénoménologique du donateur coïncide exactement avec le caractère essentiel du don — qu’il est à recevoir par le donataire auquel il apparaît[71] ». En un sens donc le sujet est passif, mais en un autre il est actif, parce que son activité ne consiste qu’en un « se rendre disponible à » et non pas en une construction ni même en une constitution[72]. Ce brouillage de la passivité et de l’activité dans le phénomène du don nous permet d’expliquer le dépli de l’idée vraie dans un entendement fini sachant se rendre disponible à celle-ci, et se retrouve dans le concept d’anamorphose dont Marion fait le coeur du surgissement des phénomènes saturés. Ceux-ci, en effet, se révèlent à qui a d’abord su se soumettre aux lois de leur apparition[73]. L’anamorphose permet de rendre compte de ce brouillage, en faisant, tout comme dans le don, du donataire (et non du donateur), le révélateur (au sens photographique) du don.

Nous pouvons donc rendre sa place au don dans la pensée de Spinoza grâce à la conception marionienne d’un don non transcendant et non métaphysique. Jusque-là, les spinozistes avaient envisagé trois possibilités qui les poussaient ou bien à nier l’essentialité du caractère « donné » de l’idée vraie, ou bien au contraire à penser ce don comme autoproduction, c’est-à-dire à le nier derechef en tant que don : « La préexistence des vérités éternelles dans un entendement fini offre trois possibilités : soit une vérité éternelle est donnée de l’extérieur à l’entendement ; soit elle est produite avec l’entendement ; soit elle est formée par l’entendement et avec l’entendement[74] ». Mais Marion nous permet de penser une quatrième possibilité, celle d’un don sans donateur, qui n’est ni transcendant ni origine, un don dont l’essentiel repose sur une reconnaissance du dépli immanent du donné, de la part du donataire. Lui seul nous permet de rendre compte d’un entendement dont la seule activité soit de savoir se rendre disponible à l’affirmation interne propre à l’idée. La phénoménologie de Marion est donc ici un principe herméneutique nous permettant de mieux comprendre Spinoza et de le placer hors de la métaphysique sans pour autant renoncer au don. Ainsi leur opposition qui semblait si forte, se résorbe sur un point tout à fait essentiel aux deux auteurs : le don lui-même.

III. Spinoza hors métaphysique, Marion lecteur de Spinoza

Mais ce rapprochement fondamental sur une même conception du don ne saurait se limiter à un outil d’interprétation. Étant donné que le rapprochement frappe au coeur de la pensée de Marion (le don lui-même), les points de rencontre s’étendent à de nombreux thèmes de la phénoménologie de Marion, et comme nous l’allons voir, à ses thèmes les plus centraux. Il y a chez Spinoza des intuitions dont Marion lui-même reconnaît qu’elles sont au plus proche de sa pensée. Dans Étant donné, lorsque Marion montre que bien que la donation ne puisse être identifiée à la donnée, il n’y a néanmoins pas de donnée sans donation, la philosophie immanente de Spinoza est immédiatement convoquée à l’appui de cette thèse. Elle permet à Marion de penser une donation qui ne soit pas en position de transcendance par rapport au donné, mais qui en soit le simple dépli : « La donnée s’articule selon une donation — qui ne la transcende pas, ni ne la surdétermine de l’extérieur, mais en délie seulement le caractère de donné en tant que donnée[75] ». Cette position est pensée à partir d’Éthique, III, 1, Dém.[76], dans laquelle Spinoza pose une nécessité absolue qui ne provient pas d’une imposition de Dieu à quelque chose qui lui serait extérieur, mais au seul dépli de sa puissance. Spinoza permet à Marion de sauver l’immanence du donné à la donation en posant certes une causalité généralisée, mais toujours déjà pensée à l’aune de la facticité bien plus que de l’effectivité. Nous trouvons là une des raisons pour lesquelles Spinoza refuse les concepts de création et de Création[77], leur préférant celui d’expression. Comme l’a bien montré Deleuze[78], ce concept permet à Spinoza de maintenir l’immanence de l’effet sur la cause. De la même façon, cette articulation de la donation et du don permet d’expliquer l’utilisation, par Spinoza, des concepts de natura naturata et natura naturans afin de mettre à mal la hiérarchie entre un créateur et ses créatures. Or, cela permet de rendre parfaitement raison de la donation telle que l’envisage Marion pour tous les phénomènes, puisque « la donation ne traverse pas transitivement le don, elle y reste à demeure. […] La donation se découvre comme l’instance par excellence de l’immanence[79] ». Nous comprenons alors l’intérêt de Marion pour la philosophie de Spinoza puisqu’après le don, c’est maintenant la relation essentielle entre la substance, les attributs et les modes, qui fait l’objet de son attention, parce que c’est là que se révèle la structure pleinement immanente du donné à la donation : son pli.

Comme le dépli de la substance n’est rien d’autre que l’expression de la puissance de Dieu, le Dieu de Spinoza (et donc la substance) intéresse au plus haut point Marion, alors que nous aurions pu penser que rien ne le rebute plus que ce Dieu-là, métaphysique s’il en est, de par sa détermination originaire en tant que causa sui. Mais Marion montre qu’il y a chez Spinoza une tension essentielle dans sa conception de Dieu. En un sens elle nous renferme dans la métaphysique, mais en un autre, elle nous ouvre le chemin vers un Dieu non métaphysique pensé selon la causalité immanente bien plus que transitive, nous permettant ce faisant d’échapper à la causalité efficiente : « Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive[80] ». Grâce à sa conception d’un Dieu immanent dont les effets sont l’expression de son essence, Marion trouve chez Spinoza une possibilité de penser Dieu à l’aune du pli de la donation, et donc hors de la métaphysique. Même dans les conceptions les plus métaphysiques de Spinoza, à savoir, un Dieu causa sui et une omniprésence de la causalité et de la nécessité, nous trouvons une certaine sortie hors de la métaphysique[81] par le fait que les distinctions tranchées qu’elle nous impose, c’est-à-dire in fine la distinction entre un intérieur et un extérieur, deviennent impensables. Dans le système immanent de Spinoza, les frontières se brouillent parce que la causalité immanente affole celles entre l’effet et la cause, mais aussi celles entre la substance et les modes puisque si tous les modes sont en Dieu, Dieu est également en toutes choses ; enfin, elle remet aussi en cause celles de l’individualité parce que toute chose singulière est à la fois un composé et un composant[82].

L’assimilation immanente de Dieu et de la substance spinoziste permet aussi de penser certaines des caractéristiques les plus importantes de la saturation des phénomènes, plaçant Spinoza au coeur de la phénoménologie de la donation. C’est le cas pour la détermination de leur mode d’arrivée que Marion nomme « arrivage ». Les phénomènes saturés n’étant ni prévus ni prévisibles, ils ne se contentent pas de se montrer selon une arrivée dont nous aurions déterminé a priori les conditions d’effectivité[83]. Il y a une certaine contingence de ceux-ci en ce qu’ils se montrent selon leur propre loi. Or, alors que cette contingence inscrite dans les phénomènes saturés devrait éloigner une nouvelle fois Marion de Spinoza, il n’en est rien. Certes, Marion lui-même, dans un premier temps, prend ses distances avec le spinozisme parce que la contingence y relève de l’ignorance d’un Sujet et non d’une non-détermination des phénomènes. Citant Éthique, I, 33, Sc. 1[84], il rappelle que pour Spinoza : « […] la contingence déterminerait moins les phénomènes suivant leur donation, que leurs diverses relations à ma finitude […][85] ». Ce faisant, cette contingence pour nous disparaîtrait pour un entendement parfaitement utilisé. Il devrait donc y avoir là encore une brèche incommensurable entre les deux auteurs. Mais, comme souvent, sitôt ce texte cité, Marion montre qu’une autre lecture de Spinoza peut au contraire le placer au plus proche du phénomène saturé en pensant une contingence radicale des modes finis, contingence ne dépendant plus de conditions épistémiques relatives à un Sujet, mais étant inscrite dans les modes mêmes. S’appuyant cette fois sur Éthique, I, 29[86], Marion note que : « La chose est, en tant qu’elle est, autre que soi — intrinsèquement marquée d’extrinsèque, nécessairement affectée de non-nécessité[87] ». Or, cela est le cas, écrit-il, chez Spinoza, parce que si Éthique, I, 29 pose que les modes sont déterminés par la nature divine, cela signifie d’abord que sans celle-ci, ils seraient demeurés contingents. Mais cela manifeste aussi que cette nécessité, parce qu’efficiente, leur advient de quelque chose qui, sous certains aspects, est différent d’eux-mêmes (la substance). Enfin, cela montre que cette nécessité ne leur devient immanente que pour autant qu’elle se pense comme cause : « La nécessité du mode étant empruntée à celle de la substance, il demeure comme tel contingent, mais d’une contingence rendue intrinsèquement nécessaire par le caractère immanent de la cause nécessaire qui le produit[88] ». Ainsi, paradoxalement, la nécessité des modes chez Spinoza est pensée à partir d’une contingence radicale, proche de celle qui frappe les phénomènes saturés.

Puisque nous sommes passés d’un rapprochement sur Dieu, puis sur la substance, à une proximité quant à la contingence des modes, nous pouvons alors comprendre le dernier point fondamental sur lequel Marion se rapproche de Spinoza. Dans la description des caractéristiques des phénomènes saturés, la première consiste à saturer la quantité, et donc à rendre le phénomène invisable. Il est invisable parce qu’il ne peut se soumettre à la synthèse successive des parties dont est formé le phénomène objectal. Le phénomène saturé se donne d’abord, dans une synthèse instantanée que nous ne construisons pas par une somme de parties. Or, dans cette description de la synthèse instantanée, Marion donne deux exemples paradigmatiques : l’étonnement chez Descartes et l’admiration chez Spinoza. Toutes deux proviennent d’une manifestation événementielle, c’est-à-dire d’une apparition qui ne peut être reliée à une série causale la précédant. D’où l’effraction qu’elle fait dans le monde de la causalité, et l’étonnement (ou admiration) qu’elle provoque. À la différence des objets, les phénomènes saturés ne peuvent se prévoir à partir des parties qui les composeraient par sommation : « Tout phénomène qui produit l’étonnement s’impose au regard dans la mesure (plus exactement dans la démesure) même où il ne résulte d’aucune sommation prévisible de quantités partielles […][89] ». Or, Marion retrouve cette déliaison causale à l’identique dans la définition de l’admiration que propose Spinoza : « L’Admiration est l’imagination d’une chose en quoi l’Esprit reste fixé parce que cette imagination singulière n’est aucunement enchaînée aux autres[90] ». Avec le premier phénomène saturé qu’est l’événement, un phénomène advient sans que nous ne puissions le prévoir à l’aide de la connaissance des causes d’autres phénomènes qui le précèdent. Certes, jusque dans son dernier texte publié, Marion affirme que Spinoza ne va pas jusqu’à penser un phénomène délié positivement de causalité efficiente[91] et qu’il demeure donc bien, sur ce point, dans une pensée de la causalité intramondaine des phénomènes. Mais il fait un premier pas vers la pensée du surgissement du phénomène et de sa perception à l’aune de l’arrivage, grâce à une impossibilité de le relier à un ordre intramondain. Bien qu’il demeure dans la pensée du manque et ne s’élève pas jusqu’à la non-détermination positive des phénomènes par excès, ce manque introduit tout de même dans la causalité une première brèche importante qui permet de tracer un chemin hors de la métaphysique et de sa causalité généralisée.

Cette absence de causalité pleinement identifiable est d’ailleurs confirmée par la mobilisation d’un horizon infini nécessitant une herméneutique elle-même infinie : « Il s’agit de lire ce phénomène hors normes en même temps dans des horizons essentiellement distincts, voire opposés, dont la seule sommation éventuellement indéfinie permettra d’accueillir la démesure de ce qui se montre[92] ». Pour percevoir ces phénomènes saturés, il faut donc les laisser se donner dans toute leur démesure, sur une multiplicité d’horizons et non sur un horizon unique que nous leur imposerions. Or, pour Marion, c’est encore le cas de la substance unique chez Spinoza, substance qui se donne bien selon une multiplicité d’attributs[93] qui débordent (puisqu’ils ne se limitent pas à la pensée et à l’étendue) ce que nous pouvons en recevoir. Certains de ces attributs nous étant par définition inaccessibles, la substance se donne toujours déjà sur un horizon infini qui dépasse de beaucoup ce que nous pouvons en recevoir : « […] la substance unique peut ainsi passer de l’horizon de la pensée à celui de l’étendue, sans omettre les attributs inconnus, autres horizons potentiels[94] ». Ainsi, même dans le cas de la détermination des phénomènes saturés et de l’herméneutique infinie qu’ils nous imposent, c’est encore Spinoza qui apparaît sous la plume de Marion comme exemple privilégié de description du mode de manifestation des phénomènes saturés.

Conclusion

Moins que Descartes mais nettement plus que Malebranche (qui est la figure du métaphysicien radical[95]), Spinoza fait pleinement partie des auteurs avec lesquels Marion est en dialogue dans la construction de sa phénoménologie. Il trouve en lui de nombreuses lignes de fuite hors de la métaphysique qui rejoignent paradoxalement plusieurs thèmes que nous retrouvons dans la description des phénomènes saturés. Tout comme il y a, sous la plume de Marion, deux Descartes, Spinoza entretient avec la métaphysique des rapports complexes et ambivalents qui permettent de comprendre son jeu dans les textes de Marion. La place de Spinoza dans l’Histoire de la métaphysique fait l’objet de nombreux débats dans les études spinozistes[96]. D’un côté, Spinoza semble prisonnier de celle-ci, peut-être même un de ses représentants classiques les plus éminents, tant par l’utilisation de tout son champ sémantique, que par la reprise de ses problématiques et de ses thèmes les plus importants. Nous comprenons donc qu’il y ait un Spinoza pouvant se donner comme l’adversaire le plus fondamental de Marion et qu’une partie des textes de celui-ci le prennent pour cible.

Mais il y a un autre Spinoza[97] dont la place au sein de la métaphysique est au plus haut point questionnable. Bien que Spinoza ait rédigé des Cogitata Metaphysica[98] qui vont jusqu’à conserver la distinction entre la métaphysique générale et la métaphysique spéciale, il a de fait construit l’édifice philosophique et ontologique pour lequel il n’y a pas d’au-delà, et donc pas de ta meta ta physica. Nous avons vu avec Marion qu’une lecture non métaphysique de Spinoza est tout à fait envisageable, et ce sur les points les plus fondamentaux de la doctrine : un don sans donation transcendante, une certaine contingence originaire des modes finis et un horizon infini sur lequel se donne la substance. Certes, cette fuite hors de la métaphysique n’est pas complète, et nous ne pouvons donc pas identifier la pensée de Marion avec celle de Spinoza. Toutefois, souvent, Marion et sa phénoménologie de la donation se glissent dans les fractures de la métaphysique ouvertes par Spinoza.

Nous avons trouvé de nombreux rapprochements possibles entre les deux auteurs : une substance relevant d’une herméneutique infinie, une certaine indétermination des modes finis, un pli expressif entre la natura naturans et la natura naturata, etc. Toutefois, tous reposent sur une proximité fondamentale quant à la pensée du don. Paradoxalement, ce qui permet à Spinoza de sortir de la métaphysique est précisément le fait de penser un don immanent, se passant de tout donateur transcendant et ne reposant que sur un savoir « se rendre disponible » de la part du donataire. Or, c’est là le coeur de la phénoménologie de la donation de Marion qui fait reposer le don pour l’essentiel sur le donataire. Ainsi, ces points de rencontre inattendus entre Marion et Spinoza nous permettent de jeter une lumière nouvelle sur Spinoza en en faisant fondamentalement un penseur du don, mais aussi sur Marion, en montrant, contrairement aux interprétations traditionnelles, que c’est peut-être autant chez Spinoza que chez Descartes ou chez Pascal[99], qu’il faut chercher les intuitions fondamentales de la phénoménologie de la donation.