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I. Introduction : la théorie néoplatonicienne de la connaissance

Les différentes formes de la théorie néoplatonicienne de la connaissance, dont nous voudrions ici analyser l’une des dernières expressions, sont, dans une très large mesure, le fruit d’un développement exégétique de différents éléments doctrinaux issus des oeuvres de Platon et d’Aristote. Les deux principales thématiques de cette théorie sont, d’une part, celle de la distinction hiérarchisée des facultés cognitives de l’âme, et, d’autre part, celle de la correspondance entre chacune de ces facultés et les différents degrés du réel, en sorte que la hiérarchie des facultés correspond terme à terme au statut ontologique des « objets » (πράγματα)[1] de la connaissance. Cette conception s’appuie principalement sur la hiérarchie platonicienne des modalités de la connaissance (δόξα, διάνοια, νοῦς)[2], ainsi que sur les discussions aristotéliciennes du De Anima relatives à la perception sensible (αἴσθησις), à l’imagination (φαντασία) et à l’intellection (νόησις). Son principal corollaire épistémologique est le principe de l’« adéquation » du connaissant au connu, en vertu duquel la connaissance se réalise par la « ressemblance » (ὁμοίωσις) et la « connaturalité » (συγγένεια) des facultés cognitives et de leurs objets propres :

C’est en effet par le semblable que le semblable est connu, parce que toute connaissance (γνῶσις) est ressemblance à l’objet connu[3].

À tous les degrés, nous disons que « le semblable est connu par le semblable » ; autrement dit la sensation connaît le sensible (τὸ αἰσθητόν), l’opinion l’objet d’opinion (τὸ δοξαστόν), le raisonnement le rationnel (τὸ διανοητόν), l’intellect l’intelligible (τὸ νοητόν)[4].

Nous trouvons dans ce dernier texte proclien l’ébauche de la hiérarchie néoplatonicienne classique des quatre facultés cognitives, auxquelles d’autres passages parallèles ajoutent l’imagination[5]. Selon cette conception, fondement de la psychologie et de la gnoséologie néoplatoniciennes, chaque faculté cognitive connaît l’objet qui lui est « connaturel » et auquel elle se rapporte spécifiquement, en sorte que la nature même de la connaissance effective — son degré de « vérité » — est tout entière déterminée par le statut ontologique de son objet et la modalité cognitive par laquelle cet objet est saisi[6]. Ce processus de détermination qualitative de la connaissance par son objet a été traditionnellement envisagé dans le néoplatonisme comme une modalité particulière d’assimilation (ἀφομοίωσις) de l’être même du connaissant à celui de l’objet connu, ou, selon le même rapport considéré en sens inverse, d’assimilation de l’objet par le connaissant.

II. Rappel des sources doctrinales aristotéliciennes et de leur exégèse par Plotin : l’identité du connaître et de l’être

Le développement technique de ce thème, qui n’a été abordé qu’incidemment par Platon[7] par l’intermédiaire de l’examen de la parenté de l’âme et des intelligibles[8] et à travers l’évocation de l’idéal philosophique de l’« assimilation au divin » (ὁμοίωσις θεῷ)[9], fut principalement l’oeuvre d’Aristote, où l’assimilation par la connaissance — qu’il s’agisse de la connaissance sensible ou de la connaissance noétique[10] — se présente sous la forme radicale d’une identification actuelle (κατ᾿ ἐνέργειαν) de l’âme connaissante à l’objet connu[11]. Bien que s’appliquant également à la connaissance sensible, cette thèse de l’identité trouve son plein accomplissement dans la noétique aristotélicienne. Comme l’affirme en effet Aristote dans une formule célèbre, « pour les choses sans matière, il y a identité du pensant et du pensé » (ἐπὶ … τῶν ἄνευ ὕλης τὸ αὐτό ἐστι τὸ νοοῦν καὶ τὸ νοόμενον)[12], étant entendu que « d’une manière générale, l’intellect en acte, est identique à ses objets » (ὅλως δὲ ὸ νοῦς ἐστιν, ὁ κατ᾿ ἐνεργέιαν, τὰ πράγματα)[13]. Lorsqu’elle se pense elle-même en saisissant les intelligibles (εἴδη) assimilés par elle, l’âme intellective devient elle-même intelligible, s’identifiant ainsi à ses objets en les pensant. Toutefois, comme le précise Aristote, il ne s’agit là, pour l’âme humaine, que d’un idéal qui n’est atteint que « pendant quelques moments fugitifs[14] ». Dans la perspective aristotélicienne, la pure identité dans la connaissance ne peut dès lors être invoquée sans restrictions que dans le cas de l’intellect pur qu’est Dieu, en qui seul intellect et intelligible ne font rigoureusement qu’un (ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν), Dieu étant « intellection de l’intellection », qui, se connaissant de toute éternité comme principe de toutes choses, ne connaît rien d’autre que lui-même[15].

Moyennant quelques adaptations et un rapprochement exégétique avec la doctrine parménidienne de l’être, la thèse aristotélicienne de l’identité par la connaissance dans l’acte noétique a été adoptée par Plotin, dans le cadre d’un examen critique de la nature du rapport entre l’intellect hypostatique et l’être intelligible[16]. Dans l’univers plotinien, on sait que l’intellect pur qu’est le Dieu aristotélicien est assimilé à l’intellect hypostatique, lequel est envisagé comme étant en acte l’ensemble des intelligibles[17], c’est-à-dire la totalité unifiée qu’est l’être, intellect et être étant ainsi les deux aspects inséparables sous lesquels il est possible de considérer la seconde hypostase. La thèse de l’identité de l’intellect hypostatique et de l’intelligible ainsi articulée sous une forme radicale devient, chez le penseur néoplatonicien, une exigence de l’activité cognitive et la condition même de l’existence de la vérité :

L’acte de la contemplation doit être identique (ταὐτόν) à l’objet contemplé, et l’intellect à l’intelligible. Sinon, il n’y aurait pas de vérité ; au lieu de posséder les êtres, on ne posséderait qu’une empreinte (τύπον), qui est différente des êtres, et qui n’est pas la vérité. […] Intellect, intelligible et être ne font qu’un ; c’est là le premier être ; et c’est aussi le premier intellect qui possède les êtres ou plutôt qui est identique aux êtres[18].

Dans ce passage, Plotin, en définissant la vérité comme l’identité de l’activité noétique et de l’être intelligible, indique que la vérité, du moins lorsqu’elle est envisagée au niveau de l’intellect hypostatique, n’est pas transcendante ou « extérieure » au connaissant, de sorte que la notion de vérité ne se réduit pas, comme chez Platon, à une simple correspondance entre la connaissance et son objet[19], mais consiste bien en une pleine coïncidence du connaissant et du connu[20]. L’idéal plotinien de la connaissance contemplative ici exprimé est bien celui d’une connaissance immédiate, où toute dualité est abolie, et non d’une connaissance par reflet. En outre, il importe de souligner que, même au niveau de l’âme humaine, la doctrine plotinienne, s’inspirant des exégèses d’Alexandre d’Aphrodise, envisage la possibilité d’une identification effective du sommet intellectif de l’âme connaissante à l’intellect hypostatique[21], au point que l’âme individuelle, en son activité noétique, ne peut plus réellement se distinguer de celui-ci : « Quand l’activité de l’âme se dirige vers le haut, elle est intellect » (῾Η μὲν γὰρ πρὸς τὸ ἄνω νοῦς)[22] ; c’est pourquoi, « il faut devenir (γεγόμενον) soi-même intellect et se prendre soi-même pour objet de contemplation[23] ». On voit ainsi que, pour Plotin, âme et intellect ne sont que deux modalités d’existence d’une même réalité se distribuant en plusieurs niveaux ; ce que l’âme doit réaliser n’est rien d’autre que sa propre nature, de sorte qu’étant enracinée à la fois dans le temps et l’éternité, elle doit devenir ce qu’elle est.

Quelles que soient les subtilités de la doctrine plotinienne, dont nous ne pouvons rendre compte ici, il apparaît que Plotin envisage la modalité supérieure de l’activité cognitive avant tout sous le signe de l’identité et de l’unité. Nous verrons qu’il en va tout autrement chez Damascius, et montrerons que sa doctrine de la connaissance se déploie selon un point de vue et à partir de prémisses totalement différents de ceux de Plotin.

III. Introduction à la gnoséologie de Damascius : connaissance et altérité

Malgré son indéniable originalité, à la fois philosophique et terminologique, la théorie de la connaissance esquissée par Damascius dans le De Principiis intègre les principaux éléments doctrinaux établis par ses prédécesseurs néoplatoniciens. Comme eux, Damascius fait de l’âme le foyer de la connaissance humaine, admet la hiérarchie des modalités cognitives, et ne manque pas de souligner l’éminence de la faculté intellective, comme en témoignent les deux textes suivants, tirés de son Commentaire sur le Phédon :

La connaissance (γνῶσις) est la beauté de l’âme du fait de sa « brillance » et de sa « splendeur » [= Phèdre, 250d7-e1], l’âme qui est purifiée de la laideur de la matière et de l’ignorance est encore plus belle, mais « plus belle que tout » est l’âme qui s’est mêlée elle-même avec la lumière de l’intellect (ἡ τῷ νοερῷ φωτὶ συγκεκραμένη)[24].

L’ignorance est le caractère naturel du corps — car la connaissance rassemble (συναγωγὸς γὰρ ἡ γνῶσις), alors que le corps est entièrement divisé — ; l’intellect (νοῦς), d’autre part, est connaissance parfaite (αὐτογνῶσις), parce qu’il est par essence indivisible (κατ᾿ οὐσίαν ἀμέριστος). Quant aux <facultés cognitives> intermédiaires, la perception sensible (ἡ αἴσθησις) est la connaissance la plus obscure (σκοτεινοτάτη γνῶσις), car elle ne peut se passer du corps, qui est naturellement ignorant ; l’âme rationnelle (ἡ δὲ ψυχὴ ἡ λογική) est plus brillante et se connaît elle-même, étant davantage indivisible ; l’imagination (ἡ φαντασία) est en quelque façon intermédiaire, en sorte qu’elle est <qualifiée d’> intellect passif et divisible (διὸ καὶ νοῦς ἐστι παθητὸς καὶ μεριστός)[25].

Ces considérations générales résument l’essentiel de la théorie néoplatonicienne de la connaissance. Si l’on se tourne vers le De Principiis, où sont exposés les principaux développements relatifs à la notion même de γνῶσις, on constate que Damascius semble s’écarter nettement d’une conception radicale de la thèse de l’identité du connaissant et du connu, allant même jusqu’à nuancer la conception plus modérée de la simple correspondance entre la connaissance et son objet. Dans un texte capital, le philosophe néoplatonicien s’attache en effet, au prix d’une innovation terminologique expressément assumée comme telle, à montrer que les différentes modalités de la connaissance se définissent avant tout selon la corrélation de chaque faculté cognitive, non pas avec leurs objets, mais avec leurs propres contenus cognitifs, c’est-à-dire avec les produits immanents résultant de leur activité :

La sensation (ἡ αἰσθησις) existe selon le contenu de la perception sensible (κατὰ τὸ αἴσθημα), l’imagination (ἡ φαντασία) selon l’empreinte (κατὰ τὸν τύπον), l’acte d’opiner (ἡ δόξασις) selon le contenu de l’opinion (κατὰ τὸ δόξασμα), l’activité discursive (ἡ διανόησις) selon le produit <rationnel> de la pensée discursive (κατὰ τὸ διανόημα). De manière générale donc, la connaissance (ἡ γνῶσις) existe selon le contenu cognitif (τὸ γνῶσμα), s’il est possible de parler ainsi[26].

Ce texte, qui récapitule et rectifie la conception classique et modérée de la théorie néoplatonicienne de la connaissance — correspondance entre la connaissance et son objet —, présuppose avant tout la relation intentionnelle qui associe chaque faculté cognitive et son objet spécifique : la sensation se rapporte toujours à l’objet sensible (αἰσθητόν), l’imagination à l’apparence (φάντασμα), l’opinion à l’objet d’opinion (δοξαστόν), la pensée discursive à l’objet rationnel (διανοητόν), et, peut-on ajouter, l’intellection (νόησις) à l’intelligible (νοητόν). Toutefois, le texte de Damascius se distingue ici en ce qu’il définit la connaissance (γνῶσις) non comme l’identité du connaissant et du connu, ni comme la simple correspondance de chaque faculté avec l’objet sur lequel elle porte, mais uniquement comme le rapport de chaque faculté cognitive avec le produit effectif de l’acte de connaissance, à savoir avec son contenu cognitif (γνῶσμα). La relation ici considérée porte ainsi non pas sur celle qui existe nécessairement entre la connaissance et son objet (γνωστόν), mais sur celle qui associe l’acte intentionnel de la connaissance et le produit cognitif résultant de cet acte. En effet, les différents termes utilisés par Damascius, αἴσθημα, δόξασμα et διανόημα ne désignent nullement les objets mêmes sur lesquels portent la perception sensible, l’opinion et la pensée rationnelle, mais bien le contenu cognitif immanent de ces différentes modalités de la connaissance, à savoir le produit de l’acte constitutif de chacune des facultés cognitives, et donc, plus précisément, l’objet de la connaissance tel qu’il est effectivement perçu[27]. Les facultés de connaissance sont dès lors envisagées ici comme étant déterminées par le contenu effectif de la perception des objets de la connaissance et non par ces objets eux-mêmes, qui jouent le rôle, pourrait-on dire, du « pôle objectif » de l’activité cognitive. Or, ce « pôle objectif » n’est pas pris en considération dans ce passage, pas plus que la nature du rapport entre le γνῶσμα et le γνωστόν, qui sera examinée un peu plus loin. Cette définition originale de la « connaissance » comme rapport intentionnel entre le connaissant et son seul contenu cognitif immanent, envisagé ici indépendamment de l’objet cognitif lui-même, pourrait laisser croire que Damascius propose ici une forme « idéaliste » de la théorie de la connaissance[28]. Nous verrons qu’il n’en est rien. Pour le moment, contentons-nous de constater que la connotation effectivement « idéaliste » de la formulation adoptée par Damascius semble avoir quelque peu gêné les traducteurs.

En effet, les traductions de ce passage par J. Combès et M.-C. Galpérine ne rendent pas compte de la nuance terminologique délibérément adoptée par Damascius, qui s’excuse presque (εἰ οἷόν τε φάναι) d’introduire le terme technique de γνῶσμα[29] — contenu effectif ou produit psychique immanent résultant de l’acte constitutif de la connaissance — afin de désigner non pas l’objet même de la connaissance en tant que connaissable (τὸ γνωστόν), mais cet objet tel qu’il « se présente » effectivement « en nous » (ἐν ἡμῖν)[30]. Cette nouvelle notion apparaît ainsi comme un terme générique dont αἴσθημα, δόξασμα et διανόημα, en tant que contenus cognitifs spécifiques de chaque faculté cognitive, constituent les espèces.

La connaissance étant ainsi définie en fonction du seul contenu psychique immanent, se pose alors d’emblée la question du rapport entre le γνῶσμα et l’objet même de la connaissance, ainsi que celle de la nature du processus qui aboutit à la constitution du contenu effectif de la connaissance. Bien que, dans notre texte, Damascius définisse curieusement la connaissance à partir du seul « pôle subjectif » du processus cognitif, comme une conformité (κατά) avec le produit immanent résultant de l’activité constituante du connaissant, le penseur néoplatonicien ne prétend nullement rejeter le « réalisme » plus marqué de certaines théories antérieures. Si la connaissance est bien une activité[31], elle est également en même temps réceptivité[32]. Quelle que soit l’importance qu’il accorde au moment « subjectif » du processus cognitif pour définir la connaissance, Damascius n’entend certainement pas nier que le produit de l’activité cognitive doive nécessairement être déterminé par le connaissable lui-même en tant qu’objet préalablement « extérieur » à l’âme connaissante, et plus précisément par l’acte du connaissable, qui l’informe et le constitue comme tel : « […] toute connaissance <est spécifiée> par le connaissable plutôt qu’elle ne spécifie (εἰδοποιεῖ) le connaissable[33] ».

La capacité cognitive de l’âme doit nécessairement être actualisée par l’objet « externe » qu’elle « reçoit » d’une certaine manière en elle-même en se l’assimilant. Dans son acte cognitif, l’âme « s’identifie » alors effectivement à cet objet ainsi assimilé, mais uniquement sous la forme d’un contenu perceptif immanent, par lequel se définit la connaissance en tant que résultat. Faisant allusion à la thèse de l’identification par la connaissance, Damascius s’attache ensuite à interroger le statut du γνῶσμα relativement au γνωστόν pour préciser la signification réelle d’une telle « identification ».

À la lumière de la distinction terminologique fondamentale que nous venons de mettre en évidence, la ponctuation adoptée par Westerink et la traduction par Combès de la suite immédiate du texte que nous venons de lire, sous la forme d’une affirmation, et comme une simple précision explicitant le contenu de l’énoncé précédent, peuvent porter à confusion (d’autant plus que l’assertion qui suit paraît précisément réfuter une telle affirmation). Bien que cette assertion en tant que telle ne soit nullement erronée au point de vue doctrinal, elle nous semble néanmoins perturber le cheminement argumentatif du texte et en atténuer la dimension rhétorique ; nous préférons donc garder ici la forme interrogative indiquée par la ponctuation du texte de Ruelle et adoptée par M.-C. Galpérine :

Or, le contenu cognitif, est-ce le connaissable lui-même, mais inhérent déjà à l’essence du connaissant (Τὸ δὲ γνῶσμά ἐστιν αὐτὸ τὸ γνωστόν, ἀλλ᾿ ἤδη τῷ γιγνώσκοντι ἐνουσιωμένον ;)[34] ?

La question capitale posée ici revient à se demander si le contenu effectif résultant de l’acte cognitif est purement et simplement « identique » à l’objet de la connaissance, en sorte que le contenu de la connaissance coïnciderait d’une certaine manière avec son objet. À cette question, Damascius répond immédiatement par la négative, s’écartant ainsi manifestement d’une certaine interprétation de la définition de la connaissance comme « identité » parfaite du connaissant et du connu :

On fera remarquer que la connaissance existe entièrement selon le connaissable, mais n’est pas le connaissable (Ἢ κατὰ μὲν τοῦτο πάντως ἡ γνῶσις, οὐ τοῦτο δὲ ἡ γνῶσις)[35].

La thèse de l’identification par la connaissance est ici expressément écartée, du moins dans sa formulation radicale. Cependant, quelles que soient les apparences polémiques de ce passage, Damascius y formule néanmoins une définition de la connaissance qui s’inscrit parfaitement dans la lignée des théories « réalistes » classiques au sein du néoplatonisme. Il admet en effet que la connaissance est « entièrement » déterminée en conformité (κατά) avec le connaissable, et qu’elle constitue donc bien le produit d’une détermination « externe ». Toutefois, il refuse nettement de considérer que la connaissance, qui, en tant que produit, n’est rien d’autre que le contenu cognitif effectif, s’identifie à l’objet connu. Par là, Damascius entend mettre en évidence à la fois le nécessaire écart entre connaissance et connaissable, et leur corrélation dans la visée intentionnelle qui tend le connaissant vers son objet pour être informé par lui. L’écart initial qui suscite l’acte cognitif et le mouvement de « convergence » (τὸ συννεύειν)[36] du connaissant vers le connaissable définissent ainsi entièrement la nature de cette relation qu’est la connaissance. Loin de désigner l’identité du connaissant et du connu, nous avons vu que la connaissance est dite être d’abord déterminée selon le produit de l’acte cognitif (γνῶσμα), qui lui-même résulte de la modification informante du connaissant par le connaissable (γνωστόν). Toute connaissance effective, en tant que telle, est ainsi présentée comme immédiatement déterminée selon le contenu cognitif immanent à l’âme connaissante, qui demeure lui-même distinct de l’objet de la connaissance. Dans l’exposé de sa gnoséologie, Damascius, contrairement à Aristote et Plotin, entend ainsi d’abord insister non pas sur l’identité de l’acte cognitif et de son objet, mais sur leur nécessaire altérité. Toute connaissance se tient d’emblée et demeure dans un rapport de distinction et de distance relativement au connu. Contrairement à ce que laissent entendre certaines formulations aristotéliciennes et plotiniennes, Damascius propose de définir toute connaissance avant tout comme un simple rapport intentionnel, une tension qui suppose l’altérité, condition de possibilité même de l’acte cognitif :

[…] s’il n’y a pas d’altérité, il n’y a pas non plus de connaissance (Ἑτερότητος γὰρ μὴ οὔσης οὐδὲ γνῶσις)[37].

[…] la connaissance se trouve dans les choses écartées les unes des autres (ἔστιν γὰρ ἡ γνῶσις ἐν τοῖς διεστῶσιν ἀπ᾿ ἀλλήλων) […], et séparées par une altérité ; sans altérité, en effet, il ne saurait y avoir ce qui est connaissant (τὸ γιγνῶσκον), ce qui est connu (τὸ γιγνωσκόμενον), et ce qui est intermédiaire (τὸ μέσον), à savoir la connaissance[38].

Contrairement aux vues exprimées par Plotin, Damascius refuse fermement d’envisager la connaissance sous le mode de l’identité véritable du connaître et de l’être. Toute connaissance suppose d’emblée la dualité. Elle ne se réalise qu’en tant que relation et toujours dans la relation. Toutefois, en tant que médiatrice, elle implique également la conjonction, ou plus précisément, l’impossibilité de la disjonction totale du connaître et de l’être. Dans la métaphysique de Damascius, la notion de connaissance se présente ainsi à la fois comme un « substitut » à la pure identité et comme la réparatrice de l’altérité dont elle est elle-même le fruit, et ce quel que soit le degré du réel considéré : parce qu’il s’est distingué en lui-même, explique Damascius, « l’être a développé une certaine correction de l’écart (ἐπανόρθωσίν τινα) et comme une consolation (οἷον παραμυθίαν), qui est la connaissance[39] ». Le produit de la connaissance doit ainsi être entendu non comme une identité du connaissant et du connu, mais comme une altérité surmontée, c’est-à-dire une forme de réconciliation, ainsi que le laisse entendre la belle formule suivante :

[…] <la connaissance est> une reconnaissance (ἀναγνωρισμός) qui est le fait de ceux qui se sont séparés, et une affabilité réciproquement offerte, accompagnée de la distance (δεξίωσις ἀντιπροτεινομένη μετὰ τὴς διαστάσεως)[40].

En plaçant ainsi la connaissance sous le double signe de l’altérité et de la communication, et en la caractérisant avant tout comme l’avènement d’une « jonction » (συναφή), comme un intermédiaire par lequel se réalise une « certaine conversion » (ἐπιστροφή τις)[41] supposant l’existence d’un écart qu’il s’agit de combler sans l’abolir, Damascius semble ici encore aller à rebours des enseignements que laissent entendre certaines formulations anciennes. Comment dès lors concilier une telle conception de la connaissance avec les données aristotéliciennes et plotiniennes, qui, nous l’avons vu, semblent envisager la connaissance — du moins sa modalité noétique — comme la pure « identité » du connaissant et du connu ? La position défendue par Damascius s’écarte-t-elle délibérément des principaux fondements théoriques de la noétique aristotélicienne et de son interprétation plotinienne ? C’est là ce que certains commentateurs ont pensé pouvoir conclure, en s’attachant peut-être un peu trop à la disparité réelle qui distingue la littéralité des formulations de Damascius et celles de certains de ses prédécesseurs[42]. Mais alors, comment comprendre que Damascius distingue nettement l’activité noétique de la connaissance sensible, laquelle demeure « disjointe de ses objets par l’altérité et la séparation » (τῇ ἑτερότητι καὶ τῷ διασπασμῷ διακόπτεται), qu’il présente l’intellection comme la connaissance « la plus véridique » (ἀληθεστάτη) précisément parce qu’elle est indivisible des intelligibles (διότι ἀμέριστος πρὸς τὰ νοητά)[43], et qu’il n’hésite pas à faire sienne l’affirmation aristotélicienne selon laquelle « l’intellect est les réalités <intelligibles> » (ὁ νοῦς τὰ πράγματα)[44] ? On pourrait peut-être objecter ici que la définition de la connaissance proposée dans les textes du De Principiis que nous venons de citer ne mentionne pas expressément l’intellection, et semble donc ne concerner que les seules modalités cognitives inférieures, la noèsis étant une modalité spéciale s’achevant dans l’identification effective du connaissant au connu. Mais, outre que l’activité noétique constitue bien évidemment une forme de connaissance, et même sa forme la plus éminente, Damascius indique ailleurs que si la noèsis consiste effectivement en la réalisation d’une certaine unité « indivisible » du connaissant et du connu, cette unité ne doit pas s’entendre comme une pure identité ; admettant que l’intellection a souvent été caractérisée à la fois comme une « vision » (ὄψις) et comme un « toucher » (ἁφή), il se contente de justifier la signification de telles dénominations métaphoriques par le seul fait que le fruit cognitif de l’acte noétique est proche (σχεδόν) des intelligibles[45]. Chez Damascius, quelle que soit la modalité de la connaissance considérée, l’identité cognitive désigne au mieux la réalisation d’une certaine « proximité », jamais celle d’une unité indistincte. De ce point de vue, la conception de Damascius demeure parfaitement fidèle aux vues doctrinales de Proclus, qui, comme l’a bien montré J. Pépin, tend à « dissoudre » et à faire « éclater » l’unité de l’intellect et des intelligibles[46].

Chez Proclus, en effet, l’antériorité de l’être sur l’intellect hypostatique, et leur distinction hiérarchique plus nettement marquée que chez Plotin, ont pour principale conséquence doctrinale que, contrairement à ce que laissent entendre certains textes plotiniens, l’unité des intelligibles et de l’intellect, pourtant clairement affirmée par ailleurs[47], ne signifie nullement leur pleine coïncidence ontologique. À plus forte raison, si être et intellect sont intimement unifiés, mais ne coïncident pas intégralement, l’âme connaissante, qui ne participe à l’intellect pur que par son seul sommet intellectif, ne saurait être considérée comme purement et simplement identique ni à lui, ni même à son propre intellect particulier (μερικὸς νοῦς), ni encore à l’intelligible saisi par cet intellect[48]. Si l’âme peut être qualifiée d’intellect — « car, comme l’affirme Proclus, l’âme aussi est intellect » (νοῦς γάρ ἐστι καὶ ἡ ψυχή) lorsqu’elle se déploie selon l’intellect qui lui est antérieur —, elle ne saurait pourtant jamais être pleinement intellect, mais seulement « intellect déroulé » (νοῦς ἀνειλημμένος) ; en elle les connaissances ne sont pas de purs intelligibles, mais des « produits conceptuels » (νοήματα) dérivés, des « images » (εἰκόνες) déployées des saisies noétiques : ce qu’est l’intellect pur sur un mode « exemplaire » (παραδειγματικῶς) et « concentré » (συνῃρημένως), l’âme l’est sur le mode de l’extension (διῃρημένως)[49]. Pour Proclus, les intellects particuliers, sommets des âmes individuelles, ne sont donc nullement identiques à leurs objets intelligibles ni tels qu’ils se tiennent dans l’être ni tels qu’ils existent dans l’intellect universel qui les intellige, mais ils les saisissent seulement par participation (κατὰ μέθεξι), en tant que reflets particularisés, c’est-à-dire tels qu’ils se reflètent dans le miroir de l’âme intellective, support de la « projection » (προβολή) modalisée des intelligibles purs[50]. Il s’ensuit que, comme tout acte cognitif, l’activité noétique de l’âme ne saurait jamais consister en une parfaite identité du connaissant et du connu, mais désigne plus précisément un processus continu de convergence et de perfectionnement, où l’âme devient intellect sans pour autant cesser d’être essentiellement âme[51]. Ainsi, là où Plotin, au risque d’une certaine équivoque, tendait à identifier pleinement l’âme et son intellect, et définissait la vérité intelligible appréhendée par la contemplation comme la réalisation de l’identité parfaite du connaissant intellectif et du connu intelligible, Proclus entend demeurer plus fidèle à Platon et préfère, pour définir la connaissance humaine, se limiter à évoquer l’idée d’une simple visée, d’une tension permanente qui consiste en un ajustement progressif du connaissant à son objet :

De fait, il semble bien que toute la connaissance ne soit rien d’autre que la conversion vers le connaissable (ἐπιστροφὴ πρὸς τὸ γνωστόν), le fait de se familiariser avec lui et de s’y ajuster (οἰκείωσις καὶ ἐφάμοσις πρὸς αὐτό), que pour cette raison la vérité consiste aussi dans l’ajustement du connaissant au connu (ἡ πρὸς τὸ γιγνωσκόμενον ἐφαρμογὴ τοῦ γιγνώσκοντος) […][52].

Cette conception bien plus modeste de la connaissance humaine, dont hérite Damascius, résulte pour une bonne part des différentes critiques formulées par Proclus[53], à la suite de Jamblique[54], contre la thèse plotinienne[55] selon laquelle une « partie » de l’âme individuelle ne s’incarne jamais et demeure de façon permanente en communion essentielle avec les réalités intelligibles, et donc avec l’intellect hypostatique lui-même auquel elle peut s’identifier pleinement après s’être purifiée. Aux yeux de Proclus, il est impossible à l’âme individuelle en tant que telle de participer à l’intellect pur sans médiation (προσεχῶς)[56]. L’âme humaine demeure ainsi nécessairement réellement distincte de l’intellect et donc des intelligibles, qu’elle ne peut connaître autrement que par la médiation des « raisons » (λόγοι) ou « notions psychiques » (ψυχικὰ νοήματα) qui en sont les images « projetées » en elle[57]. En ce sens, et parce que le produit cognitif immanent à l’âme individuelle n’est au mieux que le fruit de la réfraction modalisée du contenu de l’intellect universel, la connaissance humaine ne saurait avoir qu’une valeur essentiellement « représentative » ou « symbolique », c’est-à-dire médiate ; il s’agit donc d’une connaissance en quelque sorte « par anticipation », caractérisée nécessairement par sa relative extériorité à son objet même, laissant toujours subsister une certaine distinction du connaissant et du connu. En tant que telle, cette connaissance ne saurait donc trouver en elle-même la garantie de sa propre vérité, mais doit la recevoir d’une norme qui la dépasse et avec laquelle elle doit s’efforcer d’être en conformité.

IV. Connaissance et conversion chez Damascius

Cette conception plus humble de l’âme, où ni l’âme n’est pleinement identique à l’intellect, ni l’intellection à l’intelligible, se tient implicitement en arrière-fond des exposés gnoséologiques de Damascius[58], qui reprend par ailleurs à son compte les critiques de Jamblique et de Proclus à l’encontre du principal présupposé qu’ils associent à la métaphysique plotinienne[59]. Selon lui, l’âme, dans sa condition actuelle, est nécessairement séparée des réalités qu’elle aspire à connaître, qu’il s’agisse des réalités sensibles ou intelligibles, et, à plus forte raison, de l’être pur, dont l’intellect lui-même n’est que « l’image » (τὸ μίμημα) engendrée subsistant par rapport à lui dans un rapport « non d’hypostase à hypostase, mais de connaissant à connu (ὡς γιγνώσκοντος πρὸς γιγνωσκόμενον)[60] ».

Comme Proclus, Damascius inscrit en outre l’ensemble de sa réflexion sur la notion de connaissance dans le cadre général de la doctrine néoplatonicienne de la procession et de la conversion. L’activité cognitive y constitue le moment marquant l’amorce du second mouvement du cycle complet, la connaissance étant envisagée comme « le dernier lien des choses qui ont procédé » (ἐσχάτη συναφὴ τῶν προελθόντων)[61], et comme une activité consistant en une « reconnaissance » par le connaissant de l’être dont il s’est écarté. Damascius se montre ici fidèle au point de vue néoplatonicien tardif, où la connaissance véritable ne saurait être autre chose qu’une conversion[62], une conversion qui engage dans une certaine mesure l’être même du connaissant, en sorte que les différentes modalités cognitives constituent autant de modalisations ontologiques, c’est-à-dire autant d’états d’être hiérarchiquement ordonnés et susceptibles d’être effectivement « réalisés » par le connaissant : la connaissance, affirme Damascius, « procure au connaissant l’être lui-même[63] ».

Toutefois, chez Damascius, tous ces éléments ne résultent pas uniquement des seules considérations doctrinales scolaires. À ses yeux, l’idée fondamentale de « retour vers l’être », ainsi que celle de la nature essentiellement noétique de la connaissance, procèdent d’emblée de significations originairement inscrites au coeur même de la langue grecque ; elles constituent donc, pour ainsi dire, des « faits de langue », susceptibles d’êtres dévoilés par un examen philologique et philosophique du terme grec consacré à la notion de « connaissance » :

Observons que la connaissance (γνῶσις), comme le mot le donne à entendre (ὡς τὸ ὄνομα παραδηλοῖ), est « intellection en train de venir à l’être » (γιγνομένη νῶσις), c’est-à-dire « intellection » (νόησις) ; et l’intellection, parce qu’elle « revient » (νεῖται) et « retourne » (ἐπάνεισι) vers l’être (ἐπὶ τὸ εἶναι) et vers le « il y a » (τὸ ἔστιν), aurait pu être dite avec raison « retour » (νεόεσις)[64].

Ainsi, l’unique fonction assignée à la connaissance, ainsi comprise d’après sa signification « étymologique » et pour ainsi dire « pré-philosophique », est de réduire dans une certaine mesure une altérité initiale désormais reconnue comme telle, sans toutefois la résorber entièrement, sous peine de faire perdre à cette activité psychique son statut même de « connaissance », et ce même lorsque celle-ci est envisagée en son acception originaire d’activité noétique :

[…] il est évident, à partir du nom même de la connaissance, que c’est par son retour (ἐπάνοδον) vers l’être que l’intellect subsiste (ὑφέστηκε) et que la connaissance est projetée (προβέβληται), que tout retour est le fait de ce qui a procédé (προελθόντος) et s’est déjà écarté (διαστάντος) et, pour cette raison, a besoin d’un retour qui n’abolisse pas l’écart (οὐκ ἀναλυούσης τὴν διάστασιν), mais ramène cela même qui s’est écarté, vers l’être dont il s’est écarté et vis-à-vis duquel il est dans l’état de procession achevée[65].

On constate ici que le point de vue adopté par Damascius pour envisager la nature du rapport de l’intellect et de l’être est exactement inverse à celui de Plotin, lequel, en les situant au sein d’une unique hypostase, entendait surtout en exprimer l’union et l’indissociabilité. En effet, dans l’optique de Damascius, c’est justement parce que l’intellect « s’est distingué » des réalités intelligibles « selon l’écart le plus grand », qu’il les a « connues » (ἔγνω), c’est-à-dire que, « de loin (πόρρωθεν), il s’est lié à elles par la connaissance[66] ». Pour Damascius, même la modalité cognitive supérieure qu’est l’intellection demeure une activité purement relationnelle, un échange, une tension qui ne saurait entièrement résorber l’écart qui constitue sa propre condition d’existence, et le « contact » du connaissant et du connu effectivement réalisé par la connaissance noétique ne signifie en aucun cas pour lui l’« identité » ou la confusion des deux termes[67], pas même dans le cas de l’intellect pur, qui, comme chez Proclus, demeure suspendu à l’être comme à son principe générateur, sans être confondu avec lui :

Est-ce que l’intellect ne regarde pas vers sa propre cause ? Répondons que, s’étant éloigné d’elle, il s’est converti vers elle, et qu’ayant voulu la saisir (ἑλεῖν), au lieu de cela, il l’a connue (ἔγνω) ; ou plutôt il l’a saisie de façon telle qu’il ne l’est pas devenue (μὴ γενέσθαι), mais qu’il l’a embrassée (περιπτύξασθαι) de façon cognitive (γνωστικῶς), c’est-à-dire que son oeil a été tout illuminé (περιφωτισθῆναι) par la lumière de cette cause. Voilà, en effet, en quoi consiste le contact du connaissant avec le connu (ἡ πρὸς τὸ γιγνωσκόμενον συναφὴ τοῦ γιγνώσκοντος) ; ce n’est pas dans le fait d’être devenu le connu (οὐκ ἐκεῖνο γενέσθαι), ni de faire partie de lui, ni d’avoir saisi de lui une émanation, ni d’avoir été ramené à lui. Toutes les saisies de ce genre confondent (συγχέουσιν) les choses qui ont été distinguées, et elles n’admettent même plus la forme de la connaissance, forme qui existe dans la distinction (ἐν διακρίσει) établie selon les délimitations du connu et du connaissant[68].

L’intellect donc, dans toutes ses parties et dans sa totalité, est dans l’état de conversion vers sa cause, non pas en tant qu’il s’appartient à lui-même, mais en tant qu’il appartient à celle-là ; il aspire (ὀρέγεται) donc à être uni (συνῆφθαι) à sa cause productrice, à être de quelque façon (εἶναί πως) celle-là autant qu’il le peut (ὡς δύναται), à la contempler en tant qu’elle est placée avant lui et qu’elle est séparée de lui[69].

V. « Réalisme » et « phénoménisme » dans la gnoséologie de Damascius

Ayant souligné le rapport d’altérité et de distinction où se tient toute activité cognitive relativement à son objet, il nous faut à présent examiner brièvement la nature de cet opérateur de mise en relation qu’est la connaissance. Par elle, comme nous l’avons vu, le connaissable « se présente » à l’âme connaissante en y informant un contenu cognitif désormais « consubstantialisé » à elle, et par l’intermédiaire duquel elle « s’unifie » à lui dans un processus de convergence et d’assimilation qui ne s’achève jamais dans la parfaite coïncidence identitaire. Précisons ici que cette « consubstantialisation » de l’objet cognitif désigne clairement chez Damascius une modification ontologique effective chez le connaissant[70], dont le produit psychique immanent, nous l’avons vu, est désigné par le terme technique de gnôsma. Dans ce moment du processus cognitif, une telle modification est présentée comme une simple affection du connaissant par le connaissable, ce qui exclut toute connotation « idéaliste », s’il faut entendre par là l’idée d’une certaine prééminence de la connaissance sur le connaissable, ou celle de la production de celui-ci par celle-là. La connaissance est donc envisagée ici essentiellement dans sa fonction strictement passive. Comme Proclus, qui distinguait entre la nature causale et effectivement productrice de la connaissance divine et celle essentiellement réceptive et participative de la connaissance humaine[71], Damascius tient à préserver la dimension fondamentalement « réaliste » de sa doctrine, et précise que la connaissance humaine en tant que telle, sur laquelle portent principalement ses propres investigations, demeure toujours strictement subordonnée à un objet indépendant d’elle, étant entièrement déterminée par l’opération informante de l’acte de cet objet, sans jamais pouvoir l’embrasser cognitivement dans sa totalité :

Quoi donc ? La connaissance ne consiste-t-elle pas à embrasser le connaissable et n’est-elle pas une certaine circonscription (ἡ γνῶσις οὐ περίληψις ἐστι τοῦ γνωστοῦ καὶ περιγραφή τις) ? Non, toute connaissance <est spécifiée> par le connaissable plutôt qu’elle ne spécifie (εἰδοποιεῖ) le connaissable […][72].

<La connaissance> n’exerce aucune action ni d’un côté ni de l’autre, en tant qu’elle connaît (καθὸ γιγνώσκει). Car, même en supposant que la connaissance soit active, néanmoins, en tant qu’elle exerce quelque action et fait venir à l’être quelque chose, elle n’est plus connaissance en tant que connaissance d’un connaissable, mais elle est une certaine cause efficiente de quelque oeuvre. En effet, ce n’est pas le propre du connaissant, que de produire, mais seulement de connaître quelque chose qui est déjà […][73].

Telle est la doctrine gnoséologique de Damascius présentée selon son aspect « réaliste », voire naïvement « dogmatique ». Le processus d’assimilation et de modification ontologique ne concerne ici que le sujet connaissant, étant entendu que la réalité connue demeure quant à elle dans sa permanente actualité, et préexiste à toute connaissance effective que l’on prend d’elle. La connaissance, en tant que telle, précise Damascius, ne produit pas l’être (μὴ οὐσιοποίος) de ce qu’elle connaît ; relativement à son objet, elle est bien plutôt le fruit d’une pure contemplation réceptive, d’un « assentiment » (συγκατάθεσίς) et d’une « reconnaissance » (ὁμολογία) de ce que chaque chose est telle qu’elle est (τοῦ ἕκαστον εἶναι ὅ ἐστιν)[74].

Toutefois, chez Damascius, cette perspective est à dépasser, sous peine de ne pas pouvoir rendre compte de l’effectivité et de la nature complexe de l’adéquation entre la connaissance et le connu. C’est ainsi que Damascius entend peut-être nuancer le caractère apparemment unilatéral du « réalisme » de la doctrine proclienne — où l’objet cognitif par excellence est l’être pur[75] — lorsqu’il s’attache à clarifier cette fois le statut du « pôle objectif » de la connaissance. Damascius ne saurait en effet admettre telle quelle la conception proclienne selon laquelle « l’atteinte de la vérité » (τὸ ἀληθεύειν) consiste purement et simplement en « la saisie de l’être » (ἡ κατάληψις τοῦ ὄντος), quelles que soient d’ailleurs les modalités d’une telle saisie[76]. L’objet cognitif, indique-t-il, n’est pas, en tant que tel, une réalité en soi, et il ne se donne jamais tel qu’il est en lui-même — dans sa nature intime, c’est-à-dire dans son être propre —, mais uniquement en tant que « connaissable », étant entendu que, comme le précise Damascius, dans tout acte cognitif, l’objet de la connaissance « doit se présenter » (δεῖ μὲν γὰρ ἐν τῇ γνώσει τὸ γνωστὸν ἐγγίγνεσθαι)[77], ce qui en fait non pas un objet en soi « transcendant » isolé en lui-même et sur lequel porterait l’activité cognitive, mais précisément un connaissable, c’est-à-dire un objet intentionnel toujours coordonné et donc nécessairement « relatif à la connaissance et au connaissant » (πρὸς τὴν γνῶσιν καὶ τὸ γιγνῶσκον)[78]. Dès lors, la « saisie de la vérité », qui doit être l’accomplissement de l’activité cognitive, ne saurait en aucun cas consister en celle de l’être pur comme tel. Chez Damascius, en effet, la connaissance, quelle que soit d’ailleurs la nature de son objet, est plus modestement envisagée comme la simple actualisation d’une certaine disposition préalable chez le connaissant corrélée à celle de l’objet cognitif, actualisation qui ne s’accomplit ainsi que dans la rencontre de deux actes[79], celui d’une viséeintentionnelle particulière et celui d’une donationpartielle :

Qu’éprouve (πάσχει) donc celui qui est capable de connaître (τὸ γνωστικόν), quand il ne connaît pas encore ? On répondra qu’il désire le connaissable (Ἢ ὀρέγεται τοῦ γνωστοῦ). Ainsi donc, la connaissance est l’acquisition du connaissable en tant que connaissable (τεῦξις τοῦ γνῶστοῦ ᾗ γνωστόν) ; car, si c’est l’acquisition de l’être, c’est du moins en tant que l’être est connaissable. Qu’est-ce, alors, que le connaissable, et en quoi diffère-t-il de l’être ? On répondra que l’être, dans son rapport à un autre (πρὸς ἄλλο), est connaissable, mais que, selon ce qu’il est en lui-même (καθ᾿ αὑτό), il est être. On répliquera que c’est bien là ce qui leur est propre, mais qu’il reste encore à définir la nature de chacun des deux. Disons que l’être est l’hypostase (ἡ ὑπόστασις), et que le connaissable est pour ainsi dire l’éclat (οἷον τὸ φανόν) de l’hypostase[80].

Ce texte important témoigne d’un autre aspect original de la doctrine de la connaissance esquissée par Damascius. Le dépassement du « réalisme naïf » consiste ici d’abord à récuser la conception « chosiste » de l’être, objet cognitif par excellence de l’âme intellective, en tant précisément qu’elle le pose comme un « objet » dont se saisirait le connaissant. Une telle conception, qui s’applique dans une certaine mesure aux modes inférieurs de la connaissance, lesquelles ne saisissent que des réalités individuelles, ne saurait convenir à la connaissance noétique, dont la visée est l’être même. L’être pur en effet est, en lui-même, rigoureusement indistinct, et, à ce titre, ne saurait être ni connu ni même désigné comme tel ; comme le souligne Damascius, « tout cela, noms (ὀνόματα) et choses (πράγματα), appartient à la nature spécifiée (εἰδικῆς φύσεως), tandis que la nature de l’être est complètement indifférenciée (ἀδιάκριτος)[81] ». Impossible donc, pour Damascius, d’admettre l’idée d’une saisie de l’être en tant que tel, ou celle d’une véritable « identification » à l’être par la connaissance. L’être demeure nécessairement « extérieur » à l’âme connaissante. Toutefois, il n’en reste pas moins que l’extériorité spatiale de l’objet sensible relativement au connaissant ne saurait évidemment être du même ordre que celle de l’être intelligible relativement à l’âme intellective : si, dans la connaissance sensible, seules les « images » des objets sensibles sont effectivement perçues, alors que ces objets eux-mêmes demeurent « à distance », dans l’intellection, ce sont bien les intelligibles eux-mêmes qui sont présents dans l’âme ; car, si l’âme intellective n’assimile véritablement que les « images » des intelligibles, ces dernières, précise Damascius, sont tellement liées à leurs modèles, que c’est comme si elles leur étaient identiques[82]. Ainsi, bien que le nécessaire dualisme inhérent à la connaissance noétique doit être nuancé, Damascius se refuse pourtant à l’abolir purement et simplement et à envisager la possibilité d’une saisie cognitive de l’être total et des intelligibles où connaissant et connu seraient pleinement « identiques ». Toute connaissance est en effet une activité toujours comprise dans l’être et se rapporte nécessairement à un connaissable différencié, qui toujours déborde le connaissant. L’être enveloppe le connaître et lui fournit ses objets intelligibles non en demeurant un en soi, mais en tant précisément qu’il se prête à la connaissance et se donne à elle : « […] l’acquisition de l’être par le connaissant a lieu selon le connu[83] ». Si l’être ne se réduit nullement à un objet de la connaissance, il en est pourtant la norme et ne saurait être saisi cognitivement autrement que comme une norme particulière qui se détache, pour ainsi dire, d’un fond total pour « se présenter » à l’âme intellective. S’il est certain que l’intellect vise toujours l’être, il ne l’atteint pas immédiatement comme tel, mais seulement revêtu d’un certain mode, celui sous lequel il se rend actuellement présent à l’âme connaissante, et qui est à l’origine de la détermination du gnôsma, produit effectif de la connaissance. Comme nous l’avons vu, pour Damascius, c’est bien cette présence immanente et « consubstantialisée » à l’âme qui constitue la forme générale de la connaissance : seul est connu par l’âme ce qui se présente à elle, à savoir le connaissable tel qu’il se donne et tel qu’il est assimilé. L’être, en se donnant, n’est ainsi nullement absorbé et circonscrit par la connaissance, relativement à laquelle il demeure nécessairement dans un rapport d’altérité. On voit ainsi que, dans la gnoséologie de Damascius, l’identité du connaître et de l’être se réduit à celle du connaître et du seul produit effectif de la connaissance, c’est-à-dire à l’identité de l’âme connaissante et du gnôsma qui lui est « consubstantialisé » à la suite du processus de « l’acquisition du connaissable ». Or, nous l’avons vu, le gnôsma n’est pas « identique » au connaissable lui-même, de même que ce dernier n’est pas « identique » à l’être même de l’objet visé par la connaissance, et encore moins à l’être en tant que tel. Dès lors, si Damascius peut admettre la formule aristotélicienne posant l’identité de l’âme intellective et de ses objets intelligibles, c’est uniquement en entendant par « intelligibles » non pas des êtres purs saisis comme tels, mais des êtres déjà modalisés comme connaissables et assimilés plus ou moins partiellement par l’âme sous la forme des gnôsmata « consubstantialisés » à elle, et par l’intermédiaire desquels seulement le connaissant peut atteindre ses objets.

VI. Connaissance et assimilation

En outre, contrairement à ce que laissent entendre certaines formulations aristotéliciennes, la connaissance, en tant que « spécification » du connaissant par le connu, est expressément envisagée par Damascius comme désignant non pas la réalisation achevée d’un état ontologique d’identité, mais plus précisément la dynamique structurante et informante, c’est-à-dire le processus même par lequel s’opère l’assimilation par l’âme de son objet et s’amorce le « retour » du connaissant à l’être ; c’est donc bien plutôt l’écart par rapport à l’être qui constitue un état initial d’éloignement et de distance, état que l’acte de la connaissance atténue à mesure de son propre mouvement :

Mais, peut-être aussi, la connaissance veut-elle être une genèse d’être et de substance (γένεσις ὄντος καὶ οὐσίας) ; car par son retour vers l’être, le connaissant est substantialisé (οὐσίωται) selon la connaissance (κατὰ τὴν γνῶσιν), non pas selon la première [c’est-à-dire la conversion « substantielle » ; cf. II, p. 160.21 sq.], mais selon celle qui est, pour ainsi dire, substantialisation en train de se réaliser (οἷον γιγνομένην οὐσίωσιν), c’est la raison pour laquelle « l’intellect est les intelligibles » (ὁ νοῦς τὰ πράγματα), comme le dit aussi Aristote[84].

Ce qui, dans la formulation aristotélicienne, désignait la réalisation d’un état ontologique d’identité en acte est présenté par Damascius comme une dynamique inachevée de « substantialisation ». La connaissance noétique, telle que l’envisage Damascius, constitue en effet un processus d’assimilation qui « spécifie » (εἰδοποιεῖ) le connaissant selon son objet d’intellection (κατὰ τὸ νοούμενον) sans pour autant s’achever dans une parfaite identification. Mais parce que les gnôsmata « consubstantialisés » à l’âme intellective ne sont rien d’autre que les objets cognitifs eux-mêmes tels qu’ils se donnent et tels qu’ils « se présentent » à l’âme, l’on peut effectivement poser, comme le fait Aristote, l’identification effective du connaissant et du connu — étant entendu que, dans leurs actes respectifs, « l’un et l’autre deviennent ensemble » (ἐνεργείᾳ γίνεται ἅμα)[85] —, mais à condition toutefois d’écarter l’interprétation qui prendrait pour une identité véritable et « entitative » ce qui, pour Damascius, est processus continu de convergence et d’ajustement coordonnant des réalités demeurant en elles-mêmes essentiellement distinctes mais s’unifiant dans la corrélation de leurs actes. L’identité cognitive admise par le penseur néoplatonicien n’est donc évidemment pas celle du connaissant et des êtres mêmes, mais celle de l’âme connaissante avec ses seuls produits cognitifs « consubstantialisés », de même que l’intellect pur, en saisissant les intelligibles, s’unit seulement à lui-même (πρὸς ἑαυτόν) par la connaissance, mais non à l’être[86]. Néanmoins, précise l’auteur, même dans son rapport cognitif à soi, l’intellect ne s’unit à lui-même que « dans un certain écart par rapport à lui-même » (ἔν τινι διαστάσει τῇ πρὸς ἑαυτόν)[87]. Ceci permet de comprendre pourquoi Damascius, bien qu’admettant la formulation aristotélicienne de la thèse de l’identification par la connaissance, choisit pourtant le plus souvent d’utiliser pour sa part une terminologie qui préserve l’écart entre l’âme intellective et les intelligibles. La connaissance, indique-t-il, réalise simplement la jonction (συνάπτει) du connaissant (τὸ γιγνῶσκον) au connu (τῷ γιγνωσκομένῳ), parce qu’« elle tend (ἐκτείνει) le connaissant vers (εἰς) le connu par amour du vrai[88] ». Considérant encore la même relation dynamique sous un point de vue inverse, Damascius propose alors de définir la connaissance comme l’assimilation réceptive (ἀντίληψις) du connaissable par le connaissant[89], précisant que la connaissance, en tant qu’activité, « met le connaissable dans le connaissant par l’éclair qui s’élance en celui-ci à partir de celui-là (τὸ γνωστὸν ἐντίθησι τῷ γιγνώσκοντι διὰ τὴν εἰς αὐτὸ ἀπ᾿ ἐκείνου διαθρώσκουσαν ἀστραπήν)[90] ».

Ainsi, de façon générale, la connaissance consiste en une assimilation toujours partielle du connu par le connaissant, et le degré de cette assimilation correspond à celui de la pénétration plus ou moins profonde de la nature ontologique des objets cognitifs. Le contenu du gnôsma, tout en lui étant entièrement conforme, n’épuise pas celui du connaissable, pas plus que le connaissable lui-même ne manifeste l’intégralité de la nature de l’être visé, mais uniquement ce qui, de lui, se donne et se distribue selon la nature et la capacité de telle ou telle faculté cognitive. Ainsi, explique Damascius, « pour la forme matérielle, par exemple, son hypostase est une chose, et le fait d’être sensible (τὸ αἰσθητῷ εἶναι) en est une autre ; son aspect sensible (τὸ αἰσθητόν) est ce qui d’elle se projette et brille vers l’extérieur (τὸ προπῖπτον αὐτοῦ καὶ προλάμπον αὐτοῦ), jusqu’à la sensation, en devenant ainsi proportionnée (σύμμετρον) à cette dernière[91] ». Par la rencontre avec l’acte de son objet spécifique, la faculté sensitive s’actualise en une connaissance effective, pouvant atteindre un degré de vérité égal à celui dont est susceptible l’ordre sensible lui-même ; mais une telle connaissance demeurera nécessairement partielle. L’objet visé, lorsqu’il « se présente » à la faculté sensitive s’est nécessairement déjà « modalisé » pour pouvoir être assimilé par elle. C’est pourquoi, comme l’indiquait Damascius, la connaissance sensible, comme toute autre modalité cognitive, est dite exister avant tout « selon le contenu de la connaissance » (ἡ γνῶσις κατὰ τὸ γνῶσμα)[92], et non selon le connaissable lui-même ; le gnôsma résultant d’un tel acte cognitif existe certes « entièrement selon le connaissable[93] », par lequel il est déterminé, mais sans pour autant s’identifier pleinement à ce dont ce connaissable n’est que « l’éclat », c’est-à-dire un aspect particulier et différencié, en l’occurrence l’aspect sensible.

En ce qui concerne la connaissance sensible, la doctrine de Damascius ne pose nulle difficulté particulière, puisqu’elle s’appuie sur la théorie aristotélicienne de la perception, et qu’il est par ailleurs aisé d’admettre que la perception sensible ne saisit jamais l’intégralité de l’être de tel ou tel objet, mais uniquement ce qui de lui est assimilable par telle ou telle faculté cognitive inférieure ; ainsi, pour la vue, la couleur seule est visible et non le substrat (χρῶμα μόνον ὁρατόν, ἀλλ᾿ οὐ τὸ ὑποκείμενον)[94]. Pourtant, contrairement à Aristote, Damascius n’hésite pas à étendre cette caractérisation de la perception sensible à la connaissance noétique elle-même, dont l’objet intentionnel est l’être en tant que tel et donc la totalité unifiée de ses déterminations intelligibles. Tout en évoquant l’image d’une véritable « fusion » avec l’être, Damascius tient à relativiser doublement la plénitude de l’identité du connaissant et du connu ainsi suggérée, en la faisant porter sur le seul aspect manifesté de l’être, et, plus précisément, sur ce qui, de cet aspect, se donne en tant que connaissable, susceptible de se « consubstantialiser » à l’âme intellective. C’est là précisément ce que Damascius entend par « l’éclat de l’être » (τὸ φανὸν τοῦ ὄντος), à savoir « ce qui <de l’être> supporte d’apparaître aux êtres de second rang et ce qui se met soi-même en proportion (εἰς συμμετρίαν) avec ceux qui veulent jouir de l’être et désirent embrasser sa lumière avant-coureuse[95] ». Il suit alors que la pure identité dans la connaissance demeure nécessairement un horizon distant et l’objet d’un désir constant, qui, bien que partiellement comblé et réalisé dans le processus d’assimilation, ne s’accomplit pas autrement que comme la persistance d’une visée :

De la même façon, l’éclat de l’être, comme une lumière qui court en avant de lui (οἷον φῶς αὐτοῦ προπομπεῦον), jusqu’à celui qui est capable de connaître, et, qui la première vient à sa rencontre (προαπαντῶν), alors qu’il s’élance sur le chemin qui monte vers l’être, l’éclat de l’être se fusionne avec lui (συμφύεται) selon une certaine proportion (συμμέτρως), accomplit et comble son désir de l’être par la plénitude de sa propre lumière. Est-ce donc que l’intellect ne connaît pas l’être, mais connaît <seulement> l’éclat de l’être ? On répond qu’il connaît l’être selon son éclat, et son éclat selon le connaissable (Ἢ τὸ ὂν κατὰ τὸ φανόν, καὶ τὸ φανὸν κατὰ τὸ γνωστόν) […]. Et pourtant il désire l’être. Disons qu’il le désire comme être, mais que le même <être> il l’atteint <seulement> comme connaissable (Ἢ ὀρέγεται μὲν ὡς ὄντος, τυγχάνει δὲ τοῦ αὐτοῦ ὡς γνωστοῦ)[96].

Aucune expérience cognitive n’assouvit donc pleinement le désir de l’être, désir qui est constitutif de la visée de l’âme intellective. Soulignons toutefois ici que Damascius tient lui-même à prévenir toute interprétation « sceptique » ou « phénoméniste » de sa théorie de la connaissance, du moins en ce qui concerne sa modalité noétique, qui se tient dans le domaine de l’être[97]. S’il est vrai, dit-il, que « différent est le corps et différent son éclat à travers son tout », on pourrait en déduire, par analogie, que « même là-haut l’éclat est autre que l’être[98] ». Bien que cette analogie soit légitime dans une certaine mesure, Damascius se doit de souligner, d’une part, qu’il importe de ne pas transposer purement et simplement les conditions d’existence qui sont celles de l’ordre corporel au domaine de l’être et des intelligibles, où tout est pure transparence et intériorité réciproque ; et, d’autre part, que, contrairement à ce que les métaphores de l’« éclat » et de la « lumière » pourraient laisser entendre, la manifestation « extérieure » de l’être se réalise d’une tout autre manière que celle d’un objet corporel :

[…] on pourrait peut-être se demander s’il est vrai que l’intellect connaît <seulement> la lumière avant-coureuse de l’être et s’il ne connaît pas plutôt l’être lui-même, encore que ce soit selon son éclat. Observons que cette lumière avant-coureuse vient d’être dite l’éclat de l’être, et non pas une sorte d’émanation de l’être (ἀπόρροιά τις ἀπ᾿ αὐτοῦ), à la façon de la lumière terrestre qui émane du soleil, mais c’est comme si l’on voyait le soleil lui-même par la luminosité en lui de sa nature (ὡς εἴ τις ὁρῷη τὸν ἥλιον αὐτὸν κατὰ τὴν ἐν αὐτῷ λαμπρότητα τῆς φύσεως). Eh bien donc, l’intellect connaît-il seulement la surface (τὸ ἐπιπολῆς), s’il est vrai qu’il connaît l’éclat de l’être comme une couleur ? On répondra qu’il faut concevoir l’éclat à travers le tout <de l’être> et qu’il n’y a rien de lui qui ne laisse transparaître sa lumière et ne s’empresse de se manifester, comme à propos du cristal ou de quelque corps diaphane, tu dirais qu’il est visible dans sa totalité, parce que la nature du visible le pénètre tout entier[99].

En évoquant le cas limite d’un cristal pur ou d’un corps parfaitement diaphane, Damascius veut faire entendre ce que signifie, pour l’être, d’être tout entier présent en chacune de ses manifestations particulières, mais aussi comment l’intellect en saisissant ses « éclats » différenciés peut s’assimiler à lui sans pourtant être confondu avec lui. L’éclat du cristal est en effet indissociable de la lumière qui le rend lumineux, et la lumière est identique en elle-même et dans le cristal où elle se manifeste, sans pour autant que le cristal ne soit en aucune façon confondu avec la lumière qui le traverse.

Si, selon l’exemple pédagogique choisi par Damascius, le cristal ou quelque corps parfaitement diaphane manifeste d’une certaine façon d’emblée pleinement la lumière à la vue, il n’en reste pas moins que tous les corps ne se donnent toujours que partiellement à la perception, en « projetant » vers le connaissant seulement telle ou telle de leurs qualités ; ainsi, « de ce qui est complètement diaphane, ce n’est pas le corps qui est visible, mais la couleur seulement[100] ». Mais, contrairement aux réalités corporelles, nécessairement liées à la matière et aux conditions spatiales, l’être, en se manifestant par une sorte d’émission de lui-même, n’a pas à « sortir » de lui-même et ne saurait devenir « autre » que lui-même en se modalisant. Néanmoins, même si c’est bien l’être lui-même que saisit la connaissance noétique, on ne saurait pour autant parler ici d’une identification rigoureuse du connaissant à l’être en tant que tel, pas plus que l’on ne peut parler d’une identité du corps diaphane ou du cristal pur et de la lumière qui le traverse, dont ils ne sont que des supports particuliers possibles. Bien que l’être se donne toujours tout entier en chacune de ses manifestations, c’est toujours l’être en tant qu’il s’est déjà différencié en tel ou tel de ses aspects possibles qui peut être saisi par la connaissance intellective[101]. La connaissance, dont l’existence même suppose l’écart d’avec l’être, doit ainsi être entendue comme une activité essentiellement distinctive (περατοειδής)[102], un processus de différenciation (διάκρισις) de l’indifférencié (αδιάκριτον) dont le produit n’épuise jamais le contenu de l’être visé et ne s’identifie donc pas purement et simplement à lui. Parce que l’être total est rigoureusement universel et « informel », la connaissance, quelle que soit sa visée, ne saurait atteindre que telle ou telle de ses déterminations formelles particulières, c’est-à-dire tel ou tel eidos[103] : c’est en effet uniquement « avec toute forme (παντὶ εἴδει) » que « coexiste aussi une sorte de connaissance[104] ». La connaissance de l’âme intellective, support pour ainsi dire « diaphane » de la présentation limitée de l’être et de la réfraction modalisée des intelligibles, n’est ainsi, au mieux, que la saisie d’un point de vue possible sur l’être. De même, les intelligibles ne sauraient être saisis en eux-mêmes, en tant que pures unités, mais uniquement dans telle ou telle manifestation déterminée, qui implique fragmentation, particularisation et articulation selon une pluralité ordonnée.

Ainsi, l’être total « informel » et les intelligibles purs qui en sont les aspects différenciés, demeurent, en eux-mêmes, radicalement inaccessibles à l’âme connaissante, qui ne les saisit que pour autant qu’ils se donnent, et en tant qu’ils se reflètent plus ou moins parfaitement en elle. C’est pourquoi, dans la gnoséologie de Damascius, même la connaissance noétique ne peut être que médiate et donc nécessairement imparfaite par elle-même, en sorte qu’elle persiste dans l’inachèvement de son propre développement, l’âme connaissante étant incapable de s’unir pleinement à l’objet même de son désir, mais uniquement à son « substitut », à savoir le gnôsma produit par la rencontre de son propre acte avec celui du connaissable. Bien que le but ultime de la connaissance soit « l’assimilation à l’intellect et le retour aux réalités intelligibles mêmes » (ἡ πρὸς νοῦν ἀφομοίωσις καὶ πρὸς τὰ αὐτὰ νοητὰ ἐπάνοδος)[105], l’activité cognitive, même en son acception supérieure, demeure donc essentiellement une visée intentionnelle, et son produit une simple « promesse ontologique » ; de façon générale, en effet, le dernier diadoque de l’école néoplatonicienne d’Athènes considère que l’âme connaissante, dans sa condition humaine, ne saurait jouir tout au plus que d’« une saisie qui espère entrevoir de loin quelque chose de la vérité, et qui anticipe simplement en espérance le but de son désir[106] ».