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Instrumenta studiorum

1. Takamitsu Muraoka,A Greek-English Lexicon of the Septuagint. Louvain, Paris, Walpole, Mass., Peeters, 2009, xl-757 p.

Il existe déjà un certain nombre de dictionnaires de la Septante, partiels ou complets, dont celui de J. Lust, E. Eynikel et K. Hauspie, récemment réédité[1], et les deux que Takamitsu Muraoka a consacré aux Douze Prophètes[2]. Mais celui que livre maintenant le professeur émérite de l’Université de Leiden s’imposera sans peine comme le principal outil lexicographique dans le domaine. Le nouveau dictionnaire se distingue tout d’abord par l’exhaustivité de ses relevés puisqu’il couvre non seulement l’ensemble de la Septante, y compris les livres dits deutérocanoniques ou apocryphes, mais aussi les versions ou recensions secondaires ou divergentes attestées pour certains livres bibliques, comme le texte antiochien, la recension dite kaigé (qui désigne un groupe de traducteurs affectionnant cette particule pour rendre la particule hébraïque gam, « aussi »), la version de « Théodotion » du livre de Daniel, etc. Sur le plan textuel, le lexique se fonde essentiellement sur les éditions critiques préparées par le « Septuaginta-Unternehmen » de Göttingen ou, à défaut, sur l’édition manuelle d’Alfred Rahlfs ou sur la grande édition de Cambridge. En certains cas, il enregistre des mots ou des formes ne figurant que dans les apparats des éditions de référence. Cet ouvrage se veut « a fully fledged lexicon », c’est-à-dire un lexique complet ou exhaustif, visant à tenir compte de la morphologie, de la syntaxe, de la paradigmatique (rapports ou oppositions entre les mots) et de la sémantique. C’est ainsi que, sous un lemme, on trouvera non seulement la forme de base du mot, mais aussi, pour les verbes, toutes les formes attestées dans le corpus, avec leur identification. Sont également signalés par un « Cf. » les mots qui entretiennent des liens sémantiques significatifs avec le lemme ; p. ex., sous ἄνθρωπος, on mentionne ἀνήρ, ἀνθρώπινος, βροτός. Le symbole || signale les termes qui sont associés au lemme dans un même passage ; ainsi, en Is 52,14, δόξα est couplé à εἶδος. Lorsque deux mots sont étroitement liés par καί ou ἤ, un + le signale. En ce qui concerne les équivalents anglais des mots grecs, l’auteur explique (p. xii) qu’il a opté pour des définitions et non des équivalents de traduction, à savoir des formulations qui décrivent le plus précisément possible le sens d’un mot donné dans tel ou tel contexte. De fait, l’utilisateur appréciera rapidement la manière explicite et détaillée dont est développé le contenu sémantique des mots du corpus septantiste. De nombreux exemples sont en outre donnés, dont la plupart sont accompagnés d’une traduction anglaise. La très grande majorité des articles du dictionnaire comporte en finale des indications bibliographiques renvoyant aux publications susceptibles d’éclairer la sémantique d’un terme. Le recensement de ces titres, en typographie serrée, occupe plus de quinze pages. L’ouvrage se termine par un relevé des lexèmes qui n’ont pas été inclus dans le dictionnaire même s’ils sont répertoriés dans la concordance de la Septante de Hatch-Redpath ; il s’agit dans la plupart des cas de leçons variantes figurant dans certains manuscrits ou de translittérations grecques de termes hébraïques. Il convient enfin de souligner la très grande qualité typographique de cet ouvrage, d’une composition aérée et d’une mise en page qui permet de repérer d’un seul coup d’oeil les différentes parties d’un article, ce qui n’est pas à dédaigner pour un instrument de travail appelé à être utilisé très fréquemment. Ce nouveau lexique constitue un ajout substantiel aux nombreux dictionnaires grecs en circulation. Son usage s’imposera non seulement aux biblistes ou aux patristiciens mais aussi à tous les hellénistes. Dans l’introduction (p. viii-ix), T. Muraoka insiste à juste titre sur le fait que la Septante n’est pas qu’une traduction mais qu’il s’agit d’un authentique représentant du grec des périodes hellénistique et impériale. Le Lexicon se situe ainsi dans la mouvance des études les plus récentes sur la Septante, promues, entre autres, par l’« école » française de la Bible d’Alexandrie, publiée par les Éditions du Cerf [3].

Paul-Hubert Poirier

2. Cornelius Mayer, éd., Augustinus-Lexikon, vol. 3, fasc. 5/6 : Institutio, institutum - Liber (libellus). Bâle, Schwabe AG Verlag, 2008, col. 641-960.

Avec cette troisième double livraison du volume 3 du lexique d’Augustin, c’est la publication d’un des grands dictionnaires historiques et théologiques contemporains qui se poursuit à un rythme soutenu. Car il ne faudrait pas croire que l’Augustinus-Lexikon n’intéresse que les spécialistes d’Augustin. Les notices qu’il contient, si elles visent d’abord et avant tout le contenu augustinien, situent les concepts ou les objets sur lesquels elles portent dans le contexte élargi de l’histoire doctrinale et culturelle de l’Antiquité. C’est particulièrement vrai pour les fascicules que nous présentons ici. Parmi les articles qui risquent d’intéresser les historiens de la pensée antique, mentionnons : Intellectus et Intellegibilis, Intentio, Interpretatio, Iudaei, Lex. Pour les oeuvres d’Augustin, les plus amplement traitées sont l’In Iohannis evangelium tractatus, le Contra Iulianum et le Contra Iulianum opus imperfectum. La prosopographie n’est pas négligée (notices sur Jean Chrysostome, Jean de Jérusalem, Jovinien, Julien d’Éclane), non plus que les realia (notices sur Itinera, Laicus, Lectio, Lector, Liber). Les concepts augustiniens y figurent aussi en bonne place (Interior intimo meo, Iustificatio, Iustitia et Iustus). Enfin, plusieurs personnages bibliques font l’objet d’une notice (Job, Jean Baptiste, Jonas, Joseph, l’époux de Marie, Isaac, Juda le patriarche, Judas Iscariote, Lazare).

Paul-Hubert Poirier

3. Oda Wischmeyer, éd., Lexikon der Bibelhermeneutik. Begriffe - Methoden - Theorien - Konzepte. Berlin, Walter de Gruyter, 2009, lxx-695 p.

Avec cette publication, c’est un nouveau dictionnaire biblique qui s’ajoute à une liste déjà fort longue. Intitulé « Lexique d’herméneutique de la Bible. Concepts - Méthodes - Théories - Notions », cet ouvrage origine, dans la foulée du « linguistic » et du « cultural turn » (p. v), de la prise de conscience d’un déficit herméneutique engendré par l’absence d’un discours herméneutique transdisciplinaire sur la Bible et sa compréhension qui soit à la hauteur des discours théoriques et méthodologiques contemporains sur le texte, et de la pratique scientifique en regard du texte (p. ix). Plus précisément, la mise en oeuvre de ce lexique est partie des questions suivantes : celles du triple rapport de l’herméneutique de la Bible à l’herméneutique théologique, à l’« herméneutique biblique » et aux méthodes historiques, philologiques et linguistiques de l’interprétation scientifique des textes. Les éditeurs comprennent la Bibelhermeneutik, l’herméneutique de la Bible, comme une partie de l’interprétation générale des textes, dont relèvent, en premier lieu, la question de l’origine et de la situation historique des textes, deuxièmement, leur dimension « propositionnelle », qui se déploie « entre “sens” et “signification” », et troisièmement, l’influence et la réception des textes, en l’occurrence la Bible, dans le passé et le présent. En ce sens, l’herméneutique de la Bible se veut plus englobante que l’herméneutique biblique traditionnelle, dans la mesure où celle-ci reste trop tributaire de la théologie. Il s’agit aussi, tout en les prenant en compte, de dépasser les perspectives strictement historiques ou, à l’inverse, strictement théologique, approche nécessitée par le fait que la Bible est un corpus textuel canonique qui, en raison de son exceptionnelle réception dans l’histoire, appartient au procès de la compréhension des textes. Dès lors, les lemmes du nouveau dictionnaire embrassent, dans une perspective historique et actuelle, des conceptions, des théories, des méthodes et des concepts de l’exégèse et de l’herméneutique de la Bible du point de vue de la « textualité » (p. xiii). Les domaines suivants sont touchés : l’herméneutique et les méthodes et concepts de l’exégèse vétérotestamentaire et néotestamentaire ; les conceptions, méthodes et concepts de l’interprétation de la Bible et de l’herméneutique de la Bible hier et aujourd’hui ; l’herméneutique théologique ; l’herméneutique antique et les méthodes et concepts de la philologie classique ; les méthodes et concepts de l’interprétation des Écritures saintes dans le judaïsme et dans l’islam ; les théories et méthodes de l’interprétation littéraire des textes, des sciences du langage et de celles de la culture, et de l’herméneutique philosophique. Comme on le voit, ce lexique prétend couvrir l’ensemble des sciences humaines qui travaillent sur le texte et les appliquer à la Bible, entendue comme écritures chrétiennes, mais en considérant en même temps les deux autres corpora d’écriture canoniques les plus proches de celle-ci, la Bible juive, ou Tanakh, et le Coran. Ce faisant, on veut situer l’herméneutique de la Bible dans le contexte des sciences humaines et des sciences de la culture, pour qu’à la fois elle en tire profit et y apporte sa contribution. La « prémisse herméneutique » qui est à la base de l’entreprise est que la Bible n’est pas le livre des seules Églises chrétiennes, mais tout aussi bien un livre qui appartient à la culture de l’humanité dans son ensemble (p. xxi). L’herméneutique de la Bible ne peut donc pas être la chasse-gardée des deux spécialités exégétiques par excellence que sont les sciences de l’Ancien et du Nouveau Testament, ni de la théologie systématique, mais elle doit intégrer des contributions provenant de toutes les sciences du texte. En conséquence, le Lexikon der Bibelhermeneutik ouvre l’exégèse biblique et l’interprétation théologique de l’Écriture aux méthodes et théories contemporaines du texte et de la culture dans leur ensemble.

La conception du dictionnaire reflète ces principes méthodologiques, d’abord par l’architecture des articles. Prenons pour exemple le lemme « Hermeneutik » (p. 245-254), où l’on trouvera les sections suivantes : I. Ancien Testament ; II. Nouveau Testament ; III. Histoire du christianisme ; IV. Théologie systématique ; V. Judaïsme ; VI. Islamologie ; VII. Philologie classique ; VIII. Littérature ; IX. Linguistique ; X. Philosophie. Les articles sont rédigés de telle manière qu’on puisse les lire d’un seul trait ou ne considérer qu’une section (chacune des sections est d’ailleurs pourvue de sa propre bibliographie). Tous les articles ne sont pas aussi développés que celui consacré à l’herméneutique — l’article suivant, « Hermeneutischer Zirkel » (p. 254-255), n’a aucune subdivision — mais ils suivent tous, grosso modo, le même modèle.

Le dictionnaire comprend 212 articles, rédigés par 311 auteurs (dont la liste figure aux p. xlvii-lii), ainsi répartis (cf. p. xxvii et xlii-xlv) : six articles de fond (« Leitartikel ») : Bible, Ancien Testament, Nouveau Testament, herméneutique, exégèse, texte ; 21 articles principaux (« Hauptartikel ») portant sur la terminologie herméneutique des disciplines exégétiques et théologiques, de la littérature et de la philosophie ; 136 articles thématiques, p. ex., esthétique, littérature apostolique, exégèse narrative, « Reader-Response Criticism », critique postcoloniale, targum, etc. ; 49 articles réservés à des concepts herméneutiques, philosophiques ou théologiques, comme analogie, déconstruction, foi, « Linguistic Turn », corrélation, etc. La deuxième partie de l’introduction (p. xxx-xli) présente, sous forme de schémas, les textes, corpus et traductions qui constituent l’objet du lexique : l’Ancien Testament du Tanakh et de la Septante, le Nouveau Testament, la Vulgate, la Peshitta (en quatre lignes), la Bible de Luther et celle de Zurich, la version dite « King-James » et les apocryphes de la Bible de Luther.

Comme on l’aura compris à la lecture de cette présentation, le LexikonderBibelhermeneutik constitue un instrument de travail dont on devra désormais tenir compte et ce, en dépit du fait que l’information bibliographique est résolument germanophone, anglophone et nord-américaine.

Paul-Hubert Poirier

Bible et histoire de l’exégèse

4. Daniel Marguerat, dir., Introduction au Nouveau Testament. Son histoire, son écriture, sa théologie. Quatrième édition revue et augmentée. Genève, Éditions Labor et Fides (coll. « Le monde de la Bible », 41), 2008, 547 p.

Cette Introduction au Nouveau Testament n’a pas besoin de présentation. Publiée pour la première fois en 2000, elle a connu, dès l’année suivante, une deuxième édition et la troisième paraissait en 2004, avec l’ajout d’un 28e chapitre consacré au texte du Nouveau Testament et à son histoire. Cette quatrième édition comporte un chapitre initial supplémentaire, ce qui a entraîné une réorganisation des deux premières sections de l’ouvrage. C’est ainsi que la première section, intitulée « La tradition de Jésus » est nouvelle, et elle comprend un chapitre inédit, « De Jésus aux Évangiles », signé par Daniel Marguerat, ainsi que le chapitre consacré au problème synoptique, qui ouvrait la première section de la précédente édition. Cette première section, devenue la deuxième dans la quatrième édition, a également changé de titre, de « La tradition synoptique et les Actes des apôtres » à « Les Évangiles synoptiques et les Actes des apôtres ». Cette nouvelle répartition de la matière permet de faire une distinction plus nette entre les documents littéraires, en l’occurrence les « livres » du Nouveau Testament, et ce qui les précède ou ce qui n’est plus accessible de façon immédiate, par le biais de documents, les traditions sur Jésus, d’une part, et la préhistoire des Évangiles synoptiques, de l’autre. Les chapitres qui figuraient dans l’édition précédente conservent la même facture et le même contenu. Une comparaison page à page des troisième et quatrième éditions montre que, sauf l’ajout d’un nouveau chapitre, les modifications apportées sont somme toute superficielles. Les bibliographies figurant à la fin des chapitres ont été, dans des proportions variables, mises à jour ou modifiées, la police de grec utilisée est plus élégante (meilleur rendu de l’accent circonflexe), des formulations ont été modifiées ici ou là. En ce qui concerne le contenu, nous avons relevé les changements suivants : le plan du livre des Actes se présente un peu différemment (p. 130-133) ; un encadré sur les « Juifs » dans l’évangile de Jean a été ajouté (p. 380-381) ; la structure de l’Apocalypse fait l’objet d’un traitement plus développé (p. 411-413) et une carte situe les villes destinataires des lettres (p. 416). Autrement, l’ouvrage se présente comme le précédent, ce qui signifie qu’on y retrouvera les mêmes qualités de clarté et de rigueur. Le fait que les différents chapitres offrent tous plus ou moins la même architecture rend l’utilisation de ce manuel plus aisée. Le chapitre initial rédigé par Daniel Marguerat, « De Jésus aux évangiles », porte sur les « quarante années qui séparent la mort de Jésus de l’écriture du plus ancien évangile », « l’époque la plus obscure du premier christianisme » (p. 11). Il y présente les trois modèles explicatifs qui ont été proposés pour rendre compte du parcours de la tradition : ceux de l’Église ancienne, de la transmission rabbinique et de l’histoire de la forme littéraire (Formgeschichte). C’est ce dernier modèle que l’auteur retient dans la suite de sa présentation. Il y traite de la transmission orale de la mémoire de Jésus dans celle des communautés, des formes littéraires attestées dans les évangiles, et du passage de l’oral à l’écrit, pour finalement se demander pourquoi les premiers chrétiens ont choisi de fixer la mémoire de Jésus sous forme narrative. Ils auraient voulu à la fois s’inscrire dans la tradition de la Bible juive, qui raconte l’histoire de Dieu avec son peuple, et rejoindre la culture gréco-romaine en empruntant un genre proche de celui de la biographie.

Cette nouvelle édition de l’Introduction sera sans aucun doute très bien accueillie par les professeurs et les étudiants, et par tous ceux qui s’intéressent sérieusement au Nouveau Testament. Elle offre un heureux complément aux autres ouvrages du même genre parus en français ces dernières années[4].

Paul-Hubert Poirier

5. Bertrand de Margerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse. T. 1, Les Pères grecs et orientaux. T. 2, Les premiers grands exégètes latins. T. 3, Saint Augustin. T. 4, L’Occident latin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Initiations aux Pères de l’Église »), 2009, vii-328, 195, 202 et 286 p.

Grâce à l’Encyclique du pape Pie XII sur les études bibliques, Divino afflante Spiritu, l’exégèse dans les milieux catholiques a connu un grand développement. De nouvelles méthodes historico-critiques, reconnues par le Magistère de l’Église, aident le croyant à faire une lecture des Écritures à partir de l’« archê » du texte, afin d’extraire toute la saveur doctrinale et théologique des textes inspirés. Cependant, un certain abus de telles pratiques en exégèse biblique risque de l’isoler des autres disciplines théologiques et la pousser vers la stérilité sur le plan ecclésial. D’où l’importance de cet ouvrage de Bertrand de Margerie, qui se propose de présenter une introduction à l’exégèse biblique des Pères comme une unité entre Écriture, théologie et vie chrétienne, c’est-à-dire unité entre la Bible et la Tradition vivante de l’Église. L’A. lui-même précise dans l’introduction que son intention n’est pas celle d’offrir une histoire complète et détaillée du travail exégétique des Pères, et ne prétend pas non plus à l’exhaustivité du sujet, mais veut tout simplement mettre à la disposition de tout lecteur une introduction à cette histoire. Dans son étude, l’A. fait référence aux représentants les plus prestigieux de la patristique : Irénée de Lyon, Origène, Athanase et Cyrille d’Alexandrie, pour le monde grec, et Tertullien, Hilaire de Poitiers, Ambroise, Augustin, Jérôme et Léon le Grand, pour le monde latin. Faisant ce choix, l’érudit français reconnaît à la fois les limites et les ambitions d’un tel projet : les limites, parce que le lecteur ne trouvera pas de grands noms comme Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Cyrille de Jérusalem ou Jean Damascène, mais projet ambitieux parce qu’il envisage de rendre manifeste « l’intérêt théologique et permanent que retient l’exégèse des Pères, notamment face à l’incroyance contemporaine » (t. 1, p. 10). Les fruits d’une telle exégèse sont recueillis par les premiers conciles christologiques et trinitaires des quatrième et cinquième siècles. Le travail exégétique des Pères a facilité, et peut faciliter encore aujourd’hui, l’approfondissement des dogmes fondamentaux de la foi chrétienne, l’incarnation, la rédemption, la maternité de la Vierge et la Trinité, synthétisés dans le Credo de Nicée-Constantinople, confessé et reconnu par différentes Églises.

Le premier tome, dédié aux Pères grecs et orientaux, suit l’évolution et les progrès exégétiques à partir de Justin jusqu’à Cyrille d’Alexandrie. L’idée majeure qui se dégage de ce parcours est que la personne de Jésus Christ est l’objet des annonces faites dans l’A.T. et manifestées dans le mystère de l’« inhumation » du Verbe dans le N.T. Le but de l’Écriture est d’aider l’homme et lui fournir des éléments pour arriver à confesser que le Fils unique de Dieu, le Sauveur du monde, Dieu depuis toute éternité, par amour pour nous et pour le salut du monde, s’est fait chair et a habité parmi nous. Dans cette perspective, le Christ est à la fois l’exégète et l’exégèse de l’Écriture, non pas en paroles, mais en actes, comme le dit si bien Henri de Lubac : « Avant d’expliquer à ses disciples, au soir de Pâques, comment l’Écriture ancienne porte témoignage au Testament nouveau et se trouve ainsi changée en lui, Jésus opère ce changement… Exégète de l’Écriture, Jésus l’est par excellence dans l’acte par lequel il accomplit sa mission » (cité au t. 1, p. 23).

Le deuxième tome est consacré aux premiers grands exégètes latins. L’A. sensibilise le lecteur à la fois à la diversité des méthodes et à l’originalité apportée par chaque Père de l’Église latine, de Tertullien à Jérôme. Ainsi, on découvre que Tertullien a le grand mérite d’avoir mis en évidence la « moelle incontestée » des Écritures, le Christ-Dieu. Hilaire de Poitiers a insisté sur la typologie eschatologique des textes sacrés. Ambroise de Milan enseigne une exégèse morale et mystique mettant en avant l’ombre et la vraie image, l’ombre des prophéties de l’A.T. et la vraie image du Christ révélée dans le N.T. Jérôme met en lumière le sens littéral et spirituel des Écritures en exaltant souvent l’excellence du sens spirituel.

Dans un parcours d’introduction à l’histoire de l’exégèse, l’A. consacre tout le troisième tome à Augustin d’Hippone, « le plus génial des Pères » (t. 3, p. 17). Margerie ouvre au lecteur trois fenêtres successives pour pénétrer dans l’âme de l’exégète Augustin. Tout d’abord, le lecteur est invité à suivre le cheminement d’un homme avant sa conversion, pris du dégoût esthétique à l’égard du langage « barbare » de la Bible en comparaison avec la langue des grands classiques, Cicéron et Virgile. Après sa conversion, devenu évêque d’Hippone, Augustin offrira à la postérité son manuel d’exégèse biblique, le De Doctrina Christiana, ouvrage qui pose les bases de l’interprétation et de la finalité des Écritures. La deuxième fenêtre est caractérisée par l’analyse rigoureuse et originale du livre XII des Confessions avec cette question de fond : « Augustin a-t-il enseigné la pluralité du sens littéral des Écritures ? » (t. 3, p. 8). Enfin, en ouvrant la troisième fenêtre, l’A. met en évidence quelques perspectives exégétiques augustiniennes qui ont laissé leur marque dans l’exégèse biblique au cours de l’histoire : le rôle de la charité, l’observation de la Loi, le Christ comme le « fil rouge » des Écritures.

Le quatrième tome, consacré à l’Occident latin, présente quelques maîtres exégètes qui ont laissé leur marque sur la façon d’interpréter les Écritures, de Léon le Grand, au cinquième siècle, à Bernard de Clairvaux, au onzième siècle. Si, dans les quatre premiers siècles, on constate une exégèse qui dépend largement de la célébration des mystères chrétiens dans la liturgie, à partir de Léon le Grand on voit plutôt une insistance sur une exégèse beaucoup plus liée à la vie et à l’expérience sacramentelle de l’Église : « On peut dire : sans la liturgie, pas de Bible. La Bible, aussi bien l’A. que le N.T., est née dans un contexte de prière liturgique et communautaire du peuple de Dieu » (t. 4, p. 12). L’idée de fond partagée et mise en évidence par les auteurs présentés dans ce tome est celle de découvrir le Christ dans la totalité de son mystère, « le Christ total », et de son Église derrière chaque ligne de l’Écriture. Les divers sens des textes inspirés développés par les exégètes du premier millénaire du christianisme sont des voies qui permettent au croyant, armé de la foi et de la charité, de s’engager dans la forêt de la « lettre » ou de l’« histoire » pour s’ouvrir à l’« allégorie », afin de revivre les gestes néotestamentaires du Sauveur et de ses apôtres, à la « tropologie », pour reconnaître le Christ vivant dans l’âme des fidèles, et à l’« anagogie », pour se renouveler en espérance vers le Christ (cf. t. 4, p. 267).

La lecture de ces quatre tomes peut faire naître dans l’âme du lecteur le désir d’approfondir par lui-même la méthode exégétique ou encore la passion pour l’Écriture de l’un ou l’autre Père de l’Église présenté par l’A. avec la modeste prétention de n’être qu’une introduction. La Bible était l’unique livre qui guidait la vie de foi et la liturgie des premières communautés chrétiennes, elle était la source et le fondement pour la cristallisation des dogmes de foi, elle était la nourriture spirituelle capable de donner réconfort à l’âme et l’unir mystiquement à Dieu son créateur. La première édition de ces quatre tomes a vu le jour entre 1980 et 1989. Vu l’intérêt grandissant pour les intuitions exégétiques des pionniers dans l’interprétation des textes bibliques, les Éditions du Cerf ont réédité cet ouvrage fort précieux dans la collection Initiation aux Pères de l’Église en 2009. Le but de cette réédition est de mettre entre les mains des néophytes et/ou des experts en études exégétiques et/ou théologiques, un manuel qui les aidera à découvrir ou redécouvrir les intuitions, sur des points particuliers, des Pères de l’Église qui ont su défricher et offrir des pistes de réflexion pour solutionner des problèmes toujours de grande actualité. Écrit dans une langue accessible, l’A. offre à tous les passionnés des Écritures des compagnons qui les aident à en découvrir le sens, un peu comme Philippe s’est fait le compagnon de l’eunuque, dans Ac 8,30-31, pour le guider dans la lecture de la Bible : « Comprends-tu vraiment ce que tu lis ? Et comment le pourrais-je, répondit-il, si je n’ai pas de guide ».

Lucian Dîncă Facoltà Teologica dell’Italia Centrale, Firenze

6. Rémi Gounelle et Jean-Marc Prieur, dir., Le décalogue au miroir des Pères. Strasbourg, Université Marc Bloch (coll. « Cahiers de Biblia Patristica », 9), 2008, 308 p.

L’histoire de la réception du Décalogue dans l’Antiquité reste à écrire, est-il mentionné dans l’Avant-propos. Les éditeurs soulignent aussi le fait que les dix commandements ne sont devenus un élément central du catéchisme qu’à la fin du Moyen Âge. Si le Décalogue a tenu une place importante dans la théologie et la pastorale antiques, cette place n’a pas été aussi essentielle qu’on l’a affirmé. Toutefois, les chrétiens ont très tôt fait la distinction entre les dix paroles et le reste de la législation juive, qui leur paraissait caduque, ce qui indique que le rapport à la Loi est l’objet de débat dès les débuts. En outre, les commentaires sur la Loi de la part de Marcion ou des gnostiques valentiniens ont très vite suscité des réactions. Les onze contributions de ce volume présentent les exemples les plus représentatifs des réflexions des écrivains chrétiens anciens sur cette question, ce qui représente déjà une bonne introduction à l’histoire de la réception du Décalogue. L’ouvrage comprend trois sections.

La première section touche tout d’abord l’histoire des textes grecs du Décalogue (Innocent Himbaza) ainsi que les réflexions des auteurs anciens à propos de l’unité et de la structure même du Décalogue. Celui-ci est compris comme un texte clos et autonome, les chrétiens contrairement aux Juifs cherchant d’ailleurs à dissocier celui-ci des prescriptions légales du judaïsme (Frédéric Chapot). Cette contribution met en lumière le fait que le découpage des dix préceptes et leur répartition en deux tables a fait l’objet de nombreuses réflexions ; on s’efforce de trouver une unité par-delà la pluralité des préceptes. Quand la lecture devient allégorique, le symbolisme des nombres est mis en lumière. Outre une appropriation par les chrétiens du Décalogue, on note un effort de rationalisation et d’organisation dans le christianisme ancien à la suite du judaïsme hellénistique. D’ailleurs, le découpage des dix commandements reste encore maintenant un objet de débat entre les exégètes.

Les deux autres contributions mettent l’accent sur la fonction pastorale et l’importance du Décalogue comme instrument catéchétique (Martine Dulaey et Laurence Mellerin). La symbolique des deux tables est également abordée par Martine Dulaey ainsi que l’iconographie, avec les représentations de Moïse recevant la Loi. Laurence Mellerin traite plus précisément de la présence du Décalogue dans la théologie pénitentielle des premiers siècles en portant une attention particulière à une triade qui aura une grande postérité : la triade idolâtrie-meurtre-adultère dans la littérature chrétienne.

Dans la deuxième section, est examinée l’interprétation de deux auteurs du deuxième siècle : Irénée de Lyon (Gilles Pelland) et Ptolémée (Enrico Norelli). Le premier situe les réflexions d’Irénée sur le Décalogue dans leur contexte polémique : Irénée écrit contre Marcion et la gnose valentinienne. Sont mis en lumière les thèmes fondamentaux de la réplique d’Irénée : l’Économie du salut prend la forme de trois grandes étapes correspondant aux phases de « l’accoutumance de la chair » à porter les attributs de l’Esprit. Autrement dit, la progression de l’homme prend la forme d’une accoutumance graduelle à porter la vie et à suivre le Verbe de Dieu, à la suite des Patriarches de l’Ancien Testament et des Apôtres.

Étant donné l’importance de la contribution d’Enrico Norelli qui examine de manière exhaustive, en quelque soixante-quinze pages, la Lettre de Ptolémée à Flora, je reviendrai à la fin sur cette contribution.

La troisième section est consacrée à l’exégèse de préceptes spécifiques : « Écoute Israël » (Françoise Vinel) et le premier commandement (Raymond Winling). Dans cette contribution, les commentaires dans les écrits patristiques sont examinés en fonction des différents contextes, polémiques (antignostiques, antiariens) ou catéchétiques formulés dans ces écrits. L’auteur reprend une des classifications retenues par la tradition, selon laquelle la première parole concerne l’adoration du Dieu Un, et non celle que l’on voit par exemple chez Augustin selon qui la première parole englobait l’interdiction du culte des idoles. Jean-Marc Prieur aborde pour sa part le thème de l’interdiction des idoles et des ressemblances dans la littérature chrétienne ancienne (Ex 20,4-5 et Dt 5,8-9a). Il prend en compte l’interprétation des témoins les plus significatifs, du deuxième au huitième siècle.

Marie-Odile Boulnois examine la formule jugée scandaleuse par les gnostiques et Marcion : « Dieu qui reporte les fautes des pères sur les enfants » d’Exode 20,5, ainsi que la réponse des Pères de l’Église. Enfin, Alain Le Boulluec considère le commandement : « Honore ton père et ta mère » (Ex 20,12 ; Dt 5,16). Il étudie la portée du commandement envisagé comme Loi universelle, naturelle et divine, mais aussi les interprétations théologiques qui ont été données de cette Loi, par l’allégorie. La mère est parfois identifiée à la sagesse divine ou à l’Église. La formule est souvent utilisée dans des contextes polémiques contre Marcion et les gnostiques pour affirmer l’unicité du Dieu créateur, père du Christ. Ce commandement paraissant en contradiction avec les divisions que, dans les évangiles, Jésus introduit dans les familles, A. Le Boulluec inclut également les réflexions des écrivains chrétiens à propos de cette contradiction apparente.

Marcion et les gnostiques sont évoqués à de nombreuses reprises tout au long de l’ouvrage. Cela se comprend dans la mesure où ils ont été parmi les premiers à comparer la Loi nouvelle à l’ancienne. On sait en outre que plusieurs valentiniens s’appuyaient sur Paul pour élaborer leurs interprétations des Écritures. L’importance de la contribution d’Enrico Norelli est donc justifiée. La Lettre de Ptolémée à Flora, conservée par Épiphane (Panarion 33), représente l’un des rares documents « gnostiques » originaux qui soient parvenus en grec. La Lettre a été composée probablement vers le milieu du deuxième siècle. Elle offre une réflexion centrée essentiellement sur la Loi, c’est-à-dire sur le Pentateuque. L’auteur souligne dans une note qu’il s’agit de la plus ancienne occurrence du terme « Pentateuque » qui nous soit parvenue.

Dialoguant avec les études antérieures sur ce texte, particulièrement celles de A. Harnack, G. Quispel, C. Markschies et W. Löhr, et grâce à un examen des principaux manuscrits (Vaticanus Graecus 503 et Marcianus Graecus 125), Norelli offre une nouvelle traduction de certains passages litigieux. Une analyse minutieuse permet de conclure que le Décalogue joue bien un rôle décisif dans ce document, même s’il est peu mentionné en tant que tel. Selon Norelli, et c’est ce qu’il cherche à montrer à travers son analyse, la polémique antimarcionite traverse l’ensemble de l’ouvrage. Un très bon point à relever du point de vue méthodologique : Norelli évite d’interpréter la Lettre à Flora à partir des notices d’Irénée et d’autres hérésiologues qui présentent un système dont rien ne garantit qu’il remonte à Ptolémée lui-même. Le seul document disponible pour reconstituer la pensée de Ptolémée est cette Lettre.

Son analyse ainsi que la comparaison avec les réflexions de Justin, d’Irénée et surtout de Philon d’Alexandrie sur Dieu et la Loi apportent un éclairage nouveau par rapport aux études précédentes. La subtilité de la pensée de Ptolémée apparaît encore davantage. Voulue par Dieu, le Dieu bon, la nature même de la Loi met cependant en évidence une contradiction : non seulement les châtiments, inévitables à cause de la faiblesse humaine, sont des actes d’injustices, car ils infligent au transgresseur des traitements qui selon la Loi représentent des transgressions (par exemple la « Loi du talion »), mais la nature même de la Loi, qui est pourtant bonne, met en évidence une contradiction interne entre libre arbitre et « faiblesse » chez les humains. En effet, le Décalogue n’est respecté que grâce à la menace des châtiments et la Loi est soumise à la nécessité qui oblige à énoncer toute la législation autre que le Décalogue. À partir de la Lettre de Ptolémée est donc bien mis en évidence un questionnement qui devait occuper penseurs et théologiens, lors de leurs débats à Rome au milieu du deuxième siècle.

Bref, il s’agit d’un livre plein d’intérêt pour les philosophes, les théologiens et les historiens, ou encore pour tout lecteur qui, à la suite de Thomas Mann (Das Gesetz, La Loi, 1943), tente de réfléchir à ce qu’est la Loi, face aux dérives qui menacent la survie de l’humanité.

Anne Pasquier

Jésus et les origines chrétiennes

7. John P. Meier,A Marginal Jew. Rethinking the Historical Jesus. Volume Four : Law and Love. New Haven, Londres, Yale University Press (coll. « The Anchor Yale Bible Reference Library »), 2009, xiii-735 p.

Id., Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire. IV. La Loi et l’amour. Traduit de l’anglais par Dominique Barrios, Charles Ehlinger et Noël Lucas. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lectio divina »), 2009, 742 p.

Avec ce quatrième volume, se poursuit la monumentale monographie de John P. Meier consacrée au « Jésus historique ». Rappelons que les précédents volumes ont paru en anglais en 1991 (I. The Roots of the Problem and the Person), 1994 (II. Mentor, Message, and Miracles) et 2001 (III. Companions and Competitors), et que leur traduction française a suivi en 2004, pour le premier volume, et en 2005, pour les deux autres. Il faut donc féliciter les Éditions du Cerf d’avoir réussi le tour de force de faire paraître la traduction française du quatrième volume la même année que l’original anglais. Nous avons déjà eu l’occasion de présenter la visée et les principes de l’entreprise de Meier ; nous n’y reviendrons donc pas maintenant[5]. Disons seulement que la démarche de l’auteur, professeur à l’Université Notre-Dame (Indiana), se veut à la fois historique, exégétique et interprétative. Il s’agit d’une approche que l’on peut qualifier à la fois de globale et de classique, dans la mesure où elle satisfait aux principes reconnus de la méthode historique sans toutefois verser dans le positivisme, ce qu’indique bien le sous-titre de l’ouvrage : « Les données de l’histoire », dans l’original : « Rethinking the Historical Jesus ». Quant au volume IV, « La Loi et l’amour », il aborde pour ainsi dire le coeur du message de Jésus. Dans un chapitre d’introduction, l’auteur rappelle ce qui est un des fils conducteurs de son entreprise : réaffirmer la judéité de Jésus. Il pose en effet comme principe de son réexamen de la question de la loi dans le message de Jésus, le fait que « le Jésus historique est le Jésus de la halakha », de la loi juive telle qu’elle était enseignée vers le tournant de l’ère chrétienne par toutes sortes de maîtres juifs. Le chapitre suivant (XXXI) a justement comme objectif d’éclairer la nature de cette loi pour l’Ancien Testament et le judaïsme intertestamentaire, et pour le Nouveau Testament et le judaïsme rabbinique, tout en faisant ressortir la complexité du concept et du vocabulaire qui l’exprime, en hébreu (tōrā) ou en grec (nómos).

Les quatre chapitres suivants abordent les points les plus marquants de l’enseignement de Jésus relatif à la loi, soit le divorce (XXXII), les serments (XXXIII), le sabbat (XXXIV) et les lois de pureté (XXXV). Dans chacun des cas, Meier examine d’abord la position du judaïsme, des Écritures à la Mishna, et ensuite les déclarations du Nouveau Testament, pour chercher « à savoir ce qu’un certain Juif de Palestine nommé Jésus a enseigné à d’autres Juifs de Palestine sur le divorce [et les autres points], vers l’an 28 » (p. 58), et cela, sans confondre des recherches purement historiques sur Jésus le Juif, ce qui est le but de cet ouvrage, et les affirmations théologiques ultérieures sur Jésus le Christ. L’attitude de Jésus sur des quaestiones disputatae de la Loi n’est pas toujours facile à caractériser. En ce qui concerne l’interdiction des serments et celle du divorce, on peut y voir deux exemples « de la révocation par le Jésus historique d’institutions et/ou de commandements singuliers de la loi de Moïse » (p. 134). Quant à la « question halakhique la plus évidente » (p. 135), celle de l’observance du sabbat, tous les récits évangéliques qui la concernent, aussi bien ceux des synoptiques que de Jean, « dans leur état présent, […] pour autant qu’ils montrent Jésus débattant avec des adversaires de ce qu’il fait ou de ce que font ses disciples pendant le sabbat, sont très probablement le fruit de la polémique et de l’apologétique chrétienne » (p. 193).

L’examen de l’attitude de Jésus face aux lois de pureté repose sur une étude approfondie de la controverse sur les traditions des anciens rapportée en Marc 7,1-23, qui apparaît comme « une collection de diverses traditions chrétiennes que Marc a soudées ensemble en portant davantage attention aux connexions littéraires et à la théologie chrétienne qu’à la cohérence halakhique » (p. 264). Il est donc impossible d’y chercher « une ligne cartésienne de pensée ou une approche systématique de la loi mosaïque » (p. 275). Cela tient sans doute, continue Meier, à la manière dont Jésus se voyait lui-même, « comme un prophète eschatologique et un thaumaturge dans le style d’Élie. Il n’était pas un maître, un scribe ou un rabbin ayant une méthode systématique ; il était un charismatique religieux. Or il est de la nature d’un charismatique religieux de ne pas tirer son enseignement des canaux traditionnels de l’autorité (par exemple, Écriture, loi, coutume, fonction liturgique ou politique) ou d’une argumentation logique détaillée. Implicitement ou explicitement, le charismatique religieux prétend savoir directement et intuitivement quelle est la volonté de Dieu dans une situation particulière ou sur une question particulière » (p. 275).

Le dernier chapitre (XXXVI) de ce quatrième volume est consacré aux commandements d’amour de Jésus, le double commandement d’amour en Marc 12,28-34, le commandement d’amour des ennemis de la tradition Q (Luc 6,27-36), la « règle d’or » (Matthieu 7,12 || Luc 6,31) et le commandement d’amour dans la tradition johannique, évangile et lettres. Même en en restant aux deux commandements de la tradition marcienne et de la tradition Q, comme ceux qui ont le plus de chance de venir du Jésus historique, il appert que, pour Jésus, on a besoin de la Torah comme d’un tout : « Pour ce juif palestinien, rien ne pouvait être plus étranger qu’une antithèse simpliste entre la Loi et l’amour. Mais, en tant qu’ordonné par la Loi, l’amour vient en premier — et en second » (p. 383).

Au terme de ce long périple « sur le chemin des déclarations de Jésus concernant la loi et le comportement moral » (p. 385), Meier formule quelques conclusions. Et tout d’abord sur le plan des acquis. Le plus important est d’avoir établi que « le Jésus historique est le Jésus halakhique » (p. 387), en ce sens que la dimension halakhique ou nomique du Jésus historique est essentielle pour la compréhension du personnage. Et cette dimension ne doit pas être opposée à l’enseignement moral de Jésus comme il s’exprime, par exemple, dans le double commandement de l’amour. Sur le plan des « perspectives négatives (ou inversées) », il faut mentionner en premier lieu « le caractère fragmentaire de notre connaissance des positions de Jésus en matière de loi [qui] crée un problème particulier pour la recherche sur Jésus » (p. 390), dans la mesure où la tradition évangélique ou ecclésiale n’a retenu de ses prises de position halakhiques que ce qui l’intéressait. Il est donc vain de rechercher dans l’enseignement de Jésus un « “système” de morale ou de loi contenant un centre ou un principe d’organisation qui fasse sens pour l’ensemble » (p. 391). À défaut d’un tel principe, il est plus légitime de voir dans la prophétie de Malachie (3,22-24) sur la venue d’Élie ce qui « a pu mettre Jésus dans la disposition intérieure qui lui permettait de combiner les deux rôles » (p. 396), à savoir celui de Moïse comme médiateur de la loi et celui d’Élie comme prédicateur prophétique de la fin des temps appelant Israël à la conversion.

À l’instar des volumes précédents, celui-ci se distingue par l’originalité et la pénétration des analyses, la vigueur des synthèses et la richesse de la documentation exégétique et historique (presque la moitié de l’ouvrage est occupée par les notes et les index). Les dernières lignes de la conclusion annoncent un cinquième (et ultime ?) volume : « Nous avons bataillé avec l’énigme de l’enseignement de Jésus sur la Torah. Dans le prochain volume de Un certain Juif, Jésus, nous aurons à porter notre attention sur les trois énigmes en souffrance ; le discours énigmatique des paraboles de Jésus, le discours énigmatique de ses autodésignations et l’énigme finale de sa mort. Comme la première, ces trois énigmes livreront quelques perspectives, tout en gardant quelque chose de leur mystère » (p. 397-398).

Paul-Hubert Poirier

Judaïsme hellénistique

8. Jan Joosten et Philippe Le Moigne, dir., L’apport de la Septante aux études sur l’Antiquité. Actes du colloque de Strasbourg, 8-9 novembre 2002. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lectio divina », 203), 2005, 314 p.

Le collectif qui nous intéresse ici rassemble les actes du colloque de Strasbourg des 8 et 9 novembre 2002. Ce type d’ouvrage est particulièrement difficile à juger d’un point de vue global. Non seulement trouve-t-on dans les actes de colloques une grande variété de thèmes et d’approches — de la vue d’ensemble à l’examen en détail —, mais surtout il s’agit plus souvent qu’autrement de contributions de qualité et d’intérêt variables qui sont ainsi regroupées.

L’ouvrage se sépare en quatre sections chacune comptant deux ou trois articles. La première section est consacrée aux aspects linguistiques de la Septante. Notons que les trois articles qui s’y trouvent seront sans doute ceux qui intéresseront davantage les non-spécialistes. La première contribution, due à Anssi Voitila — d’ailleurs sagement placée en tête d’ouvrage — sert en quelque sorte d’introduction aux problématiques spécifiques à l’étude du corpus judéo-grec en général. L’auteur s’attarde en particulier au problème du degré de « grécité » de la Septante en regard d’une influence plus ou moins importante de la langue source sémitique. En d’autres termes, la LXX est-elle vraiment grecque, représente-t-elle un état historique de la langue grecque, dite koinè, au troisième siècle avant notre ère, ou bien s’agit-il au contraire uniquement d’une langue de traduction, reproduisant rigoureusement la syntaxe, le style et la tournure sémitique de l’original ? Voitila a ici non seulement le mérite d’exposer clairement l’état de la recherche, mais il montre également comment la position d’un chercheur donné dans ce sine qua non méthodologique colorera ensuite tout le travail subséquent. L’article suivant de Jan Lust sur la syntaxe et le grec de traduction développe et complète, dans une large mesure, le travail amorcé dans la contribution précédente. Il rend possible une définition plus claire d’un élément clé de la question de la nature de la langue de la LXX, à savoir l’utilisation de la parataxe sémitique et son introduction dans un contexte grec.

La deuxième section, qui traite des techniques de traduction dans la Septante, ainsi que la troisième section, qui est consacrée à la critique textuelle et à l’histoire du texte biblique, sont beaucoup plus techniques et plus limitées dans leurs ambitions. En est témoin la contribution de Philippe Le Moigne, qui présente une étude sur l’utilisation de la construction ouk hôs dans Ésaïe-LXX, ou celle de Pierre-Maurice Bogaert, qui traite de la datation par souscription dans les manuscrits du livre de Jérémie, deux études très pointilleuses, dont l’apport aux études sur l’Antiquité (pour reprendre le titre du collectif) est somme toute restreint. Ces articles ont évidemment leur place dans un recueil tel que celui qui nous intéresse ici, mais leur examen reviendra sans doute à plus savants que nous.

Enfin, la quatrième et dernière section de l’ouvrage est consacrée à la Wirkungsgeschichte de la Septante. Mentionnons au passage le travail de Riemer Roukema, qui offre une belle étude sur l’interprétation des mots hébreux dans la patristique. On découvre avec lui comment le scrupule archi-littéraliste des traducteurs (et il est intéressant de se référer ici aux textes de Voitila et Lust en début d’ouvrage, qui abordent cette question du littéralisme dans la traduction) les avait portés parfois à conserver, en grec, un certain nombre de termes hébreux, ce qui eut pour conséquence de susciter chez les Pères, qui souvent connaissaient fort peu l’hébreu, un fécond travail spéculatif d’interprétation allégorique, typologique et mystique.

En dernière analyse, et en dépit des réserves exprimées concernant certains articles, il se dégage effectivement à la lecture de ce livre l’impression claire d’un champ de recherche dynamique et varié qui mérite de droit l’attention des non-spécialistes.

Jean-Michel Lavoie

Histoire littéraire et doctrinale

9. Michel Meslin, dir., Quand les hommes parlent aux dieux. Histoire de la prière dans les civilisations. Paris, Bayard, 2003, 30 pl. et 866 p.

Par une approche phénoménologique, cet ouvrage fait pénétrer le lecteur au coeur de la manifestation la plus intime de l’expérience religieuse individuelle ou collective : la prière. Transcendant les différences pour éclairer les points de convergence, cette perspective montre que, peu importe l’époque ou la culture, la prière, expérience universelle, est en premier lieu une quête de l’altérité souvent absolue, qu’elle se nomme Maât, Zeus, Jupiter, Bouddha, Dieu ou Allah, à travers une relation et un dialogue inégalitaires où l’orant est placé dans une position de dépendance vis-à-vis de cette puissance supérieure qui demeure muette. À travers ces prières, généralement accompagnées d’une gestuelle et parfois complétées par l’utilisation d’objets divers, se trouvent d’abord et surtout exprimés librement la foi qu’elle implique et que partagent les croyants, mais également les angoisses, les craintes et les espoirs des hommes. Sans poursuivre une problématique de recherche, l’objectif de cet ouvrage est a priori de permettre une compréhension des désirs, des croyances et des univers religieux de l’homme afin d’ouvrir sur une plus grande tolérance de la diversité religieuse qui compose, depuis l’aube, notre monde.

L’ouvrage adopte une structure à la fois culturelle et chronologique, car la culture influe directement sur l’expression de la prière et la diachronie à l’intérieur d’une même tradition religieuse est un facteur de changements. Ainsi, se trouvent exposées en premier lieu les traditions les plus anciennes appartenant à des civilisations disparues, mais accessibles par les divers témoignages qu’elles nous ont laissés (Égypte et Proche-Orient antiques, Grèce et Rome), puis les traditions nées au sein d’anciennes cultures, mais qui ont perduré jusqu’à nous (hindouisme, bouddhisme et judaïsme), les deux traditions monothéistes plus récentes (christianisme et islam) et, finalement, une place particulière est accordée à l’Afrique noire, société traditionnellement animiste qui témoigne d’une acculturation avec le christianisme. La présentation d’une civilisation culturelle et religieuse abordée s’amorce par une description des principaux éléments qui, en son sein, caractérisent la prière : le contexte de sa pratique à l’intérieur d’un système social, culturel et religieux plus ou moins rigide, ses formes et ses manifestations privées, publiques et collectives, son évolution, son sens et sa nature, la gestuelle qui l’accompagne de même que ses différentes finalités. Les présentations s’achèvent sur une brève bibliographie générale. Par la suite, le lecteur est convié à entrer plus concrètement en contact avec les prières de ces civilisations à travers un corpus de textes riches et variés. Chaque prière ou regroupement de prières est précédé d’une glose explicative permettant de mieux saisir le contexte de leur énonciation, leur auteur et leur contenu, et de nombreux appels de note viennent apporter les précisions nécessaires à la compréhension des textes.

Parmi les traditions abordées par les onze spécialistes d’anthropologie religieuse, une part plus importante, soit près de la moitié de l’ouvrage, est consacrée au christianisme, offrant ainsi un panorama plus large de pratiques deux fois millénaires, mais créant tout de même un certain déséquilibre face à d’autres traditions plus anciennes, comme le judaïsme. Le maillon faible de l’ouvrage se trouve dans les chapitres consacrés à la Grèce et à la Rome antiques. D’une part, la brièveté de la présentation ne permet pas de montrer toute la richesse des pratiques religieuses grecques et romaines. D’autre part, il y a le manque de variété des textes sélectionnés, qui se limitent aux oeuvres littéraires et qui ne citent pas des auteurs importants tels que Proclus. On délaisse par le fait même tout le corpus épigraphique, précieux témoin d’une piété antique plus personnelle. Toutefois, ces lacunes ne portent qu’un faible ombrage à l’immense documentation rassemblée, soit près de sept cents textes, dont plusieurs inédits. Par ailleurs, une trentaine de pages de photographies en couleur d’une qualité et d’une beauté remarquables, un glossaire, de même qu’un tableau chronologique et synoptique viennent compléter l’ouvrage. Le lecteur aura tout intérêt à prendre le temps de lire cet ouvrage afin de se laisser imprégner par cette sensibilité qui a animé la spiritualité de milliard d’hommes depuis l’Antiquité.

Steve Bélanger

10. Bernard Pouderon, Les apologistes grecs du iie siècle. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Initiations aux Pères de l’Église »), 2005, 355 p.

Spécialiste de littérature grecque chrétienne, Bernard Pouderon présente avec cet ouvrage une riche synthèse de la littérature apologétique grecque du deuxième siècle. Complément exhaustif à l’Histoire de la littérature grecque chrétienne qu’il codirige avec E. Norelli et dont le premier tome vient de paraître chez le même éditeur, cet ouvrage dresse un portrait simple et accessible des apologètes grecs, ces premiers intellectuels chrétiens qui contribuèrent significativement à l’autodéfinition identitaire du christianisme et aux premiers balbutiements théologiques. Bien que l’apologétique ne constitue pas en soit un genre littéraire homogène, l’A. montre que les apologètes chrétiens, au-delà de cette diversité des genres, partagent une démarche commune visant à présenter et à défendre ad externos la doctrine et la vie des premières communautés chrétiennes tout en ouvrant avec l’Autre, tant les Juifs que les païens, une forme de dialogue. Dans cette perspective, la littérature apologétique recouvre alors un ensemble d’ouvrages de controverse, principalement rédigés entre les règnes de Trajan et de Commode, qui poursuivent à la fois un objectif apologétique, polémique, protreptique et pastoral.

Divisé en quatre parties, l’ouvrage s’amorce par une présentation contextualisée de la littérature apologétique, de ses origines, des thèmes qu’elle aborde et de la théologie qu’elle défend. Alors que le christianisme se distanciait de plus en plus du judaïsme et qu’il atteignait les couches cultivées de la société gréco-romaine, les premiers chrétiens faisaient l’objet de menaces et de critiques, et les relations qu’ils entretenaient avec l’Autre étaient souvent tendues, voire conflictuelles. C’est dans ce contexte de controverses que fleurirent les premières oeuvres apologétiques afin de répondre aux diverses accusations portées contre les chrétiens. Écrivains au service d’une cause, les apologètes s’avèrent également de précieux témoins des réflexions théologiques et doctrinales de leur époque et leurs oeuvres contribuèrent aux premières tentatives d’élaboration et d’explication du dogme chrétien (pluralité et unicité de Dieu, sa transcendance et son immanence) et de l’histoire du salut.

Les trois parties subséquentes sont consacrées à la présentation des apologètes grecs et de leurs écrits selon une structure similaire : d’une part, l’auteur, son oeuvre et sa pensée, d’autre part les thèmes apologétiques et les points de controverse qui caractérisent ses écrits, la doctrine et la théologie défendues. La deuxième partie aborde les origines de la littérature apologétique, dont les prémices sont à situer, selon l’A., dans certains discours des Actes des apôtres. Mais c’est avec le Kérygme de Pierre, l’une des plus anciennes formes apologétiques chrétiennes qui nous soit parvenue, que s’amorce le genre. La voie était désormais ouverte pour des auteurs tels que Quadratus, Aristide et Justin de Naplouse, ce dernier représentant l’apogée du genre. La troisième partie, en décrivant les oeuvres de Tatien, d’Athénagore d’Athènes, de Méliton de Sardes, de Théophile d’Antioche, de Militiade et d’Apollinaire d’Hériapolis, vient confirmer la dimension multiforme caractérisant l’apologétique chrétienne. La dernière section, dédiée aux ouvrages anonymes et pseudépigraphiques tels que l’Ad Diognetum, l’Irrisio d’Hermias, les Sentences de Sextus et le corpus pseudo-justinien, vient compléter ce riche panorama de la littérature apologétique. Bien que le deuxième siècle ne marqua pas la fin de l’apologétique chrétienne, qui se poursuivit dans la littérature grecque et latine chrétienne ultérieure, elle n’occupera désormais plus qu’une place secondaire, preuve sans doute que le christianisme gagnait en maturité et que son identité craignait de moins en moins les critiques externes. En se voulant les défenseurs de la foi de leurs communautés et leurs porte-parole, les apologistes ont, par conséquent, activement participé à la définition identitaire des chrétiens, cette τρίτῳ γένει distincte des Juifs et des païens, en précisant les caractéristiques de leur unicité tout en circonscrivant un peu mieux les contours de leur théologie, de leurs dogmes.

L’érudition sur laquelle repose cet ouvrage, et dont témoigne l’impressionnante bibliographie, permit à l’A. d’offrir au lectorat cible une présentation nuancée, concise et vulgarisée. Prenant en considération les dernières avancées de la recherche, l’ouvrage s’avère donc un outil précieux pour s’initier à la littérature apologétique grecque, respectant par le fait même les objectifs poursuivis par cette collection.

Steve Bélanger

11. Lukas de Blois, Peter Funke et Johannes Hahn, ed., The Impact of Imperial Rome on Religions, Ritual and Religious Life in the Roman Empire. Proceedings of the Fifth WorkshopoftheInternationalNetworkImpactofEmpire(RomanEmpire,200 B.C.-A.D. 476),Münster,June 30-July 4,2004. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Impact of Empire », 5), 2006, xi-287 p.

Le réseau international Impact of Empire regroupe des historiens de l’Antiquité, des archéologues, des classicisants et des spécialistes du droit romain de vingt-huit universités européennes et nord-américaines qui se réunissent annuellement autour d’une thématique en lien avec l’existence de l’Empire romain et les conséquences de ses actions sur les régions qu’il domine. La cinquième édition de cette rencontre internationale fut consacrée à l’impact de Rome sur les religions, les rituels et les pratiques religieuses au sein de l’Empire romain. Quatre thèmes y furent plus particulièrement abordés : l’impact de l’expansion de l’Empire romain sur les religions ; l’interaction centre-périphérie, les impacts sur les cultes locaux et le culte impérial ; les prêtres, les prêtresses et les évêques ; le culte impérial, la perception et la représentation de la figure et du pouvoir de l’Empereur.

La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux conséquences de l’expansion de Rome sur la réalité religieuse de l’Empire romain et à l’influence de l’Empereur sur les traditions et les conceptions religieuses. Si l’Empire romain conquit un vaste territoire et une multitude de nations, J. Rüpke, analysant la Lex Ursonensis d’Urso, montre qu’au niveau de la cité, l’impact de la présence romaine et de son impérialisme, notamment dans son intention d’intégrer religieusement l’empire, devait être relativisé. Le modèle de Rome n’était pas systématiquement reproduit au niveau local et c’était d’abord le concept de « religion romaine », plutôt que son contenu religieux, qui avait été exporté, laissant ainsi subsister certains traits caractéristiques de la religiosité indigène. O. Hekster et J. Nicols montrent pour leur part que les empereurs, pris comme modèle, eurent un impact considérable sur certaines conceptions et traditions religieuses. La pratique d’associer une personne à un lignage d’ancêtres illustres, divins ou héroïques, fréquemment employée par les notables tardo-républicains, fut reprise et surtout accaparée par les premiers empereurs afin d’assurer la légitimité de leur autorité. Ces mêmes notables furent alors contraints de délaisser cette tradition, ce qui les obligea à se forger un nouveau modèle de prestige autour des vertus sénatoriales. Une concurrence avec la préséance de l’empereur leur aurait été en effet nuisible. Toutefois, plus la centralité et la divinité des empereurs romains s’affirmaient, plus le recours à la généalogie divine devint une pratique du passé. De même, l’empereur, par son implication religieuse, devint rapidement un modèle de patron à imiter pour l’ensemble des communautés et des élites locales. Tout comme le firent les empereurs, les élites locales, notamment celles de l’ordre équestre, s’impliquèrent dans les fonctions civiles, mais également religieuses de leur communauté, cumulant les charges et s’associant au culte impérial dont elles assumaient parfois les frais liés aux sacrifices et aux événements festifs.

La seconde partie aborde la problématique des interactions centre-périphérie et des influences de cette dynamique sur les cultes locaux et sur le culte impérial. On y démontre que subsistèrent, malgré la présence romaine, diverses pratiques et particularismes régionaux, et que la périphérie influença autant le centre que le centre la périphérie. Parmi ces pratiques locales, N. Belayche montre l’originalité des stèles de confession d’Anatolie, aboutissement d’un processus rituel expiatoire, qui combinait l’utilisation originale et contradictoire de l’écriture afin de promouvoir la magnificence du pouvoir divin. S’intéressant à la construction et à l’usage des temples, T. Kaizer, J.H.M. Strubbe et F.G. Naerebout montrent l’importance des études régionales pour la compréhension des cultes locaux. Même si Rome et le culte impérial jouèrent un rôle important sur l’architecture, l’organisation spatiale et la vie des cités, l’apport local ne devrait pas pour autant être négligé. En effet, la construction, l’entretien et l’ornementation de certains temples d’Orient, suivant un processus lent et progressif, reposaient souvent sur les largesses des élites locales, qui rivalisaient pour leur propre gloire ou pour celle de leur cité, et subissaient également l’influence du rapport entre les différentes périphéries de Rome. Dans la même optique, A. Hilali illustre l’influence qu’eurent les légionnaires romains orientaux dans la transformation de leurs divinités locales en divinités professionnelles dans un processus de remplacement de la patrie d’origine par la véritable patrie du légionnaire, le camp militaire, avec son corps social, la légion, ce qui favorisa par le fait même l’expansion des cultes orientaux.

La troisième partie est consacrée aux fonctions de prêtres, de prêtresses et d’évêques dans l’Empire romain. Par une analyse épigraphique, E.A. Hemelrijk remet en question tout un pan de l’historiographie romaine en montrant le rôle actif que jouèrent, en Occident, les prêtresses dans le culte des divinités, mais surtout dans le culte impérial, alors qu’on limitait traditionnellement leur participation à la fonction de vestale. Pour l’A., la position erronée qu’adopta l’historiographie sur la question est due au fait que la religion et les pratiques religieuses de Rome ont été trop longtemps confondues avec la religion et les pratiques religieuses romaines alors que les deux systèmes, bien qu’étroitement liés, possédaient leurs particularismes. De plus, en ne prenant pour modèle que le système religieux républicain, se trouvent alors négligées toutes les innovations étrangères de l’époque impériale. Or, il ne faut pas oublier que l’innovation religieuse venait tout autant de Rome que des provinces. La réalité provinciale subit également des transformations importantes à l’époque impériale comme le montre D. Slootjes dans son analyse de l’influence grandissante des évêques au sein de l’Empire, alors qu’ils furent appelés à jouer un rôle grandissant face au gouverneur romain.

La dernière partie se concentre sur la personne de l’Empereur, sur son culte, sur la perception et la représentation de sa figure et de son pouvoir. En étudiant les papyri, J. De Jong en vient à la conclusion qu’en Égypte, le culte impérial apparaît en continuité avec la déification des souverains d’Égypte, sans toutefois remplacer les traditions religieuses égyptiennes, ce qui facilita son acceptation par la population locale. Or, les empereurs étaient fort conscients de l’importance de l’image qu’ils dégageaient et portaient un soin particulier à la représentation qu’on en faisait comme le mentionnent I. Menne et L. De Blois. Cela était d’autant plus primordial en période de crise alors que la légitimité de leur pouvoir était contestée, voire menacée.

À travers ces vingt-et-une communications françaises, anglaises et allemandes, nous constatons à la fois la richesse et la complexité religieuse de l’Empire romain et l’impact des actions du centre sur la périphérie. De même, plusieurs contributions ont su montrer à quel point cette influence était bidirectionnelle et qu’elle reposait sur une dynamique interactionnelle fluctuante. Par le biais de cette approche interactionniste, les différentes analyses ouvrent des perspectives intéressantes pour aborder la pluralité religieuse de l’Empire romain.

Steve Bélanger

12. James E. Goehring et Janet A. Timbie, ed., TheWorldofEarlyEgyptianChristianity.Language,Literature, and Social Context. Essays in Honor of David W. Johnson. Washington, D.C., The Catholic University of America Press (coll. « CUA Studies in Early Christianity », 63), 2007, xvii-226 p.

Avec ce recueil d’articles offert à David W. Johnson, les éditeurs James E. Goehring et Janet A. Timbie nous offrent de faire un survol du christianisme égyptien primitif. L’Égypte étant au centre des intérêts du dédicataire, les éditeurs ont rangé les contributions dans deux sections thématiques. La première est consacrée à la langue et à la littérature de l’Égypte chrétienne ancienne et la seconde, au contexte social.

Dans la première partie, langue et littérature, Tito Orlandi (« The Coptic Ecclesiastical History : A Survey ») partage ses plus récentes hypothèses sur l’Histoire de l’Église égyptienne, un texte dont il ne nous reste aujourd’hui que des fragments en copte ; Mark Sheridan (« Rhetorical Structure in Coptic Sermons »), après avoir mis en lumière les problèmes méthodologiques des conclusions de C.D.G. Müller[6] sur la question des sermons coptes, fait l’analyse rhétorique de quelques-uns de ces derniers ; Monica J. Blanchard (« Sarabaitae and Remnuoth : Coptic Considerations ») s’intéresse pour sa part au « Sarabaitae » et aux « Remnuoth », une catégorie de moines dont parlent Jérôme et Cassien, qui a suscité beaucoup de spéculations ; Janet A. Timbie (« Reading and Rereading Shenoute’s I Am Amazed : More Information on Nestorius and Others ») se penche sur le fameux discours de Shenoute, propose quelques corrections au texte d’Orlandi[7] et tire des conclusions sur Nestorius et sur d’autres opposants de Shenoute du texte nouvellement établi ; et enfin Leo Depuydt (« Questions and Related Phenomena in Coptic and in General : Final Definitions Based on Boole’s Laws »), dans un article très technique, propose d’appliquer à la grammaire en général, et à la grammaire copte et égyptienne en particulier, les idées de George Boole sur la nature de la pensée.

La seconde partie du volume est pour sa part consacrée au contexte social de l’Égypte chrétienne ancienne : Birger A. Pearson (« Earliest Christianity in Egypt : Further Observations ») nous fait part de ses plus récentes observations sur le christianisme égyptien en abordant trois thèmes : les origines juives du christianisme égyptien, les différentes formes qu’a pris le christianisme égyptien primitif et les précurseurs alexandrins du monachisme égyptien ; Daniel Boyarin (« Philo, Origen, and the Rabbis on Divine Speech and Interpretation ») traite de l’allégorie comme mode d’interprétation prisé tant par les Juifs (représentés par Philon) que par les chrétiens (dont la figure de proue est Origène) ; Robin Darling Young (« Cannibalism and Other Family Woes in Letter 55 of Evagrius of Pontus ») étudie une courte lettre d’Évagre le Pontique sur la manière de gérer les contacts entre le moine et les membres de sa famille, dont les préoccupations perturbent souvent la solitude du moine ; Philip Rousseau (« The Successors of Pachomius and the Nag Hammadi Codices : Exegetical Themes and Literary Structures ») réfléchit sur quelques textes post-pacômiens qui peuvent clarifier les liens entre les disciples de Pacôme et ceux qui ont créé, collectionné ou déposé la bibliothèque de Nag Hammadi, notamment comment ces textes semblent adopter des stratégies exégétiques qui s’apparentent ; James E. Goehring (« Kepping the Monastery Clean : A Cleansing Episode from an Excerpt on Abraham of Farshut and Shenoute’s Discourse on Purity ») établit des liens entre la mention de la purification d’un monastère à la suite de la visite de représentants de l’empereur Justinien Ier et les préoccupations de Shenoute sur la pureté ; et enfin, David Frankfurter (« Illuminating the Cult of Kothos : The Panegyric on Macarius and Local Religion in Fifth-Century Egypt ») approfondie la question de la survivance des cultes traditionnels locaux en Égypte chrétienne au moment même où cette Église égyptienne tend vers l’hagiographie et l’héroïsme. Une bibliographie, un index général (des thèmes, des noms et des auteurs modernes) et un index des textes bibliques cités ferment le volume.

Si le présent ouvrage ne révolutionne en rien les études sur le sujet, il a néanmoins le mérite de rassembler des contributions qui mettent en valeur la richesse du christianisme primitif typiquement égyptien, tant du point de vue de la langue et de la littérature, que de celui du contexte social et historique. Il intéressera donc certainement professeurs et étudiants qui ont un intérêt pour la naissance et le développement de l’Église égyptienne en général, et pour sa langue et sa littérature en particulier.

Eric Crégheur

13. Maxence Caron, dir., Saint Augustin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie »), 2009, 660 p.

Après les volumes sur Hegel, Heidegger, Husserl et Kant, la collection « Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie » s’enrichit en accueillant ce recueil des textes les plus significatifs sur la pensée philosophique et théologique de saint Augustin. L’évêque d’Hippone ne cesse, de son temps comme de nos jours, de fasciner, d’interpeller et d’émerveiller l’esprit et l’intellect d’individus différents par la culture, la formation ou la religion. En ouvrant un nouvel ouvrage sur Augustin, le lecteur augustinien peut bien se demander : que peut-on encore dire de nouveau sur ce penseur converti au christianisme en pleine effervescence intellectuelle et professionnelle ? M. Caron nous assure, d’une certaine façon, dans le bref « Avant-propos », que le recueil d’articles réunis dans ce livre « regroupe des études dont le sérieux n’assèche pourtant pas la pensée et qui constitue pour cette raison, dans leur belle exigence, une voie privilégiée d’accession à la philosophie de saint Augustin » (p. 7). À côté des articles et des études provenant d’autres revues ou d’interventions faites à l’occasion de différentes manifestations augustiniennes, le recueil bénéficie tout particulièrement de la publication inédite en français de deux textes du théologien Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI : « Originalité et tradition dans le concept augustinien de Confessio » (p. 9-36) et « Origine et signification de la doctrine d’Augustin sur la Civitas » (p. 367-388). Le volume publie également un texte augustinien, aujourd’hui introuvable, qui « nous fait dépasser l’artificiel stérile clivage de la foi et de la raison dont le christianisme comme philosophie […] est le constant dépassement » (p. 7), De la foi aux choses qu’on ne voit pas, ou Sens philosophique de la foi et sens de la philosophie par la foi.

À ce recueil fait cependant défaut, à mon avis, une introduction plus ample qui présenterait les raisons pour lesquelles ces textes ont été retenus et en fonction de quels critères logiques ils sont présentés. Toutefois, ce qui est tout à fait remarquable, c’est le contenu riche en réflexions théologiques et philosophiques des textes réunis dans ce volume, qui font apparaître à la fois l’incroyable richesse de la pensée de l’évêque d’Hippone et la compétence avec laquelle des sujets difficiles et complexes sont traités par les auteurs, afin de présenter aux lecteurs augustiniens d’aujourd’hui un enseignement rigoureux et facilement compréhensible. Il suffit de mentionner seulement quelques titres d’articles et leurs auteurs — « Analyse du DeTrinitate de saint Augustin » d’E. Bermon (p. 53-76), « Platonisme et christianisme. Analyse du livre VII des Confessions » de G. Madec (p. 77-158), « Le temps selon saint Augustin. Lecture du livre XI des Confessions » d’A. Pic (p. 245-260), « Le libre arbitre » de C. Michon (p. 307-342), « Destin du moi, destin des empires. Un regard de saint Augustin sur le mystère de l’histoire » de P. Cambronne (p. 389-452), « Saint Augustin et la méthode de la réduction » de N. Depraz (p. 551-572), « Être, Principe et Trinité » de M. Caron (p. 591-636) — pour se rendre compte de la variété des sujets abordés et pour éveiller, chez un plus grand nombre de lecteurs, le désir d’approfondir l’un ou l’autre aspect de ce grand penseur, théologien, philosophe et évêque qui a laissé à jamais sa marque dans l’histoire de la culture de l’humanité qu’est Augustin.

Lucian Dîncă

Facoltà Teologica dell’Italia Centrale, Firenze

14. Geoffrey D. Dunn, Tertullian’s Aduersus Iudaeos. A Rhetorical Analysis. Washington, D.C., The Catholic University of America Press (coll. « Patristic Monograph Series », 19), 2008, xiv-210 p.

Ainsi que l’A. le fait remarquer, l’Aduersus Iudaeos n’a reçu que peu d’attention de la part des spécialistes. Peu d’études lui sont consacrées au point de vue littéraire. L’une des raisons alléguées est que la seconde partie serait une addition effectuée par quelqu’un d’autre que Tertullien, par un copiste non identifié ayant désiré compléter l’Aduersus Iudaeos. Ce copiste aurait tiré cette partie du troisième livre du Contre Marcion du même Tertullien. Si cette idée a été acceptée par certains et contestée par d’autres, personne n’a appuyé ses arguments sur une analyse littéraire, en particulier rhétorique, du texte. C’est l’objectif de l’A. de montrer que cette méthode peut nous éclairer sur la question de l’intégrité du texte et de son authenticité. Il propose donc une analyse rhétorique de l’Aduersus Iudaeos, en examinant sa structure, ses arguments et son style. Son étude est interdisciplinaire en ce qu’elle entrecroise l’analyse rhétorique, les apports de la patristique et les études socio-historiques sur les relations entre Juifs et chrétiens. C’est la première étude en anglais qui donne un commentaire complet de l’oeuvre, en réalité l’exception même en d’autres langues.

Le premier chapitre présente un état de la question et résume les différentes hypothèses concernant l’intégrité du texte, sa composition et sa nature. L’A. aborde également, de manière subtile, la question des relations entre Juifs et chrétiens à Carthage à la toute fin du second siècle, en tenant compte des questions identitaires. Sur ce sujet, il s’appuie sur plusieurs études récentes qui montrent la tendance, à cette époque, à projeter sur les Juifs contemporains ce qui est dit des Juifs dans la Bible, la tendance à comprendre les uns à la lumière des autres. Ce phénomène s’explique par l’interaction entre les réalités socio-historiques et les besoins théologiques des chrétiens, en particulier la nécessité pour eux de parvenir à une autodéfinition face aux Juifs. Par conséquent, Tertullien peut à la fois affirmer une nette séparation entre christianisme et judaïsme au niveau théologique, en se fondant sur la Bible, et cependant avoir des relations avec les Juifs au niveau social.

Le deuxième chapitre aborde la question des destinataires, réels et imaginés, ainsi que des lecteurs impliqués. Le genre littéraire de l’ouvrage est également défini : il s’agit d’une controuersia, c’est-à-dire, selon les normes du temps, d’un ouvrage non destiné à être déclamé, en ce sens une fiction littéraire, et ayant un but pédagogique et instructif. Ce serait en fait une sorte de pamphlet plutôt qu’un traité, l’étude de la dispositio ou du plan ayant montré son caractère non systématique, ce qui porte à croire qu’il s’agit d’un écrit d’occasion. Le caractère fictif du texte, en lequel Tertullien imagine une rencontre future avec ses destinataires, ne signifie cependant pas, selon l’A., qu’il n’y eut pas auparavant de débats réels entre Juifs et chrétiens sur lesquels Tertullien aurait pu se baser. Cela ne signifie pas non plus que le thème retenu n’était pas pertinent pour des destinataires de cette époque.

Le troisième chapitre porte sur la question débattue de la structure générale du Contre les Juifs, les différentes parties de l’ouvrage (exordium, narratio, partitio, refutatio, confirmatio et peroratio) étant mises en lumière. La comparaison avec d’autres plans proposés par les spécialistes permet à l’A. de montrer l’importance de la rhétorique classique pour comprendre ce texte de Tertullien. Les chapitres quatre et cinq traitent respectivement de l’argumentation et du style, en prenant appui sur les travaux antérieurs, en particulier celui de Robert Sider[8].

L’analyse rhétorique permet de conclure que celui, quel qu’il soit, qui a écrit la première partie (chapitres 1 à 8) a suffisamment fait de commentaires sur la structure d’ensemble de l’écrit, dans sa partitio et ailleurs, pour qu’il soit possible de démontrer que les questions traitées dans la seconde partie (chapitres 9 à 14) étaient prévues dans la première. Cela suggère que l’oeuvre a été écrite sous la responsabilité d’un seul auteur, même s’il y a pu y avoir plusieurs mains. La reprise de matériel tiré d’un autre ouvrage ne sous-entend pas nécessairement l’activité d’un copiste étranger, mais peut très bien être le fait de l’auteur lui-même qui trouve intéressant et pertinent de le réutiliser. En outre, ce serait plutôt le Contre Marcion qui réutilise ce matériel déjà présent dans l’Aduersus Judaeos. Cette conclusion est en accord avec les études de Säflund (1955) et Tränkle (1964) qui datent l’Aduersus Iudaeos avant et non après le Contre Marcion.

L’A. rejoint les conclusions de plusieurs spécialistes dont Aziza (1977) et Fredouille (1972) sur l’attribution à Tertullien de cette oeuvre. Le choix des faits, leur présentation, l’exclusion de certains autres, l’arrangement et les arguments, tout a pour objectif la persuasion. Tertullien est un auteur rompu à la rhétorique et à la sophistique. Ce n’est cependant pas un sophiste, au sens où la situation précaire des chrétiens de ce temps appelait des réponses pratiques, immédiates, non toujours élaborées complètement. Outre les destinataires juifs imaginés, à quels lecteurs Tertullien destinait-il vraiment son texte ? La conclusion est qu’il était destiné à des chrétiens afin de leur fournir des arguments dans leurs débats éventuels avec les Juifs. L’objectif n’est pas tellement de convaincre des Juifs d’adhérer au christianisme mais des chrétiens de la justesse de leurs convictions.

L’analyse rhétorique permet de saisir à la fois le plan d’ensemble, la mise en lumière de la partitio permettant de découvrir les points centraux qui y sont abordés ainsi que les propositions avancées par Tertullien. Mais elle permet aussi de constater que l’auteur n’a pas toujours mené à bien ce plan d’ensemble et que l’ouvrage reste incomplet, peut-être par manque de temps.

Geoffrey D. Dunn lui-même fait oeuvre de persuasion, d’où l’intérêt de la lecture. Il y montre que la connaissance de la rhétorique est cruciale pour bien comprendre la littérature chrétienne ancienne : il ne s’agit pas de présenter objectivement des faits, mais le point de vue, l’interprétation et la présentation qu’un auteur en fait. La rhétorique permet aussi de déceler quels sont les destinataires visés. À ce propos, dans le débat malheureux entre Juifs et chrétiens, débat qui plus tard aura des conséquences désastreuses, il est utile de rappeler, avec l’A., que le but d’un ouvrage rhétorique n’est pas de présenter un rapport objectif des faits mais d’apporter des arguments convaincants qui ne visent pas nécessairement la capitulation ou la conversion de ceux contre qui l’on se bat. La littérature antijuive chrétienne est écrite pour des chrétiens la plupart du temps, elle ne laisse pas entrevoir quels étaient les relations exactes entre Juifs et chrétiens.

Anne Pasquier

15. Beate Regina Suchla, Dionysius Areopagita. Leben - Werk - Wirkung. Fribourg, Bâle, Vienne, Verlag Herder GmbH, 2008, 320 p.

L’ensemble d’écrits connus sous l’appellation de Corpus Dionysiacum — à savoir la Hiérarchie céleste, la Hiérarchie ecclésiastique, les Noms divins, la Théologie mystique et les Lettres — a exercé une influence considérable sur la théologie médiévale et renaissante, jusqu’au seizième siècle, pour la seule raison que son auteur se donnait comme le Denys, membre de l’Aréopage, converti par Paul lors de son passage à Athènes (Ac 17,34), et qu’en conséquence, on a vu dans ses écrits l’expression même de la théologie chrétienne à l’âge apostolique. Cette pieuse fiction a été démasquée par Érasme (1521) et par Lorenzo Valla (1526), et les recherches de H. Koch et de J. Stiglmayr ont établi, à la fin du dix-neuvième siècle, la dépendance de ce pseudo-Denys par rapport au philosophe néoplatonicien Proclus, le situant ainsi à la fin du cinquième ou au début du sixième siècle. D’autres recherches montreront qu’il doit être postérieur à l’Henotikon de l’empereur Zénon (482) et antérieur à certains auteurs du début du sixième qui l’ont utilisé. Salvatore Lilla a commodément rassemblé ce que l’on peut savoir sur le pseudo-Denys, son identité, son oeuvre et sa formation philosophique[9]. On trouvera aussi dans le Dictionnaire de spiritualité un long article qui introduit substantiellement au pseudo-Denys[10]. À ces publications, il convient maintenant d’ajouter l’ouvrage de synthèse que consacre au pseudo-Denys Beate Regina Suchla, professeure à l’Université de Gießen et chercheuse rattachée à l’Académie des sciences de Göttingen, également éditrice du Corpus Dionysiacum[11]. Dans ce « Denys l’Aréopagite. Vie - Oeuvres - Influence », elle nous offre une vue d’ensemble bien informée de la recherche la plus récente mais manifestement adressée à un large public désireux de se familiariser avec les dédales de la « question dionysienne », qui a monopolisé des générations de chercheurs.

L’ouvrage se compose de cinq parties. Dans la première, « la vie », l’A. ne rédige pas bien sûr la biographie d’un auteur fictif, mais essaie plutôt d’esquisser un portrait de celui qui se cache sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite. Elle évoque rapidement le Denys historique, connu par un seul verset des Actes, l’auteur réel, qu’elle situe entre 476 et 518/528, aux environs de l’école de Césarée de Palestine, et son programme, dans lequel elle voit un essai de « conciliation irénique » entre « la théologie naturelle des Grecs et la théologie philosophique chrétienne » (p. 19-20). Elle présente ensuite (chap. 2) les contemporains de l’auteur, empereurs, écrivains chrétiens de langue grecque et penseurs non chrétiens. Le chap. 3 est consacré au contexte intellectuel (« Zeitgeist ») : la polémique chrétienne orthodoxe contre l’hétérodoxie chrétienne et la pensée non chrétienne, et la polémique païenne contre les chrétiens, notamment dans le cadre de l’école platonicienne d’Athènes. Le chap. 4 présente quelques « contre-courants » par rapport au programme dionysien, auxquels réagit Jean de Scythopolis (évêque de cette ville entre 536 et 553), qui aurait édité (« Die Redaktion des Johannes von Scythopolis ») les traités pseudo-dionysiens, en les pourvoyant d’un commentaire sous forme de scolies qui les interprétait dans un sens orthodoxe. Il réussit ainsi à défendre habilement les écrits dionysiens en les réunissant en un corpus qui allait en assurer la survie et le rayonnement.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur l’oeuvre et sa diffusion, depuis la « rédaction » ou l’édition des quatre traités et des dix lettres par Jean de Scythopolis (chap. 1), celle de Maxime le Confesseur et les premières traductions, en syriaque, arménien et géorgien (chap. 2), jusqu’à la diffusion dans l’Orient grec (chap. 3) et l’Occident latin (chap. 4).

La troisième partie, intitulée « La théologie philosophique », porte sur la doctrine des écrits pseudo-dionysiens, dont la présentation est organisée en quatre chapitres : l’ontologie, la gnoséologie, la dialectique et l’éthique. Les points forts de la théologie dionysienne y sont mis en valeur, notamment la double voie de la connaissance philosophique et de la contemplation mystique, le dépassement de la connaissance par l’amour, les différents discours sur Dieu (positif, négatif, symbolique et hyperbolique), l’invitation à la tolérance dans laquelle Mme Suchla voit l’une des lignes de force de l’éthique du pseudo-Denys.

La quatrième section de l’ouvrage, dévolue à l’influence du pseudo-Denys, considère tout d’abord le culte qui lui a été consacré en Occident, dont le coeur fut l’abbaye de Saint-Denys-en-France, fondée dès avant 626 au nord de Paris. Le culte de saint Denys sera favorisé par le télescopage du Denys des Actes, du martyr Denys de Paris, premier évêque de la ville, d’après Grégoire de Tours, et de l’auteur anonyme du Corpus Dionysiacum. En rivalité avec l’abbaye de Saint-Denys, le monastère de Saint-Emmeram, à Regensburg, fut aussi l’un des hauts lieux du culte rendu au pseudo-Aréopagite. Le deuxième chapitre de cette section présente les décisions doctrinales (« Lehrentscheidungen ») de l’Église qui, d’une manière ou d’une autre, reposent sur le pseudo-Denys, relatives au culte des images et à l’iconoclasme, à la question de l’analogie de l’être et à celle de la tradition comme source de la foi. Les deux derniers chapitres de cette section abordent rapidement les thèmes de la relation entre philosophie et théologie, et les représentations du pseudo-Denys dans l’art (même dans le mouvement dadaïste) et la littérature.

Ni plus ni moins que vingt-cinq appendices, dont certains sont à vrai dire fort brefs (une ou deux pages), complètent l’ouvrage. Mentionnons les plus significatifs : la traduction du prologue de Jean de Scythopolis au Corpus Dionysiacum (1) ; le signalement des éditions les plus importantes du Corpus (7) ; les stemmas du Codexmixtus (CorpusDionysiacum + scolies de Maxime le Confesseur) et du Codex merus (Jean de Scythopolis seul) des écrits dionysiens (11 et 12) ; une liste des manuscrits grecs du Corpus (14) ; les lecteurs et commentateurs du pseudo-Denys dans l’Orient grec (15 et 16) et l’Occident latin (17 et 18) ; le schéma des hiérarchies célestes et ecclésiastiques (20 et 21) ; un répertoire des noms divins dionysiens (22) ; et même la catéchèse que le pape Benoît XVI a consacrée au pseudo-Denys, le 14 mai 2008 (24).

L’ouvrage s’achève sur une bibliographie des sources et des études, qu’on complétera par les importantes contributions de Salvatore Lilla[12], curieusement absentes de la liste, et par un article récemment paru de Dominique Poirel sur la fortune française du pseudo-Denys[13]. Dans l’ensemble, il s’agit d’une excellente introduction à la question dionysienne rédigée par une des meilleures spécialistes.

Paul-Hubert Poirier

16. Daniel King,TheSyriacVersionsoftheWritingsofCyrilofAlexandria.AStudyinTranslation Technique. Louvain, Peeters (coll. « Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium », 626, Subsidia, 123), 2008, xxviii-615 p.

Cet ouvrage hautement technique se propose d’étudier les anciennes traductions syriaques des oeuvres de Cyrille d’Alexandrie. Son objectif est double : il s’agit, d’une part, de juger de la nature de ces versions, sur le plan de leur fidélité à l’original grec et de leur apport à l’établissement du texte cyrillien, et, d’autre part, de les situer, du point de vue des techniques de traduction qu’elles utilisent, dans l’histoire de la traduction du grec en syriaque. Comme la littérature syriaque s’est développée dans une aire de bilinguisme et de biculturalisme et qu’elle est essentiellement chrétienne, les oeuvres traduites du grec y tiennent une place très importante. À cela s’ajoute, dans le cas de Cyrille, une communauté d’intérêts ecclésiologiques et dogmatiques liant l’Église d’Alexandrie et celles de l’Orient syriaque. De l’abondante production littéraire de l’évêque d’Alexandrie, sept écrits ont été traduits en syriaque (De recta fide, Quod unus sit Christus, Scholia de incarnatione unigeniti, Explanatio duodecim capitulorum, Apologia duodecim capitulorum contra Theodoretum et contra Orientales, Responsiones ad Tiberium diaconum), ainsi que sept lettres (39, 40, 44, 45, 46, 50, 55). L’ouvrage de Daniel King comporte quatre parties. La première constitue l’introduction à l’ensemble. L’A. donne tout d’abord un aperçu de l’importance des traductions du grec pour le développement de la théologie et de la culture syriaques, puis il dresse l’état de la question en ce qui concerne l’étude des versions syriaques de Cyrille. La brève deuxième partie du livre (« Cyril of Alexandria’s Christological Works in Syriac : The External Evidence for their History ») fait état des manuscrits qui ont transmis les oeuvres de Cyrille susmentionnées en syriaque (tous des manuscrits de la British Library, sauf un, datant des sixième ou septième siècles) et des citations de Cyrille préservées en syriaque chez Philoxène de Mabboug et dans un florilège philoxénien. La troisième partie de cette monographie (« Cyril of Alexandria’s Christological Works in Syriac : The Internal Evidence for Their History ») procède, dans un premier temps, à une description des techniques de traduction utilisées, puis à une comparaison de ces techniques avec celles qui sont attestées par les citations de Cyrille dans d’autres textes, notamment dans les Homélies cathédrales de Sévère d’Antioche. Plusieurs pages (277-314) sont également dévolues à l’analyse des techniques de traduction dans les citations scripturaires, dans une perspective de critique textuelle biblique (« […] whether we can rightly use citations from translation literature as evidence for an underlying Syriac text of the scriptures » [p. 277]). La quatrième partie, intitulée « Conclusions. On Motivations and Models », essaie de comprendre pourquoi on a senti le besoin de recourir à des traductions littérales (« slavish mirror-translation » ou traduction verbum de verbo). Prenant appui sur les études de Sebastian Brock, l’A. tend à situer les débuts du « mirror-style » aux sixième-septième siècles, « in Edessa in the context of the post-Ephesine schism in the school of the Persians, in which both sides began to translate the exegetical works as their key authorities » (p. 370). Il ne fait pas de doute qu’un tel contexte a joué un rôle décisif. Néanmoins, toute histoire de la traduction du grec en syriaque qui ne tient pas compte du témoignage de l’Add 12150 de la British Library, le plus ancien manuscrit syriaque daté (411) constitué uniquement d’oeuvres traduites du grec (dont la Théophanie d’Eusèbe de Césarée et le Contre les Manichéens de Titus de Bostra), risque fort d’être incomplète. Ce manuscrit témoigne en effet d’un style de traduction qui décalque servilement le grec, au point de rendre parfois le syriaque incompréhensible si l’on se fie aux règles usuelles de la grammaire. Malgré cette réserve et nonobstant le caractère très analytique et parfois répétitif de l’ouvrage, celui-ci rendra de grands services à tous ceux qui s’intéressent aux écrits cyrilliens conservés à la fois en grec et en syriaque, ainsi qu’aux spécialistes de la critique textuelle néotestamentaire.

Paul-Hubert Poirier

17. Dale B. Martin and Patricia Cox Miller, ed., The Cultural Turn in Late Ancient Studies.Gender, Asceticism, and Historiography. Durham, Duke University Press, 2005, ix-364 p.

This collection attempts a definition of the term “late antique” through sociological, cultural, and anthropological approaches in order to define the “cultural turn” present in late antiquity. All sections use early Christian asceticism, monasticism, and literature as a focal point around which to examine these ideas, with one article focusing on rabbinical texts. The book is further divided into three sections : Gender (David Brakke, “The Lady Appears : Materializations of ‘Woman’ in Early Monastic Literature” ; Maureen A. Tilley, “No Friendly Letters : Augustine’s Correspondence with Women” ; Susan Ashbrook Harvey, “On Mary’s Voice : Gendered Words in Syriac Marian Tradition” ; and Virginia Burrus, “Macrina’s Tattoo”) ; Asceticism (David G. Hunter, “Rereading the Jovinianist Controversy : Asceticism and Clerical Authority in Late Ancient Christianity” ; James E. Goehring, “The Dark Side of Landscape : Ideology and Power in the Christian Myth of the Desert” ; Blake Leyerle, “Monks and Other Animals”) ; and Historiography (Daniel Boyarin, “Archives in the Fiction : Rabbinic Historiography and Church History” ; Averil Cameron, “How to Read Heresiology” ; Teresa M. Shaw, “Ascetic Practice and the Genealogy of Heresy : Problems in Modern Scholarship and Ancient Textual Representation” ; Mark Vessey, “History, Fiction, and Figuralism in Book 8 of Augustine’s Confessions” ; Susanna Elm, “Hellenism and Historography : Gregory of Nazianzus and Julian in Dialogue” ; Philip Rousseau, “Knowing Theodoret : Text and Self” ; Dennis E. Trout, “Damasus and the Invention of Early Christian Rome”).

The articles by Brakke, Tilley, and Harvey in the section titled “Gender” discusses the position of women in early Christianity, where women who are successful Christians are admonitions to men : i.e. if women can be “good” Christians, men have no excuse, as women are weaker both physically and intellectually, according to the opinions of the time. Burrus’ article uses the Vita of Macrina as a resource for women’s history, seeing the physicality of the tattoo as a metaphor for larger concerns.

The Hunter, Goehring, and Leyerle articles in “Asceticism” examine the inherent tension between ascetic and societal ideals ; whether marriage or renunciation was preferable, how the presentation of society is not necessarily in keeping with the actual operating of that society, and the depiction of society through the metaphor of animals and their activities.

In “Historiography” the particulars of how to read a text within its historiographic context is examined using, as examples, rabbinic literature relating to the establishment of Yavneh ; the study of heresiology today by looking at its depiction in late antiquity ; the construction of heresy as it relates to asceticism ; Augustine’s presentation of his own life to depict the conversion experience ; putting aside labels of “Hellenism” and “Christianity” to study connections between Gregory Nazianzus and the Emperor Julian ; an author’s self perception as revealed in his or her own writing ; and the context within which Bishop Damasus of Rome “invented” early Christian Rome.

Each of these sections allows for a slightly different investigation of the time period that fleshes out our assessment of late antiquity as a complicated time period denying easy categorization. There are no easy answers to where Christian society started and pagan society ended, if there even was any such boundary, as is reflected in the multiplicity of contexts found in these articles. The book is aimed at those with some background in the field with good endnotes and an excellent bibliography for those wishing to do further reading.

Jennifer K. Wees

Gnose et manichéisme

18. David M. Scholer, Nag Hammadi Bibliography 1995-2006. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Nag Hammadi and Manichaean Studies », 65), 2009, xvii-256 p.

Cet ouvrage est le troisième volume de la Nag Hammadi Bibliography, projet mené depuis plus de quarante ans par David M. Scholer[14]. Le travail colossal de Scholer est d’avoir fait l’inventaire des ouvrages et des articles scientifiques publiés de 1948 à 2006 sur les thèmes de la gnose et du gnosticisme en général, et sur les textes de Nag Hammadi en particulier. Même s’il est évidemment illusoire de croire que Scholer a pu recenser absolument tout ce qui s’est écrit sur ces documents et ces thèmes, on ne peut que saluer son entreprise. Le premier volume, paru en 1971[15], couvrait les années 1948 à 1969, et le second, publié en 1997[16], poursuivait de 1970 à 1994. Par la suite, huit suppléments, parus dans la revue Novum Testamentum entre 1998 et 2008[17], sont venus continuer l’entreprise.

Ce sont précisément ces huit suppléments qui sont aujourd’hui rassemblés dans un seul volume. De nouveaux éléments, qui avaient été omis des suppléments parus entre 1998 et 2006, sont également intégrés au volume (quarante entrées), et l’A. nous précise qu’il a par erreur inclus trois publications de 2007. Le troisième volume des Nag Hammadi Bibliography nous offre ainsi 3 063 entrées, et fait porter le compte des trois volumes à 11 580 titres. L’A. prend le soin d’avertir le lecteur qu’en raison des difficultés engendrées par son combat contre le cancer, son recensement des publications de la période qui va de 2000 à 2006 n’est pas complète. Son travail de « bibliographe » du gnosticisme et des textes de Nag Hammadi se conclut avec ce volume annonce-t-il, et il laisse à un autre le soin de prendre le flambeau. Comme ces volumes sont des outils de référence d’une importance capitale pour les études non seulement sur le gnosticisme et les textes de Nag Hammadi, mais aussi sur l’étude des religions anciennes dans le monde gréco-romain et du christianisme ancien, souhaitons que son voeu de voir quelqu’un poursuivre sont travail soit exaucé.

Eric Crégheur

19. Madeleine Scopello, ed., The Gospel of Judas in Context. Proceedings of the First International Conference on the Gospel of Judas. Paris, Sorbonne, October 27th-28th, 2006. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Nag Hammadi and Manichaean Studies », 62), 2008, xv-404 p.

Ce volume réunit les textes des communications présentées lors d’un congrès international portant sur l’Évangile de Judas, qui s’est tenu à Paris les 27 et 28 octobre 2006. Ces actes totalisent vingt-et-une contributions qui témoignent chacune à leur façon du grand intérêt que suscita la découverte de ce « nouvel » écrit gnostique. Ces contributions sont rédigées en anglais et en français. L’éditrice, Madeleine Scopello, est chercheuse au Centre National de la Recherche Scientifique de l’Université de Paris-Sorbonne.

Les articles sont regroupés sous cinq sections thématiques. La première section contient quatre articles (Bosson, Mahé, Emmel et Meyer) rassemblés sous la thématique « Textual and Literary Issues », articles qui abordent l’Évangile de Judas d’un point de vue linguistique, stylistique et littéraire. La seconde section contient également quatre articles (Robinson, Most, Pouderon et Dogniez) qui traitent des sources et des influences de l’Évangile de Judas. Ces contributions tentent principalement de déterminer quels textes et traditions néotestamentaires ont influencé l’auteur de l’Évangile de Judas. Le troisième bloc thématique, intitulé « Judas : Tradition and History », compte quatre contributions (Franzmann, Scopello, Mimouni et Dubois) qui permettent d’évaluer l’importance de l’influence qu’ont exercée les traditions juives, chrétiennes, et peut-être même basilidiennes sur l’Évangile de Judas. Le bloc thématique suivant est consacré à l’épineuse question de la valeur à accorder à la figure de Judas. Les auteurs des quatre articles (Thomassen, Painchaud, Turner et DeConick) arrivent tous à la conclusion que la figure de Judas est une figure négative et que nous sommes donc loin du portrait d’un Judas réhabilité que présente l’équipe de chercheurs chargée de l’édition de l’Évangile de Judas pour le compte du National Geographic. La dernière section thématique regroupe cinq articles (Montserrat-Torrents, Albrile, Kim, Van den Kerchove, Bermejo Rubio) qui traitent de différents thèmes inspirés par la lecture de l’Évangile de Judas. Nous y retrouvons donc des articles sur des thèmes aussi variés que la cosmologie, les éléments iraniens, la polémique et l’ambiguïté du rire de l’Évangile de Judas. Le volume est complété par une bibliographie et trois index.

Ce volume est très intéressant, mais doit être utilisé avec quelques précautions, car l’édition critique du texte n’était pas encore disponible aux chercheurs au moment de la tenue du congrès en octobre 2006. Ainsi, leurs analyses reposent sur la seule traduction anglaise publiée par le National Geographic[18], et ne sauraient être, au mieux, que provisoires. Par contre, les contributions rassemblées par ces actes permettent de prendre connaissance des premières hypothèses formulées par les spécialistes de l’histoire du christianisme ancien et du gnosticisme peu de temps après la publication de la traduction anglaise de l’Évangile de Judas. À la lecture de ces actes, nous pouvons aussi constater que les avis sur la valeur à accorder à la figure de Judas sont partagés. Presque tous les auteurs des contributions de ce volume prennent position sur cette question. Judas est-il une figure positive ou négative ? Est-il le modèle du parfait gnostique ou plutôt un artisan du Dieu créateur du monde ? Ce débat est d’ailleurs toujours d’actualité, quatre ans après la tenue du congrès. Ce volume est donc un témoin important des premiers balbutiements de la recherche sur un texte destiné à faire couler beaucoup d’encre.

Steve Johnston

20. Michael Kaler, Flora Tells a Story : The Apocalypse of Paul and Its Contexts. Waterloo, Ont., Wilfrid Laurier University Press (coll. « Studies in Christianity and Judaism/Études sur le christianisme et le judaïsme », 19), 2008, xiv-258 p.

« The Apocalypse of Paul is a text, written in the late second or early third century by a gnostic (possibly Valentinian) author, showing the apostle Paul as an apocalyptic hero, in order to authoritatively present a gnostic understanding of the cosmos and the Pauline writings ». C’est par cette affirmation que Michael Kaler annonce non seulement l’hypothèse qu’il entend défendre tout au long de son ouvrage, mais également la structure même de celui-ci, puisque chaque segment de cette proposition sert de titre aux chapitres constitutifs de cette étude fort exhaustive de l’Apocalypse de Paul.

L’ouvrage comprend sept sections majeures. Après une brève introduction où l’A. annonce la démarche qu’il entend mener et l’hypothèse qu’il défendra, une traduction anglaise annotée présente le texte au lecteur. Bien que succinctes, les annotations cherchent, et parviennent, aussi bien à relever les diverses références bibliques se trouvant dans le texte qu’à rendre justice aux subtilités intraduisibles du texte copte original. La seconde section, « Flora Tells a Story », constitue sans aucun doute l’élément le plus idiosyncrasique de l’ouvrage. Kaler y propose un récit fictif de la rédaction de l’Apocalypse de Paul, dans lequel il soumet au lecteur une reconstitution hypothétique des événements et des motivations ayant mené à son écriture. Cette section se veut également une introduction générale au contexte socioculturel dans lequel s’est développé le valentinisme. Le chapitre suivant, « The Apocalypse of Paul is a text… », discute des détails généraux concernant le codex V de Nag Hammadi, où se trouve la seule recension de l’Apocalypse de Paul, puis fait état de la recherche réalisée sur ce document dans le passé. Suit alors « written in the late second or early third century by a gnostic (possibly Valentinian) author… », où l’A. discute du Sitz im Leben du texte. Une attention particulière est portée à la discussion d’Irénée de Lyon de l’ascension de Paul décrite en 2 Co 12,2-4 et à sa réfutation d’une interprétation gnostique de ce passage[19]. Bien que de nombreux parallèles existent entre les propos de l’hérésiologue et la description de l’ascension de Paul retrouvée dans les textes de Nag Hammadi, Kaler n’y perçoit pas d’indices de dépendance textuelle, mais y voit plutôt le résultat fortuit de l’utilisation de la même source, à savoir la brève mention d’une ascension en 2 Co, couplée au dessein commun d’en extrapoler une spéculation valentinienne. L’A. cherche ensuite à exposer plus systématiquement les éléments gnostiques et valentiniens retrouvés dans l’Apocalypse de Paul.

Le chapitre « showing the apostle Paul… » s’intéresse tout d’abord à l’expansion du concept de paulinisme au cours des dernières décennies, un concept qui est passé d’une compréhension principalement théologique de l’héritage paulinien à l’inclusion relativement récente des représentations de Paul en tant que figure légendaire. Kaler démontre ensuite de quelle manière un tel Paul légendaire a été récupéré par l’auteur de l’Apocalypse de Paul et transformé en héros apocalyptique afin de légitimer ses écrits. La sixième section de l’ouvrage, « as an apocalyptic hero… », s’attarde premièrement à la terminologie gravitant autour de la tradition apocalyptique et de son utilisation dans la recherche contemporaine. L’A. élabore ensuite sur la notion de littérature apocalyptique en tant que genre et sur ses caractéristiques principales, puis examine l’usage que font les textes apocalyptiques de Nag Hammadi, en particulier l’Apocalypse d’Adam et l’Apocalypse de Paul, des conventions de ce genre, le constat final étant que ceux-ci tentent en fait de subvertir ces conventions afin de transmettre de manière plus frappante leurs messages respectifs. Le chapitre se conclut par une discussion portant sur la place de l’Apocalypse de Paul au sein de la tradition apocalyptique. Le dernier chapitre de l’ouvrage, « […] in order to authoritatively present a gnostic understanding of the cosmos and the Pauline writings », cherche à synthétiser les informations présentées antérieurement afin de mettre en évidence la manière dont le contenu narratif, les sources, les genres et les motifs littéraires utilisés, ainsi que l’interprétation de certains rites chrétiens sous-jacents au texte, servent tous à renforcer la légitimité conférée au message de l’Apocalypse de Paul.

L’ouvrage que nous présente Michael Kaler s’avère une étude riche et approfondie de l’Apocalypse de Paul, analysée sous ses moindres facettes. Écrit dans un style à quelques occasions décontracté et informel, mais plus souvent académique et technique, Flora Tells a Story offre dans ses premières sections une introduction au contexte socio-historique dans lequel s’est épanoui le valentinisme qui s’avérera tout à fait convenable à un lectorat néophyte. Les sections suivantes sauront pour leur part intéresser les lecteurs possédant déjà une bonne connaissance des mouvements chrétiens de cette période. Bien que se concentrant principalement sur l’Apocalypse de Paul, l’importante couverture que l’auteur fait de l’utilisation de la figure de Paul dans la littérature chrétienne des premiers siècles ainsi que de la littérature apocalyptique s’avérera instructive pour ceux intéressés par ces sujets.

David Joubert-LeClerc

21. Barbara Aland, Was ist Gnosis ? Studien zum frühen Christentum, zu Marcion und zur kaiserzeitlichen Philosophie. Tübingen, Mohr Siebeck (coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 239), 2009, xv-434 p.

Sur la foi du titre de cet ouvrage (« Qu’est-ce que la gnose ? ») et sans avoir encore vu son sous-titre (« Études sur le christianisme primitif, Marcion et la philosophie impériale »), je m’attendais à recevoir un nouvel essai sur la nature de la gnose, du genre de ceux qui ont été publiés naguère par Christoph Markschies (2001) ou Karen King (2003). Mais il s’est avéré qu’il s’agissait d’un recueil d’articles, seize au total, parus — sauf pour le premier, un inédit — entre 1970 et 2004. Ce qui, bien sûr, n’enlève rien à l’intérêt du livre, qui nous permet de lire ou de relire des textes qui ont tous gardé leur pertinence scientifique. Ceux-ci ont été rassemblés en quatre sections, dont la première (« Sur la définition de la gnose ») justifie le titre général donné à l’ouvrage. Avant celle-ci, une introduction générale s’ouvre par la question : qu’est-ce que la gnose ?, à laquelle Barbara Aland veut apporter une réponse dans une perspective théologique résolument affirmée, « chrétienne, plus précisément évangélique, luthérienne » (p. 1), tout en reconnaissant la possibilité et l’utilité d’autres approches[20]. Elle propose d’entrée de jeu une Kurzdefinition qui cherche à préciser le contenu — ou l’élément constitutif (Gehalt) — de la gnose : la gnose serait essentiellement une expression de l’expérience chrétienne de la chute et du salut, découverte et confirmée par la révélation chrétienne. Aland voit donc la gnose comme une réalité inhérente au christianisme (ce en quoi je suis assez d’accord avec elle), et non comme une religion non chrétienne qui se serait approprié des noms et des appellations chrétiennes, car, écrit-elle (p. 2), on ne saurait alors expliquer pour quelle raison cette religion aurait cherché à se donner un revêtement chrétien à une époque, le deuxième siècle, où le christianisme n’était pas encore devenu un mouvement qui aurait séduit par son prestige. En ce qui concerne les sources gnostiques, l’auteur fait remarquer avec raison que, pour utiliser adéquatement la « bibliothèque » de Nag Hammadi, il faut le fil conducteur que sont les matériaux gnostiques conservés par les Pères de l’Église et les commentaires qu’ils en ont faits. Elle maintient aussi que les éléments que l’on considère habituellement comme caractéristiques de la gnose — elle cite (p. 9) ceux énumérés par Markschies — ne peuvent rendre compte à eux seuls de la cohérence théologique de la gnose en tant que prédication ou annonce (Verkündigung). La dernière partie de l’introduction présente brièvement les articles l’un après l’autre pour en donner un résumé et une mise en contexte. Mais on est loin d’y trouver les Retraktationen que l’auteur promet à la p. 16.

Le texte liminaire de l’ouvrage, intitulé « L’indispensable contribution de ce que l’on appelle la gnose à la construction de la théologie chrétienne », revient plus longuement sur la question posée dans l’introduction. Se basant à la fois sur le témoignage d’Irénée de Lyon et sur celui des textes de Nag Hammadi, B. Aland essaie d’isoler l’affirmation ou le noyau central de la gnose, qui serait la chute et le salut. C’est ce double thème qui s’exprime à travers le mythe et l’imagerie gnostiques, largement tributaires de la culture philosophique, littéraire et religieuse du monde gréco-romain. Les textes qui suivent dans cette première section, consacrée à la définition de la gnose, portent sur les relations entre gnose et philosophie (1977), l’Apophasismégalè et la gnose simonienne (1973), la gnose, entre platonisme et christianisme : piété cosmique versus théologie du salut (1997), la gnose et les Pères de l’Église : leur opposition sur l’interprétation de l’Évangile (1978), l’anthropologie d’Irénée (1979), « Heracleon Philologus » (2004), gnose et christianisme (1980) et un essai de « courte définition » de la gnose (1984).

La deuxième section de l’ouvrage concerne « la forme du discours gnostique ». Elle comporte deux articles, le premier sur « la paraphrase comme forme de la prédication gnostique » (1978), le second sur le problème des formes d’expression polythéistes dans la gnose : « polythéisme gnostique ou monothéisme gnostique ? » (2002). La troisième section est tout entière consacrée à Marcion, sur lequel B. Aland a beaucoup travaillé. On y trouvera « Marcion : essai d’une nouvelle interprétation » (1973), « Marcion et les marcionites » (1992) et « Péché et rédemption chez Marcion et la conséquence pour les soi-disant deux dieux de Marcion » (2002). La dernière section, « Sur la gnose syrienne », reproduit tout d’abord le long compte rendu de B. Aland de la monographie de H.J.W. Drijvers, Bardai+an of Edessa (Assen, 1966), paru sous le titre : « Bardesane d’Édesse - un gnostique syrien » (1970). Un second article figure dans cette section : « Mani et Bardesane. Sur la genèse du système manichéen » (1975). L’ouvrage se termine par trois index, des textes cités, des matières et des auteurs.

Le rassemblement de toutes ces études, même reproduites sans modification ni mise à jour malgré une nouvelle composition typographique, rendra sans aucun doute service, même si certaines d’entre elles ont moins bien vieilli. C’est notamment le cas pour celle qui porte sur la Paraphrase de Sem et sur le terme « paraphrase », dont Michel Roberge a montré qu’il doit être entendu en son sens classique, rhétorique, et non comme la désignation du genre littéraire de l’écrit[21]. En parcourant l’ouvrage, on remarque aussi à quel point Barbara Aland, nonobstant la profondeur de certaines de ses analyses, écrit dans une ignorance quasi complète de la bibliographie autre que germanophone ou anglophone. Hélas, elle n’est pas la seule à faire ainsi !

Paul-Hubert Poirier

Éditions et traductions

22. Cyprien de Carthage, La jalousie et l’envie. Introduction, texte critique, traduction, notes et index par Michel Poirier. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 519), 2008, 148 p.

Il faut constamment être à l’affût des pièges pernicieux tendus par le diable pour entraîner les chrétiens dans le péché. Cyprien de Carthage entame son traité La jalousie et l’envie avec cette idée. Les vices ou les pièges démoniaques de la jalousie et de l’envie sont, selon Cyprien, trop souvent négligés ou mal perçus, ce qui les rend difficiles à combattre. Pour aider les chrétiens dans ce combat ardu, Cyprien remonte à l’origine des premiers méfaits de la jalousie en examinant des exemples de l’Ancien Testament. À l’évidence, le traité exhorte les chrétiens non seulement à combattre ces vices néfastes, mais aussi à prendre « conscience de [leur] nouvelle nature de fils de Dieu, animée par l’Esprit et promise à la gloire [s’ils] demeurent fidèles » (p. 14). De cette façon, selon Cyprien, nous pouvons vaincre le diable, plaire à Dieu et ainsi couronner notre combat par la vie éternelle.

Les circonstances qui entourent l’écriture de ce traité de l’évêque de Carthage demeurent obscures, puisque le texte n’offre aucun indice d’une période précise de rédaction. Néanmoins, on peut la situer hypothétiquement aux environs de l’an 253. De plus, rien dans le texte ne permet savoir s’il s’agit d’un sermon, qui aurait pu être diffusé par une lecture publique, c’est-à-dire dans le cadre d’une homélie à l’Église, ou retravaillé à la manière des orateurs, en vue d’une publication (p. 11).

L’introduction au traité expose certaines des difficultés liées à la traduction et à l’interprétation de quelques termes, notamment de zelus, mot d’origine grec, qui possède à la fois une valeur positive et une valeur négative. Cyprien, bien qu’il ait utilisé à quelques reprises la valeur positive du terme dans ses traités, l’emploie ici dans le sens du vice de la jalousie. En revanche, livor fut utilisé au sens psychologique d’« envie » depuis la poésie classique. Cyprien a donc choisi pour titre de son traité des mots dont l’interprétation est ambiguë, alors qu’il aurait pu employer des mots latins plus courants pour désigner la jalousie et l’envie. Toutefois, Poirier est convaincu que ce choix de Cyprien n’est point un hasard. Selon lui, une part importante du traité a été influencée par des textes « à portée psychologique des moralistes profanes », c’est-à-dire que Cyprien a puisé ses arguments autant dans les textes d’auteurs profanes que dans l’Écriture pour ce traité (p. 27). L’introduction fournit également au lecteur des détails importants sur le plan du traité, le problème des sources, la technique rhétorique utilisée par Cyprien et l’édition du texte employée.

La traduction du traité reste fidèle au texte latin dans la mesure du possible et offre une lecture fluide et plaisante. Les notes de bas de pages sont nombreuses, mais chacune apporte des précisions appréciables pour le lecteur non initié soit à la langue latine ou au personnage de Cyprien. Maintes fois, les notes de bas de pages justifient la traduction d’un verbe spécifique en indiquant l’origine et le développement de celui-ci et les différentes interprétations possibles. Aussi, lorsque Poirier adapte le texte latin, il prend soin d’indiquer la traduction littérale. Enfin, les notes de bas de pages fournissent des informations supplémentaires qui nous renseignent soit sur les intentions de Cyprien, soit sur des traits qui caractérisent le style d’écriture de ce dernier.

Ainsi, cette traduction accompagnée d’une introduction indispensable et de notes complémentaires bien choisies est d’une qualité assurée.

Isabelle Camiré Université d’Ottawa

23. Frank Williams, The Panarion of Epiphanius of Salamis. Book I (Sects 1-46). Second Edition, Revised and Expanded. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Nag Hammadi and Manichaean Studies », 63), 2009, xlii-404 p.

D’abord publié en 1987, puis réimprimé avec quelques changements en 1997, le premier volume de la traduction anglaise du Panarion d’Épiphane de Salamine par Frank Williams nous arrive aujourd’hui dans une seconde édition, revue et augmentée par l’auteur. Williams en a profité pour revoir et réviser la traduction, pour enrichir les notes et les index, et pour ajouter un index des citations. L’auteur soutient aussi être redevable des études sur le Panarion qui sont parues depuis la publication de sa traduction. Il affirme entre autres avoir tiré grandement profit du Wortregister de l’édition critique du texte grec du Panarion réalisée par Karl Holl et publié en 2006[22], après près d’un siècle d’attente. C’est d’ailleurs le texte grec établi par Holl[23] que Williams traduit.

L’introduction qui précède la traduction touche à différentes questions entourant Épiphane et le Panarion et donne une bonne vue d’ensemble du sujet et des problèmes : 1) Epiphanius’ Life and Writings (né vers 315 en Palestine, Épiphane fut envoyé en Égypte pour son éducation ; de retour en Palestine, il fonda un monastère près d’Éleuthéropolis et en devint l’abbé ; il fut un farouche opposant de l’origénisme et mourut en mer en 403 ; parmi ses oeuvres se trouvent plusieurs lettres, l’Ancoratus [374] et le De Mensuris et Ponderibus [392]) ; 2) The Panarion (commencé en 374 ou 375, il fut achevé en moins de trois ans) ; 3) The Sources of the Panarion (informations de première main et témoignages externes, essentiellement littéraires) ; 4) The Panarion and Gnostic Literature (le Panarion se réfère à de nombreuses oeuvres gnostiques et en cite même plusieurs, comme l’Évangile d’Ève, les Questions de Marie, la Lettre de Ptolémée à Flora et l’Évangile de Philippe [différent de celui de Nag Hammadi]) ; 5) Epiphanius as a Writer (la pauvreté du style du Panarion peut s’expliquer par son caractère « oral ») ; 6) Epiphanius the Controversialist (de tous les Pères de l’Église, Épiphane est généralement le moins apprécié, surtout pour sa farouche opposition à Origène). Une courte bibliographie mise à jour clôt l’introduction.

Suit ensuite la traduction des hérésies 1 à 46 (précédées de la Lettre d’Acace et de Paul et des deux Proem). Les hérésies dénoncées sont à ranger tantôt chez les barbares (stoïciens, platoniciens, pythagoriciens, épicuriens, etc.), tantôt chez les Juifs (samaritains, esséniens, dosithéens, sadducéens, pharisiens, etc.) et les chrétiens (simoniens, basilidiens, gnostiques, valentiniens, ptoléméens, marcosiens, ophites, séthiens, archontiques, etc.). La traduction est accompagnée de notes très utiles, qui se réfèrent pour la plupart à des oeuvres issues de littérature patristique ou gnostique. Ces notes ont pour but, dans un premier temps, de mettre en lumière les sources d’Épiphane et de révéler où les mêmes informations se trouvent chez les Pères, et, dans un deuxième temps, de souligner où les sources gnostiques confirment ou contredisent Épiphane. Il est cependant dommage que l’éditeur n’ait pas profité de cette seconde édition pour ajouter des titres courant plus explicites, titres qui auraient indiqués non seulement le nom de l’hérésie dénoncée, mais aussi son numéro. Ce simple détail aurait permis au lecteur de se référer au volume et de le consulter avec encore plus d’aisance.

Nul besoin de rappeler ici l’importance du Panarion d’Épiphane de Salamine, non seulement pour l’hérésiologie, mais aussi en raison des nombreuses oeuvres qu’il cite et qui ne nous sont plus accessibles aujourd’hui. Saluons donc la publication de la seconde édition du premier des deux volumes que Williams consacre à la traduction du Panarion. Si cette traduction est essentielle pour ceux qui étudient le gnosticisme, elle intéressera aussi certainement les patrologues, de même que les historiens de la religion et de l’Église. L’auteur profite de la seconde édition pour nous rappeler, et cela est en quelque sorte bien malheureux, que ce volume, avec son compagnon qui couvre les sectes 47 à 80 et contient aussi le De Fide[24], sont les seuls à offrir une traduction complète du Panarion dans une langue moderne[25]. On ne peut maintenant que regretter davantage l’absence de toute traduction française du Panarion[26].

Eric Crégheur

24. Lagnosiseterna.Antologíadetextosgnósticosgriegos,latinosycoptos.II.PístisSophía/FeSabiduría. Edición y traducción de Francisco García Bazán. Madrid, Editorial Trotta, S.A. (coll. « Pliegos de oriente », XXX), 2007, 238 p.

Cet ouvrage est le second volume d’une anthologie de textes gnostiques (grecs, latins et coptes) entreprise par Francisco García Bazán. L’objectif poursuivi par l’A. est de donner accès, en traduction espagnole, à des textes à saveur gnostique autrement difficilement accessibles[27]. Dans le premier volume de cette anthologie paru en 2003[28], l’A. y faisait d’abord une introduction générale à la gnose et au gnosticisme. Puis, les textes traduits étaient répartis en trois parties : 1) fragments d’auteurs gnostiques trouvés chez les hérésiologues et les Pères de l’Église (Simon, Basilide, Valentin et Ptolémée), Actes de Pierre et Hymne de la Perle ; 2) Évangile selon Marie et recension brève de l’Apocryphon de Jean ; 3) traduction en espagnol du Codex Bruce (Livres de Iéou et Anonyme de Bruce).

Ce deuxième volume est quant à lui entièrement consacré à une traduction en espagnol de la Pistis Sophia du Codex Askew. L’A. divise son introduction en sept partie : 1) Genre et structure de l’oeuvre ; 2) arrière-plan ésotérique et mystériosophique ; 3) les mystères de la lumière ; 4) la Pistis Sophia et le Livre du grand discours initiatique ; 5) Gnose et mystère ; 6) Cadre historico-heuristique ; 7) Intérêt contemporain pour la Pistis Sophia. Après une brève bibliographie, suit le texte de la Pistis Sophia en traduction. L’édition critique qui a servi de point de départ à l’A. est celle de Carl Schmidt[29]. Toutefois, même si l’intitulé du livre semble bien indiquer que García Bazán a édité le texte (edición y traducción), nulle part dans la traduction indique-t-il les modifications qu’il aurait apportées à l’édition de Schmidt. Un glossaire des noms propres et trois index (noms propres, thèmes et citation) ferment l’ouvrage.

Le public hispanophone, tant spécialiste que non spécialiste, doit se réjouir de l’initiative de García Bazán, qui s’efforce, avec son anthologie de textes gnostiques, de faire découvrir et redécouvrir des traités dont l’intérêt scientifique ne dépasse malheureusement que trop rarement le monde anglophone, germanophone et francophone. La seule chose que nous pourrions nous permettre de critiquer est l’absence quasi totale de notes dans la traduction (trois notes). Sans faire un commentaire complet de l’oeuvre, quelques remarques littéraires, philologiques et historiques auraient été appréciées et auraient ajouté de la valeur au volume.

Eric Crégheur

25. Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile. Livre I et II. Texte latin, introduction et traduction par Raymond Étaix, Charles Morel et Bruno Judic. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 485 et 522), 2005 et 2008, 482 et 586 p.

Grégoire Ier, pape entre 590 et 607, rédigea un recueil de quarante Homélies sur l’Évangile, qui correspondent au rythme des grandes fêtes liturgiques (Pâques, l’Ascension, la Pentecôte), aux fêtes des martyres (Félicité, André, Silvestre, Félix, Agnès, Pancrace, Processus et Martinien, Mennas, Sébastien) et aux fêtes des saints patrons des églises où il prêcha (Pierre, Laurent, Paul, Jean-Baptiste, Philippe et Jacques, Marcellin et Pierre, Clément, Étienne, Nérée et Aquilée). La Vierge Marie occupe également une large place dans le corpus homilétique grégorien, tout comme la hiérarchie céleste et Marie Madeleine. La louange par le pape de Marie Madeleine contribua d’ailleurs grandement au développement du culte rendu à cette dernière. Ces deux numéros de la collection « Sources Chrétiennes » nous offrent l’édition du texte latin et la traduction française des quarante homélies comme suit : le Livre I (no 485) contient les vingt premières homélies dictées par Grégoire à un notaire et lues au public pendant les célébrations eucharistiques par ce dernier, et le Livre II (no 522) présente les vingt dernières homélies prononcées par le pape lui-même. Les quarante homélies portent la trace de la même main rédactionnelle et nous font ressentir une étonnante unité dogmatique et théologique. Cependant, on peut remarquer que les homélies du Livre I sont assez courtes et dépourvues d’une doxologie finale, tandis que celles du Livre II sont habituellement plus longues et finissent toujours par une doxologie. Le contexte historique, peste meurtrière, ouragans, tempêtes, guerres et beaucoup d’autres malheurs du même ordre, inspire une tendance plutôt apocalyptique aux homélies grégoriennes. Pour le prédicateur, il s’agit d’autant de signes annonciateurs de la fin imminente des temps et de la venue du Christ en gloire. Grégoire, comme Paul au premier siècle du christianisme, a l’impression de vivre les temps eschatologiques où la place est faite au secours des malheureux et des affamés, à la délivrance des captifs, au soin des malades et surtout à la conversion des pécheurs. Pour le chrétien, cet événement est à accueillir avec sérénité, car son âme est remplie de la paix que donne le Christ dans sa venue glorieuse.

Le style homilétique propre à Grégoire se traduit par l’utilisation d’un langage simple, facilement accessible aux auditeurs des grandes assemblées eucharistiques. Le prédicateur emploie également des formules brèves et frappantes, des antithèses et des raccourcis qui résument sa pensée, afin de toucher le coeur des fidèles. Les exempla, des petites histoires actualisant le texte évangélique expliqué, donnent une coloration particulière aux Homélies sur l’Évangile. Ces exempla s’insèrent tout naturellement dans le prolongement des événements bibliques et conduisent le prédicateur à offrir une interprétation allégorique ou morale des récits bibliques, car le but principal des exempla est l’exhortation morale des fidèles.

Le corpus homilétique grégorien semble s’articuler autour de deux pôles majeurs : expositio et admonitio. L’exposition sur le texte évangélique du jour permet au prédicateur de souligner les points doctrinaux et théologiques en vue de l’approfondissement de la foi des fidèles, tandis que l’exhortation appelle les auditeurs à suivre et à mettre en pratiques les enseignements que le Christ nous a laissés dans l’Évangile. Si l’exposition a pour but la présentation du dogme chrétien en lien étroit avec la révélation biblique, l’exhortation tend plutôt vers l’eschatologie et pousse le fidèle à l’action en vue d’accueillir avec joie et dans la paix le jour de la venue du Christ dans la gloire. L’Église en général et les fidèles en particulier sont concernés par le message évangélique. C’est pourquoi Grégoire, en tant que successeur de Pierre, se donne pour mission de réorganiser l’Église en insistant sur une plus grande attention envers les pauvres, sur la promotion de la vie monastique en Occident, sur le développement des initiatives missionnaires, etc. (cf. Hom. 17).

L’allégorie permet à Grégoire de dessiner le portrait du « prédicateur parfait » à travers des images bibliques pittoresques dont on peut signaler la présence dans toute la littérature patristique : les boeufs sous le joug, les chiens du troupeau, les bouquetins et les biches, les sauterelles. Cependant, l’image grégorienne de prédilection qui s’applique le plus parfaitement au prédicateur est celle du coq. En commentant le texte de Job 38,36 « Qui a donné l’intelligence au coq ? », Grégoire affirme dans son ouvrage Moralia XXX,3,9 : « Qui d’autre à cet endroit est désigné sous le nom de coq, sinon, rappelés d’autre manière, les saints prédicateurs, qui dans les ténèbres de la vie présente, s’efforcent d’annoncer la lumière qui viendra, en prêchant, de même que le coq chante » (p. 33, n. 3). Pour l’interprétation allégorique, les homélies grégoriennes s’inspirent tant de la tradition grecque, Origène et Grégoire de Nazianze, que latine, Ambroise et Augustin, dans le domaine.

Le recueil des quarante Homélies sur l’Évangile est précédé d’une lettre dont le destinataire est Secundinus, évêque de Taormina. De cette lettre dédicacée, nous apprenons que les homélies ont été prononcées aux cours des célébrations eucharistiques dans la période allant de novembre 590 à janvier 592. L’ordre des homélies ne suit pas l’ordre des récits évangéliques mais bien celui de leur exposition devant le peuple, suivant le récit évangélique proposé par la liturgie romaine. Nous savons par ailleurs que le nombre de péricopes évangéliques présentes dans la liturgie romaine était supérieur à quarante. C’est pourquoi on croit que Grégoire a fait une sélection dans son recueil pour se limiter au chiffre quarante, qui est plutôt symbolique.

Les Homélies sur l’Évangile de Grégoire ont connu une grande influence sur la postérité, preuve étant le nombre considérable de manuscrits, 450, que nous possédons. Parmi ceux qui ont été le plus marqués par les homélies grégoriennes, signalons Isidore de Séville, Bède le Vénérable et Alcuin. L’Homiliaire de Paul Diacre, vers la fin du huitième siècle, exploite également pratiquement la totalité du recueil homilétique grégorien. Au neuvième siècle, le monde carolingien prête beaucoup d’attention aux homélies de Grégoire tant dans la prédication que dans la pratique des offices monastiques, ou encore dans la prière des groupes de clercs appelés, depuis le neuvième siècle, des chanoines. Après le dixième siècle, la reprise des homélies grégoriennes ne va qu’en progressant, faisant du pape Grégoire Ier la figure par excellence du prédicateur face à son peuple. Ce sont surtout les exempla qui intéressent les prédicateurs du haut Moyen Âge. Ces exempla deviennent l’outillage classique du prédicateur populaire qui veut atteindre le coeur de ses fidèles par le message évangélique.

L’introduction, la traduction et les notes de ce recueil permettent au lecteur moderne de se familiariser avec le contexte social et religieux dans lequel a vécu et oeuvré celui qui est resté connu à travers les siècles sous le nom de Grégoire le Grand. La qualité de la traduction et le soin particulier de l’édition font transparaître le message plein de dynamisme, de conviction religieuse et toujours actuel qu’un pape de la fin du sixième/début du septième siècle a réussi à transmettre à ses ouailles, en fidélité à la tradition de l’Église et à l’enseignement du Christ.

Lucian Dîncă Facoltà Teologica dell’Italia Centrale, Firenze

26. Bernard de Clairvaux, Sermons divers. Tomes I et II. Texte latin des S. Bernardi Opera par J. Leclercq, H. Rochais et C.H. Talbot. Introduction et notes par Françoise Callerot. Traduction par Pierre-Yves Émery révisée par Françoise Callerot. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 496 et 518), 2006 et 2007, 431 et 476 p.

Ce qu’on appelle aujourd’hui les Sermons divers de Bernard de Clairvaux sont une collection de soixante-neuf sermons reconnus, après un examen critique moderne rigoureux, comme venant de la main rédactionnelle de Bernard. Il s’agit donc, selon l’indication du titre, de sermons divers, tant par leurs formes que par leurs contenus, prêchés ou écrits à diverses occasions. Ils n’ont pas le suivi liturgique ou la cohérence interne des Sermons pour l’année[30], ni la continuité du commentaire d’un livre biblique comme les Sermons sur le Cantique[31]. Les grandes idées développées dans ces sermons divers se retrouvent néanmoins dans d’autres ouvrages de Bernard et sont, par le fait même, reconnues comme faisant partie du patrimoine théologique et spirituel bernardin. Dans ces deux volumes de la collection « Sources Chrétiennes », le lecteur peut lire un total de soixante-neuf sermons, de 1 à 22 au tome I et de 23 à 69 dans le tome II. Le texte latin est repris de l’édition effectuée et corrigée par Leclercq avec la participation de Rochais et Talbot pour les Sancti Bernardi Opera, publiée en huit volumes par l’Ordre de Cîteaux de 1957 à 1977, aux éditions cisterciennes de Rome. La traduction d’Émery fut révisée par Callerot. Sans entrer dans les détails de la riche théologie et spiritualité qui se dégagent de ces sermons, nous voulons présenter deux aspects importants de leur unité, qu’on peut facilement retrouver dans d’autres ouvrages bernardins : la notion de la liberté et la spiritualité monastique.

Bernard de Clairvaux a laissé à la postérité monastique et à l’Église une « charte de liberté », dont la racine se trouve dans l’amour du croyant envers le Verbe de Dieu fait chair. Le Christ nous a aimés et a partagé avec nous la nature humaine, et nous sommes appelés à partager, en retour, sa nature divine. Par le Christ, Dieu appelle tout homme à vivre de lui jusqu’à ne faire « qu’un seul esprit avec lui » (cf. 1 Co 6,17). Cet appel à la divinisation de notre être humain est possible grâce au don de la liberté fait à tous les hommes lors de la création. Mais, dès le début, l’homme a mal utilisé cette liberté : au lieu de l’orienter vers Dieu et vers les choses spirituelles d’en-haut, il l’a dirigée vers lui-même et vers les choses de la terre. L’homme devient aveugle et se prend même pour Dieu, c’est le péché de l’orgueil de l’homme. D’où la nécessité de la grâce pour que l’homme retrouve la vue et reconnaisse Dieu, son créateur. Il est ainsi doublement libéré : d’une part du péché, et, d’autre part, de la mort. Dans ces sermons le prédicateur insiste sur la nécessité de la grâce comme une initiative gratuite de Dieu pour que l’homme atteigne le salut. Cependant, Dieu n’oblige pas l’homme, et c’est pourquoi on rencontre dans les Sermons divers une insistance constante à l’appel au libre arbitre qui, de l’intérieur, agit dans l’âme humaine pour la conduire vers le péché et la mort, ou vers l’union à Dieu et la vie éternelle. L’action du libre arbitre dans l’homme conduit le prédicateur à présenter la triple distinction, devenue désormais classique dès l’âge patristique, entre les débutants, ceux qui ont à veiller sur leurs actes, les progressants, ceux qui ont à veiller sur leur langue, et les parfaits, ceux qui ont à veiller sur leur coeur (Sermon 17) ; « il y a trois manières pour s’unir à Dieu » (Sermon 4,3) ; « les trois pains pour restaurer le corps, l’âme et l’esprit » (Sermon 59). Les moines auxquels s’adresse Bernard ont franchi progressivement ces étapes en vivant la foi, l’espérance et la charité. Leur vie est faite d’humilité. Ils sont profondément unis au Christ qui leur garantit la vie bienheureuse en Dieu. L’homme est l’image et la ressemblance de Dieu en raison de la liberté, qui l’appelle à l’union intime et profonde avec Dieu pour arriver à ne plus faire qu’un avec lui.

Ces sermons s’adressent à tout chrétien, mais plus particulièrement aux moines qui ont pris la résolution de vivre à fond leur engagement baptismal. Les Sermonsdivers sont remplis d’allusions aux voeux monastiques : pauvreté, chasteté, obéissance et stabilité. On rencontre également de nombreuses allusions aux difficultés des moines, à leurs progrès spirituels sur les chemins de la vertu, aux joies monastiques et aux raisons de vivre des moines. Plusieurs sermons traitent du combat, jusqu’à l’épuisement, des moines contre « les sept vices » et le diable. En même temps, le prédicateur donne parfois des « recettes spirituelles », si on peut les appeler ainsi, pour aider le moine au progrès spirituel et accueillir en lui les dons de l’Esprit Saint qui servent d’antidote contre toute tentation dans le combat spirituel. La terminologie du désert est fréquemment rencontrée dans les Sermons divers. La première étape à franchir pour le moine est la conversion du coeur, qui souvent se fait dans le retrait, loin du bruit du monde, dans le coeur à coeur avec Dieu, dans le désert intérieur. Pour mieux décrire cet aspect initiatique de la vie monastique, Bernard utilise la dialectique johannique : être en ce monde, mais non de ce monde (Jn 8,23). C’est pourquoi, la vie monastique ressemble beaucoup à la vie des apôtres appelés du monde et mis à l’écart du monde. Une telle spiritualité monastique nous amène à croire qu’en choisissant la vie contemplative et ascétique, le moine choisit le retour au Paradis, où les relations entre Dieu et l’homme sont vécues en harmonie et dans la charité. Les psaumes offrent au prédicateur une source inépuisable pour décrire l’idéal spirituel de tout chrétien, en général, et de tout moine, en particulier. De ce point de vue, les Sermons font partie du patrimoine du monachisme, au même titre que la Règle de saint Benoit, les écrits de Jean Cassien, et même la Vie d’Antoine d’Athanase d’Alexandrie.

Toute l’oeuvre bernardine jouit d’un soin tout à fait particulier de la part de l’auteur, et les Sermonsdivers n’en font pas exception. Souvent, le prédicateur exprime le soin particulier qu’il faut porter pour les ouvrages destinés à la publication. Sur cet aspect, il s’exprime lui-même ainsi : « De même que quelqu’un qui écrit organise ses pensées en fonction de raisons précises, de même tout ce qui vient de Dieu est ordonné… » (Sermon pour l’ascension 4,2). Bien que le prédicateur essaie d’être le plus clair possible pour que son message puisse atteindre le coeur d’un grand nombre, les lecteurs néophytes des oeuvres bernardines auront quelques difficultés à saisir la pensée profonde de l’auteur. Dans ses sermons, il déploie une pensée très rigoureuse, tissée de citations ou d’allusions bibliques, mais le style littéraire n’est pas familier au grand public. Ceci dit, tout lecteur, d’une manière ou d’une autre, grâce à la belle et très élégante traduction, aux notes critiques et explicatives et à l’introduction succincte, mais bien documentée, peut pénétrer, ne serait-ce qu’un peu, dans l’âme de ce chercheur de Dieu et profiter de son message toujours actuel.

Lucian Dînca Facoltà Teologica dell’Italia Centrale, Firenze

27. Ambrosiaster, Contre les Païens (Questions sur l’Ancien et le Nouveau Testament, 114) et Sur le destin (Questions sur l’Ancien et le Nouveau Testament, 115). Introduction, texte critique, traduction et notes par Marie-Pierre Bussières. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 512), 2007, 273 p.

L’Ambrosiaster, ou Pseudo-Ambroise, est un personnage énigmatique auquel on attribue un commentaire suivi, succinct mais riche, des lettres pauliniennes, de même que 127 Questions sur l’Ancien et le Nouveau Testament. La paternité de ces ouvrages, attribués longtemps à Ambroise, se vit mise en discussion pour la première fois par Érasme de Rotterdam, en 1527, qui a laissé à la postérité le nom d’Ambrosiaster. L’auteur de ces ouvrages n’a jamais été identifié d’une façon convaincante. Les spécialistes, jusqu’à aujourd’hui, n’ont fait que proposer de potentiels candidats à une telle paternité, sans pour autant convaincre, ou du moins faire l’unanimité. Parce qu’Augustin d’Hippone cite un passage du Commentaire sur la lettre aux Romains, l’attribuant à un certain « sanctus Hilarius », on a cru qu’il s’agissait d’Hilaire de Poitiers, d’un certain Isaac, juif converti au christianisme appelé ainsi « à cause du rire », d’Hilaire de Pavie, d’Hilaire, un proconsul de l’Afrique du Nord, d’Évagre d’Antioche, ou encore de Simplicianus, le successeur d’Ambroise sur le siège épiscopal de Milan. Même Morin, qui a consacré pas moins de trente ans à cette question et rédigé cinq articles sur le sujet, n’a pas réussi à convaincre les milieux scientifiques et à imposer un candidat pour l’oeuvre de l’Ambrosiaster. Bussières, à son tour, se contente de faire simplement un état de la question et met sous les yeux des lecteurs le panorama des potentiels candidats à cette paternité, sans pour autant prendre position en faveur de l’une ou de l’autre des hypothèses avancées. Par ailleurs, la chercheuse se situe bien dans la tendance actuelle, à savoir abandonner le travail d’identification de l’Ambrosiaster afin de se consacrer plutôt à l’étude de l’oeuvre.

Grâce à de minces informations sur sa personne contenues dans l’oeuvre, la mention qu’il écrit à Rome (cf. Quest. 115,16) durant l’épiscopat de Damase (cf. In I Tim. 3,15), les chercheurs situent la date de la rédaction de l’ouvrage entre 366 et 388, avec une tendance à la rapprocher de 388. Les questions 114 et 115 ne suivent pas les règles de composition de tels ouvrages, à savoir « question/réponse », mais constituent des vrais traités, Contre les Païens et Sur le destin. Le premier suit généralement la règle des apologies, à savoir une réfutation des accusations contre les chrétiens, suivi d’un exposé des faits pour défendre le christianisme et rendre caduque la religion païenne. En effet, dans la première partie, l’auteur rappelle les deux accusations auxquelles sont soumis les chrétiens : la nouveauté du christianisme et sa stupidité, accusations qu’on rencontre par ailleurs dans l’ouvrage de Julien l’Apostat, Conte les Galiléens. La seconde partie consiste pour sa part en un bref exposé du christianisme. Le but de l’auteur est commun aux premiers apologistes chrétiens : montrer à ses lecteurs la nette supériorité de la religion chrétienne sur le polythéisme païen, qui incite à adorer la créature plutôt que le Créateur. Le second traité se veut une réponse au fatalisme astral propagé par l’astrologie. Dans une perspective chrétienne, tenant compte de la justice même de Dieu, le destin est à condamner, car il est l’oeuvre du diable. Le Dieu Créateur est le seul à exercer une toute-puissance divine sur la création, tandis que les autres éléments de la création obéissent à l’ordre établi par le Créateur. Pour convaincre ses lecteurs que l’homme n’est pas soumis au destin dicté par les astres, l’Ambrosiaster insiste sur le fait que les êtres humains sont dotés de volonté ou de passions capables de les faire changer d’habitudes, de goûts et même d’idées. La conclusion, plus qu’évidente, est que le destin n’existe pas, car la loi de Dieu et le destin ne peuvent pas cohabiter, le dernier excluant la toute-puissance et la justice divine.

Dans l’introduction, Bussières explique le motif qui a dicté la publication des deux traités dans le même ouvrage : « […] nous sommes en présence de deux textes apparentés non seulement par le thème et l’argumentation, mais également par le ton et le style » (p. 49). La différence entre les deux traités est due aux destinataires : si la question 114 est incontestablement dirigée contre les païens, la question 115 met en accusation les chrétiens qui se laissent fasciner par les mirages de l’astrologie. Pour la traduction de son texte, Bussières se fonde sur l’édition d’A. Souter dans la collection « Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum » de 1908, qu’elle a cependant revue sur la base des manuscrits. L’ample introduction bien documentée, les notes critiques, la traduction dans un langage facile à lire, les renvois bibliographiques qui donnent le goût d’approfondir l’un ou l’autre aspect de l’oeuvre, sont autant d’atouts, pour nous les lecteurs modernes, qui nous incitent à pénétrer dans l’âme et l’esprit croyant de celui qu’on appelle encore aujourd’hui l’Ambrosiaster.

Lucian Dîncă Facoltà Teologica dell’Italia Centrale, Firenze

28. Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique. Tome V (Sermons 69 à 86). Texte latin des S. Bernardi Opera par J. Leclercq, H. Rochais, C.H. Talbot. Préface par Michel Zink. Introduction et notes par Paul Verdeyen. Traduction par Raffaele Fassetta. Index par l’Abbaye Sainte-Marie de Boulaur. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 511), 2007, 532 p.

Nous saluons avec grande joie et beaucoup d’admiration la parution, dans la collection « Sources Chrétiennes », du cinquième et dernier volume des Sermons sur le Cantique de Bernard de Clairvaux. L’objectif de ce monument littéraire, scientifique et spirituel est de montrer à son auditoire la nouveauté de Dieu à travers la mystique des liens nuptiaux tels qu’ils sont décrits dans le livre vétérotestamentaire le Cantique des Cantiques. Les images de ce livre biblique ont évoqué chez ses commentateurs, depuis Origène, tantôt l’union entre le Christ et l’Église, tantôt l’union mystique entre le Christ et l’âme, Bernard privilégiant plutôt cette seconde interprétation.

La rédaction des sermons édités et traduits dans ce livre est à situer entre 1145 et 1153. Dans cet intervalle de temps, l’abbé de Clairvaux est occupé à prêcher la deuxième croisade, s’intéresse au synode de Reims ouvert le 21 mars 1148, et écrit le De consideratione dédié au premier pape cistercien, Eugène III. En achevant le sermon 86 en 1153, Bernard laisse à la postérité un dense résumé de sa doctrine développée dans tous ses sermons sur l’amour spirituel. Entre l’âme humaine et son Créateur et Sauveur, Jésus Christ, il y a un lien amoureux si fort que personne ne pourra le rompre. C’est à l’intérieur de ce lien que l’âme jouit de la participation à l’amour intratrinitaire du Père et du Fils unis dans l’Esprit Saint. Une telle conviction ne fait que pousser les moines auxquels s’adresse Bernard et les lecteurs de ses Sermons à faire leur propre expérience directe et personnelle avec le Dieu Amour, dans l’intimité de leur être. Toute âme humaine est appelée à vivre de l’intérieur la grâce des noces spirituelles avec son divin Époux, le Christ : « Toute âme, même chargée de péchés, enveloppée de vices, captivée par les plaisirs, prisonnière en son exil, incarcérée dans son corps, enlisée dans la boue, plongée dans la vase…, toute âme, dis-je, même ainsi damnée et désespérée, peut cependant trouver en elle-même non seulement de quoi respirer dans l’espérance du pardon et de la miséricorde, mais aussi l’audace d’aspirer aux noces du Verbe » (Sermon 83,1, p. 341-343). Dans cette approche de l’expérience mystique, l’abbé de Clairvaux se montre tributaire de la tradition augustinienne. En effet, dans ses Confessions, Augustin soutenait que le Verbe de Dieu ne s’adresse pas à l’âme humaine par les fenêtres des sens corporels, mais par les sens spirituels. Cependant, contrairement à l’évêque d’Hippone et à la tradition rigoriste de la prédestination promue par Fulgence de Ruspe, Bernard affirme contre vents et marées la volonté salvatrice de Dieu pour tous les hommes grâce à la foi au Christ mort et ressuscité et au don de l’Esprit Saint fait aux croyants.

Les lecteurs modernes ont entre leurs mains une édition critique bien au point, une traduction à la hauteur du prédicateur qui a délecté les oreilles de ses auditeurs, une annotation très riche et une introduction dense et éclairante sur quelques aspects fondamentaux du message spirituel bernardin. On y trouve également un index thématique relatif à l’ensemble des Sermons sur le Cantique qui sera très utile aux chercheurs et aux novices. Bernard de Clairvaux laisse à la latinité médiévale une des oeuvres théologiques et mystiques des plus saisissantes, qui est maintenant accessible à tous ceux qui veulent vivre l’expérience de l’union mystique de l’âme avec le Christ.

Lucian Dîncă Facoltà Teologica dell’Italia Centrale, Firenze

29. Paroles à Dieu de Grégoire de Narek. Introduction, traduction et notes par Annie et Jean-Pierre Mahé, Louvain, Éditions Peeters, 2007, 486 p.

Dès le début de leur histoire, aux premiers siècles, les christianismes occidentaux et orientaux ont souffert d’un manque de contact et parfois d’incompréhension, phénomène qui s’explique par des différences de culture et de mentalités. Cette situation nous influence encore. Entre autres, la culture arménienne mérite certainement d’être mieux connue en Occident. C’est cette lacune que cherchent à combler Annie et Jean-Pierre Mahé dans leurs études sur l’histoire de l’Arménie et des Arméniens. Les deux éditeurs et traducteurs nous font partager cette culture, cette fois par le biais de sa littérature, grâce à une traduction d’un de ses plus grands poètes, Grégoire de Narek. Ils nous offrent ses « lamentations poétiques » dans une édition en format de poche : une édition abrégée réalisée à partir de celle qui est parue à Louvain, en 2000, adressée aux spécialistes, avec notes philologiques. Cette édition abrégée conserve cependant intégralement le texte de l’auteur.

Né en 940, Grégoire tient son nom du village de Narek dans lequel était établi le monastère où il passa une bonne partie de sa vie. Narek est situé dans le Royaume de Vaspouourakan. À cette époque, les états arméniens étaient inclus, avec la Géorgie orientale et une partie de l’actuel Azerbaïdjan, dans la province d’Armîniya, sous l’autorité musulmane. Le toponyme de Narek est même devenu le nom propre de l’oeuvre de Grégoire. Terminé en 1002, élaboré lentement et s’ordonnant peu à peu en un tout cohérent de quelque dix mille vers, le Livre des lamentations est, selon les éditeurs, un des rares ouvrages qui résument toute la tradition d’un peuple et d’une Église. Il s’agit d’une véritable somme et d’une clef pour pénétrer ce qu’il y a de plus intime et de plus singulier dans la spiritualité arménienne. Grégoire de Narek a écrit ainsi son oeuvre la plus célèbre, un recueil organisé de prières ou de lamentations poétiques, écrites selon un mètre cadencé : des prières embaumées, pleines de myrrhe et d’encens, selon l’expression qu’il utilise.

Cette traduction en français ouvre tout un monde qui pour beaucoup restait inexploré. Les traducteurs évoquent avec raison dans l’introduction le choc esthétique et l’impression de beauté captivante que l’on ressent dès le début de la lecture. Les réseaux d’images de la Bible sont recréés pour transformer l’imaginaire des lecteurs. L’oeuvre de Grégoire s’ancre dans les traditions intellectuelles et religieuses de son époque et, particulièrement, dans le mouvement monastique propre à la renaissance nationale arménienne des dixième et onzième siècles. Oeuvre en partie de circonstance, Grégoire y combat aussi les adeptes de mouvements religieux qui prônent un christianisme spiritualisé au point de dédaigner tout culte matériel. C’est la notion même d’Église qui pour Grégoire est en péril et l’incarnation du Verbe qui est dédaignée. Le recueil est bien structuré, le plan reflétant les trois niveaux du Temple (parvis, saint et saint des saints), ce qui incite le lecteur à une progression constante. Le Temple symbolisant le corps mystique du Christ, qui est l’Église, le lecteur participe ainsi activement à la rénovation progressive de l’image du nouvel Adam.

Anne Pasquier

30. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique des cantiques. Traduction et notes par Adelin Rousseau, o.c.s.o., moine de l’Abbaye Notre-Dame d’Orval. Introduction et bibliographie par Bernard Pottier, s.j. Bruxelles, Lessius (coll. « Donner raison », 23), 2008, 351 p.

En 2004, le P. Adelin Rousseau, éditeur et traducteur bien connu d’Irénée de Lyon, nous avait donné, dans la même collection (vol. 15) des Éditions Lessius, une traduction intégrale des trois Discours contre les ariens d’Athanase d’Alexandrie. Cette fois, il rend accessible aux lecteurs francophones une autre oeuvre majeure de la patristique grecque, les quinze discours (λόγος) ou homélies de Grégoire de Nysse sur le Cantique des cantiques, un des grands textes de la littérature mystique chrétienne. Cette oeuvre a fait l’objet en 1960 d’une édition critique, dans les Gregorii Nysseni opera (vol. VI), par les soins d’Hermann Langerbeck. C’est cette édition qui sert de base à la présente traduction, non sans que le P. Rousseau en ait réévalué certains choix, comme il le précise dans les notes qui accompagnent la traduction[32]. Le texte de Grégoire de Nysse est d’une grande richesse herméneutique, théologique et spirituelle. Le commentaire ne porte pas sur la totalité du livre biblique puisqu’il s’interrompt au chap. 6,9, mais les quinze discours rédigés par l’évêque de Nysse sont d’une grande densité et ils mériteraient une annotation suivie. Mais il faut se réjouir d’avoir désormais entre les mains une traduction complète et philologiquement sûre[33]. Le défaut d’annotation est d’ailleurs pallié partiellement par l’introduction du P. Bernard Pottier, auteur d’un excellent ouvrage sur le Contre Eunome de Grégoire de Nysse[34], dans laquelle il présente les homélies comme un commentaire suivi du Cantique et analyse la thématique de sept d’entre elles (III, V, VI, X, XI, XII, XIII). Ces pages aident à la lecture du texte grégorien, même si les rapprochements avec les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola pourront paraître moins pertinents. Sur le plan du contenu, le lecteur retrouvera dans ces Homélies bien des idées chères à Grégoire de Nysse : l’assimilation à la divinité comme terme de la vie vertueuse (IX,5, p. 204, reprise de Platon, Théétète 176ab) ; l’accueil par l’Écriture « des fables païennes afin de les faire concourir à son propre but » (IX,12, p. 215) ; la « mystique initiation (μυσταγωγία) » conférée à l’âme (XI,4, p. 239) ; l’âme humaine sise à la frontière (μεθόριος) de deux natures (XI,8, p. 244) ; la vision de Dieu par ses posteriora (ὀπίσθια), « de dos », d’après Ex 33,18-23 (XII,7, p. 258) ; l’image du bloc de marbre dont le sculpteur retranche ce qui cache la forme de l’archétype, reprise de Plotin, Ennéades I,6 [1],9. Sur le plan de l’approche exégétique, on remarquera la liberté que Grégoire laisse à son lecteur (p. ex., XII,11, p. 247 : « Nous laissons à l’auditeur le soin de choisir celle des deux explications qui se rattache de la façon la plus naturelle au texte et s’accorde le mieux avec lui » ; XIII,4, p. 273 : « Mais qu’il en soit en tout cela selon ce que chacun en décidera »). Bien d’autres points mériteraient d’être relevés. J’en retiens deux en terminant : la solution remarquable apportée à l’aporie de la situation « au milieu du paradis » (cf. Gn 2,9 et 3,3) et de l’arbre de la vie et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (XII,4, p. 254 : « […] il est impossible qu’il se soit trouvé en ce point central une place pour les deux arbres ») ; et l’idée que « la naissance [du Christ] fut sans accouchement (χωρὶς λοχείας), tout comme la conception avait été sans union conjugale » et « son enfantement sans douleur » (XIII,8, p. 279), ce qui n’est pas sans évoquer certaines représentations docètes[35]. La thèse de Grégoire rejoint cependant en partie la doctrine qui sera retenue par le concile quinisexte in Trullo, en 692[36]. Ce dernier point montre encore une fois que Grégoire de Nysse, tout en étant imprégné de philosophie, véhicule quantité de doctrines archaïques. Soulignons enfin la qualité de la présentation typographique de l’ouvrage et le fait qu’on ait reproduit au fil de la traduction la pagination de l’édition de Langerbeck, ce qui facilite grandement la consultation du texte grec.

Paul-Hubert Poirier

31. Isabelle Assan-Dhôte, Jacqueline Moatti-Fine, Ruth. Traduction du texte grec de la Septante. Introduction et annotation. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « La Bible d’Alexandrie », 8), 2009, 118 p.

Ce dernier-né de la traduction française de la Septante, qui compte maintenant seize volumes, présente l’un des livres les plus courts de la Bible juive mais, sans aucun doute, l’un des plus attachants. Conformément au modèle adopté pour la « Bible d’Alexandrie », le volume consacré à Ruth s’ouvre par une bibliographie, suivie par une longue introduction, la traduction annotée et un index des mots grecs. Pièce de résistance de l’ensemble, l’introduction situe tout d’abord le livre de Ruth dans la Bible grecque, entre les Juges et les Règnes, comme un document sur les ascendants du roi David et une étape dans l’histoire d’Israël, ce qui diffère du classement adopté par la Bible hébraïque, qui range Ruth dans les Écrits (Ketouvim), la troisième section du canon hébreu. La deuxième partie de l’introduction rappelle la fonction liturgique du livre de Ruth, qui était lu au moment de la fête juive de la Pentecôte (Shabouôt). Même si cette tradition n’est pas attestée par les sources juives hellénistiques, on peut penser que la version grecque de Ruth, par l’importance qu’elle accorde au don et à la réception de la Loi, se situait dans la même mouvance, la promulgation de la Loi étant célébrée à Shabouôt. L’histoire du texte grec de Ruth est ensuite retracée, depuis la théorie d’Alfred Rahlfs jusqu’à l’édition d’Udo Quast (2006). L’apport des manuscrits de Qumrân est souligné, ainsi que celui des versions, essentiellement la Vetus latina, la Vulgate et le targum. Si la traduction grecque de Ruth peut être qualifiée de littérale, elle n’est pas pour autant « littéraliste » (p. 40), car elle témoigne néanmoins d’un « effort d’élucidation des implicites du texte hébreu » (p. 39) et de la volonté d’en donner une lecture intelligente et d’en proposer une interprétation cohérente. Cette interprétation se manifeste par les choix du traducteur (à propos du lévirat et de l’expression de la parenté), par « l’agrandissement » des personnages et par le jeu sur les verbes ἐπιστρέφειν/ἀποστρέφειν, qui fait du livre un récit exemplaire de conversion. La dernière section de l’introduction est consacrée aux lectures anciennes de Ruth, juives (MidrashRabbah et Flavius Josèphe) et chrétiennes (Évangile de Matthieu, Origène, Hippolyte de Rome, Jean Chrysostome, Jules Africain, Théodoret de Cyr et Jérôme). Une même thématique réunit Juifs et chrétiens : « la lignée davidique ouverte par la généalogie, la vertu des protagonistes et l’annonce messianique » (p. 61). La traduction est accompagnée d’une très abondante annotation, surtout attentive aux écarts du grec par rapport à l’hébreu, mais aussi aux échos de la langue du livre grec Ruth dans la langue classique et dans les commentaires anciens. Tout en donnant désormais accès au texte grec de Ruth, cette édition constitue en même temps un beau commentaire à ce livre biblique.

Paul-Hubert Poirier

32. Franz Xaver Risch, éd., Die Pseudoklementinen. IV. Die Klemens-Biographie. Epitome prior. Martyrium Clementis. Miraculum Clementis. Berlin, New York, Walter de Gruyter (coll. « Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte », Neue Folge, 16), 2008, cxxiii-279 p.

Avec ce volume s’achève la publication du dossier pseudo-clémentin dans la collection berlinoise consacrée aux écrivains grecs chrétiens des premiers siècles. Il s’ajoute à l’édition des Homélies (B. Rehm, G. Strecker, 19923) et des Reconnaissances (B. Rehm, G. Strecker, 19942), et à la concordance latine, grecque et syriaque de G. Strecker (1986 et 1989). Dans ce quatrième tome, F.X. Risch présente l’édition de l’Epitome prior du roman pseudo-clémentin. Comme on le sait, il existe deux versions abrégées de cette oeuvre, faites sur la base des Homélies. C’est la forme la plus ancienne de ces résumés qui est éditée ici. La seconde, une recension due à Syméon le Métaphraste (dixième siècle), n’est toujours accessible que dans l’édition d’Albert Dressel[37] ou dans la Patrologie grecque (t. II, col. 469-604). Il est à noter que Dressel appelle Epitome prior l’abrégé métaphrastique et Epitome altera l’abrégé pré-métaphrastique, plus ancien, parce que celui-ci ne fut connu que plus tard. À l’édition de l’Epitome prior (c’est-à-dire l’altera de Dressel), Risch a joint celle du Martyrium Clementis, transmis sous une double forme, de façon indépendante par quelques manuscrits mais par un plus grand nombre comme appendice à l’Epitomeprior. La forme transmise de manière isolée représente en gros la rédaction la plus ancienne du Martyre. La troisième pièce à figurer dans l’édition de Risch est un Miraculum Clementis attribué à un certain Éphrem, évêque de Chersonèse, région dans laquelle la tradition situe le martyre de Clément de Rome. Après la présentation des trois textes édités, l’essentiel de l’introduction est consacré à la description et au classement des manuscrits, dont le nombre s’élève à cinquante, répartis en six catégories selon les textes qu’ils contiennent ou qu’ils combinent. Même s’il a pu profiter du travail de Franz Paschke[38], l’éditeur s’est appliqué à démêler l’écheveau de la généalogie des manuscrits, ce qui l’a conduit à proposer plusieurs stemmas partiels de la tradition manuscrite. En plus de l’apparat critique principal qui signale les variantes manuscrites et les leçons parallèles ou divergentes du syriaque et du latin, l’édition comporte aussi un premier apparat des lieux parallèles dans les Homélies, et un deuxième qui signalent les rapprochements apparaissant ailleurs, notamment chez des auteurs byzantins, comme Michel Glycas ou Georges Cedrenus, et les références bibliques. L’ouvrage se termine par deux index, des textes cités et des mots grecs. Cette belle édition complète heureusement les Pseudo-Clémentines du Corpus de Berlin. Je signale en terminant que la bibliothèque de l’Université Laval possède un manuscrit du onzième siècle de l’Epitome métaphrastique, qui donne les chap. 51-56, 69-75, 121-124 et 133-136 de l’édition de Dressel[39].

Paul-Hubert Poirier

33. Alexandre d’Aphrodise, De l’âme. Texte grec introduit, traduit et annoté par Martin Bergeron et Richard Dufour. Paris, Librairie Philosophique J. Vrin (coll. « Textes & Commentaires »), 2008, 416 p.

Cet ouvrage est composé d’une introduction d’une cinquantaine de pages (p. 9-60), du texte grec et de sa traduction présentés sous forme synoptique (p. 66-231) et d’un commentaire d’environ 140 pages (p. 233-374), le tout suivi d’une bibliographie (p. 375-383) et d’un index des notions, des auteurs anciens, des textes d’Alexandre et des auteurs modernes.

L’introduction débute par un rappel des quelques données biographiques connues d’Alexandre : né dans la seconde moitié du deuxième siècle de notre ère, il est originaire d’Aphrodise en Carie. Il a enseigné à Athènes et eut comme professeurs Herminus, Sosigène et Aristote de Mytilène. Les auteurs traitent ensuite de l’oeuvre d’Alexandre, qui se compose de commentaires à des traités d’Aristote et d’oeuvres personnelles, comme le traité De l’âme. Les auteurs rappellent que la chronologie des ouvrages d’Alexandre est mal établie et que certaines hypothèses qui ont été mises de l’avant demeurent incertaines. Par exemple, ils mettent en doute la postériorité du De l’âme d’Alexandre par rapport à son commentaire sur le traité du même titre d’Aristote en montrant l’insuffisance des preuves de P. Donini. Le traité est ensuite situé par rapport au corpus aristotélicien, puis à la doctrine stoïcienne. Alexandre suit de près le De l’âme d’Aristote de 27,3 à 94,6, et plus librement dans les premiers chapitres. Cette liberté relative face au De l’âme d’Aristote lui permet d’éviter les « […] questions trop épineuses. Il dépeint ainsi une doctrine vigoureuse et sans compromis » (p. 18). Il se sert également de l’ensemble du corpus aristotélicien, et plus particulièrement des traités biologiques qui lui servent « à compléter et parfois à corriger la doctrine du traité De l’âme » (p. 18). Finalement, le traité combat la doctrine stoïcienne en niant que l’âme soit un corps et une harmonie, et en prenant position contre la théorie du mélange intégral. L’exposé porte toutefois la trace du stoïcisme dans les lignes traitant de la vérité et de la fausseté des représentations. L’introduction présente en dernier lieu les différentes parties du traité, en en résumant les idées, et en montrant où elles se situent par rapport aux doctrines du Stagirite. Ces pages montrent clairement le travail exégétique d’Alexandre, qui reste toujours dans l’esprit aristotélicien, mais qui sait aussi pousser plus à fond certaines questions avec liberté : le De l’âme d’Alexandre possède donc une part incontestable d’originalité. Certaines des questions qui ont provoqué des débats chez les commentateurs modernes sont étudiées plus en profondeur et de façon systématique. Les auteurs montrent ainsi que, contrairement à ce qui fut avancé, l’âme précède le corps pour Alexandre comme pour Aristote. Comme la doctrine d’Alexandre sur l’intellect agent a fait couler beaucoup d’encre, les auteurs y accordent une discussion méthodique. Ils présentent les quatre interprétations modernes, pour finalement bien cerner ce qui est certain de ce qui est hors d’atteinte. Ils se montrent prudents et préfèrent prendre une position qui laisse certaines questions en suspens, plutôt que de tenter d’argumenter sans véritables fondements.

La traduction, la première en français, est basée sur une édition révisée de celle d’Ivo Bruns datant de 1887. Elle est d’une grande clarté et très fidèle au texte grec. Pour chaque partie du traité, le commentaire propose un résumé de l’argumentation d’Alexandre. On nous informe ensuite de l’emplacement de ses idées dans le corpus d’Aristote. Le commentaire signale aussi les échos à l’intérieur du traité, et donne des éclaircissements terminologiques. Il renvoie à l’introduction pour les questions qui y sont plus longuement développées, met en relation certaines doctrines avec celles des stoïciens, et donne des références bibliographiques pour les questions discutées dans des ouvrages modernes.

L’ouvrage de Martin Bergeron et de Richard Dufour est d’une grande valeur. Il donne la première traduction française de cette oeuvre et sert de mise au point concernant la noétique d’Alexandre, son positionnement par rapport à l’aristotélisme et, dans une moindre mesure, par rapport au stoïcisme. Il sera très utile à ceux qui s’intéressent à la postérité de l’aristotélisme sous l’Empire. Précis et nuancé, l’ouvrage s’adresse en premier lieu aux spécialistes, tout en demeurant accessible aux non-spécialistes (comme l’auteur de ces lignes).

Martin Voyer