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Dans le volume 5 (3/1) de sa Dogmatiquepourlacatholicitéévangélique[1], Gérard Siegwalt traite de la création et il commence par une réflexion approfondie sur les rapports entre science et foi. Il l’a menée en dialogue constant avec des scientifiques, dans des séminaires communs, ce qui lui a permis de vérifier la pertinence de ses analyses dans les domaines qui ne sont pas les siens (p. 14-15).

Quelle position prend Siegwalt sur ce thème précis ? Nous allons tenter de répondre en la situant parmi les diverses options qui, aujourd’hui, se présentent à nous. Nous disons « aujourd’hui », parce que, comme Siegwalt le souligne justement, théologie et science, conformément à leur nature, ne cessent d’évoluer (p. 15-16, 65, 79-80) ; ce qu’elles sont aujourd’hui diffère de ce qu’elles étaient hier et nul ne sait où elles seront demain. Il ne s’agit donc pas tant de définir une solution définitive que d’élaborer une proposition informée, réfléchie et cohérente dans le cadre de la situation actuelle : « systématique […] ne signifie pas […] atemporel » (p. 30). On a donc une entreprise à la fois hardie, car elle porte sur un problème particulièrement vaste et complexe (p. 12), et foncièrement modeste, car elle a conscience de la relativité qui la rend, aussi solide soit-elle, « provisoire ou fragmentaire » (p. 14).

On sait que depuis l’avènement de la modernité, science et christianisme ont entretenu des rapports difficiles avec de nombreuses incompréhensions réciproques et de multiples conflits. Les deux affrontements les plus souvent cités (p. 55) portent le premier sur la cosmologie (la condamnation en 1632 de Galilée par un tribunal ecclésiastique a ici une portée emblématique), le second sur l’évolution du vivant (le débat, suscité par les travaux de Darwin publiés entre 1859 et 1870, marqué par le « procès du singe » en 1925, se poursuit jusqu’à aujourd’hui, et connaît même actuellement un regain avec ce qu’on appelle le « créationnisme[2] »).

Gérard Siegwalt laisse de côté le déroulement historique (émaillé d’épisodes parfois pittoresques) et les dimensions politiques de ces conflits. Il se concentre sur le problème de fond. Comment mettre en relation ce que l’on sait avec ce que l’on croit ? Quel rapport établir entre les connaissances scientifiques et les affirmations théologiques ? À cette question, on a donné trois réponses[3] : la première entend les unifier, la deuxième les séparer, la troisième, celle que préconise Siegwalt, les « connecter ».

I. Unifier

Quand on veut unifier science et religion, on a le choix entre trois démarches : soit faire de la religion l’instance déterminante et lui subordonner la science ; soit reconnaître à la science une valeur décisive et lui soumettre la religion ; soit chercher une conciliation ou une harmonisation sans hégémonie de l’une ou de l’autre.

1. La première démarche se rencontre chez des fondamentalistes, en particulier au début du vingtième siècle. L’intelligence humaine, disent-ils, est bornée ; elle a des limites (ce que rappelle la fin du livre de Job, où l’hippopotame et le crocodile, entre autres, mettent en échec les capacités de compréhension de l’homme). De plus, ajoutent ces fondamentalistes, l’être humain a une intelligence défectueuse et faillible ; le péché infecte, distord ou affaiblit non seulement son sens moral et sa spiritualité, mais aussi ses facultés intellectuelles. L’histoire de la science le démontre : elle va de rectifications en rectifications et raconte les erreurs successives des savants. Ils se sont constamment trompés ; on ne peut pas leur faire confiance. Par contre, les enseignements religieux découlent d’une révélation ; leur origine divine en garantit la vérité. Entre la parole de Dieu et la science humaine, il n’y a pas à hésiter. Ce qui ne s’accorde pas avec la religion est faux ; la science doit donc l’éliminer, tandis que la théologie a le devoir de dénoncer et de rejeter les faux savoirs qui contredisent son propre enseignement. On refuse donc « d’assumer […] les acquis des sciences » (p. 9) ; quand ils ne conviennent pas, on les récuse et on les disqualifie.

2. On peut, au contraire, privilégier non pas la religion, mais la science. On estime alors qu’il appartient à la seconde de juger la première. Les matérialistes ou positivistes (dont, de nos jours, Dawkins fournit un exemple typique[4]) affirment que la science réfute la notion de Dieu, la vide de toute pertinence, la rend inconsistante et inutile. De manière moins radicale, selon des penseurs dans la ligne des Lumières, la science disqualifie certains des éléments de la croyance religieuse qui seraient des superstitions obscurantistes. On écarte, par exemple, les miracles et on ne garde que les enseignements moraux (« ôtez les miracles de l’évangile, disait Rousseau[5], et toute la terre est aux pieds de Jésus »). La science conduit à une épuration, dont le troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, a donné un exemple en groupant les extraits du Nouveau Testament[6], soigneusement expurgés de tout surnaturel (ni naissance virginale, ni miracles ni résurrection), qui nourrissaient la piété très réelle de l’esprit « éclairé » qu’il était. On se sert de la science pour censurer, complètement ou partiellement, la religion.

3. Une troisième attitude s’efforce d’éviter cette « excommunication réciproque » (p. 10). Elle entend unifier science et religion en les conciliant, en les accordant, en dissipant des contradictions jugées apparentes afin de parvenir à un consensus sur l’essentiel. La nature et la Bible sont « deux livres » qui viennent l’un et l’autre de Dieu ; ils ne peuvent donc que dire la même chose dans deux langages différents. La connaissance scientifique et le savoir de la foi se rejoignent forcément ; quand ils semblent s’opposer, cela vient de ce que s’est introduite quelque part une erreur de lecture qu’il faut débusquer. Cette démarche, on l’appelle en général « concordisme ». Pour faire percevoir leur harmonie, elle va travailler sur les deux pôles.

D’abord, elle propose des interprétations du texte biblique qui permettent de l’aligner sur des données scientifiques. Je cite quelques exemples bien connus[7]. Selon la chronologie de la Genèse, le monde a été créé à une date relativement récente, alors que l’astrophysique lui attribue une durée immensément plus longue. On s’en tire en supposant que les jours bibliques désignent des périodes cosmiques de plusieurs millions d’années. Autre interprétation : les six jours de la création ne décriraient pas les étapes de la formation de l’univers, mais se rapporteraient à six visions successives, une par jour, par lesquelles Dieu aurait révélé à Moïse, supposé être l’auteur de la Genèse, qu’il avait créé le ciel et la terre. Ainsi, veut-on préserver l’honneur du récit biblique sans empiéter sur les droits de la science. Ces exemples font apparaître que beaucoup de créationnistes sont des concordistes[8], mais nullement des littéralistes ; ils prennent des libertés avec le texte biblique que jamais un exégète littéraliste ni critique ne se permettrait[9].

Ensuite, les concordistes s’occupent du second pôle et cherchent à mettre la science de leur côté. Ils soulignent, par exemple, les faiblesses des théories évolutionnistes ; elles ont de la peine à déterminer les mécanismes qui font passer d’une espèce à l’autre ; elles admettent des « chaînons manquants » ou des « sauts » qu’elles n’expliquent pas (p. 102-103). Selon les créationnistes, ces difficultés montrent que la théorie de l’évolution relève de l’idéologie, non du savoir [10]. D’un strict point de vue scientifique, prétendent-ils, les thèses créationnistes apparaissent beaucoup plus solides ; ils accusent les savants de ne pas vouloir le reconnaître à cause de leurs préjugés antireligieux. Aux États-Unis, le créationnisme prétend ne pas être seulement ni même principalement une conviction religieuse. Il se veut purement scientifique[11] et c’est à ce titre qu’on en réclame l’enseignement dans les écoles à côté ou à la place de l’évolution (si c’était à titre religieux, ce serait anticonstitutionnel). Un pasteur américain m’a dit un jour : « […] c’est parce que j’ai fait des études scientifiques, pas à cause de ma foi que je suis créationniste et si vous aviez une formation et un esprit scientifiques vous verriez avec évidence que l’évolution ne tient pas ». À des positions de ce genre, Siegwalt répond que l’évolution n’est pas contestable, même si les théories qui tentent de la décrire et d’en expliquer le mécanisme restent fragiles (p. 100-104). De même, en octobre 1996[12], Jean-Paul II déclarait, d’une part, que l’évolution est plus qu’une hypothèse (il ne va pas jusqu’à dire qu’elle est « un fait[13] ») et, d’autre part, qu’il y a non pas une mais des théories de l’évolution.

À côté du concordisme créationniste, existe un autre concordisme, qu’on pourrait qualifier d’évolutionniste ; il apparaît dès les années 1870, et veut montrer que l’évolution s’accorde avec les grandes affirmations de la foi chrétienne[14]. Le concordisme, dans sa version créationniste comme dans sa version évolutionniste, connaît aujourd’hui un discrédit amplement mérité. Il obtient des conciliations artificielles au prix d’acrobaties et d’astuces qui frisent la mauvaise foi ou qui témoignent d’une naïveté enfantine. La volonté de parvenir à un accord le conduit à fausser à la fois les textes bibliques et les données scientifiques ; comme le note justement Siegwalt, il altère « la spécificité » des deux démarches (p. 83), il ne rend justice ni à l’une ni à l’autre.

Les tentatives d’unification se soldent donc toutes par un échec. Sans affaiblir le moins du monde ce constat, Siegwalt note cependant ce qu’il y a de juste dans ces entreprises égarantes : l’intuition, forte dans « la conception primitive des choses », sinon d’une unité, du moins d’une cohérence dernière ou d’une pluri-unité de l’être (p. 62-63, cf. p. 142-145).

II. Scinder

Pour éviter ou pour évacuer l’opposition entre science et religion, il existe une deuxième possibilité : les disjoindre totalement, établir entre elles des frontières infranchissables, des murailles sans passage qui rendent impossibles aussi bien les conflits, les divergences que les alliances ou les concordances. On ne cherche pas ici à unifier, mais à séparer et à cloisonner aussi radicalement que possible. On considère que la science et la religion ne parlent pas de la même chose. Elles ont des aires de validité et de compétence totalement distinctes. Chacune est souveraine dans son domaine, mais n’a rien à voir ni à faire dans le domaine de l’autre. Elles s’ignorent mutuellement.

Au vingtième siècle, parmi bien d’autres, le théologien protestant allemand Rudolf Bultmann a défendu cette thèse séparatiste[15]. Il distingue deux démarches complètement étrangères l’une à l’autre, celle de l’objectivation qui vise le savoir et celle de l’existentialité qui cherche le sens[16]. Chacune a son aire de légitimité et de validité. Prenons, par exemple, une symphonie de Mozart. On peut la traiter comme un objet, c’est-à-dire comme un ensemble de phénomènes acoustiques physiquement mesurables et analysables. On peut aussi la considérer comme un événement existentiel, source de joie pour celui qui l’écoute et qu’elle émeut ; on dira alors ce qu’elle éveille, évoque ou représente pour lui. Il s’agit certes de la même symphonie. Il n’y a pourtant aucune interférence entre ces deux approches ; elles se juxtaposent sans se mélanger. L’analyse physique des sons n’a aucun impact sur leur effet esthétique et, à l’inverse, cet effet esthétique n’a aucune incidence sur leur connaissance acoustique. Une autre comparaison distingue l’examen des yeux d’une femme par son ophtalmologue de la perception qu’en a son amoureux. Quand Jean Gabin dit à Michèle Morgan dans Quaides Brumes « tu as de beaux yeux, tu sais » et quand l’oculiste de Michèle Morgan lui dit « vous avez une acuité visuelle de tant de dixièmes », les mêmes yeux sont considérés sous deux angles entièrement différents, le premier existentiel, le second objectif, entre lesquels on ne peut établir aucune relation. La science est objective ; elle donne un savoir sur des objets qu’elle décrit, analyse et étudie ; par contre, elle ne s’occupe pas du sens. La religion relève de l’existentiel ; elle délivre un message qui concerne le sens de l’existence ; par contre, elle ne procure aucun savoir sur les objets en tant que tels.

Bultmann applique cette distinction à la doctrine biblique de la création. Il estime que les premiers chapitres de la Genèse n’ont pas principalement une visée informative ; en tant qu’enseignement sur l’origine de l’univers, ils n’ont ni valeur ni intérêt pour la foi. Elle n’y trouve pas la communication d’un savoir sur le cosmos ; elle en reçoit un message qui concerne l’existence du croyant[17]. Ces textes lui disent que la parole de Dieu y a la priorité ou la primauté ; elle vient ou doit venir en premier dans sa vie. Ils lui disent aussi qu’il ne faut pas diviniser ou idolâtrer quelque objet que ce soit dans le monde ; pas même le soleil, la lune, les arbres sacrés, les monstres marins qu’adoraient les peuples qui entouraient Israël (cf. p. 36). Sous la forme d’un récit mythologique, ils proclament, d’abord, que la parole de Dieu nous fait vivre ; ensuite, que nous ne devons pas avoir d’autre Dieu devant sa face. Dans cette perspective, le commencement et la réalité objective du monde n’ont pas d’intérêt ni d’incidence. Que l’univers naisse d’un big bang, ou qu’il ait toujours existé, que la vie se développe selon un processus d’évolution ou non n’affecte en rien la foi. Dans tous les cas, le message biblique garde sa valeur et sa pertinence qui sont d’ordre existentiel. Cette logique conduit à développer d’un côté « une conception spiritualiste de la foi », de l’autre « une conception matérialiste […] de la nature » (p. 39). Ainsi se noue ce que D. Lecourt appelle « un pacte positiviste-spiritualiste[18] ».

Cette troisième attitude a largement dominé après la Deuxième Guerre mondiale. Elle est commode pour la religion qu’elle exonère, à son grand soulagement, de la charge de s’expliquer avec la science. Siegwalt considère qu’à bien des égards, « elle est une solution de détresse » (p. 57), un « pis aller » devant un problème qu’on n’a pas pu ou pas su résoudre. Les partisans de la scission protesteront contre cette appréciation : la distinction n’est pour eux ni stratégique ni conjoncturelle, elle ne traduit pas un échec à saisir l’unité du réel ; elle tient à la structure de l’existence humaine et à la nature même de la foi. Quoi qu’il en soit, si elle a le mérite de ne pas mélanger indûment, comme le font les tentatives d’unification, le domaine de la science avec celui de la religion, elle présente cependant des défauts ou des faiblesses qui la rendent insatisfaisante et insuffisante (p. 155-159).

Elle correspond bien à la tendance, caractéristique de la modernité, à compartimenter des disciplines qui s’occupent chacune d’un champ bien délimité et n’en sortent pas. Depuis quelques années, on met en cause ces découpages et répartitions ; beaucoup souhaitent une vision holiste, c’est-à-dire une « conception globale » capable de conjoindre ou d’articuler au lieu de dissocier et d’isoler (p. 88, 137). Après le temps de la séparation entre les spécialités, qui se dévoie dans une « idéologie paresseuse du partiel » (p. 12) et qui conduit à une théologie élaborée « en vase clos » (p. 34), viendrait celui de la recherche de liens et de correspondances.

Dans cette perspective, on va s’interroger sur la coupure radicale entre l’objectif et l’existentiel. La myopie de Michèle Morgan ne contribue-t-elle pas au charme de son regard ? La connaissance physique des phénomènes acoustiques n’apporte-t-elle rien au musicien ? À un certain moment religion et science ne doivent-elles pas se rapprocher, entrer en contact, établir des relations ? Qu’il s’agisse de deux démarches distinctes, soit ; mais peut-on les séparer jusqu’au bout ? En transformant la distinction de l’existentiel et de l’objectif en séparation, ne passe-t-on pas d’une « dualité » légitime, voire nécessaire à un « dualisme » abusif (p. 21) ? On constate que la question du sens jaillit du coeur même de la quête scientifique qui lui donne une forme parfois inattendue, et, à l’inverse, que la proclamation chrétienne du sens que transmet l’évangile pose la question de la nature de l’être ou du réel. Pour reprendre l’exemple de la création, peut-on en parler aujourd’hui en utilisant des notions qui appartiennent à une cosmologie révolue ? Le message existentiel ne devient-il pas inaudible et incompréhensible quand on l’exprime en termes objectifs inadéquats ? Qu’on le veuille ou non, la science a des conséquences religieuses, et la préoccupation du sens ne peut pas ignorer ou négliger les apports scientifiques.

Pour la Bible, « Dieu est le Dieu du cosmos » (p. 34), pas le Dieu de « l’homme seul », mais de l’homme et du monde (p. 21). La thèse séparatiste ne nie certes pas qu’il existe une relation entre Dieu et le monde, mais elle considère qu’on ne peut rien en savoir ni en dire. Il en résulte une « cécité à l’égard de la nature » qui se traduit par un « rétrécissement sotériologique » (p. 152-157) du message chrétien ; il ne concerne plus que la relation personnelle avec Dieu ; le salut de l’individu devient l’unique objet de l’annonce évangélique (p. 56). On rend ainsi la théologie « acosmique » et la « cosmologie […] athéologique » (p. 58). Le monde est abandonné à la raison calculante et technicienne, on n’essaie pas de le penser en fonction et à la lumière de Dieu. Cette « réduction de la nature à son objectivité » (p. 42) empêche de la reconnaître dans toutes ses dimensions et la rend insignifiante du point de vue de la foi. Du coup, ce christianisme, qui a « renoncé au cosmos et à la nature » (p. 56), se trouve désarmé devant le surgissement des préoccupations et problèmes écologiques. Il n’a rien à en dire, il y voit une question purement technique, à traiter comme telle, sans dimension spirituelle, ce qui aggrave la crise née précisément, au moins en partie, de la coupure entre l’homme et son environnement ou son milieu (p. 59-61, 64).

La scission entre l’objectif et l’existentiel a été une étape certainement utile, sans doute nécessaire, en ce sens qu’elle a contribué à évacuer les confusions fâcheuses qui obèrent les tentatives d’unification. Il n’en demeure pas moins qu’elle apporte une mauvaise solution au problème du rapport entre christianisme et science. Proclamer « l’auto-suffisance » et « l’autonomie » de la foi, refuser tout lien avec le domaine du scientifique, aboutit, en fin de compte, à la rendre insignifiante, à la marginaliser et donc à la renier ou à la pervertir (p. 11, p. 59, p. 159), à transformer la religion en une « sous-religion » (p. 140) qui a renoncé à sa mission de « relier » (religare).

III. Connecter

Pour caractériser l’attitude que préconise Siegwalt, on aurait pu penser à un mot cher à Tillich, celui de « corrélation ». Siegwalt, sans écarter ce terme, utilise plutôt « connexion », ou « coordination », sans doute pour mieux souligner la dialectique de l’indépendance et du lien. La connexion ou coordination se distingue aussi bien de la collusion que de la séparation. On coordonne des réalités distinctes, différentes, qu’on n’entend ni mélanger ou fusionner, ni dissocier ou isoler l’une de l’autre, ni manipuler pour les faire converger dans une « alliance » qui serait, en fait, une « mésalliance » (p. 80). La recherche de connexion, naguère difficilement envisageable, s’inscrit dans le cadre de transformations épistémologiques, de « changements de paradigme » selon l’expression de T. Kuhn[19] (p. 61), qui affectent aussi bien la théologie que la science.

D’abord, la théologie. Siegwalt en décrit brièvement la démarche au début de ce volume (il en traite plus longuement dans les précédents) et se démarque implicitement (il a peu de goût pour les polémiques directes) de conceptions, anciennes ou récentes, trop unilatérales. Il prend acte des mutations qu’a connues la théologie ; il les assume et les reprend, certes critiquement, à son compte. Les études sur le Nouveau Testament et sur l’histoire des dogmes ont conduit à une nouvelle compréhension des énoncés doctrinaux qui met l’accent sur leur visée plus que sur leur formulation. Ce qu’ils disent compte moins que ce qu’ils entendent dire ; il importe de distinguer « entre les représentations cosmologiques bibliques et leur intention » (p. 55). La dogmatique n’a pas pour tâche d’exposer un « donné révélé » intemporel, mais de rendre compte d’une révélation « en relation à la réalité » (p. 23), par conséquent historique et contextuelle (p. 29). Elle n’est pas uniquement « prophétique », comme le voudraient les courants dits « kérygmatiques » (qui la réduisent à l’annonce du message évangélique), elle associe « raison » et « foi », « sagesse » et « prophétie » dans une « unité différenciée » ou bipolaire (p. 21-25, cf. p. 147). Il importe de relativiser les énoncés doctrinaux qui ne s’identifient pas avec la parole divine ; on peut leur appliquer ce que Siegwalt dit de la pensée en général : ils sont symboliques, historiques et typiques ou représentatifs (p. 139). Les relativiser signifie non pas en amoindrir la valeur ou l’importance. C’est, d’une part, admettre qu’ils ne cernent pas ni ne définissent, dans une sorte de possession ou de maîtrise conceptuelle, leur objet (Dieu dans son lien avec ses créatures), mais qu’ils le visent ou qu’ils y renvoient de manière toujours approximative et balbutiante ; Deus semper major, il y a à la fois un lien et une distance, une ressemblance et une différence entre ce qu’on dit et ce dont on parle (p. 24, 27, 28). C’est, d’autre part, les mettre en relation avec la culture environnante, les replacer dans leur contexte, les situer en fonction d’une perception et d’une compréhension particulière et provisoire du monde. Les concepts qui, classiquement, ont servi à exprimer la foi ont été forgés en fonction des idées, de la science et de la philosophie d’un autre âge et en dépendent, en tout cas dans leur forme. On ne juge donc ni choquant ni anormal de les réviser, de les repenser, de les reformuler dans un environnement nouveau ; c’est même naturel, voire nécessaire si on veut que la « parole » y garde son sens et puisse y faire entendre son message. Par exemple, quand on pense l’être en termes de « dynamisme », de « processus » et de « devenir » (p. 29) et non plus, comme autrefois, de substance et de stabilité, des conséquences s’ensuivent sur notre manière de concevoir Dieu, d’en parler et de le présenter. Comment ne pas mentionner ici l’entreprise récente de Teilhard de Chardin[20] et celle contemporaine des théologiens du Process[21] (qui s’inspirent de Whitehead auquel Siegwalt fait de nombreuses allusions) ? Toutefois, ces entreprises se heurtent à de vives réticences, voire à des refus catégoriques venant de milieux religieux qui redoutent qu’en essayant de repenser en d’autres catégories et de reformuler en termes différents la foi, on ne la détruise.

Changement de paradigme également en science. Classiquement, on lui attribue quatre caractéristiques[22]. Premièrement, d’être un savoir méthodique (acquis par une méthode éprouvée et consciemment appliquée). Deuxièmement, d’aboutir à une certitude impérative ; on ne peut pas s’y soustraire ni en refuser les résultats sans extravagance ou mauvaise foi. Troisièmement, d’avoir une portée universelle ; ce qu’elle dit vaut partout et à toute époque. Enfin, de viser la globalité ou l’exhaustivité ; elle entend appréhender tout le réel. Ces quatre caractéristiques, disait-on, confèrent à la science son « objectivité » (elle décrit un objet tel qu’il est et ne dépend pas de la subjectivité du savant). Or, depuis presque un siècle, on voit apparaître et se développer un « nouvel esprit scientifique[23] » ou une autre conception de la science qui la présente comme une tentative herméneutique (d’interprétation de la réalité), certes méthodique (la première caractéristique demeure), mais qui comporte une part irréductible d’aléatoire et d’incertain. Elle dit ce que, à un moment donné de l’histoire, le savant en fonction des instruments et des informations dont il dispose perçoit et sait d’une réalité qui lui échappe en grande partie. Il n’en saisit jamais que quelques aspects, parfois contradictoires. Ce qu’il étudie est construit ou constitué tout autant, peut-être plus que donné[24] ; ainsi la mécanique quantique estime que l’observation affecte et modifie l’objet observé (p. 70-71). À l’orgueil triomphaliste du scientisme, succède une humilité (p. 84) ; la science se découvre insuffisante même dans son domaine. Elle prend conscience de son « échec […] à rendre compte de tout » (p. 138). Elle débouche non plus sur un savoir catégorique, mais sur des représentations partiellement hypothétiques (p. 68), plus ou moins probables, ayant une zone limitée de validité et toujours révisables. Dans bien des cas, ces représentations sont irréductiblement plurielles ; il y a « plusieurs solutions ou avenirs possibles » (p. 69). De plus, le monde n’est pas fixe ou stable, mais « constamment en devenir » (p. 80). D’où une « imprévisibilité » dernière du réel (p. 73) qui apparaît « ultimement incertain » (p. 70). Il l’est en lui-même et fondamentalement, pas seulement provisoirement, jusqu’à plus ample informé (p. 84, 91). Pas plus que celui qui affecte la théologie, ce changement de paradigme ne fait, cependant, l’unanimité. Si certains scientifiques le défendent fortement, d’autres le contestent non moins vigoureusement et dénoncent une tentative d’amoindrissement ou d’affaiblissement de la science animée, selon eux, par des motifs idéologiques suspects d’obscurantisme.

Non sans difficultés et contestations, on abandonne aussi bien en science qu’en théologie, un dogmatisme qui pose des affirmations absolues, pour entrer dans le domaine de probabilités plus ou moins grandes. Il ne s’ensuit nullement qu’on puisse dire et soutenir n’importe quoi. Il y a des représentations du monde que la science réfute, dont elle montre la fausseté ; comme le disait déjà Renan, à propos de l’histoire, elle « préserve de l’erreur plus qu’elle ne donne la vérité ». De même, il y a des doctrines que la religion chrétienne rejette, exclut, et des comportements qu’elle interdit. Toutefois dans les deux cas, il n’y a pas une seule formulation valable, une seule vérité recevable, mais il y a un éventail plus ou moins vaste de propositions dont aucune ne peut se prétendre absolue et exclusive. Au lieu de systèmes clos et de discours fermés, nous avons des démarches ouvertes (p. 80) ; d’où la possibilité de connexions.

Du côté de la théologie, elle n’attend certes pas que la science la confirme ou vienne à son secours ; par contre elle doit tenter, nous l’avons déjà noté, de s’exprimer et de se penser en fonction de ce que la science dit du monde. La science n’a évidemment pas à prendre en compte la théologie ; méthodologiquement elle est « a-thée » (p. 79), non au sens d’une négation mais en celui d’une absence de Dieu dans sa démarche. Par contre, on constate que « la question dernière affleure au ras de l’approche scientifique elle-même[25] » ; autrement dit, la métaphysique ne représente pas un domaine au-delà et en dehors de la physique, mais un questionnement qui lui est interne ou « inhérent » (p. 92, cf. p. 141) ; reprenant une expression de Maritain, Siegwalt parle d’une « métaphysique de l’intra-réel » par opposition à une « métaphysique (dualiste) de l’extra-réel » (p. 136). Toutefois, si la physique pose la question métaphysique, elle ne lui apporte pas de réponse : autrement dit, la question est pour elle à la fois « inévitable » et « insoluble » (p. 88).

Deux exemples permettent d’illustrer cette démarche de connexion. Le premier concerne le cosmos. Même, s’il comporte « des sauts, des failles, des désordres », on y constate une continuité ou un continuum extraordinaire (p. 84, 89). Tout s’y tient ; une variation infime de certaines de ses composantes y aurait rendu la vie impossible, ce qui a conduit certains chercheurs à parler d’un « principe anthropique » selon lequel l’univers aurait été « réglé de façon extrêmement précise dès le début pour qu’il héberge la vie, puis la conscience[26] » ; autrement dit, l’existence de l’homme conditionnerait, au moins en partie, l’univers (p. 85). Le second exemple relève de la biologie. La « complexité irréductible » de certains organismes biologiques rendrait improbable que leur naissance et leur développement soient dus à la sélection naturelle ou qu’on puisse les attribuer à une combinaison de hasard et de nécessité. Ils découlent, en effet, de la conjonction et de la simultanéité de facteurs qui se conditionnent réciproquement. On constate entre ces facteurs un « ajustement fin » dont on ne voit pas comment il pourrait se produire sans qu’il soit prévu et visé ; il implique quelque chose qui ressemble à un plan, à un programme, ou à un « dessein intelligent[27] ». Siegwalt n’emploie pas cette notion[28], qui a donné lieu à un vif débat en grande partie postérieur à la publication de ce volume de la Dogmatique, et dont se sont emparés en la déformant et la détournant indûment des fondamentalistes[29].

Des dérapages menacent aussi bien le principe anthropique que le dessein intelligent. On peut en mésuser. Certains ne s’en sont pas privés, en essayant d’en faire des preuves de l’existence de Dieu ou des arguments en sa faveur [30]. Ils se trompent et égarent. Le christianisme ne se démontre pas rationnellement ou scientifiquement (p. 166). Le « principe anthropique » et le « dessein intelligent », bien compris, désignent une énigme, ils posent un « x », une inconnue. Ce sont des problématiques, non des théories[31]. Ils ne proposent pas une solution ni même une hypothèse ; ils ne fournissent aucun savoir. Ils n’expliquent ni n’établissent rien. Ils soulèvent la question, qu’on avait cru pouvoir et devoir éliminer de la finalité (p. 88, 110-113) comme agent de la constitution du réel ; ils n’en donnent pas la réponse (p. 212). On ne doit pas confondre interrogation sur Dieu (ou sur l’ultime) et affirmation de Dieu (p. 149). Il n’en demeure pas moins que le théisme devient une hypothèse possible, pensable (mais invérifiable) parmi et à côté d’autres, ce que le scientisme niait et que les thèses séparatistes disqualifiaient[32]. « Il n’y a pas de preuves de l’existence de Dieu, écrit Siegwalt. Mais il y a l’inévitabilité de la question de Dieu » (p. 88, cf. p. 141, 202).

Conclusion

Dans un de mes livres[33], j’ai distingué trois manières de comprendre la relation entre foi et rationalité : celle de la crédulité, celle de la crédentité et celle de la crédibilité.

La crédulité (ne pas donner ici un sens péjoratif à ce mot) consiste à croire contre ce qu’établissent (ou semblent établir) l’évidence et la réflexion. Foi et croyances ne s’appuient et ne doivent s’appuyer sur rien d’autre que sur elles-mêmes. Il s’agit de convictions paradoxales qui défient l’intelligence et les connaissances humaines, qui s’affirment « en dépit de » (en dépit de tous les constats et de tous les savoirs). Peu importe que la science les confirme et les réfute, de toute manière la foi authentique lui adresse un « je ne veux pas le savoir » résolu.

À l’opposé de la crédulité, la crédentité, terme emprunté à la philosophie scolastique, pose l’exigence et l’obligation logiques de croire. Ici, la raison et la science démontrent et imposent la vérité de la foi ; elles contraignent à adhérer à la religion. Les preuves anciennes de l’existence de Dieu s’inscrivent souvent dans cette perspective. Au Moyen Âge, on qualifie volontiers l’athée ou l’incroyant (le non chrétien) d’« insensé » ; on considère qu’il va contre le sens tant commun qu’éclairé ; nier Dieu, refuser l’évangile est aussi fou et stupide que de contester que 2 + 2 = 4.

La crédibilité se distingue tout autant de la crédulité que de la crédentité. Elle récuse aussi bien une foi en rupture ou en contradiction avec le rationnel ou le scientifique qu’une foi trop bien étayée rationnellement ou scientifiquement. On rend, par exemple, la religion crédible ou plausible quand on établit que dans l’état actuel de nos connaissances, le théisme est une option possible. Il a, en sa faveur, des arguments ou des indices sérieux, mais cependant ni décisifs ni astreignants ni irrécusables. S’il est exclu de prouver rationnellement, scientifiquement Dieu, il est envisageable, voire nécessaire de mettre en évidence que croire en lui n’a rien d’absurde et qu’il y a non pas une nécessité, mais une « honorabilité intellectuelle » de la foi. Dieu paraît à la fois scientifiquement possible et scientifiquement indémontrable.

Toutefois, établir la crédibilité de certaines affirmations religieuses n’en garantit pas la justesse et surtout ne valide pas la religion en son ensemble, ne prouve nullement qu’elle apporte le sens véritable de la vie. On peut essayer d’établir qu’il n’est pas déraisonnable d’affirmer un principe transcendant au sein et non à l’extérieur des choses (p. 139), mais la foi est autre chose que le résultat d’une connaissance ou le produit d’un raisonnement ; elle naît d’une rencontre, d’une décision, d’un engagement, d’une confiance et non d’un savoir ou d’une opinion même solidement argumentée (p. 148). Avec à la fois prudence et fermeté[34], Siegwalt développe, me semble-t-il, une théologie qui refuse la crédulité, qui écarte la tentation de la crédentité et qui se met en recherche de crédibilité, en ayant conscience que ce serait une malhonnêteté intellectuelle et spirituelle de prétendre à partir de la crédibilité fonder la religion, susciter la foi ou imposer Dieu.

Réponse de Gérard Siegwalt

Cette contribution est une sorte de donum superadditum à notre Colloque. Venant de France, d’un collègue-ami qui est aussi un grand ami du Québec, mais qui pour des raisons évidentes ne peut être physiquement présent parmi nous, elle aborde la question difficile mais décisive du rapport entre science et théologie, entre raison et foi. On apprécie, comme dans tout ce qu’écrit André Gounelle, sa grande culture, la clarté et la pertinence des distinctions faites et leur utilité pour se situer dans ce débat. C’est avec reconnaissance que je lis ces pages qui, pour ce qui est de ce que j’ai tenté dans la Cosmologie, sont d’une grande justesse.

Le corps principal de la présentation ne se prête par conséquent à aucune réaction de ma part. Je me contenterai des deux remarques suivantes, dont la première explicitera la citation donnée par A. Gounelle, à savoir que « la question dernière affleure au ras de l’approche scientifique elle-même », et dont l’autre reviendra un peu sur sa conclusion qui « ouvre une nouvelle étape de réflexion ».

1. Le sens de la phrase citée apparaît dans le contexte civilisationnel actuel auquel A. Gounelle se réfère en évoquant la problématique écologique. Le contexte, qui a d’autres facettes encore, interpelle la science non seulement quant à ses aboutissants — car elle y est pour quelque chose à travers l’exploitation économique qu’elle a, peu ou prou, induite, sans pour autant en être à proprement parler responsable, mais sans que sa responsabilité, comme celle de tout un chacun en tant que partie prenante de notre civilisation, soit hors de cause —, mais déjà quant à ses tenants. J’ai déjà évoqué cette question des présupposés épistémologiques (voir « La crise des fondements de la civilisation moderne et la théologie »). Sans tout de suite parler du rapport entre science et théologie, c’est le rapport entre savoir et penser, ou entre science et philosophie, qui est ici en jeu. L’absence de la philosophie de la nature grève la rencontre entre science et théologie d’un chaînon manquant et la rend ultimement impossible, sauf à gonfler soit la science soit la théologie soit les deux d’une prétention philosophique : mais avec celle-ci elles tendent à tomber l’une et l’autre dans l’idéologie et ainsi, potentiellement voire réellement, dans un rapport de force l’une par rapport à l’autre. Le sens de la citation donnée est de faire éclater la « captivité babylonienne » de la science d’un côté, de la théologie de l’autre côté. La science appelle la pensée, et la théologie appelle la pensée. C’est sur le plan de la pensée qu’il y a rencontre — critique/discernante et, partant, féconde — entre science et théologie, et c’est l’absence de pensée qui empêche cette rencontre réciproquement critique. La pensée se réfère au réel, et une science et une théologie qui ne se réfèrent pas au réel, au réel total, sont du coup hors réel, hors réel total. Ni la science ni la théologie ne sont autosuffisantes, pas plus que la pensée ne se conçoit sans la science et sans la théologie. Les délimitations « domaniales » entre science, philosophie et théologie sont, dans le respect de la spécificité de chacune de ces disciplines — mais de leur spécificité corrélative ! — l’hypothèque de la modernité à dépasser. Tel est le sens de la crise de civilisation actuelle, laquelle bien prise en compte ouvre à la compréhension de la phrase citée.

2. Eu égard à ce qui vient d’être dit, je romprai une lance en faveur de la « crédentité » telle que définie par A. Gounelle, en élargissant toutefois la signification formelle du caractère « logique » de cette exigence et en la situant sur le plan de la pensée et, dans ce sens, du logos. Si le réel est le maître à penser (de la pensée), il offre certainement, vu sa richesse incommensurable, plusieurs formes de crédibilité, et chaque religion a à vérifier la sienne — à rendre compte de la sienne — en relation au réel. A. Gounelle a raison de dire que la foi est une décision. Elle présuppose une crédibilité et elle implique une crédibilité. Celle-ci, dont la théologie a à rendre compte (c’est cela l’intellectus fidei), est toujours à vivre, et donc toujours à éprouver. Elle est toujours en chemin, un chemin qui fait sens.

Ces deux points peuvent nourrir encore la réflexion, dans laquelle nous avons besoin les uns des autres.