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L’interrogation de Heidegger en son séminaire de l’hiver 1956-1957 sur « La constitution onto-théologique de la métaphysique » : « Comment Dieu entre-t-il dans la philosophie ? », offre un cadre utile pour dégager quelques lignes directrices de la pensée de Josef Pieper.

Nous laisserons de côté le contexte où la question de Heidegger est née, de même que sa pensée sur la question. Il nous semble néanmoins utile de l’évoquer pour situer le point de départ de notre étude. Une fois posée l’interrogation quant à l’entrée de Dieu en philosophie, Heidegger ajoute : « Nous ne pouvons atteindre le fond de cette question que si, d’abord, une région a été suffisamment éclairée, celle où Dieu doit arriver : la philosophie elle-même[1] » — jouant, on le voit, avec l’image du mouvement local que le verbe « entrer » (kommen) suggère, pour désigner la philosophie comme « la région » où Dieu arrive.

Nous aborderons la question selon les deux critères suivants : 1) respecter la forme que suggère le dynamisme intentionnel propre à une interrogation ; 2) développer notre sujet conformément à l’invitation heideggérienne qui propose d’abord d’éclairer cette « région » qu’est la philosophie.

Encore que de façon non explicite, cette question a fait l’objet d’une grande partie des préoccupations philosophiques d’un autre philosophe allemand, Josef Pieper[2]. Elle peut dès lors être pensée à travers un travail herméneutique de son oeuvre. Quelques précisions s’imposent toutefois au préalable.

I. Herméneutique de l’oeuvre de Josef Pieper

L’interprétation de l’oeuvre de Pieper n’est pas sans difficultés. Il faut prendre acte, pour commencer, de sa réserve vis-à-vis de l’écriture. Il rappelle l’enseignement traditionnel selon lequel les plus grands maîtres n’écrivent pas, comme en fait foi ce texte, auquel il renvoie, de Thomas d’Aquin :

Il convenait que le Christ n’ait pas mis par écrit son enseignement. Premièrement à cause de sa dignité. Plus un docteur est éminent, plus le mode de son enseignement doit l’être. Et c’est pourquoi il convenait au Christ, comme au plus éminent des docteurs, de graver sa doctrine dans le coeur de ses auditeurs […]. Aussi, même chez les païens, Pythagore et Socrate, qui furent les plus éminents docteurs, ne voulurent rien écrire. En effet l’écriture n’est qu’un moyen ordonné, comme à sa fin, à graver la doctrine dans les coeurs des auditeurs[3].

Prétendre exposer sa pensée de façon « systématique », c’est risquer de la trahir dans son noyau même, d’aller à l’encontre de ce que l’auteur a voulu dire. Cette difficulté est d’ailleurs un problème général pour l’activité herméneutique, que Pieper lui-même soulève en reprenant la définition de Lonergan : « An interpretation is the expression of the meaning of another expression[4] ». Le texte qui se prétend l’interprétation d’un autre est également un texte. On a donc affaire nécessairement à une altérité textuelle, l’objet herméneutique ne fait que se déplacer. Même si on livrait dans un texte sa pensée, celui-ci n’ayant pas la singularité du texte de Pieper, on finirait donc, à la limite, par la passer sous silence.

En d’autres termes, les travaux herméneutiques qui démontent les couches des anciennes interprétations d’un texte n’offrent ainsi, en réalité, qu’une nouvelle couche. Même si cette aporie semble sans solution, on peut du moins structurer un texte de façon à maintenir l’esprit en alerte face à cette retraite inévitable de sens. Ceci nous semble possible grâce à la « question ». La tension intrinsèque du langage lui permet d’aller au-delà d’un contexte donné. Pieper a bien vu cela, ce qui explique d’ailleurs que le fil conducteur de la plupart de ses oeuvres soit une interrogation[5].

Deux remarques herméneutiques additionnelles nous paraissent indispensables.

Le langage qu’il utilise est exempt de « néologismes » et d’expressions techniques. Il ne cachait pas d’ailleurs qu’à ses yeux « les termes et la terminologie sont “choses faites”, délimitées et figées en vue de significations déterminées, de façon artificielle et en vertu d’une convention. Par contre, le langage et la parole sont quelque chose qui jaillit historiquement, quelque chose de naturel et qu’on ne peut fixer dans un sens unique délimité[6] ». Le moyen d’expression propre à la philosophie est le langage commun et non une terminologie particulière. Pieper cite à cet égard Thomas d’Aquin sur la dimension instrumentale de la main afin d’expliquer le rapport entre la terminologie et le langage. Cette relation y est exprimée en trois principes fondamentaux :

  • de même que nous ne pouvons construire la main, instrument des instruments, nous ne pouvons construire le langage ;

  • on fait donc toujours référence au langage historique, naturel — de même que l’instrument reste dépendant de la main ;

  • enfin, nous ne pouvons utiliser et comprendre la terminologie artificielle qu’en nous basant sur un accord, non pas terminologique, mais linguistique[7].

Souvent les oeuvres de Pieper ont un aspect fragmentaire, en apparence incomplet, comme si l’on n’y parvenait pas à mener jusqu’à son terme la réflexion. Ceci ne saurait toutefois décevoir que ceux qui, pressés par quelque souci de système, ne se rendraient justement pas compte de l’enjeu proprement philosophique de ce style[8].

Pieper donne lui-même, au surplus, dans la préface de son oeuvre sur Thomas d’Aquin, Philosophia negativa[9], les indications suivantes en vue de l’interprétation pertinente des textes :

Si une interprétation n’atteint pas le fond non exprimé, sous-jacent aux mots d’un texte, elle reste nécessairement inexacte pour le sens profond — aussi savamment que la lettre du texte puisse être commentée […]. Mais […] comment pourrait-on détecter de tels jugements implicites, donc non formulés dans le texte ? Il y a bien des manières possibles de s’y prendre. En voici en tout cas une, que j’ai bien des fois éprouvée : il n’est pas rare que la pensée implicite se manifeste […] par un saut dans la logique de la pensée, une sorte d’illogisme de l’argumentation […]. Ce qui importe, c’est ceci : il faut savoir s’étonner avec suffisamment de force dès qu’on rencontre de ces paralogismes apparents[10].

Une fois ce principe herméneutique énoncé, il précise que :

En ce qui concerne la philosophie de saint Thomas d’Aquin, il y a une idée fondamentale implicite qui détermine presque tous les concepts-clefs de sa vision du monde : c’est l’idée de création, ou, pour parler de façon plus juste, l’idée qu’il n’y a rien qui ne soit créature (hormis le Créateur lui-même), et aussi l’idée que le fait d’être créé détermine entièrement la structure interne de la créature[11].

Il est permis de se demander si ce n’est pas en vertu de l’intérêt que Pieper lui-même prête à cette notion qu’il a pu dévoiler pareille clef herméneutique dans l’oeuvre de l’Aquinate. Il nous semble en tout cas possible d’établir que cette même clef peut servir de guide pour la pensée du philosophe de Münster. Son projet a été vraisemblablement supporté par l’intention de ne pas exclure la « création » du monde[12] — encore que Pieper ne présente jamais cette notion comme le point de départ explicite du « philosopher ».

Gardant en perspective l’ensemble de l’oeuvre de Piper, nous avons choisi, à titre de référence principale, son texte « Défense de la philosophie » (« Verteidigungsrede für die Philosophie »), car on y trouve en esquisse les notions qui permettent d’aborder au mieux notre question.

II. La région du philosopher

Déterminer la « région » qu’on appelle « philosophie » implique déjà que l’on s’y introduise et demande que l’on manifeste ses positions fondamentales, ce qui, pour notre auteur, est d’ailleurs commun à toute question philosophique, puisque chacune implique d’une certaine manière le tout de l’existence, des convictions et des prises de positions ultimes[13]. Mais l’explicitation de ces « positions ultimes » ne peut se faire immédiatement et en une fois. Elle prend la forme d’un exposé successif.

Chez Pieper, la philosophie présente la forme d’une dé-régionalisation, d’un mouvement d’ouverture visant la signification ultime de tout ce qui nous apparaît. Ce qui s’exprime sous la forme : « philosopher est tout simplement se demander ce qu’il y a sur “tout ceci[14]” », ou dans les termes de Whitehead que Pieper cite souvent : « “What is it all about ?” (Qu’en est-il de tout cela[15] ?) ». Que penser du monde dans son ensemble ?

L’objet visé par la philosophie, « le tout » dont Pieper parle, est décrit chez lui au moyen de formules classiques. Il s’agit de tout ce qui s’impose, nous résiste, qui est là devant nous et de nous-mêmes ; il s’agit de ce « quelque chose qui s’offre à notre regard en opposant résistance ; […] cela signifie que je tombe sur cela, que je rencontre cela, que je le trouve devant moi, qu’il se met face à moi, comme ob-iectum », objet qui englobe le sujet lui-même : « parce que je m’oppose clairement à mon regard, dirigé vers moi-même, comme quelque chose que je trouve devant moi et qui m’offre résistance[16] ».

C’est ici que sont utiles ses positions fondamentales, évoquées plus haut, relativement au langage. Chez Pieper, une pluralité d’expressions cherchant à dire le même phénomène donnent à tort l’impression d’une imprécision. Car « préciser » veut dire découper, ce qui engage dans un mouvement contraire à la dynamique de « dé-régionalisation ». La pluralité d’expressions ou d’images tirées du langage naturel vise aussi à nous protéger de l’erreur d’une compréhension « littérale des mots », d’en rester là, ou de les considérer comme s’il s’agissait de « terminologie[17] ».

Il est constant, chez Pieper, de donner la parole à autrui, ce qui suggère que l’activité philosophique se réalise à l’intérieur de références. Celles qui visent les « anciens » reflètent l’optique « classique » de l’horizon attribué à la philosophie ; d’autres visent les modernes — tel Whitehead. Il est clair que l’ouverture du philosopher prend naissance et se développe à l’intérieur d’une « tradition[18] ». Si, de plus, la philosophie consiste surtout à « s’interroger », cela veut dire qu’on ne sort jamais de ces questions et que la philosophie se présente dès lors comme la dynamique d’un interroger qui est constamment relancé. Ainsi, dans presque toutes ses oeuvres, le philosophe de Münster prend-il d’abord conscience de la condition de la question philosophique dans le cas du problème particulier qu’il envisage[19].

Enfin, si la philosophie se présente sous la forme d’une question, voilà qui entraîne une disposition de l’esprit. Autrement dit, la philosophie n’est pas une « région » fixe, elle est un mouvement d’orientation intentionnel, voire un acte dans lequel s’engage tout l’existant. Afin de souligner ce dynamisme subjectif Pieper utilise chaque fois que possible la forme verbale « philosopher », de préférence à « la philosophie[20] ». Une autre formulation de notre question initiale s’impose donc désormais : « Comment Dieu entre-t-il dans le philosopher ? », plutôt que « dans la philosophie ? ».

III. La région de l’étonnement

Or la disposition propre à cet « interroger » — qui cherche la signification ultime de tout ce qui nous apparaît — semble beaucoup plus radicale. Il ne s’agit pas de mettre en marche, par une disposition choisie à notre gré, une opération mentale clairement définie qui produirait le processus philosophant[21]. Le philosopher, nous dit Pieper, n’est pas quelque chose qui peut être appris « […] de la même façon que l’acte poétique ne peut s’apprendre ; ni l’acte poétique par lequel on crée une poésie, ni l’acte poétique par lequel on saisit poétiquement[22] […] ». De quel type de question s’agit-il dès lors ?

Par interroger philosophiquement une chose, j’entends un processus existentiel qui se développe au centre de l’esprit, un acte spontané, pressant, de la vie intérieure, dont on ne peut se passer[23].

La thèse qui suit s’avère une sorte de pivot de sa pensée : « Il faut un stimulus, un “choc” pour que se mette en route la question sur le sens de la totalité du monde et de l’existence en général, c’est-à-dire, le philosopher[24] ».

Pieper propose, dans sa « Défense de la philosophie », deux exemples d’expériences privilégiées capables de nous introduire dans ce mouvement, lesquelles « peuvent présenter à nos yeux, à la condition de ne pas opposer de résistance, la totalité du monde et l’existence en général[25] » : l’expérience de la proximité de la mort et celle de l’amour « érotique » au sens grec du mot. De telles secousses (le mot allemand est Erschütterung) nous engagent à aborder en priorité la question concernant le tout.

Ce qui résulte de pareilles commotions présente des traits tout à fait particuliers. Pieper remarque que :

[…] à celui qui revient d’une telle expérience […] il ne sera pas facile de s’occuper de l’immédiat […] des exigences qu’impose le cours de la vie. Et surtout, il ne considérera pas cette incapacité temporelle […] comme un défaut, ni comme un empêchement, mais plutôt comme un enrichissement, comme une libération, comme la certitude de comprendre finalement de façon plus approfondie les choses du monde et de l’existence et de les estimer plus justement qu’avant[26].

Il faut cependant noter que si ces deux expériences sont, pour ainsi dire, paradigmatiques en ce qui concerne la « commotion » qui est à la racine du philosopher, elles ne sont cependant pas les seules. Il n’est pas indispensable d’expérimenter ces cas extrêmes pour que le philosopher soit produit. C’est pourquoi, il nous dit dans son oeuvre Tod und Unsterblichkeit :

Il n’existe absolument rien entre le ciel et la terre qui ne puisse faire d’étincelle qui allume la considération philosophique. Il suffirait d’une minuscule particule de matière ou d’un mouvement à peine perceptible que l’homme fait avec la main, pour donner lieu à la philosophie. Il n’est pas nécessaire d’aller à la recherche d’un objet qui se distingue par le « sublime » ou par son aptitude à donner place à l’abstraction. De tels objets sont toujours là, inévitables, au regard de tous[27].

Mais, il ajoute aussitôt : « Et cependant, il y a des sujets qui doivent être nommés “philosophiques” dans un sens éminent, car il appartient à leur nature de forcer à la réflexion sur l’être-là, dans sa totalité (Daseinsganzen). Parmi ces thèmes spécifiquement philosophiques, il y en a un qui se distingue de tous les autres, par sa condition inégalable : c’est celui de la “mort[28]” ».

Il s’agit donc, non pas de privilégier quelques expériences mais de souligner celles qui touchent davantage le coeur de l’homme lui-même, auxquelles le sujet ne peut, en principe, être indifférent. Ce n’est pas l’expérience « en-soi » qui produit le philosopher, mais cette ouverture, que peut donner cette expérience, qui se présente sous forme de questions sur le sens ultime des choses.

IV. L’étonnement et le doute

Situer la commotion ou le choc à l’origine du philosopher n’est certes pas une conception originale, mais bien plutôt d’une reprise de l’idée classique selon laquelle l’étonnement est le commencement du philosopher : « […] Dans le regard orienté vers les choses rencontrées quotidiennement jaillit le non-habituel, surgit ce qui n’est pas du tout évident. C’est justement ceci l’événement intime dans lequel on a situé depuis le commencement du philosopher, l’étonnement[29] ». Et plus loin : « Saisir dans le quotidien et l’habituel ce qui est véritablement inhabituel et non quotidien, le mirandum, est le commencement du philosopher[30] ».

En choisissant les expressions telles que celles de choc, commotion, secousse, Pieper cherche à produire à nouveau chez le lecteur l’étonnement devant l’étonnement. Il veut donc restituer sa force fondatrice à ce principe mais, par-là aussi sans doute, soustraire au doute ce privilège. Il prend soin de montrer la non-coïncidence entre l’étonnement et le doute. L’étonnement contient en soi le danger d’éloigner de la vie de tous les jours : « celui qui ose exister sous le signe de l’ancienne exclamation de l’étonnement : “pourquoi y a-t-il de l’être ?” doit être prêt à pouvoir perdre l’orientation dans le monde de tous les jours[31] ». Plus encore, l’étonnement peut nous plonger dans le doute. On peut en effet, être déraciné non seulement au point de perdre toute « sécurité » au sein de l’interaction ordinaire avec les choses, mais également, marque Pieper, on peut même, en un sens plus dangereux, perdre ses repères de sujets agissants en connaissance de cause[32].

L’état d’étonnement ne produit pas le doute, encore qu’il mette en lumière le caractère non définitif de nos évidences : « le sens de l’étonnement est de se rendre compte que le monde est plus profond, plus vaste, plus riche en mystère qu’il n’apparaît à la raison quotidienne. L’orientation interne de l’étonnement atteint son accomplissement dans le sens du mystère. Il n’a pas comme but de produire le doute, mais de réveiller la connaissance du fait que l’être, en tant qu’être, est incompréhensible et mystérieux[33] […] ».

Si le mouvement qui déclenche le philosopher échappe à notre volonté, alors le sujet se trouvant dans un tel état d’étonnement peut difficilement contrôler la direction qu’y prend la pensée. On peut juste identifier un signe qui permet de distinguer si l’on est entré dans la spirale du doute ou si l’on se situe dans la dimension de l’étonnement. Pieper relève en effet dans l’état d’étonnement la joie caractéristique qui l’accompagne.

Pour Pieper, en résumé :

  1. Philosopher a quelque chose en commun avec être touché par l’expérience de la proximité de la mort, ou secoué par l’éros, ou souffrir de la mort de la personne aimée[34] : « Philosopher ne s’insère pas non plus sans discussion dans l’engrenage de la routine de la vie du travail ; ne “s’ajuste” pas à ce monde[35] ». Il s’agit d’une sorte de transcendance eu égard à la logistique du monde faite pour des finalités pratiques, effectives, immédiates ; d’une transcendance quant au monde de l’utilité immédiate des actions[36]. On rejoint en ce sens l’affirmation classique selon laquelle philosopher ne sert à rien parce qu’il trouve son sens en soi.

  2. De la description de cette expérience de la philosophie découlera un premier rapprochement avec le monde artistique mais aussi avec le monde religieux. Car ce dépassement du monde du travail, attentif exclusivement à la réussite d’objectifs utilitaires, de l’exploitation et du rendement, s’applique également à la poésie. Celle-ci produit un effet aussi étrange que celui de philosopher et il en est de même pour le véritable acte religieux.

    L’acte philosophique n’est pas la seule façon de faire ce « pas au-delà ». La voix de la véritable poésie n’est pas moins incommensurable avec le monde du travail que la question du philosophe […]. Il en va de même avec la parole qui prie : « nous te louons, nous te glorifions, nous te rendons grâce pour ton immense gloire[37] » […].

  3. En outre affirmer que philosopher ne sert à rien revient à dire qu’« il y a un secteur de l’existence pour lequel les catégories telles que “rendement” […] “profit”, “efficiency”, n’ont aucun sens » et à dire que « malgré cela, ce secteur fait partie inéluctablement de la vie humaine. Bref, le philosopher est un agir libre[38] ». Voilà donc bien une nouvelle dimension du philosopher reliée au mouvement qui cherche le vrai et la liberté. Cette liberté se présente d’abord comme une qualité négative de ne pas être au service de quelque chose d’autre, pour se présenter ensuite comme la conséquence d’une disposition positive qui se constitue dans et par l’intense volonté de recherche du vrai : « qu’on ne s’intéresse, ne fût-ce qu’un instant, à une seule chose : que le sujet en question soit envisagé dans sa réalité, tel qu’il est[39] ».

  4. Cette référence à l’expérience de commotion rend donc plausible la notion d’objectivité que Pieper propose, qu’il serait difficile d’accepter autrement : « Le vrai philosopher complètement insouciant de la valeur de soi, en “se dépouillant de toute prétention” s’ouvre à l’objet insondable, dont la vue fait que le sujet, au-delà de toute affirmation de soi-même, abandonne la fascination qui provient de la nécessité d’imposer son propre “moi”, si “spirituel” et sublime soit-il[40] ». L’objectivité du philosopher se rapprocherait donc davantage du dépouillement de l’ascète que d’une « neutralité » pseudo-scientifique.

Le désir de la recherche du vrai doit être en réalité si profond et si vaste qu’il permette la manifestation des choses telles qu’elles sont. La qualité de cette perception si radicale requiert de se taire plutôt que de parler. Car seulement celui qui se tait, entend, nous dit Pieper. L’expérience de percevoir est donc appelée à prendre la forme du silence qui écoute : « plus la volonté d’entendre s’oriente radicalement vers le tout, plus le silence doit être profond et parfait[41] ». De sorte que philosopher signifie entendre dans la forme la plus absolue et totale, au point que « ce silence qui entend ne se voie ni perturbé ni interrompu par quoi que ce soit pas même par une question[42] ».

Notre description du philosopher doit dès lors être formulée comme suit : « Si l’on envisage la chose de cette façon, la question de celui qui philosophe ne correspond, à la rigueur, à aucune question. What is it all about ? : c’est plutôt quelque chose comme l’articulation du silence même, qui dans une ouverture totale, non circonscrite, prête attention au monde[43] ».

V. L’objectivité comme silence

Une telle perspective pose de multiples difficultés. Sa pertinence peut néanmoins être mieux saisie à la lumière de ce que Pieper entend par le « silence » propre à celui qui philosophe :

Le « silence » demandé au philosophe se distingue de l’objectivité dite scientifique, par la condition qui le rend possible. Car cette ouverture présuppose une sérénité sans laquelle on ne peut vraiment philosopher, c’est-à-dire, réfléchir avec toute la force de ses moyens sur ce qui, en définitive, par exemple, se passe réellement lors de la mort d’une personne. Pour des questions de cet ordre, il ne suffit pas d’une activité intellectuelle : une ouverture est requise, sans la moindre tension, des facultés les plus cachées de réponse de l’esprit, n’obéissant à aucune décision de la volonté.

Le « silence » « n’a rien à voir avec une passivité neutre […]. Il se nourrit plutôt d’un engagement forgé au plus profond de l’esprit, c’est-à-dire de la préoccupation et du souci de ne rien négliger de la réalité[44] ».

La sérénité et le « ne rien négliger » sont donc deux conditions de l’objectivité philosophique qui méritent un exposé plus détaillé.

VI. Sérénité : une attitude éthique ?

Si, chez Josef Pieper, on ne trouve guère de définitions de « notions clés », elles ne sont pas moins dites sous forme d’évocations. Pour exprimer ce qu’est dans son oeuvre cette sérénité propice au philosopher, on doit par conséquent compter sur quelques indices pour nous orienter dans la compréhension de cette attitude clé du philosopher. Ainsi, cette formule qu’il cite de Goethe : « Se dépouiller tout à fait de toute prétention[45] ».

Dans le même souci de clarification, Pieper rapproche la « sérénité » de la « simplicitas » — la simplicité de l’oeil, par exemple, qui fait que tout le corps est illuminé. Il renvoie pour cela à Mt 6,22 : « La lampe du corps, c’est l’oeil. Si donc, ton oeil est sain, ton corps entier sera dans la lumière ». En son traité sur la Prudence, il fait de cette citation biblique l’épigraphe de l’ensemble de l’oeuvre[46], opposant, dans ce même texte, la phronêsis à l’astuce (astutia), qu’il décrit comme cette espèce de sens simulateur et intéressé de celui qui n’est attiré que par la valeur tactique des choses, ce qui serait une caractéristique de l’intrigant. Il s’agit alors de l’homme incapable de regarder et d’agir avec droiture[47]. Cela nous permet donc de penser que l’acte philosophique présuppose une attitude éthique.

Un autre indice nous vient de son travail sur la tempérance. Pieper y rapproche la sérénité de la « catharsis » dont Aristote parle dans sa Poétique (VI, 2, 1449 b[48]). Finalement, on verra même que Pieper compare cette distension propice à la philosophie au loisir. Dans l’étude où il aborde la notion de philosophie à travers celle d’« école » et sa racine scholê (« loisir »), il écrit :

Le loisir (otius) n’est pas l’attitude de celui qui intervient mais de celui qui se détend : pas de celui qui saisit mais de celui qui lâche, et s’abandonne, presque comme l’attitude de celui qui dort (de fait, seulement celui qui s’abandonne se trouve dans la disposition de dormir). Et en réalité, de même qu’il semble exister un certain lien entre le manque de loisir (otius) et le manque de sommeil, de même l’homme, lorsqu’il s’agit du loisir, est semblable à ceux qui dorment, dont Héraclite l’Obscur disait qu’ils agissent et coopèrent dans le devenir du cosmos[49].

VII. « Ne rien négliger » exige-t-il de considérer les données de la foi ?

La volonté de recherche du vrai doit être si profonde et si vaste qu’elle permette la manifestation des choses telles qu’elles sont. La qualité de cette perception philosophante, avons-nous dit, est telle qu’elle exige davantage de se taire que de parler. Cette particularité impose donc une caractéristique à la méthode propre au philosopher ; elle ne peut pas se limiter à prendre en considération seulement ce qui est « absolument assuré » :

Procéder de « manière critique » ne signifie pas d’abord, pour le philosophe, admettre uniquement ce qui est absolument assuré, mais mettre tout son souci à ne rien escamoter[50].

D’une part, ce « ne rien négliger » est en quelque sorte une attitude contre l’esprit du système : « Garder les yeux ouverts sur cet insaisissable [la question de l’être], telle est précisément la fonction propre du philosophe ; on pourrait dire que sa “performance” est de nous mettre constamment en garde contre l’esprit de système, contre toute tentative prématurée de réduire l’univers à une simple formule, en laissant de côté tel et tel élément d’un tout qui se refuse à toute mutilation[51] ».

Cette spécificité de l’approche philosophante qui ne sait exclure d’avance aucune information, débouche d’autre part sur une conséquence qui concerne directement notre question initiale. Un principe qui serait inadmissible pour la méthode scientifique devient en effet une règle en philosophie : les informations qui ne sont pas tout à fait vérifiables ne peuvent pas a priori être exclues du champ propre du philosopher, et ceci parce qu’on ne peut pas décider d’avance si elles peuvent ou ne peuvent pas nous apprendre quelque chose. Telles, par exemple, des informations provenant du savoir de la tradition des peuples ou qui ne nous sont accessibles que par le biais de témoins, impliquant par conséquent un acte de foi en ces témoins. Pieper exprime cette idée de façon très convaincante :

« Là où le savoir suffit, on n’a pas besoin de la foi », cette proposition semble très pertinente. Mais le problème est de savoir selon quel critère déterminer « où le savoir suffit et où il ne suffit pas[52] ».

Ce savoir qui ne nous est accessible que par le biais de témoins, ne fait pas spécialement ni d’abord référence au savoir en matière religieuse, mais bien au savoir élémentaire relevant l’état minimal de confiance qui rend possible la vie en société. S’agissant de l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale, Pieper écrit :

[…] Ce sont seulement des expériences de cette sorte [celles d’un régime totalitaire dans lequel personne ne se confie à personne, un régime de mutisme] qui nous mettent dans la situation d’apprécier ce qu’il y a de véritablement surprenant, de non compréhensible en soi, dans le fait que les hommes parlent sans « méfiance » les uns aux autres. On voit alors par contraste combien il y a de compénétration humaine, d’affirmation mutuelle, de communauté, dans le simple fait que quelqu’un écoute quelqu’un d’autre et, en principe, se confie et croit en lui. […] Quiconque parle sans fausseté à quelqu’un d’autre, même lorsqu’il ne parle pas « en confiance », tend, de fait, la main et rend possible la communauté, comme, de son côté, quiconque écoute de bonne foi en accepte l’offre et serre la main[53].

Les informations non sûres ou supra-rationnelles mais fondamentales pour la vie en société ne peuvent donc, par principe, être exclues de notre considération philosophante. Mais Pieper va plus loin, remarquant que même ceux qui voudraient les exclure, les incluent en fait malgré eux dans leur pensée :

Tout porte à penser que l’homme, chaque fois qu’il tente de mettre au clair — en philosophant — le sens du monde et de l’existence dans son ensemble, recourt inévitablement à des informations qui sont « supra-rationnelles (du moins dans le sens qu’elles ne peuvent être confirmées ni par l’expérience ni par des arguments de raison[54]) ».

Voilà assez d’éléments réunis pour formuler à nouveau notre question initiale : « Comment Dieu entre-t-il dans la philosophie ? ». D’après Pieper, elle revient à demander : « Comment Dieu entre-t-il dans la silencieuse ouverture totale de celui qui philosophe sans rien négliger, pas même les informations non sûres ? »

Une amorce de réponse semble maintenant possible : dans le philosopher, une herméneutique des textes sacrés est justifiée dans la mesure où on a affaire à une dynamique d’étonnement, ayant à son origine une question qui ne peut rien exclure à l’avance. « Dieu » ou « le dieu » entre de la sorte dans le philosopher par le biais d’une considération des traditions sacrées. L’entrée de Dieu en philosophie ne doit donc pas être nécessairement le résultat d’une inférence logico-métaphysique.

La description de Pieper permet en outre de faire un pas de plus. Nous avions évoqué la joie lors de la description de l’étonnement. Or la joie mérite une attention spéciale, car elle est décisive en l’occurrence. La sérénité propice à l’étonnement est accompagnée ou produit une certaine distension et une joie, constat déjà été mis en évidence dans la tradition :

[…] de l’étonnement provient la joie, dit Aristote (Rhétorique I, 11.1371 a 30) et le Moyen Âge l’a répété : omnia admirabilia sunt delectabilia (I-II q. 32 a. 8) ; […]. La joie de celui qui s’étonne est la joie d’un débutant, d’un esprit prêt et attentif à quelque chose de toujours neuf, d’inouï[55].

Cette joie s’explique par l’affirmation implicite dans la dynamique d’interrogation née dans l’état d’étonnement. Le silence interrogateur du philosopher implique en effet, outre la sérénité, une sorte d’affirmation. Pieper nous dit que ce silence est semblable à celui qui habite la conversation de ceux qui s’aiment, lequel se nourrit de l’accord régnant entre eux. Pieper emprunte les mots de Hölderlin pour décrire ce regard : il s’agit d’un regard intérieur approuvant la réalité de la Création. L’activité de philosopher implique une attitude similaire.

Ce regard approbateur est un « regard amoureux » ; il consiste à « fixer le regard paisiblement sur l’aimé ». Bref, la description des conditions et de la structure du philosopher appelle un rapprochement avec ce que l’Occident dénomme « contemplation », rapprochement qui se justifie également par des raisons historiques. Le mot latin « contemplatio » traduit le mot grec « theoria » — la forme la plus accomplie du philosopher[56].

Mais pour mieux comprendre cela, les distinctions traditionnelles entre ratio et intellectus aussi bien qu’entre aimer et vouloir sont décisives :

Le Moyen Âge distingue la raison comme ratio de la raison en tant qu’intellectus. La première est la faculté de la pensée discursive, de la recherche, l’abstraction, la précision, la conclusion. En revanche l’intellectus est le nom de la raison en tant qu’elle est la faculté du simplex intuitus, de la « simple vision », à laquelle s’offre le vrai comme le paysage s’offre à l’oeil. Or, la faculté cognitive spirituelle de l’homme, et c’est comme cela que les anciens l’ont comprise, est les deux à la fois : ratio et intellectus ; et connaître est une opération conjoignant les deux. Le chemin du penser discursif est accompagné par la vue démonstratrice et sans effort de l’intellectus, lequel est une faculté de l’âme non pas active, mais passive, ou plus exactement, réceptrice ; une faculté dont l’activité consiste à recevoir[57].

Faculté de l’intuition, du regard réceptif aux choses qui s’offrent et nous pénètrent sans qu’il ait fallu un effort de captation.

La forme suprême de connaissance serait à cet égard cette soudaine idée géniale, que l’on reçoit facilement, et sans fatigue, tel un cadeau[58]. Dans les termes d’Héraclite, interprétés par Heidegger et Gadamer : « La foudre gouverne toute chose[59] ».

Il faut en outre, rappelions-nous, distinguer vouloir d’aimer : « Vouloir ne veut pas dire seulement “se décider à l’action […] en vertu de motifs” ; il n’est pas, simplement, un vouloir-faire ; il ne s’oriente pas seulement vers quelque chose qui doit encore être “produit” et donc n’est pas quelque chose de réel. Il appartient également au vouloir, c’est en tout cas ce que disent les anciens, d’affirmer, d’aimer ce qui est déjà […] ». C’est dire qu’aimer est l’acte premier de la volonté, la forme fondamentale de tout vouloir et l’origine permanente de tout mouvement de la volonté[60].

Le vouloir premier, qui éveille un connaître également originaire, dans le sens d’antérieur et situé à la racine de tout discourir, fonde donc cette sereine interrogation silencieuse accompagnée de joie en laquelle Pieper reconnaît à la fois la racine et le sommet de l’activité du philosophe. À l’origine de celle-ci se découvre en somme une approbation de la réalité. Son acte fondateur s’avère la considération des choses comme « bonnes ».

Ce qui paraît être exigé d’avance pour le philosophe, et préalablement à toute réflexion en particulier, c’est que, en se passant de toute utilité et de tout profit, il considère les choses comme « bonnes en soi[61] ».

Au lieu de rechercher une démonstration ou une description métaphysique de ce « bon en soi », notre auteur cherchera à rendre pensables ces axiomes de la tradition. Il se limite donc à décrire cet « avoir du sens en soi », comme le fait d’« être bon pour quelque chose dans la totalité de l’existence humaine[62] ».

« D’ailleurs [précise Pieper], si nous analysons la phrase classique […] “tout étant est bon”, omne ens est bonum, et si nous examinons sa signification exacte, on voit que ladite phrase ne signifie rien d’autre que le fait que le monde en tant que créé est voulu par Dieu, aimé par lui dans son acte créatif et, par conséquent, bon, du simple fait d’exister[63] ». Il ne s’agit pas là d’une inférence du type : « si les choses sont bonnes en soi, alors elles sont créées ». Il s’agit plutôt d’une relation d’évocation, une relation herméneutique. C’est assez dire qu’affirmer le monde comme fondamentalement bon en un contexte occidental nous mène à penser à ces textes sacrés où l’univers est justement créé et affirmé comme tel. Autrement dit, les repères religieux font écho dans notre regard philosophant. Ce qui nous permet d’entamer une herméneutique textuelle.

En d’autres termes, la méthode du « ne rien négliger » implique l’évocation du sacré et de textes sacrés dès le premier acte du philosopher, de sorte que de telles allusions n’ont pas à être écartées au nom d’une soi-disant rigueur méthodologique. Si d’aucuns rétorquent que justement lire cette approbation du monde comme une affirmation de bonté viendrait d’une vision religieuse du monde, Pieper leur donnera tout à fait raison, mais en rappelant la nécessité de considérer les textes sacrés afin de comprendre les structures culturelles, les préconceptions qui fondent notre façon de penser le monde. Il n’y a dès lors pas là une simple conclusion de type logique, procédant de l’affirmation ou approbation de ce qui est là et rend possible tout mouvement de la volonté, vers l’affirmation du monde comme étant quelque chose de créé. Il s’agit en outre du « ne rien négliger » qui impose de ne pas omettre les « lectures du cosmos » émanant de nos traditions.

Conclusion

Deux aspects sont à considérer ici, tout d’abord la notion de « philosopher » que propose Pieper en son herméneutique, puis celle de la question de l’entrée de Dieu en philosophie qu’elle implique.

Situer la contemplation comme la forme la plus accomplie du philosopher pourrait prêter à confusion, en l’opposant, par exemple, à l’« action » selon Blondel. Mais la contemplation selon Josef Pieper est activité et consentement, elle n’est donc nullement en opposition avec l’action en ce sens. Pieper désirait entre autres frayer un nouveau chemin de réflexion pour la génération universitaire d’après-guerre qui sortait d’une idéologie qui ne craignait pas d’affirmer : « Toute action a un sens (sinnvoll), même le crime ; toute passivité…, par contre, manque de sens[64] ».

L’optimisme de Pieper n’a rien d’« un bonheur naïf ». L’« approbation fondamentale » doit être comprise justement comme radicale, c’est-à-dire comme celle qui rend possible le tragique.

Ni le bonheur ni la contemplation ne sont possibles, écrit Pieper, sans à la base un consentement du monde dans son ensemble. Ce consentement n’a pas grand-chose à voir avec l’optimisme. Il peut se donner au milieu des larmes et même de l’horreur la plus extrême[65].

La question de savoir s’il s’agit d’une apologétique de la philosophie chrétienne mériterait, à elle seule, une étude particulière. D’après Pieper, la condition du philosopher est en réalité beaucoup plus complexe pour le croyant, car, en son cas, les données de foi ne pouvant pas par principe être mises à l’écart ni se limiter à de simples évocations, leur articulation devient beaucoup plus difficile, vu le rôle de premier plan qu’elles jouent dans la vie du croyant. Bien plus encore, penser la croyance en toute sa rigueur met le philosophe devant le risque de vivre une sorte de « martyre de foi », car les oppositions à celle-ci ne viendront pas seulement de l’extérieur mais bien du principe même de ne rien négliger, et donc de penser dans leur rigueur les données qui se présentent comme étant en opposition à la foi. Bref, le philosopher du croyant peut prendre, selon Pieper, des dimensions tragiques.

Aussi doit-on renouveler constamment l’idée selon laquelle pour celui « qui sait », croire est particulièrement difficile. Saint Thomas l’a situé pour cela proche du martyr [2‑2, 2, 10 ad 3.] Qui a atteint un certain degré de conscience critique ne peut se dispenser de penser de manière accomplie les arguments à l’encontre, aussi bien des « philosophes » que des « hérétiques » ; il doit leur faire face. […] La vérité de la foi ne peut être positivement démontrée par aucun argument rationnel ; et c’est précisément ceci qui configure la situation de celui qui croit. Pas seulement sa situation extérieure, […] mais sa situation interne même. Face aux arguments proprement rationnels, il n’y a pas non plus d’autres possibilités de résistance que la défense. […] Et celle-ci peut bien, comme dans le cas du martyr, prendre la forme d’une défense silencieuse[66].

La philosophie de Josef Pieper est une herméneutique qui tente de réintroduire sous une tout autre lumière le principe de « expositio reverenter ». Car de même qu’on ne peut à l’avance exclure des informations, de même on ne peut à l’avance considérer que la vérité des choses nous soit donnée sans références, ce qui, en langage herméneutique, veut dire qu’au lieu de vouloir faire « tabula rasa » — effort au bout du compte impossible et injustifié — on doit prendre en compte « les anciennes doctrines de vie », ne fût-ce qu’à la manière d’évocations « donnant à penser ». À cet égard les références à Thomas d’Aquin ont valeur de témoignage d’une tradition de vie et de pensée :

Il n’est pas particulièrement important que sa formulation procède d’un livre de saint Thomas […] il est plus important que la pensée appartienne aux réserves d’une tradition de sagesse, dont les origines s’entremêlent avec celles de l’histoire même et s’étendent sur le terrain de l’humain dans sa totalité […]. Il est cité comme témoin de cette tradition-là. Et cette interprétation n’est pas à proprement parler un regard de type historique. Notre objectif est plutôt de découvrir la lumière que jette la phrase citée sur la réalité que nous rencontrons et sur la réalité que nous sommes nous-mêmes[67].

La pensée de Pieper semble, à vrai dire, proche de celle de Gadamer, rapprochement qui mériterait du reste une analyse détaillée. Témoin ces propos du philosophe de Heidelberg :

Mais, avant tout, il aura fallu que la philosophie réussisse à penser l’homme en relation avec la mort, et ce, non sans avoir son regard constamment dirigé vers l’au-delà religieux (que ce soit vers la promesse ou vers l’arrêt comminatoire, comme celui du jugement dernier). Mais, pour ce que nous nommons, chez nous, philosophie, cela signifie que la question de la philosophie ne peut être posée que dans la perspective du paganisme grec et du monothéisme judéo-chrétien et mohammédien[68].

Au terme de notre parcours, la question initiale « Comment Dieu entre-t-il dans la philosophie ? » pourrait être résumée dans les termes suivants : Comment Dieu entre-t-il dans la silencieuse « ouverture totale » — qui ne néglige rien, pas même les informations non sûres — de ceux qui philosophent par et dans un étonnement qui comprend une approbation du monde comme radicalement bon, et par suite l’évocation de notions sacrées comme celle de la création ? Cette formulation reprend les éléments que nous avons développés au long de cet article, mais la question est devenue lourde. Il est fort probable que Pieper se serait vu obligé de la démonter, aussitôt formulée, pour y privilégier l’étonnement[69].