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Cet ouvrage est le premier livre en langue française qui n’ait jamais été consacré à cette maxime universelle « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Attestée dans toutes les grandes traditions religieuses depuis le ve siècle avant Jésus-Christ, elle n’a pris le nom de règle d’or (Golden Rule) que depuis le début du xviie siècle, en Angleterre. Elle a connu une diffusion surprenante dans le milieu protestant et elle jouit encore, surtout aux États-Unis, d’un prestige qui en fait une des maximes morales les plus répandues dans tous les domaines d’application (éducation, management, politique, théologie et philosophie morale).

Cette étrange appellation vient du monde anglo-saxon et on la retrouve originalement dans la bouche du grand prédicateur et théologien de la High Church, Thomas Jackson (1570-1640). Cette règle restera l’apanage des Anglo-Saxons jusqu’au début du xxe siècle. Le monde francophone commence progressivement à l’adopter.

Il faut partir de la grande diversité de ses formulations pour essayer de comprendre ce qui en est le fondement commun : se mettre à la place de l’autre, inverser les rôles. Il faut d’abord distinguer les formes négatives des formes positives. Puis celles qui partent d’un désir ou d’une crainte du sujet et celles qui se fondent sur un jugement de valeur.

Les formes négatives ou positives constituent ce qu’on appelle la règle d’empathie. La règle d’empathie négative pourrait s’exprimer ainsi : « Ce que tu ne veux pas subir, ne le fais pas à autrui ». C’est la forme la plus ancienne et la plus connue. On la trouve chez Confucius, dans la pensée indienne ancestrale, mais aussi dans le livre de Tobie. La règle d’empathie positive pourrait s’énoncer de cette manière : « Traite autrui comme tu voudrais être traité par lui ». On trouve cette formulation dans le Sermon sur la montagne (Mt 7,12) et dans le Sermon dans la plaine (Luc 6,31). On la trouve aussi dans l’hindouisme, dans le jaïnisme, dans le judaïsme, dans l’islam.

La règle d’or peut se transformer en règle d’équité : ce que tu reproches à autrui, ne le fais pas toi-même. Elle trouve son analogue dans la maxime : n’ayez pas deux poids deux mesures. Tout ce que je juge raisonnable ou déraisonnable qu’un autre me fasse, par le même jugement, je déclare qu’il est raisonnable ou déraisonnable de le faire pour lui dans la même situation.

Les deux formes (empathie et équité) ont en commun d’avoir pour clé de leur fonctionnement l’inversion des rôles, suggérant toutes deux de prendre le point de vue de l’autre partie. Leur point commun n’est pas la réciprocité, mais la réversibilité. La première formulation est plus affective (empathique) dans son inspiration, la seconde plus raisonnée. Cette proposition d’inverser les rôles ou de se mettre à la place de l’autre est donc en quelque sorte la clé de compréhension de la règle d’or.

Afin de mieux comprendre le sens exact de cette maxime, il n’est pas de meilleure façon que de parcourir toutes les déformations et malfaçons qu’elle a subies. L’ouvrage consacre plusieurs pages à rétablir le sens exact de la maxime. Il s’attarde ensuite à montrer comment, au cours de l’histoire, les théologiens ont tenté d’apporter des corrections à la règle d’or. Il est évident, selon l’auteur, que la maxime est sortie affaiblie par ces corrections.

L’ouvrage cherche par la suite à établir que la règle d’or est présente dans toutes les aires culturelles et religieuses de l’histoire de l’humanité, comme le démontre le livre de Benjamin Camfield écrit en 1671, et qui nous livre la première liste des citations précises de l’Antiquité gréco-latine, liste qui servira par la suite à argumenter l’universalité de la règle. On y trouve : Homère, Aristote, Épictète, Sénèque, Pline, Horace, etc. La découverte des nouveaux mondes, les références à la Chine et l’Amérique, démontrent l’universalité de la règle dans des univers religieux totalement étrangers aux grandes religions du Livre.

En Occident, il n’est pas exagéré de dire que la règle d’or n’a jamais été une formule figée. Elle est discutée par les Pères de l’Église, puis par les théologiens du Moyen Âge et de la Renaissance. Elle fait toujours l’objet d’un débat dans la philosophie occidentale. Bref, il y a une véritable histoire mouvementée de la règle d’or que l’on peut suivre sur vingt siècles de tradition.

Cependant, toute la tradition occidentale, des débuts du christianisme jusqu’aux Lumières, a présenté la règle d’or comme le principe fondamental de la loi naturelle. Comment expliquer l’origine de cette doctrine ? La loi naturelle est comprise comme une loi inscrite par Dieu dans le coeur de l’homme. Cette « naturalité » signifie que l’être humain peut, par lui-même, reconnaître ce qui est bien et ce qui est mal, en s’inspirant de ce qui lui fait horreur ou de ce qui lui plaît quand c’est à lui que cela est fait ou que c’est lui qui le fait. Le commentaire que les Pères de l’Église font du Décalogue par le biais de la règle d’or ira dans ce sens. La règle d’or n’est pas un précepte de plus, mais elle permet à l’être humain, par lui-même, de comprendre ce qui est bien ou mal en transférant à autrui ce qui lui paraît injuste ou douloureux pour lui-même, quand il le subit.

Si la règle d’or est devenue le principe fondamental de la « loi naturelle », comment cette règle est-elle compatible avec le message évangélique ? Que reste-t-il de la spécificité évangélique qui radicalise l’exigence d’amour ou du respect des autres, en poussant l’exigence jusqu’à l’amour de l’étranger et des ennemis ? La réponse évangélique est la suivante : ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur, mais n’attendez pas pour le faire qu’ils l’aient fait eux-mêmes (initiative unilatérale) et ne le faites pas pour qu’ils vous le fassent (désintéressement).

Il reste maintenant à rechercher les fondements anthropologiques et philosophiques de cette morale de la règle d’or. Ils sont fondés sur l’identification à autrui ou, plus précisément, sur l’empathie constitutive du sujet humain dans sa prise de conscience de lui-même. La primatologie, selon l’auteur, les neurosciences apportent déjà un premier éclairage sur les antécédents animaux de notre morale et sur les fondements neuropsychiques de cette relation à autrui. La phénoménologie décrit et élucide cette relation à autrui constitutive du moi, qu’elle dévoile en particulier dans la pitié et dans l’amour.

L’empathie n’est pas encore la morale elle-même. L’auteur démontre quelle éthique interpersonnelle peut se fonder sur elle et quelles sont ses exigences de responsabilité, dépassant le face-à-face immédiat et amical pour se centrer sur tout prochain, même lointain, même étrange et inamical. Bref, la règle d’or, comme l’affirme l’auteur, ne met en avant ni les vertus, ni le devoir, ni la loi : elle valorise l’autre, comme unique motivation de l’agir moral. La règle d’or invite à une moralité hétérocentrée. Ce qui est moralement bon n’a rien à voir avec une quelconque bonne conscience, avec la satisfaction du devoir accompli, d’avoir respecté des principes ou des commandements, ou d’avoir pratiqué quelque vertu héroïque. C’est une morale, pour reprendre les mots de Pascal, qui se moque de la morale.

La règle d’or revient de plus en plus sur la scène éthique. Le projet d’éthique planétaire du philosophe et théologien Hans Küng va dans cette direction. Cette exploration hétérocentrée ne semble plus se limiter à une sollicitude rapprochée. Elle consiste aussi à chercher à comprendre la complexité, la diversité, l’étrangeté du monde humain.