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Le professeur Vincent Carraud (de l’Université de Caen, Basse-Normandie) a fait paraître quatre livres depuis la première édition de son Pascal et la philosophie, en 1992, chez le même éditeur. Il a également été professeur invité à l’Université Laval et a par ailleurs reçu, en 2010, le « Grand Prix de Philosophie de l’Académie française » pour l’ensemble de son oeuvre.

Pour le résumer brièvement, tout ce Pascal et la philosophie me semble être un examen attentif et une articulation méticuleuse des positions pascaliennes sur une multitude d’aspects et de questions : on y trouve tour à tour une méditation sur la question des rapports entre Pascal et saint Augustin (p. 189), Pascal et Platon (p. 200), Pascal et Descartes (p. 219 et 364), Pascal et la théologie (p. 453), mais l’auteur établit aussi des correspondances avec plusieurs autres idées et penseurs influents, contemporains ou antérieurs. C’est pourquoi j’utilise volontairement le terme méthodologique d’« articulation » entre les idées pour décrire l’approche de l’auteur.

Cette réédition contient en outre une brève préface à la seconde édition (p. 7-8) et se subdivise en sept chapitres thématiques touchant successivement le statut de la philosophie chez Pascal, les discours théologiques et philosophiques, Descartes, Montaigne, le « Refus des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu », mais aussi l’infini et l’effroi, thèmes pascaliens par excellence et parmi les plus discutés. On se souviendra d’ailleurs de cet aphorisme célèbre : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (Pensées, 206). Beaucoup de questions sur les conceptions spirituelles de Pascal sont soulevées successivement par l’auteur, surtout dans la deuxième moitié : sur la métaphysique (p. 364), sur l’existence de Dieu (p. 364), sur la théologie (p. 453), et surtout sur son opposition presque viscérale à Descartes, car d’après Vincent Carraud, « Pascal ne conteste rien de moins que l’évidence cartésienne » (p. 244). Plus loin, l’auteur soulignera un rejet similaire de la part de Pascal envers saint Augustin (p. 456), et parlera même d’un « anti-philosophisme » chez Pascal à propos de la question de Dieu, car « son Dieu n’est pas celui des philosophes » (voir la n. 1, p. 454).

En lisant ce livre dense et riche, je me demandais constamment si cette lecture assez pointue ne devrait pas être réservée qu’aux philosophes d’expérience dont les recherches toucheraient spécifiquement Blaise Pascal et ses fameuses Pensées. Je ne le crois pas. L’ouvrage aborde l’histoire des idées et comporte beaucoup d’autres qualités pédagogiques. Sur le plan méthodologique, ce livre de Vincent Carraud est clair et rigoureux ; il pourrait servir de guide à d’éventuels doctorants quant à la manière d’articuler les concepts et les idées dans un effort de systématisation efficace, souvent dans une approche interdisciplinaire qui alterne élégamment entre l’histoire des idées, la philosophie, la théologie, et les intersections entre ces domaines, mais sans pour autant surcharger son appareil critique ou théorique. Il y sera même question d’une « anthropologie pascalienne » pour désigner la discontinuité, voire « l’impossibilité d’un ordre accompli » (p. 296). En outre, on trouve chez Vincent Carraud une volonté constante d’expliciter, mais également de déconstruire, et parfois de s’éloigner de la philosophie ; il écrit : « Or, pour Pascal, le mérite de Platon naît quand sa philosophie n’en est plus une » (p. 200). Cette affirmation péremptoire n’est pourtant que l’écho de la question de départ qui ouvre la « Problématique » de l’ouvrage : « La pensée pascalienne relève-t-elle de la philosophie ? » (p. 10). En soi, cette question initiale aurait certainement constitué un sous-titre beaucoup plus précis pour ce livre au titre trop bref et qui semblerait un peu trop large à première vue.

Le style de Vincent Carraud est éloquent et parfois même passionné, par exemple à propos de la conception pascalienne de Dieu, à l’opposé de celle de beaucoup de philosophes : « Pascal reprend et subvertit ou déconceptualise les concepts du cartésianisme jusqu’à la ruine de la métaphysique et construit sa propre pensée sur et avec les ruines de ce qu’il a détruit » (p. 453). Plusieurs commentateurs et spécialistes de Pascal (Henri Gouhier, Philippe Sellier) sont également convoqués dans le corps du texte, du début à la fin. Et les derniers chapitres sont les plus stimulants ! C’est un réel plaisir que de se laisser guider par un philosophe aguerri dans cette suite d’exercices comparatifs tout à fait réussis, rédigés sans trop recourir au jargon (on lui pardonnera l’usage du terme « égologie » pour étudier l’ego, p. 289 et suiv.). En somme, à travers le parcours que nous propose ici Vincent Carraud, c’est toute une réflexion sur les fondements de la philosophie et sur les limites de la métaphysique qui nous est donnée à lire. L’ouvrage mérite un auditoire large parmi les philosophes, les théologiens, et les chercheurs en sciences des religions.