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Médecin, président de l’Union des communautés juives italiennes, auteur de nombreux ouvrages sur le judaïsme italien et contemporain, Amos Luzzatto nous présente ici une traduction et un bref commentaire du livre de Qohélet. L’ouvrage est divisé en trois parties : une introduction (p. 5-29), une traduction commentée (p. 33-74) et une postface (p. 75-93), signée par Salvatore Natoli, professeur de philosophie à l’Université de Milan.

À la question posée dans le titre, Qui était Qohélet ?, Luzzatto commence par rappeler les interprétations talmudiques et midrashiques bien connues, selon lesquelles Qohélet serait nul autre que Salomon devenu vieux (p. 5-6). Toutefois, pour expliquer la forme féminine du mot Qohélet et l’emploi du verbe au féminin qui l’accompagne en Qo 7,27, Luzzatto considère que Qohélet, du moins celui qui parle, est véritablement une femme. Cette femme sage serait peut-être l’élève du vieux Qohélet, qui agissait comme son porte-parole au moment où il était devenu pénible pour lui de parler longuement et de se souvenir de ses moments heureux de jeunesse (p. 7) ! À ce sujet, il précise que l’opposition, en Qo 3,2, entre enfanter (et non naître) et mourir est présentée du point de vue d’une mère. Il en irait de même de l’emploi du verbe « coudre » en Qo 3,7 (p. 8) !

Puis, à partir de l’épilogue du livre, qu’il refuse de considérer comme un ajout (p. 17) — à ce sujet, sa lecture du livre de Qohélet est purement synchronique et il refuse de faire appel à l’éternelle bouée de secours que représente l’hypothèse d’un glossateur (p. 49) — et plus précisément à partir de Qo 12,10, Luzzatto affirme que les quatre mots-clés du livre de Qohélet sont les suivants : la recherche, l’utilité, la rectitude et la vérité (p. 8). L’objet de la recherche sapientiale est de comprendre la réalité (p. 9-15). Cette recherche est utile, car elle repose sur une science pratique, sur une théorie applicable à la vie quotidienne (p. 15-16). En ce qui concerne la rectitude et la vérité, Luzzatto fait remarquer que Qohélet ne fonde jamais sa pensée sur des commandements ou des préceptes divins et qu’il n’emploie jamais le mot bryt, « alliance ». Le point de départ de Qohélet est plutôt empirique : il examine les comportements humains et conclut que l’essentiel est de respecter Dieu. À ce sujet, Luzzatto est d’avis que la traduction du verbe yr’ par « craindre » est incomplète et que la traduction par « respecter » est préférable (p. 16-20).

Sa traduction du livre de Qohélet est parfois tout aussi étonnante que son commentaire. Deux exemples suffiront à illustrer mon propos : le mot-clé hbl en Qohélet et le mot ‘lm en Qo 3,11. En ce qui concerne le mot-clé du livre, Luzzatto refuse de le traduire par « vanité » (p. 26). Il rend Qo 1,2 et 12,8 comme suit : « Souffle éphémère, dit Qohélet, souffle éphémère, tout est souffle » (p. 33) ; « Souffle vain, a déclaré Qohélet, tout s’évanouit » (p. 73). Ailleurs, il traduit le mot hbl de diverses façons : « souffle évanescent » (Qo 1,14 ; 2,1.11.15.17.19.21.23.26 ; 3,19 ; 4,4 ; 5,9 ; 6,2.4.9 ; 7,6 ; 8,10 [avec fiato et non alito].14b), « souffle éphémère » (Qo 4,16 ; 11,10), « choses évanescentes » (Qo 4,7), « oeuvre évanescente » (Qo 4,8), « évanescence » (Qo 6,11), « éphémère » (Qo 9,9a), « fugace » (Qo 9,9b), « évanescentes » (Qo 5,6), « vain(e) » (Qo 7,15 ; 11,8), « évanouis » (Qo 6,12) et « acte pervers » (Qo 8,14). En résumé, il reconnaît donc au mot hbl une signification négative, qui souligne l’inconsistance et l’apparence des choses (p. 33). Sa traduction du texte de Qohélet n’est toutefois pas toujours aussi intéressante et appropriée. C’est par exemple le cas du mot ‘lm, en Qo 3,11, qu’il traduit par « monde » et non par « sens de la durée » ou « éternité ». Dans son commentaire, il précise que l’oeuvre accomplie par Dieu correspond à la nature. Il en déduit que l’être humain peut connaître cette nature grâce à sa propre intelligence qui a néanmoins été donnée par Dieu (p. 42). Cette traduction-interprétation qui donne un sens spatial au mot ‘lm est irrecevable. La traduction par « cacher », proposée par Natoli, qui reprend une interprétation de Rashi (p. 85), n’est pas davantage acceptable, car le mot ‘lm ne peut avoir qu’un sens temporel. D’une part, dans le contexte immédiat du v. 11 (voir le mot « temps » et l’expression « début jusqu’à la fin ») et dans le contexte général (Qo 3,1-15), la temporalité constitue le sujet principal et, d’autre part, le mot ‘lm a toujours un sens temporel dans tous les autres textes du livre de Qohélet (voir particulièrement Qo 3,14), voire dans tout le Tanak.

Comme le dit si bien Natoli dans sa postface, toute traduction est une interprétation (p. 75). Bien que j’estime que la traduction de Luzzatto soit discutable sur de nombreux points, Natoli n’a pas totalement tort lorsqu’il affirme qu’elle a le mérite d’être nouvelle et, par conséquent, qu’elle permet d’accéder, surtout pour ceux qui ignorent la langue hébraïque, à ce qu’on pourrait appeler dans un certain sens la vérité du texte (p. 75-76). Avec un tel propos, on aura compris que, pour l’essentiel, la postface de Natoli est en parfaite convergence avec les interprétations de Luzzatto. Résumant les interprétations de ce dernier, Natoli affirme que Qohélet ne serait pas un pessimiste (p. 78 et 80), mais plutôt un réaliste (p. 77) qui invite à vivre sa vie avec équilibre et mesure (p. 81). Qohélet ne serait pas davantage un relativiste, mais plutôt un pragmatiste (p. 86). En bref, toujours à la suite de Luzzatto, Natoli est d’avis que la crainte ou le respect de Dieu constitue le coeur du message de Qohélet (p. 81, 86). Selon Natoli, c’est même cette présence de la crainte de Dieu qui distingue Qohélet de Job. En effet, si Qohélet, à la différence de Job, n’intente pas de procès à Dieu, c’est parce que la crainte de Dieu, qui est en conformité avec la loi, est un bien en soi (p. 89).

En définitive, s’il est certain que les interprétations proposées par Luzzatto et reprises par Natoli ne feront pas l’unanimité parmi les spécialistes du livre de Qohélet, la conclusion éthique de Natoli, elle, même si elle n’a rien à voir avec le livre de Qohélet, suscitera sans doute moins de débat : aime le Seigneur et désire pour autrui ce que tu désires pour toi (p. 93).

Professeur d’exégèse à la Faculté pontificale de théologie de l’Italie méridionale de Naples, Vincenzo Scippa était déjà connu par ses travaux sur les Psaumes. Il nous présente maintenant un commentaire sur le livre de Qohélet. Dans l’introduction (p. 11-26), l’auteur aborde très rapidement les principaux thèmes qu’on a l’habitude de retrouver dans ce genre d’ouvrage : date, lieu de composition, unité d’auteur, influences, structure du livre, canonicité du livre, etc. Le commentaire occupe les pages 27 à 300. La conclusion, intitulée « Qohélet et Jésus », présente quelques ressemblances et divergences entre les enseignements de ces deux maîtres de sagesse (p. 301-305). Un lexique (p. 307-324), une brève bibliographie (p. 325-327) et un tableau signalant l’usage liturgique du livre de Qohélet dans l’Église catholique (p. 328) terminent l’ouvrage.

Selon Scippa, l’auteur du livre de Qohélet était probablement un professeur à l’école de Jérusalem, une sorte de philosophe hébreu itinérant qui, à l’époque du règne d’Antiochus III (223-187), cherchait à faire dialoguer la foi hébraïque et la philosophie populaire hellénistique, comme celle des cyniques, des épicuriens et des stoïciens (p. 13-14 ; 304). Étonnamment, aucun argument ne vient justifier une telle datation. Scippa semble plutôt emprunter un raisonnement circulaire : d’une part, comme le livre a été rédigé à la toute fin du 3e siècle avant l’ère chrétienne, son auteur a été clairement influencé par la philosophie grecque ; d’autre part, comme il a été influencé par la philosophie grecque, il ne peut que dater de la fin du 3e siècle avant l’ère chrétienne ! Les influences grecques semblent avoir été assez importantes puisqu’il estime qu’on trouve dans le livre de Qo des références ou des allusions au stoïcisme (Qo 6,10-12), à l’épicurisme (Qo 1,9 ; 3,15 ; 2,24-26), au scepticisme (Qo 2,26 ; 3,19), mais aussi et plus précisément à Ménandre (Qo 1,2 ; 12,8 ; 5,4-5), Homère (Qo 1,3b), Euripide (Qo 1,3b ; 11,7) et Théognis de Mégare (Qo 4,1-3 ; 8,17) (p. 14-15 ; 30 ; 114 ; 125 ; 314). Par ailleurs, les influences ne sont pas que positives, car des passages comme Qo 4,17 et 6,11 pourraient peut-être refléter une polémique contre la mentalité grecque et hellénistique (p. 147 ; 175). En ce qui concerne les autres cultures du Proche-Orient ancien, il se contente d’écrire que la pensée de Qo 8,7 est similaire à celle d’Ahiqar (p. 307) et que Qo 4,1 et 5,5 ont des affinités avec l’Instruction de Mérikarê et la Sagesse d’Ani (p. 313-314). Malheureusement, le comparatisme pratiqué par Scippa est incomplet et superficiel. Par exemple, lorsqu’il compare le refrain hkl hbl à l’expression ta panta tuphos de Monime, il omet de situer les deux formules dans leur contexte respectif. Qui plus est, il omet de signaler que d’aucuns ont également rapproché ce refrain du livre de Qohélet à l’emploi du mot shâru, « vent », dans l’Épopée de Gilgamesh (2,4,142-143). De même, lorsqu’il affirme que l’expression « sous le soleil », inconnue dans la Bible, se retrouve chez Homère et Euripide, il omet de signaler que cette expression est déjà bien attestée en Mésopotamie dans une inscription akkadienne du roi élamite Untashgal (-12e siècle), ainsi que dans des inscriptions phéniciennes de Tabnit (-6e siècle) et dans une inscription du sarcophage d’Esmounazar, roi de Sidon (-5e siècle). Quoi qu’il en soit, on ne saurait déduire à partir de ces parallèles si l’auteur du livre a été influencé par le monde sémitique et/ou le monde grec.

Comme tous ses prédécesseurs, Scippa a dû expliquer les contradictions apparentes ou réelles qui sont présentes dans le livre de Qohélet. Il est notoire que de nombreux commentateurs, surtout au 20e siècle, ont été d’avis que ces contradictions provenaient du fait que le livre de Qohélet aurait été rédigé par plus d’un auteur. À ce sujet, l’unité du style et du vocabulaire fait croire à Scippa que le livre aurait été rédigé par un seul auteur, à l’exception de Qo 12,9-14 qui proviendrait d’au moins deux auteurs (p. 13 ; 285 ; 310), de Qo 1,1 qui serait de la main du rédacteur de l’épilogue (p. 13 ; 28 ; 285 ; 310), de Qo 1,2 et 12,8 qui seraient de la main du rédacteur qui visait à résumer la pensée de l’auteur (p. 29 ; 272 ; 277), et du mot « pierres », en Qo 3,5a et b, qui serait une glose visant à clarifier la double fonction du verbe « jeter » qu’on trouve également au v. 6 (p. 73). Quant à Qo 4,17-5,6 et Qo 5,8, il se contente d’affirmer que ce sont peut-être des interpolations d’une main postérieure ou d’un glossateur (p. 145 ; 157).

Par ailleurs, pour résoudre les contradictions apparentes ou réelles, Scippa a également recours à la fameuse théorie des citations. Malheureusement, à l’instar des exégètes qui ont remplacé le mot glose par le mot citation, il ne donne aucune définition de la citation. Qui plus est, comme il n’est jamais en mesure de nous montrer les sources précises d’où proviendraient les citations, ne serait-il pas plus juste de parler d’allusions ? En effet, le propre de l’allusion est d’être implicite ; par conséquent, elle exige de la part du lecteur un effort de décodage beaucoup plus grand que la citation. Quoi qu’il en soit des différentes définitions qu’on pourrait donner aux mots « citation » et « allusion », le problème posé par l’hypothèse des citations ou des allusions est le même que celui de l’hypothèse des gloses, c’est-à-dire celui de leur délimitation. À ce sujet, Scippa est beaucoup plus réservé que maints commentateurs du livre de Qohélet, puisqu’il n’identifie explicitement comme citation que les passages suivants : Qo 1,18 ; 2,14 ; 5,2 ; 7,5-7 et 10,15 (p. 43 ; 63 ; 147 ; 183 ; 240).

En ce qui concerne la structure littéraire du livre, Scippa adopte pour l’essentiel l’interprétation de Vittoria D’Alario, qui est fort intéressante. Il divise donc le livre en deux grandes parties (Qo 1,1-6,12 et 7,1-12,14), la première étant plus élaborée et mieux organisée que la seconde (p. 16 ; 25-26). Qo 6,10-12 constitue donc la péricope de transition, qui récapitule ce qui a été dit et annonce ce qui vient (p. 174).

Le commentaire proprement dit est divisé en vingt chapitres qui correspondent à autant de péricopes. L’analyse de chacune des péricopes suit un plan très précis qui comprend cinq sections : la traduction, la lecture avec Israël, la lecture avec le Christ et les auteurs du Nouveau Testament, la lecture avec l’Église et, en dernier lieu, l’actualisation.

Puisque traduire, c’est déjà interpréter, la traduction suscitera inévitablement plusieurs critiques. Par exemple, Scippa rend quasi systématiquement le mot hbl par vanité, sauf en de rares passages où il opte pour différents termes : souffle (Qo 6,4 ; 11,10), illusions (Qo 5,6), vides (Qo 6,11) et fugace (Qo 9,9a ; en 9,9c, il omet simplement de traduire le mot hbl). Par ailleurs, dans la section intitulée « Lecture avec Israël », où l’auteur fait l’exégèse du texte de Qohélet, il estime que le mot hbl désigne d’abord tout ce qui est incompréhensible pour l’être humain (p. 19 ; 29 ; 42 ; 60 ; 62 ; 157 ; 158 ; 175 ; 222 ; 262 ; 311 ; 312), ce qui est inexplicable (p. 135) ou énigmatique (p. 312), mais non pas ce qui est absurde, car il considère que le monde créé est le résultat d’un plan divin qui a une rationalité parfaite (p. 311). Paradoxalement, il n’hésite pas à paraphraser le mot hbl à l’aide du mot « absurdité » (p. 29 ; 42 ; 135 ; 136 ; 145 ; 157 ; 158 ; 213 ; 214 ; 239), mais sans jamais vraiment définir ce qu’il entend par ce terme.

Dans les quatre autres sections de son commentaire, qui occupent près de la moitié de son livre, Scippa propose exclusivement des lectures chrétiennes du livre de Qohélet. Certes, d’un point de vue canonique, de telles lectures ne sont aucunement interdites. Mais elles deviennent fortement discutables lorsqu’elles ne visent qu’à occulter entièrement le caractère original et dérangeant de la philosophie religieuse de Qohélet. En effet, il n’est pas exagéré de dire que le livre de Qohélet sert carrément de prétextes à diverses considérations théologiques, spirituelles et morales. Par exemple, dans la section intitulée « Lecture avec le Christ et les auteurs du Nouveau » et qui porte sur Qo 1,12-2,11, Scippa cite une quarantaine de textes du Nouveau Testament qui mentionnent le nom de Jérusalem. Bien entendu, ces textes n’ont absolument aucun lien avec la mention de Jérusalem en Qo 1,1.12. Puis, après avoir signalé que Qohélet, en 2,8-10, s’est vanté d’avoir accumulé des richesses, Scippa insiste longuement sur le fait que les textes du Nouveau Testament dénoncent les dangers des richesses. Bien entendu, dans la section intitulée « Lecture avec l’Église », qui présente essentiellement des textes des Pères de l’Église, Scippa sélectionne des extraits qui dénoncent les richesses. Enfin, dans la dernière section qui a pour titre « Actualisation », Scippa dénonce une fois de plus les richesses à l’aide de cinq citations : deux de L’imitation de Jésus-Christ, oeuvre pieuse du 15e siècle, une du curé d’Ars, connu aussi sous le nom de saint Jean-Marie Vianney, patron des curés de paroisse, une de Josemaría Escrivá, fondateur de l’OpusDei, et une de Mère Teresa de Calcutta. Cet exemple n’a rien d’une exception. La preuve, c’est que j’ai relevé, pour les sections intitulées « Actualisation », pas moins de treize citations du curé d’Ars, dix citations de L’imitation de Jésus-Christ, neuf citations de Josemaría Escrivá, trois citations de Mère Teresa, sans compter, entre autres auteurs, douze citations de Jean-Paul II, onze citations de Benoît XVI et quatre citations de Paul VI ! Avec de telles citations, il n’est pas étonnant de lire, dans la dernière « actualisation » qui porte sur Qo 12,10, que le Christ est de loin supérieur à Qohélet, dans l’art de narrer, de parler, de raconter… (p. 294) !

En bref, les réflexions théologiques de Scippa reflètent davantage une vieille spiritualité catholique qui n’a aucun lien avec le livre de Qohélet. C’est pourquoi son commentaire est décevant, d’autant plus qu’il n’apporte rien de nouveau sous le soleil d’un point de vue strictement exégétique.