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Dans ce livre d’une présentation soignée et d’une typographie impeccable, le Père Lawrence Dewan, o.p., professeur au Collège dominicain d’Ottawa, a regroupé, selon un ordre systématique, quelques articles, parmi plusieurs autres, qu’il a consacrés, depuis près de vingt-cinq ans, à l’importance de la cause formelle et au concept d’être en métaphysique thomiste. Je dois dire que j’ai éprouvé beaucoup de satisfaction à suivre pas à pas les analyses textuelles méticuleuses et nuancées, toujours suggestives, par lesquelles ce chercheur émérite réussit à éclairer ces deux thèmes difficiles et centraux au point d’en renouveler l’interprétation et d’en souligner le caractère fondamental. Les débats qu’il engage avec des opposants, parfois redoutables, sont tous motivés par la recherche de la vérité et, malgré leur vigueur, n’excluent jamais la bienveillance et l’humour.

Il faut lire à ce propos le chapitre 6 intitulé : « St. Thomas and Analogy : The Logician and the Metaphysician », dans lequel, sans se porter à la défense du traité de Cajetan, De nominum analogia, il reproche à son ami Ralph McInerny, directeur du Maritain Center de l’Université Notre Dame, d’avoir, dans son essai Aquinas and Analogy, fait une lecture composite et déroutante de la triple division de l’analogie proposée par saint Thomas en 1,19 de son commentaire des Sentences de Pierre Lombard, une division que le Père Dewan connaît bien pour l’avoir utilisée comme pièce maîtresse de sa thèse sur Johannes Capreolus. Il amorce sa critique en citant Charles De Koninck : « […] analogy is primarily a logical problem, to be used eventually in analogical naming by the metaphysician […] » (« Metaphysics and Interpretation of Words », Laval théologique et philosophique, 17, 1 [1961], p. 33), puis il argumente de façon très méthodique et avec une ardeur qu’il ne tente pas de dissimuler. Il s’applique à montrer que saint Thomas fait sienne la distinction tripartite des types d’analogie et que le deuxième — dit d’inégalité — est important en ce qu’il indique qu’un terme peut être considéré univoque par le logicien (secundum intentionem), mais analogue par le métaphysicien (secundum esse). Il faut distinguer le genre logique qui a une seule signification du genre métaphysique dont la signification varie selon sa réalisation dans les choses. À ce dernier point de vue, « corps » se dit analogiquement des corps corruptibles et des corps incorruptibles. Le Père Dewan est loin de céder au plaisir de la polémique. Avec une aménité qui ne se dément pas, il tente de sauvegarder ce qui est préalable à la métaphysique, le caractère légitime des divisions de l’analogie faites par le métaphysicien pour dénommer les réalités qu’il étudie, même si le logicien, limité aux intentions logiques, ne peut s’y reconnaître tout à fait. Le métaphysicien s’intéresse à la fondation dans la réalité des dénominations analogiques qui sont pleinement elles-mêmes quand leur fondement est dégagé. C’est aussi avec modération et peut-être trop brièvement que le Père Dewan met en doute la déclaration de Ralph McInerny selon laquelle saint Thomas ne parle jamais d’analogie de l’être — « terminologically speaking, there is no analogy of being in St. Thomas » (Aquinas and Analogy, The Point of the Book, p. 162) — surtout, assurément pas à propos de « la dépendance causale dans laquelle se produit la descente hiérarchique de tous les êtres à partir de Dieu ». Le Père Dewan s’oppose à ce point de vue et renvoie à la Summa theologiae Ia, q. 4, a. 3, où l’Aquinate stipule que la ressemblance de l’effet à la cause n’est, de la créature à Dieu ni spécifique ni générique, mais selon une certaine analogie (secundum aliqualem analogiam), puisque l’esse lui-même est commun à tous (sicut ipsum esse est commune omnibus). Ainsi donc tous les êtres provenant de Dieu, qui est le principe premier et universel de l’être, lui sont de façon lointaine, semblables en tant qu’êtres. Malgré la présence des concepts logiques pour désigner les degrés de similitude, il s’agit bien d’une analogie ontologique, les concepts logiques tenant lieu de concepts métaphysiques à préciser. L’analogie réfère à un premier, Dieu, tous les êtres créés. Nous sommes sur le plan de l’être : « Dieu est être par essence (per esentiam), et les autres par participation », affirme saint Thomas pour expliquer l’expression, selon l’analogie seulement. Pour consolider sa thèse d’après laquelle l’analogie est exclusivement logique, Ralph McInerny soutient, de plus, à quelques reprises, que l’ordre des noms et l’ordre des choses nommées ne sont pas identiques, si ce n’est par accident (Aquinas and Analogy, p. 11 et 162). Le Père Dewan laisse planer un fort doute sur l’attribution à saint Thomas du caractère « adventice » ou « accidentel » de la possibilité qu’il y ait le même ordre entre les choses considérées en leur être et les noms utilisés pour les désigner et de l’absence de lien intrinsèque entre cette identité et l’analogie des noms ou l’analogie de l’être (p. 90, n. 29). Ironiquement, il note que l’expression « per accidens » parcourt en son entier l’essai de Ralph McInerny. Avec diplomatie, il ne s’engage pas plus avant dans cette contestation, mais ses remarques sont opportunes et justifiées.

Ayant reçu sa formation philosophique au St. Michael’s College de l’Université de Toronto et à l’Institut pontifical des études médiévales où enseignaient Étienne Gilson et Joseph Owens, le Père Dewan leur rend hommage en révélant qu’ils ont incarné à ses yeux la recherche sérieuse de la vérité. Il a dû cependant s’en dissocier plus tard à propos du lien entre l’enseignement d’Aristote et celui de saint Thomas, et à propos de l’importance accrue qu’il fallait accorder à la cause formelle en métaphysique. Le Père Dewan voue aussi une grande admiration à Charles De Koninck dont il cite longuement, de la page 126 à 131, les deux articles sur l’indéterminisme parus dans la Revue thomiste (1937) et dans L’Académie canadienne Saint-Thomas d’Aquin (1937). On retrouve aussi en complément une citation de l’essai intitulé Le Cosmos dont un extrait a été publié dans le Laval théologique et philosophique en 1994. Cet essai l’a enthousiasmé et il promet d’y revenir prochainement. Le statut de la forme au cours de l’évolution l’intéresse particulièrement ainsi que l’éduction des formes de la potentialité de la matière et le recours à un esprit extra-cosmique comme explication philosophique de ce phénomène.

Il n’est pas facile de présenter un ouvrage d’une telle ampleur et d’une telle densité. Deux chapitres ont retenu en priorité mon attention, le chapitre 4 et le chapitre 8. Le chapitre 4 se distingue par son originalité et son caractère révolutionnaire : « L’être qui appartient à la métaphysique est l’être pur que nous connaissons comme la véritable source de toute opération intellectuelle » (p. 60). Le chapitre 8 porte sur la cause formelle comme principe et cause de l’être. À ce titre, la cause formelle détiendrait en métaphysique la primauté.

1) Le chapitre 4. Il est inévitable qu’on s’interroge sur la connaissance de l’être qui permet d’accéder à cette science. Saint Thomas enseigne que notre première connaissance intellectuelle porte sur l’être ou ce qui est. Mais y a-t-il un lien entre l’être-premier connu et l’être en tant qu’être, le sujet de la métaphysique ? L’admission thomiste de « notions séminales » (De veritate, 11,1), abandonnée mais remise en honneur peu après, suggère qu’il y a un développement de l’un à l’autre, un cheminement que rendent possible l’éducation de la pensée et les vertus intellectuelles dont le point culminant est significativement la sagesse, qui a Dieu pour objet. Il faut aussi rappeler que la recherche des causes de l’être est déjà présente chez les présocratiques qu’on réduit souvent à n’être que des physiciens, mais qui ont des préoccupations qui vont bien au-delà des réalités sensibles. Voilà certes une nouvelle approche qui renverse un certain nombre d’idées reçues : jusqu’ici il était généralement admis que la philosophie de la nature démontre l’existence de quelque être immatériel, ce qui avait pour conséquence que les concepts d’être, de substance, de puissance, d’acte et de cause devenaient applicables en dehors de la sphère des réalités matérielles et sensibles. Une science nouvelle, la métaphysique, recevait alors la mission de les étudier. En l’absence d’une telle démonstration, la philosophie de la nature détenait le titre de « philosophie première ». Pour le Père Dewan, dès que surgit en philosophie de la nature le point de vue de l’être, les philosophes responsables de ce surgissement sont déjà des métaphysiciens. C’est donc dans le rayonnement précoce de la métaphysique que se poursuit la recherche de l’être à partir de la semence qu’est l’être-premier-connu jusqu’au sujet de la métaphysique. Telle est la conclusion à laquelle en arrive le Père Dewan : « Nous sommes proto-métaphysiciens dès l’aurore de notre vie intellectuelle, longtemps avant de devenir des métaphysiciens scientifiques » (p. 60). Il estime que l’être est appréhendé par abstraction, sans jugement d’existence. Il s’oppose sur cette question à Cornelio Fabro et à Étienne Gilson. La proportion de l’ens à l’esse donne de l’esse une connaissance confuse, mais suffisante. C’est ce caractère de l’ens qui en fait, selon l’auteur, le point de départ de la métaphysique (p. 46).

2) Le chapitre 8. Ce chapitre, qui s’étend de la page 131 à 166, a pour objet la forme comme principe et cause de l’être, ce qui implique un réexamen en profondeur des livres 7 et 8 de la Métaphysique d’Aristote, deux livres tenus souvent pour indéchiffrables. J’en indique néanmoins les lignes maîtresses. Après avoir longuement cherché quelle est la quiddité de la substance, d’abord de façon logique (logice), par le biais de la prédication per se, ce qui permet d’affirmer l’identité de la quiddité et de ce dont elle est la quiddité — puis par la détermination des principes propres de la substance, la matière et la forme, ce qui oblige, à cause de la matière individuante, à déclarer que la substance n’est pas identique à sa quiddité — Socrate n’est pas identique à son essence ou à son humanité, il est un individu —, la considération philosophique prend alors le pas sur la considération logique manifestement inadéquate. Il importe cependant de déterminer de quelle cause est constituée la quiddité ou qu’est-ce qui en elle assure l’unité de la substance. Le quelque chose d’autre, si on exclut la matière ou les éléments, ne peut être que la forme qui est ainsi principe et cause de l’être. Le Père Dewan constate que saint Thomas tire cette conclusion à propos des choses naturelles, ce qui peut surprendre. Il remarque avec raison : « Il n’est pas du tout nécessaire d’avoir une forme capable d’une existence séparée pour voir que la forme est la cause de l’être. Il est seulement nécessaire de saisir le caractère de la matière, et de voir alors la forme comme quelque chose de distinct » (p. 165). L’auteur donne des précisions pénétrantes sur le rôle en métaphysique des considérations logiques — rôle dialectique et non scientifique — et sur la nécessité de les dépasser — sans les rejeter — par le recours à une procédure vraiment philosophique qui, ne négligeant pas la génération et la corruption, donne prise sur les principes mêmes des choses naturelles.

Je considère Form and Being, dont je n’ai donné qu’un trop bref aperçu, comme un excellent traité qui explique, en particulier, plusieurs notions et propositions indispensables à la constitution de la métaphysique comme science. Les thomistes peuvent se réjouir. À l’occasion de l’étude des livres 7 et 8 de la Métaphysique, l’auteur a su dégager la contribution de saint Thomas qui, avec une rare acuité et en respectant le texte d’Aristote, fait ressortir ce qui, par moments, n’y est indiqué que sommairement et de façon quasi inchoative.