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Comment Hegel et Heidegger ont-ils pu avoir des lectures si opposées d’un même Héraclite ? Qui a raison à son propos, qui a tort ? Au fond, qui s’est le plus approché du véritable Logos héraclitéen ? Et d’abord, pourquoi choisir d’emblée ces deux philosophes et leur interprétation comme les plus significatives ? Étant les pôles d’une même métaphysique, ils auront l’avantage de mieux compléter le portrait héraclitéen que nous voulons peindre puisque nous voulons montrer qu’aucun n’a complètement raison, ni complètement tort : chacun a vu un profil d’Héraclite, mais jamais son visage complet, chacun a fait la moitié du chemin dans l’approche de celui-ci. Pour arriver à démontrer ceci, il faudra d’abord réfléchir sur ce qu’il faut entendre par métaphysique, puis étayer les interprétations de Hegel et d’Heidegger, pour finalement bien établir cette profonde obscurité héraclitéenne qui devrait apparaître comme quelque chose de nouveau et de fécond dans ce qu’il y a à penser d’Héraclite aujourd’hui.

I. La métaphysique et son rythme

L’enjeu de notre propos repose sur une redéfinition de la métaphysique : c’est de cette façon que nous pourrons revaloriser l’interprétation hégélienne et heideggérienne d’Héraclite, mais chacune dans sa juste mesure, puis dégager cette obscurité toute nouvelle. Cette redéfinition, nous la retrouvons dans les travaux de Bernard Mabille[1], prenant assise sur la constitution heideggérienne de la métaphysique. Choisir la redéfinition de B. Mabille nous permettra ici d’aller directement à notre but, la suite en fournira l’évidence. Celle-ci est marquante en deux points : a) elle remplace le théo de la définition heideggérienne par proto, la métaphysique se voyant du coup plus englobante et plus libre, et b) elle fait état d’un rythme à même la métaphysique, dont Hegel et Heidegger scandent les pulsations les plus opposées.

En discussion avec Hegel pour arriver à pointer vers une différence ontologique qui ne retombe pas sur le plan ontique par un rapport nécessaire avec l’identité, Heidegger définit la métaphysique comme onto-théo-logie, science double en fait (qui l’a toujours été depuis Aristote) composée d’une onto-logique et d’une théo-logique[2]. Heidegger propose cette constitution pour montrer justement que la métaphysique a oublié la différence ontologique et en est restée à l’étance dont le principe ne peut être que Dieu entendu comme causa sui[3], ce qui lui permet alors de penser par derrière cette métaphysique et fonder l’impensé qui s’y trouve. En clair, pour Heidegger, « pas de métaphysique où il ne soit question de l’étant, de dieu et de logos[4] ».

Il y a lieu de se poser de sérieuses questions à propos de cette définition de la métaphysique et c’est ce que fait d’ailleurs B. Mabille à partir du geste néoplatonicien. Celui-ci est significatif, car s’il est manifestement métaphysique, il ne semble pas pouvoir cadrer dans la constitution heideggérienne : « La pensée néoplatonicienne du Principe est radicale (et peut-être la plus radicale possible) puisqu’elle est celle qui va jusqu’à déclarer le Principe au-delà de l’étance et du logos[5] ». Effectivement, pour ne pas identifier le principe avec le principié, pour que ce principe ne perde pas son statut de principe, l’Un néoplatonicien est placé au-delà de l’étant, il est, d’une certaine façon, non-étant. « Dire le principe “non-étant (mê on)”, ce n’est pas le menacer, mais le soustraire absolument à la dégradation, au glissement de l’originaire au dérivé[6]. » Le placer hors de l’étance le protège dans sa fonction même de principe. « Ce que montre le geste hénologique — en tant qu’il est méontologique — c’est l’irréductible contingence d’un principe identifié à un étant déterminé ou, de façon plus générale, qui reste dans l’ordre de l’étance[7]. » Ce geste de pensée est alors radical puisqu’il remet en question la constitution même de la métaphysique selon Heidegger : l’Un est au-delà de l’étant et semble transcender toute forme de divinité, pour finalement ne pas pouvoir se dire à même un logos prédicatif. Pour permettre l’inclusion du geste néoplatonicien en métaphysique, il faut rouvrir la définition heideggérienne et lui remplacer théo par proto : « Partout où il y a “métaphysique”, il est question de l’étant, d’un principe et d’un logos. Le principe n’est pas nécessairement Dieu ni un dieu. Il est, comme le montre admirablement Heidegger lui-même, l’instance qui commence (anfangt) et qui commande (beherrscht). Plutôt que de parler d’onto-théo-logie, décidons donc d’user d’onto-proto-logie[8] ». Nous pouvons maintenant mieux comprendre le geste néoplatonicien, mais il y a ici un lourd effet collatéral : le geste heideggérien prend lui aussi part à cette métaphysique, car il témoigne lui aussi d’une recherche du premier principe, même si celui-ci est au-delà de l’étant et présent dans un Logos à peine signifiant. « Si la métaphysique est une pensée du premier (une protologie) et si ce premier n’est pas nécessairement l’étant fondamental de l’onto-théo-logie telle que la décrit la conférence de 1957 sur la Constitution mais peut être aussi un non-étant ou un au-delà de l’étance, alors la pensée heideggérienne reste une pensée principielle[9] ». Heidegger et les néoplatoniciens ont un geste semblable : « Si elle n’est pas identique, cette “différence méontologique” est homologue à la “différence ontologique” heideggérienne. Dire ce à la faveur de quoi ce qui est est, qu’il est, c’est le transformer en étant. Altération de l’Un ou “étantification” de l’Être[10]. » Dans les deux cas, il y est question de préserver le caractère premier du principe en l’isolant de l’étant, pour qu’il puisse à juste titre commencer et commander l’étance, mais toujours une pensée métaphysique, entendue comme onto-proto-logie, est à l’oeuvre. Bref :

Si la métaphysique est onto-théo-logie au sens étroit de discours qui ramène l’étant dans son ensemble à un étant fondamental à partir d’une identité de l’être et du fond caché dans le Logos, alors Heidegger pense bien au-delà de cette constitution, pense depuis son impensé. Mais si l’onto-théo-logie comme protologie, comme quête du Premier, implique un dédoublement de celui-ci en Principe ontologique (plus précisément ontique) et en Principe méontologique, alors le chemin de pensée de Heidegger appartient à la métaphysique[11].

Si le principe peut à la fois être l’étant suprême (un Dieu comme causa sui) ou encore être méontologique (l’Un des néoplatoniciens ou encore l’être en tant qu’être), il semble bien que vouloir dépasser la métaphysique, dans un geste même de recherche du premier principe, soit voué à l’échec[12]. On ne se libère pas de la métaphysique, plutôt c’est la métaphysique qu’il faut libérer de sa constitution trop restrictive.

De ce dilemme du principe[13] en découle un rythme métaphysique qui s’inscrit dans ces trois termes que sont l’onto-proto-logie. Selon que le principe premier visé est dans l’étant, alors son Logos, son dire, sera déterminant parce que le principe est dicible, la langue prédicative ne pouvant dire que l’étant, ou selon que le principe premier visé est hors de l’étant, alors son Logos sera indéterminant parce que indicible dans une langue prédicative, il faudra alors user plutôt de l’énigme et du signe. B. Mabille résume ces deux pulsations par thésis et arsis, empruntant des mots de Plotin. Ainsi, le rythme métaphysique est composé du « temps fort d’une pensée thétique (qui pose, qui détermine), temps faible d’une pensée arsique (qui soulève, qui abolit le thétique) — musique souverainement instauratrice dans le temps fort, et qui cherche à déterminer ce qui est, et musique qui accentue le temps faible, qui “syncope” le thétique, le soulève (αἶρειν) et nous mène au-delà de la présence[14] ». Ces deux moments sont présents en toute pensée métaphysique mais selon des dosages différents. Dans un dosage très élevé de détermination, on y reconnaît Hegel et dans un dosage très élevé d’indétermination, Heidegger. Les deux penseurs pensent le principe de l’étant, mais Hegel pense ce principe dans l’étant comme étant suprême, l’Absolu comme Dieu, à la manière de la vie qui s’auto-détermine, et son Logos sera déterminant, et Heidegger pense ce principe au-delà de l’étant, son Logos sera donc indéterminant, celui qui pour penser ce qui dépasse l’étant doit lever toute détermination. À ces deux moments d’un même rythme métaphysique correspondent donc Hegel et Heidegger : « Hegel cherche à libérer le logos de l’indétermination par la vertu d’une détermination logique. Heidegger cherche à libérer le logos de la logique pour retrouver sa dimension “délotique”[15]. » C’est pourquoi leur interprétation d’Héraclite jouit d’un statut particulier par rapport à celles de Nietzsche ou de Hölderlin par exemple, puisqu’elles ont l’avantage de montrer le rythme même de la métaphysique à même le Logos héraclitéen, et ce, sans ambivalence. L’ambivalence apparaîtra plutôt dans le fait qu’Héraclite supporte à la fois ces deux interprétations, qu’il puisse déjà répondre des deux pulsions de la métaphysique.

Voilà enfin la métaphysique libérée et prête à pouvoir être pensée de manière encore plus significative :

Le principe rythmique que nous avons mis à jour implique dans son concept même la dimension (arsique) du dépassement. En se libérant de l’obsession du dépassement ou du délaissement de la métaphysique et en s’exprimant comme liberté, c’est-à-dire comme activité de détermination et d’effectuation (moment thétique) qui préserve toujours une capacité de retrait et d’abolition (moment arsique), l’exercice métaphysique se libère comme invention infinie[16].

Il faut maintenant la voir à l’oeuvre plus spécifiquement dans les interprétations hégélienne et heideggérienne d’Héraclite.

II. Hegel et le Logos déterminant

L’interprétation hégélienne d’Héraclite repose sur deux difficultés : faire dire à Héraclite que l’être n’est pas plus que le non-être et le placer historiquement après Parménide[17] rebutent nécessairement tout interprète venant après, entre autres, le colossal travail de Diels et Kranz. Ces deux écueils ne doivent cependant pas occulter leur but : comprendre comment Héraclite fut le penseur du devenir, et du temps dans le règne de la nature[18]. En ce sens, penser Héraclite comme le penseur de la processualité est foncièrement plus acceptable, et le processus chez Hegel ne se pense qu’en termes opposés unifiés (« l’être et néant sont la même chose », ce qui suppose d’abord que l’être soit posé, rôle de Parménide) : le principe d’Héraclite donc « est essentiel et se trouve au début de ma logique, juste après l’être et le néant[19] », nous dit Hegel. Cette processualité repose sur la contradiction, ce qui réflexivement était déjà toujours à l’oeuvre dans le devenir[20]. Le Logos d’Héraclite est donc pour Hegel le devenir, ou la contradiction elle-même, force processuelle de la philosophie en son parcours vers sa totalisation : son Logos dit l’identité de l’identité et de la différence[21].

Heidegger a raison de dire que : « Le mot fondamental d’Héraclite est Λόγος, […]. Mais l’interprétation hégélienne de la philosophie d’Héraclite ne s’oriente justement pas sur le Λόγος. […] Aussi Hegel fait-il porter principalement le poids de son interprétation d’Héraclite sur les propositions dans lesquelles viennent au langage l’élément dialectique, l’unité et l’unification des contradictions[22]. » Hegel n’a effectivement pas fait porter l’essentiel de son interprétation sur le Logos, mais il repense Héraclite et son Logos dans un Logos bien précis[23] et c’est à partir de ce Logos qu’il comprend Héraclite comme le penseur du devenir contradictoire et comme celui qui donne l’impulsion à la Logique. Il ne faut pas croire que Hegel ait fait la sourde oreille au Logos d’Héraclite. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que Hegel pose d’une telle façon cette question : « Wie kommt der λόγος zum Bewußtsein[24] ? » Ne le traduisant pas et le laissant paraître dans son origine grecque, il est facile de voir que pour Hegel cette notion n’en est pas une comme les autres, il y reconnaît en outre son côté problématique pour celui qui veut en prendre conscience ; autrement dit, le Logos n’est pas quelque chose de simple et doit être pris pour lui-même. Hegel traduit lui-même le Logos d’Héraclite par quelques notions qui sont interreliées : rapport (Verhältnis[25]), raison (Vernunft[26]) ou encore entendement divin (göttlichen Verstande[27]). Toutes ces notions ont ceci en commun qu’elles sont déterminantes : l’entendement divin se donne selon sa contradiction négative dans la Logique, il se scinde en lui-même et pour lui-même de manière à ne pas rester abstrait, il se pose en rapport, ce que la raison saisit dans sa capacité à retrouver l’unité dans ce qui s’est préalablement brisé, contre un simple entendement qui lui ne voit que l’identité fixée contre la différence et manque la vérité de l’identité de l’identité et de la différence. Le Logos d’Héraclite est bien raison en ce que la raison relie (met en rapport) les déterminations de l’être posées par l’entendement de manière à leur donner leur vérité : le devenir suppose une saisie de la contradiction et d’abord, de la finitude de l’être séparé du néant, il permet donc de libérer le savoir infini, le véritable savoir philosophique. Le Logos est, autrement dit, l’Idée qui dissout sa finitude pour se montrer en sa totalité. Si Héraclite est donc à ce point important pour Hegel dans sa Logique, c’est que c’est lui qui le premier permet de penser la contradiction déterminante comme ce qui contribue à l’Absolu et qui ne le gêne pas dans son absoluité ; l’Absolu n’a de valeur que déterminé, qu’empli de négativité, sinon sa positivité ne serait que vacuité : « Contre le sentiment et l’intuition, Hegel promeut le logos entendu comme activité d’auto-présentation de l’intelligible par récusation de l’inintelligible[28]. » Héraclite est justement celui par lequel Hegel peut dire que « moins que tout est-ce le logos que l’on doit laisser en dehors de la science logique. C’est pourquoi il ne faut pas que ce soit du bon plaisir de l’introduire dans la science ou de le laisser en dehors d’elle[29] ». Le Logos comme « [c]hose étant en et pour soi, […] la raison de ce qui est, la vérité de ce qui porte le nom des choses[30] », ne peut pas être mis à l’extérieur de la Logique puisque la Logique est le déploiement même du Logos, de la vérité déterminée marquée par la négativité. Héraclite, en son devenir, incarne ce Logos déterminant qui comprend la processualité comme une unité d’opposés, implicitement contradictoire, et c’est pourquoi il débute et fonde la méthode logique, la dialectique : « Seul l’être est, seul il est le vrai, disaient les Éléates ; la vérité de l’être est le devenir, — l’être est la première pensée, en tant qu’immédiat. Tout est devenir, dit Héraclite ; ce devenir est le principe. C’est ce que contient l’expression : l’être n’est pas davantage que le non-être ; le devenir est et n’est pas[31]. » Le Logos, entendu toujours d’abord comme devenir, est le développement, le dire de l’être, son principe qui le montre comme infini, concept, sujet, qui le sort de son immédiateté pour mieux le retrouver. On voit très bien ce sens du Logos à propos d’Héraclite dans la version des Leçons de P. Garniron et W. Jaeschke : « Dieser Prozeß, diese Bestimmtheit der Bewegung, die durch das All hindurchgeht, dieser Rhythmus, dieses Maß, ein ätherisches Sein, welches der Samen ist zur Erzeugung des Ganzen — dieses Eine ist der Logos[32]. » Tout est produit par le rythme producteur et déterminant du Logos, le Logos engendre tout à partir de sa propre scission et reprise. Le devenir est cette activité qu’est le Logos par lequel il peut être pensé comme le principe du dire de l’Absolu à soi-même par son parcours négatif de déterminations : c’est le devenir qui entraîne l’être dans son auto-déploiement, car il est déjà la façon qu’a l’Absolu de se donner sa vérité, par là « s’engage l’aventure du déterminer incluse dans l’identité de l’être pur et du néant pur, une identité qui dit leur différence et leur unité où le devenir prend sa source[33] ». Le devenir qui dit déjà ce qu’est la véritable négation, le rapport nécessaire à son autre, engage l’être dans la diction de soi, dans sa détermination. Comme le dit B. Bourgeois : « Le savoir de soi du savoir absolu est ainsi en lui-même un savoir concret, qui inclut en son identité et son repos, en l’immédiateté ou absoluité de son être, la différence et le mouvement, la médiation ou relation de son propre devenir, de son apparaître à et dans lui-même[34]. » S’il faut effectivement faire une distinction entre la Logique et le logique[35], le Logos est bien le logique qui se donne en sa présentation dans la Logique, le Logos est l’universel processus du dire de l’Absolu dont la Logique recueille effectivement le dire, il est cette matrice du devenir[36] qui force l’être à se dire. La Logique n’est pas une simple description de la pensée, elle est le déploiement même du Logos, celui qui se différencie et se reprend, bref celui qui tout d’abord est en devenir, est le devenir même dans son sens le plus fondamental.

Il peut être utile de montrer à quoi s’oppose ce Logos hégélien pour en saisir toute sa profondeur. Aux yeux de Hegel, ses opposés principaux, et les plus rattachés à notre propos, sont les Logos de Parménide et de Spinoza, un Éléate moderne.

Hegel s’oppose à Parménide, car ce dernier a justement empêché le Logos de se donner dans la Logique : refuser le néant comme opposé lié nécessairement à l’être, c’est empêcher tout acte discursif, cet acte qui passe toujours par la différence, par la détermination, de l’Absolu, et c’est ainsi empêcher l’Absolu d’atteindre une effectivité vraie en tant que l’Absolu ne peut se dire à lui-même que s’il est processus vers son identité médiatisée, s’il pose en lui-même sa contradiction, sa différence qui renvoie nécessairement à l’identité et son identité qui renvoie nécessairement à la différence, et les Éléates n’ont pas compris cette union nécessaire, ou plutôt l’ont comprise mais l’ont refusée (ils en sont restés à une dialectique subjective[37]) et ont décidé de s’en tenir à cet « entretien qui ne fait que rabâcher la même-chose, qu’un tel discourir qui pourtant doit être la vérité. […] Mais quand c’est seulement la même-chose qui revient, c’est plutôt le contraire qui est arrivé, rien n’est sorti. Un tel discourir identique se contredit donc soi-même. L’identité, au lieu d’être en elle la vérité absolue, est par conséquent bien plutôt le contraire[38] ». C’est le devenir qui, dès le départ et en dépassant l’être pur, nous invite à comprendre que par la négation qu’il contient, le système logique aura pour but de déterminer l’être et de le retrouver médiatisé en son commencement, il annonce déjà la forme circulaire du système discursif et libre de Hegel : dire l’être en son commencement c’est en saisir le devenir qui le détermine en le niant.

C’est en ce sens que l’on peut comprendre, en partie du moins, la critique hégélienne de Spinoza. Bien qu’il représente pour Hegel une figure très importante de la fondation de la subjectivité, qu’il prépare mais ne parvient pas à poser, Spinoza, comme Parménide, se situe hors du Logos hégélien déterminant et constituant. Spinoza, tout comme Parménide, se situe dans un absolu oriental, un Absolu indifférencié qui se donne en totalité et tout d’un coup et dont l’identité ne peut être troublée par la différence. Spinoza et Parménide manifestent alors tous les deux le commencement de la philosophie : « C’est à cette négation de tout particulier que doit arriver tout philosophe ; c’est la libération de l’esprit et sa base absolue[39]. » La pensée ne peut se placer dans son propre élément et ainsi commencer à se penser elle-même qu’en niant toute particularité et s’installer dans l’être totalement indéterminé. Par contre, en rester au pur commencement comme la totalité est une erreur et ce que Hegel va reprocher à Parménide, il le reproche maintenant à Spinoza. Sa substance est un gouffre dans lequel toute détermination, toute finitude et toute négation se perdent. La substance spinoziste, se perdant dans son identité absolue, souffre du même problème que l’être éléatique : il est a-logique en ce qu’il ne contient aucun principe de détermination, aucun principe de négation, il « manque de la réflexion dans soi[40] ». Ce problème se manifeste plus précisément chez Spinoza dans l’acosmisme qui rend panthéistique son système. Dieu, comme l’être de Parménide, prend trop de place et fait en sorte que le fini est réduit au néant et est placé hors de la substance, « le monde est alors posé comme quelque chose d’autre à côté de Dieu[41] ». Hegel insiste beaucoup sur ce point : Spinoza a omis d’expliquer comment l’on passe de Dieu à la finitude, « les déterminations ne sont pas développées à partir de la substance, elle ne se résout pas à avoir ces attributs[42] » que sont l’étendue/nature et la pensée. Parménide posait l’être seul et le reste du monde n’était rien, ne contenait aucune vérité, ainsi fonctionne le système spinoziste. Le panthéisme de Spinoza se voit dans ce Dieu qui engloutit tout en lui, toute détermination se perd en lui ; tout est Dieu chez Spinoza en ce sens que tout se perd et se dissout en lui, les attributs de Dieu n’étant que posés là et non pas déduits dialectiquement de lui, le jeu de la différence et de l’identité étant mal compris par la résorption de toute différence dans l’identité. L’infini, chez Spinoza, est précisément « l’affirmation de soi-même[43] », la causa sui, l’Absolu qui se pose lui-même en lui-même de par son infinité, mais justement, s’il avait effectivement bien pensé la causa sui, « si Spinoza avait développé de façon plus précise ce qui était impliqué dans la causa sui, sa substance ne serait pas le rigide (das Starre)[44] », il aurait pensé l’importance de la finitude et son rapport à l’infini, car pour être cause de soi, il faut se faire soi-même autre et ainsi commencerait le processus de détermination de l’Absolu, ce vers quoi pointait la constitution heideggérienne de la métaphysique vue plus haut. Le Dieu se donne bien ses attributs dans la causa sui mais ces attributs ne sont que de simples modifications de lui-même sans l’affecter vraiment qui dépendent finalement des vues de l’entendement. « […] [M]aintenir fermement l’être en sa pureté, c’est le principe éléate, celui du panthéisme […] le panthéisme [des] Éléates dit qu’il n’y a pas de naître et de périr, que cela n’a aucune vérité, qu’au contraire l’être seul a vérité[45] », c’est exactement ce que fait Spinoza en ramenant tout à la substance et en n’attribuant aucune importance au fini du fait de son acosmisme, « la manière dont le [fini] sort de [la] substance, cela n’est pas saisi[46] ».

Par conséquent, l’Absolu de Spinoza, comme celui de Parménide, n’a pas besoin de « temps » pour se dire, il est d’emblée ce qu’il est mais ainsi il est vacuité. Dans les termes de J.-M. Vaysse : « À la différence du Livre hégélien qui est le travail du Logos où l’être se manifeste dans le temps, le Livre spinoziste est hors-temps et s’avère comme tel illisible[47]. » Le Logos hégélien est déterminant, voire auto-déterminant, et à Spinoza il manque donc une bonne dose de devenir héraclitéen, par lequel le fini et l’infini se pensent ensemble et par lequel l’Absolu peut se déployer pleinement comme identité de l’identité et de la différence. Hegel est à Spinoza ce qu’Héraclite est à Parménide : la nécessité de la mise en action de la négation dans l’identité abstraite, de la mise en mouvement de l’Absolu par la contradiction qui permet le dire de l’Absolu en sa vérité.

Héraclite comprend que « Dieu est contradiction, car il est négation[48] », négation de son identité abstraite. Bien sûr, c’est aux Atomistes et à Anaxagore que l’on doit cette première saisie de la détermination dans sa propre immanence et épurée du monde phénoménal lorsqu’on « loue Anaxagore comme celui qui aurait énoncé en premier la pensée que le noûs, la pensée, est le principe du monde, que l’essence du monde [est] à déterminer comme la pensée[49] », comme celui qui aurait pensé la pensée qui reste à elle-même son propre objet, mais il n’en demeure pas moins qu’Héraclite a posé la détermination même au sein de l’Absolu dans son Logos par le devenir contre les Éléates. Autrement dit : « En langage moderne nous pouvons dire que le devenir définit l’auto-déploiement des structures de la pensée considérée comme Logos. À cet égard, le devenir est la clé du système hégélien, il est la médiation sous sa forme la plus pure[50]. » Dans le devenir déjà, le fini meurt pour mieux revivre dans l’infini et l’infini vit de la mort du fini : « Immortels mortels, mortels immortels, ceux-là vivant la mort de ceux-ci, ceux-ci mourant la vie de ceux-là[51] », l’unité est médiatisée et la médiation est unifiée, ce qui permet de comprendre l’identité de l’identité et de la différence comme une nécessité au dire de l’Absolu qui pose hors de lui ce qu’il est soi-même, son autre.

Voilà donc qui manifeste une pleine interprétation métaphysique, en sa pulsion thétique, d’Héraclite et qui, entendue justement dans cette pulsion précise, ne semble pas trahir le sens de certains fragments de l’Obscur, principalement ceux qui traitent du devenir et du conflit.

III. Heidegger et le Logos indéterminant

L’interprétation heideggérienne d’Héraclite a pris beaucoup de place dans ce qui est à penser du Logos aujourd’hui. Du moins, elle a contribué à éclipser l’interprétation hégélienne par sa prétention à être plus philosophique et plus profonde que celle de Hegel puisque cette dernière en serait restée à l’étant et n’aurait pas voulu penser de manière véritablement grecque, elle aurait écrasé le message ontologique par la raison déterminante s’attachant nécessairement au domaine ontique. La Logique étant omniprésente dans la pensée hégélienne, elle aurait tu l’appel de l’être. Il est vrai que Hegel s’est attaché à l’étant suprême et non à l’être : en supposant l’identité de l’être et de la pensée, il suppose que son principe est dicible par la raison, et comme l’Absolu de Hegel se donne dans ses déterminations étantes et rationnelles, il est donc, il est ce Dieu comme réalité étante. Hegel ne s’est pas attaché à l’être comme le pense Heidegger, mais cela est justement à mettre en rapport.

En insistant grandement sur le Logos et très peu sur le jeu des opposés et de la contradiction, bref du devenir[52], Heidegger a véritablement pensé Héraclite comme le penseur de l’être, de ce qui est au-delà de l’étant et, en ce sens : « […] ce qui m’importe simplement c’est de montrer clairement l’abîme qui nous sépare de Hegel quand nous sommes avec Héraclite[53] ». L’importance des Présocratiques, pour Heidegger, se situe dans le fait que ces penseurs sont encore absous de la dictature de la subjectivité et peuvent encore nous indiquer l’être de l’étant, l’autre commencement de la philosophie (GA 65, § 91, p. 179) en opposition au commencement métaphysique (onto-théo-logique) qui apparaît, de manière simple, chez Platon et Aristote et dont Hegel en est peut-être la forme la plus achevée. Ces penseurs présocratiques n’ont pas clairement conscience d’avoir répondu à l’appel de l’être même, à l’appel de ce qui rejoint à la fois la lumière et l’obscurité : « Die Griechen selbst und auch Heraklit hatten nirgends die gemäßen Worte und das Sagen für dies ursprüngliche Bezughafte[54]. » Mais il faudra justement penser les Grecs de manière encore plus grecque, il faudra les penser à l’aune de leur sens originaire. Il faudra repenser (plutôt : retraduire) les mots grecs utilisés par les Présocratiques pour atteindre ce que l’être a à nous dire. À partir de là, ce qui compte chez Héraclite selon Heidegger, ce n’est pas que tout passe, que l’étant passe, mais bien qu’il y a l’être, qui lui jamais ne passe. Le devenir n’est au fond que l’apparence de l’être, la manière qu’a l’être d’apparaître, le venir en présence de l’étant par l’être, et ainsi le devenir devient quelque chose de secondaire par rapport à l’être même ; si Héraclite parle du devenir ce n’est toujours que dans le but de dire l’être, Héraclite « ne sait rien ni des contraires ni de la dialectique[55] », au contraire de ce que pense Hegel. « Héraclite, qu’on oppose brutalement à Parménide en lui attribuant la doctrine du devenir, dit en vérité la même chose que lui[56]. » Plutôt que d’opposer Héraclite à Parménide comme le fait Hegel, Heidegger les rapproche ici en ce qu’ils pointent vers une même vérité, ce nouveau commencement découvert après le « tournant[57] », vers la vérité même comprise comme alèthéia et qui est ce qui est à penser avant toute chose puisqu’en elle se révèle le sens de l’être, la véritable vérité[58]. Cette vérité originaire, Heidegger la retrouve précisément chez Héraclite, comme il l’écrit ici :

La parole d’Héraclite porte suffisamment à la parole cette expérience fondamentale avec, dans et à partir de laquelle s’est éveillé un regard sur l’essence de la vérité comme hors-retrait de l’étant. Et cette parole est ancienne, aussi ancienne que la philosophie occidentale elle-même. Il nous faut même dire que cette parole porte à la parole l’expérience et la position fondamentales de l’homme antique avec laquelle le philosopher commence précisément pour la première fois[59].

La philosophie commence avec l’alèthéia, car ce mot dit l’être, la philosophie devant répondre à l’appel de l’être. Cependant, un problème philologique se dresse aussi dans l’interprétation heideggérienne, car nulle part[60] dans les fragments restants de ce dernier il est clairement et directement question de l’alèthéia. À cela répond Heidegger : « Chez Héraclite, même si ce n’est pas directement dit, il y a à l’arrière-plan l’άλήθεια, l’être-non-voilé (Unverborgenheit)[61]. » En vertu du fait que les Présocratiques n’étaient pas pleinement conscients du dire qu’ils effectuaient, Heidegger ne travaille pas Héraclite pour retrouver en lui justement le mot même d’alèthéia, mais plutôt pour y retrouver le véritable sens de l’alèthéia, celui de la non-occultation de ce qui se retire : « Die αλήθεια ist, wie ihr Name sagt, nicht eitel Offenheit, sondern Unverborgenheit des Sichverbergens[62]. » Gadamer a les mots justes ici : « So ist Heidegger dem Tiefsinn Heraklits einen Schritt weit näher gekommen, indem er ihn zum Zeugen einer fernen Vorzeit und Vorgeschichte ernennt, auf die kaum seine Sätze, vielmehr nur die Wurzeln der Worte Rückschlüsse erlauben[63]. » Penser, avec Heidegger, Héraclite c’est donc essayer de comprendre l’appel originaire de l’être pour lui répondre à notre tour en signifiant, nous aussi, l’alèthéia en son véritable sens grec et originaire. L’alèthéia a pour vérité d’être la même chose que l’être, l’être est la vérité même, elle est ce qui toujours est menacée d’être voilée, occultée, puisque l’étant a tendance à voiler sa vérité, à voiler l’être de l’étant même : partout il y a de l’étant et toujours nous sommes en rapport avec lui, mais la vérité se trouve justement dans cette saisie de l’étant en sa totalité qui dépasse tous les étants, en cette monstration des étants, en leur présence même. Heidegger croit bien avoir retrouvé ce sens de l’alèthéia chez Héraclite d’abord dans la notion de phusis décrite principalement dans les fragments 16[64] et 123. L’être est ce de quoi nous ne pouvons jamais nous cacher (DK B 16 : τὸ μὴ δῦνόν ποτε πῶς ἄν τις λάθοι) tout en étant celui qui aime à être caché (DK B 123 : φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ), celui qui aime à esquiver la détermination de la raison logique, car toujours il reste en deçà de l’étant, mais auquel on ne peut échapper vu notre détermination comme Dasein. L’être comme phusis ne peut pas apparaître au risque de devenir un étant, il doit « demeurer l’inapparent de toute inapparence, puisque c’est lui qui fait don du paraître à tout ce qui apparaît[65] ». La lumière, pour préserver son être, ne peut elle-même être éclairée, elle est donc retirée, cachée, voilée ; la présence de toutes choses ne peut apparaître elle-même à la présence. « Car si la φύσις est l’éclosion où tout s’éclaire, sa clarté même ne peut être clarté que par le retrait en elle d’une ardeur plus secrète, foyer de toute clarté comme de toute éclaircie[66]. » Autrement dit, « [l]a φύσις est l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste observable[67] ». Nous savons d’abord qu’il y a l’être parce qu’il y a l’étant qui apparaît, mais l’être ne se révèle jamais directement, il aime plutôt se cacher. L’être se protège en se cachant : c’est bien ce que dit l’alèthéia, là où il y a précisément un jeu entre l’être et le néant mais non pas en un sens hégélien, plutôt en ce que l’être est, vu selon l’étant, le néant, il reste voilé dans le dévoilement de l’étant et, par là, pourra toujours rendre présent l’étant en ce retrait même. La tâche du philosophe et du poète, seuls penseurs[68] pouvant atteindre la phusis, est donc de dévoiler cette phusis mais sans la perdre, sans en faire un étant : la phusis est la vérité comme totalité de l’étant, elle n’est pas un étant, en ce sens elle n’est rien, mais elle est la vérité même qui doit être saisie dans le déploiement même de l’étant, elle est la Présence de l’étant en sa totalité. C’est ainsi qu’apparaît le Logos puisqu’il est précisément ce qui saisit cette Présence, il est pose recueillante (lesende Lege), ce qui récolte la totalité de l’étant et qui la pose par devant soi en l’éclairant de son retrait. Le Logos met à jour ce qui se retire, ce qui se voile en présentant ce voile, il est un effort pour signifier l’être. Le Logos n’est pas une parole, comme l’a cru la métaphysique onto-théo-logique, c’est un recueillement originaire, ou s’il est peut-être une parole, un dire, il est la parole de l’être même, la parole la plus silencieuse qui soit, celle qui prend en elle la totalité de l’étant pour la dévoiler sans pour autant faire de l’être un étant. Le Logos est pour Heidegger loin d’être ce qu’il est pour Hegel, soit une raison déterminante qui réduirait justement l’être à être un étant : « Gleichwohl müssen wir uns einprägen, daß λόγος nicht “Wort” und nicht “Rede” und nicht “Sprache” bedeutet[69]. » Bien plutôt, « Le Λόγος est en lui-même à la fois dévoilement et voilement. Il est l’Αλήθεια[70]. » Le Logos est un recueillir de l’étant en sa totalité qui décèle l’être mais toujours en comprenant que ce déceler est et doit être lié à un celer, à une impossibilité de se donner dans l’étant, donc dans la langue prédicative. Ainsi, ce Logos pour Heidegger est indétermination, et ce, pour le bien de l’être même, seule source de vérité : il dit l’être sans le conceptualiser ni le subjectiviser, il dit l’être dans son retrait, contre cette métaphysique qui veut toujours du trop clair. Retrouver la lethe de l’a-lèthéia c’est retrouver l’indétermination, car la détermination de la raison cache cette lethe ; retrouver la lethe c’est se départir de la logique, hégélienne plus précisément (la logique absolue) : « […] if logic must be dismantled, it is precisely because it bars access to a renewed understanding of λόγος, the misreading of which constitutes perhaps the fundamental trait of the destiny of the West[71] ». Autrement dit, Hegel, en retrouvant son principe logique chez Héraclite, commet un anachronisme philosophique : « To reduce Greek λόγος to logical thought and categorial assertion is to twist things backward ; it is to determine Greek λόγος from out of a certain end of Western thinking[72]. » Ce à quoi bien sûr on ne peut adhérer ici pleinement, mais qui demeure vrai dans cette pulsation arsique, ou heideggérienne, de la métaphysique.

Logos et phusis disent tous les deux l’être comme alèthéia, ils sont tous les deux l’être même, même s’ils marquent une différence de point de vue par rapport à l’être, puisque la phusis le décrit plutôt dans son jaillissement, dans sa production, et le Logos le décrit plutôt dans sa saisie, cette saisie qui ne vise pas à maîtriser l’être, mais plutôt « se borne à assurer la garde de ce qui est déjà ainsi mis en avant[73] ». Réfléchir sur la phusis et sur le Logos à la manière des premiers penseurs, c’est bel et bien dire le vrai, dévoiler ce qui aime à être caché en respectant cette « pudeur ». Le combat des opposés et son résultat dans le devenir à quoi on résume souvent Héraclite « ne signifie pas : tout est simple changement, coulant sans cesse et se perdant en s’écoulant, tout est pure instabilité ; il veut dire : la totalité de l’étant est, dans son être, jetée sans cesse d’un contraire à l’autre, l’être est la recollection de cette agitation antagoniste[74] ». En disant le combat des opposés, Héraclite pointe vers l’unité qui se voile, il pointe vers l’être et vers la façon qu’a l’être de s’ouvrir en l’étant. Le Logos et la phusis ne sont pas alors une nuit d’indétermination, elles maintiennent en l’étant les différences et le combat de ces différences, mais elles se placent dans leur unité, dans le recueillement stable de l’étant, dans l’ouverture même de la présence de l’étant, dans l’unité de ces combats d’antagonismes. Le dire d’Héraclite a donc pour tâche de maintenir l’être dans l’ouvert, de dire l’alèthéia, de maintenir l’ordre de l’étant en totalité dans la non-occultation. Car effectivement, la totalité de l’étant se donne selon un ordre qui provient de l’être même, le combat des opposés qui ordonne l’étant provient de et dit la totalité de l’étant. S’il faut parler d’ordre c’est que Dikè n’est en fait qu’un autre nom pour dire l’être : « L’être, la φύσις, est, en tant que perdominance (Walten), recollection originaire, λόγος ; il est l’ordre qui dispose, δίκη[75]. » L’être est ce qui dispose l’étant devant soi selon un ordre précis, ce que le Logos saisit en tant que pose recueillante de l’étant en sa totalité, et comprendre cela c’est être dans l’alèthéia : signifier ce qui se retire. Héraclite est « a philosopher of language who understands language ambiguously as both saying and not saying, so that in the saying we are to hear also what is not said, or hidden from the saying[76] ».

Le Logos hégélien, « le Λόγος [qui] est la Raison au sens de la Subjectivité absolue[77] », anthropomorphise, si l’on peut dire, l’être et plutôt que de l’écouter le force à se dire faussement dans le langage prédicatif. La métaphysique onto-théo-logique, la langue de Hegel pour être plus précis, oublie le langage obscur et originaire de l’être, « [i]n the “metaphysical comfort” of an image of complete, grounding presence, the shining life of coming-to-presence is made obscure — unlucid — and unremembered[78] ». Le concept nous empêche de penser le voilement/dévoilement de l’être. Le véritable Logos pour Heidegger est celui qui accueille l’être et le laisse se dire dans une langue aussi voilée que l’être lui-même. Héraclite a exprimé, selon lui, ce Logos en disant que « […] l’oracle ne cèle pas directement, il ne cèle pas non plus simplement — il donne à voir, ce qui veut dire : il décèle tout en celant, et cèle tout en décelant[79] ».

Encore une fois, voilà donc qui manifeste une pleine interprétation métaphysique, mais en sa pulsion arsique cette fois, d’Héraclite et qui, entendue justement dans cette pulsion précise, ne semble pas trahir le sens de certains fragments de l’Obscur, principalement ceux qui traitent du signe et de ce qui se retire en s’offrant.

IV. Trouver l’obscurité dans l’ambivalence

Il est inutile de vouloir trancher dans cette opposition que posait Fink : « Chez Hegel il y avait le besoin de l’apaisement du pensé. Pour nous règne en revanche la détresse du non-pensé dans le pensé[80]. » Héraclite est assez riche pour satisfaire la pensée et la détresse de l’impensé. Et c’est là que réside la véritable profondeur d’Héraclite : résister aux interprétations et déterminantes et indéterminantes sans jamais se perdre ou se vider dans l’une ou l’autre de ces interprétations, car il est justement celui qui participe à la constitution de la métaphysique en ces deux moments. Il manifeste la métaphysique même en ses deux moments : il détermine par l’opposition et la contradiction du devenir mais il pose aussi l’au-delà de l’étant lorsqu’il signifie sans dire. Le Logos d’Héraclite montre le morceau total dans lequel il y a des changements de rythme, il est ce terrain ouvert à ce que le Logos soit déterminé ou non. Là réside sa véritable obscurité : il est obscur, car il signifie à la fois l’être méontologique et dit l’étant suprême. Héraclite questionne en direction de deux principes différents, qu’il ne sait probablement pas différents mais que Hegel et Heidegger vont faire clairement ressortir. Héraclite est tout entier thésis et arsis, détermination qui pose (opposition, négation) et indétermination qui soulève (unité, silence). Une profonde saisie d’Héraclite, après l’avoir mesuré à ces pulsions d’une même métaphysique, serait donc celle qui ne se concentre pas trop sur le devenir au détriment de l’être, comme le fait Hegel, et qui ne se concentre pas trop sur l’être au détriment du devenir, comme le fait Heidegger, mais plutôt qui unit ces deux approches tout à fait opposées en une même compréhension de l’Obscur. Développer cette interprétation héraclitéenne qui contient les deux pulsations à la fois fera l’objet d’un article à venir, nous ne pouvons le faire en détails ici sans risquer de laisser un vague quant à ce que nous voulons montrer, mais il s’agit simplement déjà de faire remarquer que certains fragments sont très certainement arsiques (DK B 93, 108 [le principe est au-delà de l’étance]), d’autres très certainement thétiques (DK B 8, 67, 101), et que rien, dans les fragments qui nous restent de l’Obscur, ne peut permettre de trancher dans une direction plutôt qu’une autre : si l’homme a de la difficulté à entendre le Logos et a tendance à s’isoler dans un Logos personnel, rien ne nous permet d’affirmer que ce qu’il y a à dire de ce Logos cosmique soit déterminant ou indéterminant. Il y a donc un problème à vouloir, non pas voir de l’indétermination chez Héraclite, ou encore de la détermination, mais bien de choisir entre les deux pour indiquer le véritable Héraclite.

C’est précisément ce qui se produit, par exemple, avec la lecture de Daniel Saintillan[81], où l’auteur, après avoir bien montré la place qu’attribue Hegel à Héraclite dans son système, combat ensuite cette projection du système hégélien dans le Logos pré-métaphysique d’Héraclite en insistant que l’on peut parler d’analogie entre les deux entreprises, mais jamais pouvoir parler d’Héraclite comme du fondateur de la dialectique hégélienne. L’analogie entre Hegel et Héraclite se trouve là où tous les deux ont voulu penser une totalité que rien n’excède, dans le « refus d’un Autre qui serait un Autre absolu, capable par suite de venir déposséder le “principe” de son statut de principe — capable d’accuser le souverain dans sa prétention d’être le souverain, ou la raison dans celle d’avoir raison[82] ». L’excédent qui risque de ruiner la force du principe premier diffère d’un philosophe à l’autre : l’excédent à combattre pour Hegel se trouve chez Platon, dans son discours mythologique plus précisément, qui laisse un résidu hors de l’activité rationnelle, et pour Héraclite chez Hésiode (et Homère), dans cette Eris radicalement négative, fille de la Nuit, ce conflit laissé de côté par la Justice cosmologique. Si l’on veut le dire en termes simples, l’analogie entre les philosophes se retrouve dans le fait d’inclure à même la totalité son autre, pour que cet autre fasse partie de la totalité et la constitue, ce qui fait de cette totalité une totalité absolue. Mais là se trouve aussi la fin de l’analogie et l’impossibilité pour Hegel de trouver son parfait écho chez Héraclite : la totalité hégélienne est pleinement métaphysique, nous dit D. Saintillan, en ce qu’elle est une totalité rationnelle, de concept et de jugement, alors que la totalité héraclitéenne est « pré-métaphysique » pourrait-on dire, elle se situe en deçà de la pleine réalisation « d’un face-à-face avec la nature. […] Nature qui devient ce dont on parle, à l’instant même où elle ne parle plus […]. Alors devient possible, mais alors seulement, cette entreprise que nous sommes convenus de nommer “métaphysique”, et dont Hegel exprime peut-être l’ultime possibilité[83] ». À cette « pensée encore ignorante de la représentation[84] », à cette pensée n’ayant pas suffisamment pris conscience de la nature comme de son objet, correspond la Dikè qui n’est pas la raison hégélienne puisqu’en cette Dikè, même si elle ne laisse rien subsister hors d’elle en incluant à elle-même sa négativité, le progrès dialectique est impossible : « […] rien de plus immédiatement clos, au contraire, que la Totalité héraclitéenne : dire que “tout est juste”, c’est ici refuser l’histoire — vouant la pensée à interroger sans jamais s’interroger[85] », ne restant à ce Logos voulant pointer vers cette totalité que « le langage ambigu de l’Énigme[86] ».

Ne serait-ce pas là justement critiquer l’interprétation hégélienne sur les bases d’une interprétation heideggérienne, ou du moins indéterminante ? Ne serait-ce pas là bloquer l’accès à une profondeur encore plus grande d’Héraclite en restreignant le sens de ce que veut dire métaphysique et forçant Héraclite dans une seule pulsation de son rythme ? Cette réduction du Logos héraclitéen est bien visible lorsque D. Saintillan insiste pour dire que « la lutte héraclitéenne des contraires ne ressort pas d’une opposition logique, puisqu’elle se situe en deçà de la problématique du jugement que cette opposition présuppose (on se gardera de ce point de vue de lire, à la suite d’Aristote, l’Eris d’Héraclite dans le langage de la “contradiction”)[87] ». Pourquoi vouloir systématiquement démonter la position d’Aristote au profit d’une pensée pré-métaphysique ? Il n’y a pas de fumée sans feu : peut-être devrait-on penser que si Aristote, et Hegel à sa suite, a vu la contradiction et la détermination chez Héraclite, c’est qu’Héraclite contenait déjà cette possibilité. L’obscurité de la détermination (le fait que la raison soit difficile à saisir par l’entendement) et l’obscurité de l’indétermination (signifier l’être sans l’enfermer dans l’étant par le langage prédicatif) sont toutes les deux réductrices : il faut plutôt rechercher l’obscurité profonde d’Héraclite dans cette ambivalence à osciller entre ces deux obscurités, à proposer à la fois à la raison son développement dialectique et à la pensée l’être dont elle est le gardien. Finalement, l’interprétation de D. Saintillan repose sur une définition trop réductrice de la métaphysique : ne définir la métaphysique que de la façon dont Platon et Hegel l’entendent, c’est-à-dire comme « l’effort pour retrouver une Totalité, mais cette fois-ci en partant de l’homme, en prenant comme Fond, comme “principe”, la raison ainsi apparue[88] », n’est pas faux, c’est là la définir en son moment de détermination, thétique, mais en rester là est se refuser une clef de lecture intéressante, car il faut penser l’indétermination comme faisant partie de la métaphysique, et non comme un résidu hors de celle-ci (ce qui d’ailleurs est ironique puisque D. Saintillan a bien vu que Hegel et Héraclite ont tenté de penser une totalité sans reste, alors que lui-même, D. Saintillan, rate cette entreprise, mais peut-être était-il lui aussi à la recherche d’une différence ontologique ne se ramenant pas à l’identité de la totalité…). Penser la métaphysique comme onto-proto-logie permet d’inclure la Dikè d’Héraclite dans cette métaphysique, tout comme on a pu inclure Heidegger à celle-ci, car cette Dikè s’inscrit dans une recherche du principe premier : Heidegger la décrivait d’ailleurs comme l’ordre par lequel se donne l’être en l’étant. S’il faut effectivement une distance de prise de conscience de l’homme à l’égard de la nature pour entrer en métaphysique, d’un face-à-face entre ces deux entités, cette distance est déjà prise chez Thalès, a fortiori chez Héraclite : penser le premier principe, que ce soit l’eau ou l’air, demande un recul de la pensée à vouloir rechercher une unité qui n’est pas d’emblée donnée dans la nature, et c’est donc chez Thalès que l’on doit chercher l’origine de la métaphysique comme onto-proto-logie. Après cela, vouloir se demander si la Dikè d’Héraclite est déterminante ou indéterminante est une activité quelque peu futile : elle est à la fois déterminante et indéterminante, voilà ce qui fait l’obscurité et la richesse d’Héraclite.

On approche donc du véritable Héraclite plus sûrement en maintenant ensemble les deux pulsations du rythme métaphysique en lui que de vouloir en isoler une au détriment de l’autre. À l’orée de la métaphysique, Héraclite se tient dans un Logos bien ambivalent, car il ignore encore bien ce qu’il trouve dans sa métaphysique : un étant déterminable et soumis au devenir et à la temporalité capable d’être rationalisé, ou un être indéterminable antérieur à tout devenir et à toute historicité et seulement signifiable ? Voilà sa véritable énigme.