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Le Cambridge History of Philosophy in Late Antiquity (CHPLA) est le successeur du Cambridge History of Later Greek and Early Medieval Philosophy (CHLGEMP)[1]. L.P. Gerson souligne dans son introduction que le CHPLA ne remplace pas son prédécesseur, qui conserve toujours sa valeur. La vision que l’on a de la philosophie antique a cependant évolué dans les quarante dernières années, d’où l’intérêt de publier une nouvelle histoire de la philosophie de cette époque. Gerson énumère quelques différences entre les ouvrages. Dans le CHPLA, la mention « early medieval » disparaît du titre, pour rattacher maintenant les penseurs du 6e au 8e siècle à la philosophie antique. De plus, contrairement au CHLGEMP, les nouveaux volumes remontent moins aux sources doctrinales de Platon et d’Aristote. Les auteurs sont plutôt étudiés en eux-mêmes avec leurs filiations immédiates. En outre, les deux figures marquantes de l’époque, Plotin et Augustin, ne bénéficient pas d’un traitement privilégié. Et enfin, une cinquantaine de collaborateurs, et non plus huit, ont rédigé les chapitres. La plupart d’entre eux sont philosophes de formation.

Nous abordons en effet avec le CHPLA un ouvrage distinct de celui qui le précède. Par son ampleur : deux volumes qui cumulent 1 284 pages, contre un volume de 715 pages. Par la neutralité souhaitée : les choix éditoriaux découlent, à notre avis, de la tendance récente dans nos sociétés à ne juger personne et à reconnaître le mérite de chacun. Ainsi les dénominations telles que « néoplatonisme », « médioplatonisme » ou « pythagorisme » disparaissent, car elles seraient péjoratives ; Plotin et Augustin n’ont pas de statut particulier ; on passe d’un volume à deux, puisqu’il ne faut laisser personne de côté ; on souhaite redorer le blason de cette époque, qui n’aurait rien à envier à la période classique ; on ne met pas trop en évidence la dépendance à Platon et à Aristote. Ce désir d’objectivité tranche avec l’histoire de la philosophie que pratiquait le CHLGEMP. Celui-ci commençait par résumer les doctrines de Platon et d’Aristote que l’on estimait nécessaires à la compréhension des auteurs qui allaient suivre. Plotin et Augustin occupaient de longs chapitres. La Nouvelle Académie était passée sous silence, car elle n’apportait rien d’intéressant. Les médioplatoniciens n’avaient d’importance qu’en tant que précurseurs de Plotin. Bref, le CHLGEMP opérait des jugements de valeur et imposait un sens historique au sujet traité. Certaines figures étaient considérées marginales et n’apparaissaient pas dans le volume. D’autres devenaient des étapes préparatoires aux grands hommes à venir. D’autres étaient des penseurs principaux. Cette façon de faire disparaît heureusement dans le CHPLA.

La période couverte commence au 2e siècle après J.-C. et se termine à l’ouest avec Érigène, à l’est chrétien avec la philosophie byzantine, et à l’est musulman avec l’appropriation de la philosophie grecque par l’islam. L’époque implique des penseurs païens et chrétiens, des philosophes et des théologiens. Un théologien n’est choisi que pour ses positions philosophiques. Les volumes se divisent en sept parties. Chacune commence par un aperçu historique et culturel du milieu dans lequel vivaient et travaillaient les auteurs concernés. Des spécialistes reconnus ont rédigé certains chapitres. B. Inwood s’occupe par exemple du stoïcisme ; R.W. Sharples des péripatéticiens ; E. Moore et J.D. Turner des gnostiques ; R.J. Hankinson de Galien ; D.J. O’Meara de Plotin ; A. Smith de Porphyre ; J. Dillon de Jamblique ; C. D’Ancona de la philosophie islamique. La majorité des autres contributeurs ont à leur actif une ou des publications dans le domaine dont ils s’occupent ici. Une minorité semble s’aventurer hors de leur champ d’expertise, car ni la bibliographie en fin de volume, ni les bases de données ne leur créditent de recherches qui se rattachent directement aux chapitres les concernant : R. Fowler pour la seconde sophistique ; A. Bernard pour Théon d’Alexandrie et Hypatie ; A. Longo pour Plutarque d’Athènes ; J. Opsomer pour Olympiodore ; et D. Bradshaw pour Maxime le Confesseur. Une liste des contributeurs, malheureusement absente, aurait permis d’identifier chaque collaborateur, avec leurs champs d’intérêt et leurs affiliations académiques.

La première partie, les chapitres 1 à 12, dépeint la scène philosophique au deuxième siècle après J.-C. Quelle formation intellectuelle une personne cultivée recevait-elle à l’époque ? On aborde Cicéron, la Nouvelle Académie, le platonisme avant Plotin, la Seconde Sophistique, Numénius, le stoïcisme, les péripatéticiens, les Oracles Chaldaïques, les gnostiques, Ptolémée et Galien. Les chapitres qui discutent en bloc un courant philosophique sont moins réussis. Le traitement est trop général et trop rapide. Les contributeurs mettent de côté les exposés doctrinaux pour retracer les filiations immédiates, les chicanes ou les fermetures d’école, les coups d’État, les expatriations, et ainsi de suite. Pour les stoïciens, B. Inwood renvoie le lecteur à d’autres livres qui exposent leurs doctrines, car il ne les présentera pas. Il va plutôt montrer l’importance et l’influence des stoïciens à cette époque, sans entrer dans les détails. Il y aurait trop à dire, donc on ne dit rien en particulier en se cantonnant dans des généralités historiques. Ce genre de chapitre n’aidera pas un étudiant qui souhaite s’initier aux doctrines de base d’une philosophie.

Ce défaut réduit la visée pédagogique qu’aurait pu avoir la première partie. Elle ne prépare pas à celles qui suivent. Le CHLGEMP commençait par résumer les principales doctrines de Platon et d’Aristote pour faciliter la lecture des chapitres subséquents. Le CHPLA n’y arrive pas. Un débutant en philosophie n’y trouvera pas son compte. Les chapitres introductifs de la première partie bombardent le lecteur de dates, d’événements historiques, de noms propres et d’affiliations scolaires. Il faut de solides connaissances en philosophie et en histoire anciennes pour suivre les exposés. Les autres chapitres, dès qu’ils concernent un auteur particulier, atteignent en revanche leur but. Ils présentent la vie de l’auteur concerné, ainsi que ses principales doctrines.

Suite aux quarante-huit chapitres, un appendice répertorie les ouvrages des auteurs anciens couverts dans les volumes. Il vise à illustrer l’ampleur de la littérature produite par ces philosophes. La liste procède par ordre alphabétique d’auteurs, réels ou apocryphes. On cherche en vain des explications sur la manière dont elle a été constituée. Les contributeurs ont-ils accompli un travail de fond ou ont-ils puisé dans des ouvrages de référence ? Car les mêmes informations, avec des résumés et des explications, se trouvent par exemple dans l’Encyclopédie philosophique universelle, dans l’excellent Dictionnaire des philosophes antiques ou dans le Routledge Encyclopedia of Philosophy[2].

Une bibliographie de deux cents pages fournit un aperçu de la littérature primaire et secondaire, chapitre par chapitre. Les principes qui la guident ne sont explicités nulle part. On la devine sélective, mais les contributeurs jouissaient d’une certaine liberté, car les bibliographies n’ont pas toutes la même longueur. Celles sur les gnostiques et sur saint Augustin, par exemple, s’étendent sur plus de pages que les autres. Les sous-sections relèvent aussi des contributeurs. Les uns mentionnent aussi des ressources électroniques, d’autres des fac-similés, d’autres des bibliographies. Nous n’avons vu aucun titre au-delà de 2008. Les épreuves du manuscrit se trouvaient probablement chez l’éditeur dès 2009. Ainsi s’explique que la bibliographie ne mentionne pas la traduction française intégrale des oeuvres de Plotin chez Flammarion[3], dont le dernier volume a paru en 2010. C. Steel a déjà souligné cette omission[4]. Il en va de même pour R.W. Sharples qui ignore que C. Natali a publié en 2009 une seconde édition revue et corrigée du De Fato d’Alexandre d’Aphrodise[5]. Sharples signale toutes les traductions du De anima d’Alexandre, sauf la plus récente[6], parue en 2008. On peut supposer qu’il avait complété son chapitre en 2008, avant de prendre sa retraite en 2009 et de s’éteindre en août 2010. On s’explique mal en revanche que la bibliographie sur Porphyre ne mentionne pas l’ouvrage sur les Sentences, pourtant sans équivalent, par l’équipe du CNRS de Paris[7]. Mais ce sont des oublis mineurs étant donnés l’ampleur de la bibliographie et les choix judicieux qui ont été faits dans la vaste majorité des cas.

Le CHPLA constitue un ouvrage colossal, par son étendue, par son érudition, par le nombre et la qualité des collaborateurs. La présentation matérielle des volumes est impressionnante. Sans remplacer son prédécesseur, il deviendra une référence importante pour qui s’intéresse à l’Antiquité tardive.