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Dans son livre précédent, La valeur de la vie, l’A. a tenté de démontrer que la liberté de mourir n’était pas la bonne question morale et politique. La question ne consiste pas à accorder le droit de mourir à un citoyen, mais de répondre à une demande d’aide exprimée par un patient. L’A. reprend la même question, mais dans le contexte du désir d’enfant et de la procréation médicale assistée. D’aucuns pourraient penser que cette question renvoie à l’idée d’une forme de maîtrise sur la procréation, entraînant du même coup la question de la légitimité des désirs et des limites qu’il faudrait poser à ces désirs. Pour l’A., il en va autrement, car « le désir d’enfant pose la question de la solidarité et non celle de la liberté procréatrice ». Bref, la société doit-elle appuyer cette demande d’aide ? Si oui, comment s’y prendrait-elle si, au départ, l’on refusait de discerner les bons désirs des mauvais désirs et s’il n’y a pas « de critères a priori qui permettraient d’établir de telles limites » (p. 42) ?

Le premier chapitre aborde la question du sens que nous accordons au désir d’enfant. « La question de sens du désir d’enfant est souvent réduite à celle de son origine » (p. 45). L’A. recense diverses conceptions. L’une d’elle, la théorie du gène égoïste, défendue par Richard Dawkins, qui démontre que les gènes se reproduisent à l’insu des individus et au-delà de leur préférence. Ou encore l’idée, bien vivante déjà dans le corpus hippocratique, que la femme est destinée à assumer une fonction reproductrice en raison de sa nature physique (utérus, seins) et biologique (règles, allaitement). Ensuite, l’idée que les femmes désirent un enfant pour conforter leur position sociale. Dans nombre de sociétés humaines, une « femme sans enfant paraît frappée du sceau du malheur, de la faute morale, voire de la monstruosité » (p. 53). Cependant, l’A. prend soin de nous rappeler que le désir d’enfant n’est pas le propre de la femme. Il existe aussi le désir de paternité. De plus, des couples homosexuels manifestent aussi ce désir d’enfant. Différents débats publics en témoignent. Ensuite, le discours psychanalytique nous rappelle que la distinction entre le féminin et le masculin n’est pas aussi tranchée selon les individus. On voit bien que l’origine du désir d’enfant est complexe et qu’il dépend, en plus, de l’histoire de vie de chaque personne. Cela en fait un phénomène mêlé, d’autant plus que nous devons prendre en considération l’ambivalence et l’intensité du désir d’enfant. Ceci constitue le deuxième chapitre.

Le désir d’enfant ne signifie pas la même chose pour toutes les femmes et tous les hommes. Certaines femmes pourraient désirer un enfant sans nécessairement désirer la grossesse et l’accouchement. D’autres croient que le désir d’enfant s’inscrit dans le désir de fonder une famille ou son contraire. Enfin, il y a des femmes qui ne désirent pas d’enfant. « La pluralité et la diversité des désirs d’enfant et des formes de vie auxquelles ils sont associés sont quelque peu vertigineuses » (p. 82). Ce n’est pas un phénomène unitaire. C’est un phénomène multiple aux frontières poreuses. L’intensité du désir d’enfant a aussi ses variations. On désire un enfant, mais pas n’importe quel enfant. Freud a montré que le désir d’enfant s’inscrit dans une dynamique narcissique. Par exemple, advenant une anomalie à la naissance, des parents demandent l’arrêt de soins. Encore, des hommes et des femmes infertiles refuseront l’adoption. Norbert Elias nous rappelle que des femmes peuvent mettre au monde des enfants sans le désir particulier d’en avoir. Ensuite, le désir d’enfant n’est pas synonyme d’amour pour celui-ci. Elias, en s’inspirant du travail d’Ariès, dénonce le mythe du caractère naturel et systématique de l’amour des parents pour leurs enfants. Bref, le désir d’enfant est un mélange d’éléments biologiques, physiologiques, sociaux et psychiques (p. 109). Cependant, ce mélange ne permet pas d’épuiser ce mystère. Surtout, il ne permet pas de discerner les bons désirs des mauvais désirs d’enfants. C’est la raison pour laquelle, la question morale, juridique et politique doit se poser à l’intérieur d’un autre cadre conceptuel. Ce sera celui de la solidarité qui forme l’objet du troisième chapitre.

Il existe deux principes de solidarité. Le premier principe permet à l’État de justifier la défense de ses propres intérêts en favorisant la natalité. Le second principe correspond à l’idée que la procréation est un « bien » humain fondamental. L’A. écarte le premier principe, car « opter pour cette compréhension de la solidarité procréatrice reviendrait à faire de ses membres d’une société des organes d’un super-organisme » (p. 122). L’A. s’entend plutôt à promouvoir une conception de la solidarité procréatrice qui donne « le primat de l’individualité sur les normes collectives » (p. 122). Pour ce faire, la pensée d’Armatia Sen et de Martha Nussbaum, dite l’approche des « capabilités », est mise à contribution. Dès lors, le désir d’enfant est considéré comme un « bien » fondamental qui participe à l’accomplissement des individus. Une société juste s’engage à offrir les meilleures conditions pour la réalisation de ce désir sans pour autant garantir sa réalisation. Cependant, il ne convient pas de présumer que ce « bien » fondamental, qu’est la réalisation du désir d’enfant, devienne une norme pour l’accomplissement de soi. Ce « bien » sert davantage « d’indications possibles, mais non nécessaires de l’accomplissement de soi » (p. 127). La solidarité procréatrice s’inscrit dans la ligne de pensée de Mill dans la mesure où celui-ci défend l’idée d’accorder de l’importance à la manière qu’ont les individus de tracer leur plan de vie. Bref, il s’agit d’accueillir et de « donner une place au sujet qui exprime un désir d’enfant » (p. 128).

Cela nous conduit directement à la question des limites de la solidarité procréatrice. C’est le sujet du quatrième chapitre. L’A. recense six arguments qui tentent à leur manière de répondre à la question : jusqu’où devons-nous étendre cette solidarité procréatrice ? Les voici : le contrat social n’est pas concerné par les inégalités dites « naturelles » ; la solidarité procréatrice s’arrête là où la difficulté de procréer ne relève pas d’une infertilité d’ordre pathologique médicalement diagnostiquée ; l’intérêt de l’enfant à naître doit primer sur l’expression de la solidarité procréatrice ; la fin ne justifie pas tous les moyens en matière de procréation ; la solidarité procréatrice doit être bornée en fonction d’une décision collective sur la répartition de l’ensemble des dépenses solidaires ; la solidarité procréatrice doit être limitée par la considération de l’intérêt général. L’A. pense qu’il y a un seul argument qui permet de justifier les limites à la solidarité procréatrice : « […] celui qui met en balance cette solidarité avec d’autres dépenses solidaires » (p. 157).

En conclusion, cela ne veut pas dire que tous les désirs se valent. Existe toujours le besoin de discerner « le meilleur du pire ». Après tout, le désir d’enfant n’est pas une valeur per se. Mais cette absence de valeur n’est pas « une invitation à s’en passer » (p. 178). Cela dit, l’A. termine son travail en rappelant la nécessité de réintroduire, dans l’ordre politique, la subjectivité qui se constitue dans l’expression des désirs propres à chacun. Un monde sans désir d’enfant n’est sûrement pas souhaitable. J’ajouterais qu’un monde dans lequel on ne délibère plus sur ses désirs n’est pas plus désirable. Le scepticisme moral ne doit pas se poser comme frein à la réflexion. Le pire serait de s’en remettre à une rationalité instrumentale pour départager les différentes formes de solidarité : rationalité qui évacue justement la subjectivité humaine. Le risque est grand d’opérationnaliser cette solidarité au nom de la solidarité.

Ce livre est d’une très grande limpidité. Les concepts et les arguments sont avancés de manière claire et distincte. Cela lui procure une grande valeur pédagogique. Il réussit surtout à montrer que le désir d’enfant n’est pas quelque chose qui va de soi. Mais son grand mérite, dans le sillage de Sen, consiste à introduire et à articuler la sphère intime des individus dans la sphère publique, car il n’y a pas de désir d’enfant et de compréhension de soi en dehors du médium de l’espace public de la délibération.