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Introduction

En 2009, au moment où je rédigeais mon mémoire de maîtrise sur les traités de morale de Jean La Placette[1], un pasteur calviniste du xviie siècle, l’étude de la théologie morale était assez marginale dans le cadre des sciences humaines. En fait, ce domaine de la littérature religieuse demeure encore aujourd’hui l’apanage de la théologie. La littérature religieuse normative en général, qui vise à définir et à uniformiser les conduites et les pratiques des fidèles, a d’ailleurs bien souvent été laissée de côté, dans le champ historique, au profit de sources documentaires perçues comme plus pertinentes à l’étude des pratiques et comportements religieux. Malgré quelques études portant sur la littérature normative ces dernières années[2], celle-ci tend encore à être perçue comme limitative pour l’historien, un préjugé malheureusement susceptible d’entraver une partie des études et de priver les historiens de nombreuses pistes de recherches autrement prometteuses.

À partir des années 1930, l’histoire religieuse s’est détachée des grandes figures ecclésiastiques dont elle avait jusqu’alors privilégié l’étude, pour se tourner vers le peuple et la manière dont la religion était vécue par les collectivités. Le sociologue Gabriel Le Bras orientera de manière décisive plusieurs de ces études en proposant un modèle d’analyse basé sur le dénombrement des pratiques religieuses en France. Les chercheurs se tourneront en effet vers les archives paroissiales ou diocésaines afin de calculer le taux d’assistance aux messes dominicales ou encore le nombre de communions à Pâques : ces chiffres seront alors perçus, pour les chercheurs de l’époque, comme un indicateur fiable du niveau d’adhésion à la religion par les fidèles[3]. Au cours des décennies suivantes, de nouvelles approches issues d’autres disciplines en sciences humaines (sociologie, anthropologie, psychologie, etc.) seront également mises à profit et contribueront à l’émergence de nouvelles méthodes d’enquête, comme l’analyse sérielle et la démographie historique[4]. Cette diversification des approches scientifiques entraînera également une multiplication des sources sensées témoigner de la religion « populaire », que l’on opposera à la religion dite « officielle », véhiculée par la littérature normative. Cependant, les études sur la religion « populaire[5] » auront tôt fait de démontrer que, dans bien des cas, les pratiques religieuses des laïcs différaient largement du portrait qu’en renvoyait la littérature normative[6]. Cette dernière témoigne certes des attentes du clergé, mais elle renseigne bien mal sur les pratiques effectives qu’elle a pourtant comme objectif d’encadrer. Il n’est donc pas étonnant que la littérature normative ait été exclue du corpus documentaire de nombreux chercheurs qui s’intéressaient à la religion « populaire », par souci de neutralité et pour éviter de transposer sur la religion vécue une image biaisée véhiculée par des productions ecclésiastiques. Par le fait même, elle devenait une documentation de plus en plus considérée par les historiens comme limitative et stérile, à tout le moins lorsqu’il s’agissait d’étudier les comportements religieux. L’historien Marcel Bernos, qui a étudié les manuels de confession aux xviie et xviiie siècles, dénonce que semblable jugement soit porté sur les ouvrages de théologie morale : « […] sous prétexte qu’il s’agit de textes “normatifs”, on les considère parfois comme hors des réalités concrètes, donc inutilisables par l’historien[7] ».

Une telle façon de voir a conduit à un blocage épistémologique important en histoire, soit le rejet d’un secteur littéraire pourtant très prolifique dans l’histoire du livre religieux occidental. Malgré le jugement peu favorable qu’ont porté sur elle de nombreux historiens, la littérature normative s’avère parfois indispensable pour expliquer et comprendre les transformations socioreligieuses d’une époque. Pour illustrer cette affirmation, j’ai retenu l’exemple du débat historiographique entourant le « réveil religieux » des années 1840 au Québec. La notion de « réveil religieux » fournit en elle-même un bon exemple de catégorie dans un domaine scientifique, puisque sa définition et son interprétation découlent en grande partie du blocage méthodologique résultant du rejet de la littérature normative dans le corpus documentaire des chercheurs. Dans cet article, je montrerai comment cette notion s’est construite et s’est rapidement imposée comme un concept interprétatif largement admis auprès des historiens. Toutefois, l’article vise particulièrement à montrer que la prise en compte de la littérature normative, dans des études historiques récentes, a servi de levier dans la résolution d’une problématique sur laquelle achoppaient plusieurs historiens, allant jusqu’à remettre en question la validité de la notion de « réveil religieux » ; l’apport de cette littérature dans le débat historiographique prouve également toute la richesse et la pertinence de ce type de sources dans l’étude historique du fait religieux.

I. Le « réveil religieux » au Québec : éléments de contexte

Dans l’historiographie québécoise, plusieurs études portant sur le début du xixe siècle ont mis en lumière « […] des indices convergents à l’effet que quelque chose d’énorme se serait produit autour de 1840 qui aurait renversé une tendance à l’attiédissement de la ferveur religieuse déjà présente à la fin du xviiie siècle […] au profit d’un brusque changement de l’intensité de la pratique et de la valorisation du domaine religieux lui-même dans la mentalité des masses, puis dans la position sociale du personnel et des institutions ecclésiales[8] ». Ce changement de la ferveur religieuse au sein de la population bas-canadienne a été, depuis le mi-xxe siècle, interprété par les historiens comme un véritable « réveil religieux ». Cette expression recouvre néanmoins plusieurs réalités, suivant l’interprétation des différents auteurs ayant étudié cette période : ainsi, elle peut autant désigner les « effets du mouvement idéologique et politique né […] de l’ultramontanisme[9] », que « l’évolution des attitudes et des comportements religieux[10] » de la population dans la deuxième moitié du xixe siècle. Enfin, de manière plus globale, elle enserre dans sa définition l’ensemble des « changements ayant touché l’Église et la religion au cours du xixe siècle, qu’ils soient de nature institutionnelle, doctrinale, liturgique ou spirituelle[11]. » Les différentes manières de concevoir le « réveil religieux » du xixe siècle ont donc mené à des hypothèses diversifiées, chacune rigoureusement appuyée par des données quantitatives de tous ordres. Toutefois, si les sources consultées attestent effectivement d’une diversification et d’une intensification des pratiques et des gestes de piété au cours du xixe siècle, les auteurs divergent cependant quant à l’origine et aux causes de ces changements[12].

L’une des causes que l’on attribue traditionnellement à ce renversement de la situation religieuse est la prédication de Mgr de Forbin-Janson, un évêque français — et excellent orateur — qui parcourt la vallée du Saint-Laurent au début des années 1840 pour y prononcer des sermons, « dans le style des missions paroissiales européennes[13] ». La réponse de la population est immédiate : la foule se montre empressée d’assister à sa prédication :

Dans un style très particulier où les flots d’éloquence, les mises en scène parfois baroques, les cantiques, les appels pathétiques aux pécheurs visent essentiellement la conversion personnelle immédiate des assistants, par un retour à l’Église ou par un renouvellement de la ferveur, les « missionnaires » prêchent un message de renouveau religieux […]. Or, tout le prouve, le peuple « marche », il abandonne tout pour assister aux sermons, surtout ceux du soir, il aime ce qu’il entend et ce qu’il voit, il se laisse gagner par les émotions […]. Et même s’il est passager, cet élan religieux atteint parfois une intensité, une intériorisation exceptionnelle digne des meilleures expériences spirituelles[14].

La retraite prêchée par Mgr de Forbin-Janson, qui débutait le 13 septembre 1840 et ne devait en principe durer qu’une semaine, connaîtra d’ailleurs un tel succès qu’elle se prolongera jusqu’au 27 septembre[15]. Dans la foulée de ses prédications, l’évêque « soulève un véritable enthousiasme pour le mouvement antialcoolique ; de nombreuses sociétés de tempérance surgissent sur son passage[16] » et attestent du succès de ses missions[17]. En 1841, un séminariste de Saint-Hyacinthe, Joseph-Sabin Raymond, écrit à Mgr de Forbin-Janson afin de rendre compte des résultats de ses prédications ; il indique notamment que « la religion réveillée par [sa] puissante parole a repris une ardeur toute nouvelle[18] ». La notion de réveil religieux que reprendront les historiens de la première moitié du xxe siècle tirerait son origine de cette citation. De plus, même si d’autres contemporains des prédications de Mgr de Forbin-Janson n’emploient pas spécifiquement le terme de « réveil » dans leurs écrits pour qualifier les changements qu’ils observent, les archives véhiculent néanmoins l’idée d’un changement subit de la ferveur religieuse, contribuant à conforter cette idée d’un « réveil religieux » spectaculaire. En effet, plusieurs évêques, après avoir visité des paroisses dans lesquelles les missions et les retraites se sont avérées fructueuses, nourrissent dans leur correspondance l’idée d’un « renversement spectaculaire de la situation religieuse[19] », ce qui n’a pas échappé à l’attention des historiens.

Il faut toutefois attendre le début des années 1940 pour voir l’idée de réveil religieux exprimée dans des ouvrages par des historiens qui célébraient alors le centenaire des prédications de Mgr de Forbin-Janson[20]. En 1942, le jésuite Léon Pouliot est le premier à utiliser l’expression de « réveil », qu’il emprunte aux contemporains de l’événement, pour souligner le « mouvement de ferveur consécutif aux missions et aux retraites paroissiales prêchées entre 1840 et 1842[21] » par l’évêque. Dans son ouvrage La réaction catholique de Montréal, 1840-1841, Pouliot souligne que le zèle du prédicateur aurait entraîné une « véritable rénovation spirituelle[22] » auprès des fidèles, après une période de tiédeur religieuse au début du xixe siècle. Citant le séminariste Raymond, il affirme qu’« un des grands mérites de la retraite de Montréal, c’est d’avoir réveillé le sentiment religieux dans toute la région[23] ». L’idée d’un réveil religieux sera également reprise par Lionel Groulx[24] quelques mois plus tard. À l’automne 1942, la Société canadienne d’histoire de l’Église catholique (SCHEC) publie les actes d’un congrès entièrement consacré au centenaire soulignant les événements de la décennie 1840. Dans son article, Groulx se penche sur la situation religieuse entre 1820 et 1850 et y dresse « une esquisse très peu élogieuse de la piété populaire durant la première moitié du xixe siècle[25] ». Il termine toutefois son analyse par une glorification des prédications de Mgr de Forbin-Janson, qui soulignent selon lui le début d’un véritable « renouveau » religieux :

1840 ! Heure de renouveau pour l’Église canadienne. L’un des printemps de notre vie de peuple. Hier encore, c’était, croyait-on, le coup de foudre mortel, la fin de tout. C’était plutôt l’arrêt dans la descente morale. C’était l’heure de la remontée. Tel est le beau destin d’un peuple qui a lié, rivé sa vie à l’Église, à cette puissance d’éternelle jeunesse, de résurrections toujours possibles et prochaines[26].

Indéniablement, l’étude de Léon Pouliot et l’éloge de Lionel Groulx ont eu une grande influence dans l’historiographie religieuse québécoise en introduisant l’année 1840 en tant que date charnière dans la périodisation[27]. Cependant, les événements de la décennie 1840 et le « réveil religieux » en général ont été délaissés par les historiens pendant plusieurs années avant de réapparaître en 1968 dans le mémoire de maîtrise de René Hardy[28], ainsi que dans un article — destiné à valider l’existence du réveil religieux — qu’il publie dans la revue de la SCHEC la même année[29]. Il faut encore attendre la décennie 1980 pour que Nive Voisine et Philippe Sylvain introduisent 1840 en tant que charnière chronologique dans la littérature à grande diffusion[30] ; ils instaurent véritablement une périodisation du réveil religieux en intitulant l’un des volumes de leur Histoire du catholicisme québécois (1984) : « Le réveil religieux, 1840-1870 ». Dès lors, les études et débats autour de cette période — et bien entendu, à propos de la notion même de réveil religieux — prendront véritablement leur envol.

II. Interprétations et débats autour du « réveil religieux »

Les seize années séparant la parution du mémoire de René Hardy de la publication de la première grande synthèse d’histoire du catholicisme québécois semblent avoir très peu interrogé la définition du réveil religieux, ses causes ou sa durée ; et pour cause, puisque tout au long de cette période, les historiens découvrent dans les archives plusieurs éléments qui confortent l’hypothèse d’un changement subit de la situation socioreligieuse et dont les manifestations observables se concentrent au tournant de la décennie 1840. En effet, le xixe siècle, surtout à partir du milieu du siècle, est une période qui connaîtra notamment une hausse de l’effectif ecclésiastique[31] ; on observe par exemple une remontée des vocations sacerdotales et des recrutements au sein des confréries de dévotion[32], alors qu’ils stagnaient ou étaient même en baisse dans les paroisses montréalaises à partir de 1820. Brigitte Caulier observe également une multiplication et une diversification des confréries et des associations de piété, alors qu’elles étaient peu nombreuses avant 1840[33]. Plus largement, la période marque l’implantation et la diffusion de l’ultramontanisme au Bas-Canada[34]. Les changements observés sont loin de se limiter au début des années 1840 ; ils jalonnent également les décennies subséquentes, puisque celles-ci marqueront « une étape décisive dans la réorganisation des structures ecclésiastiques et dans la cristallisation de la pensée religieuse[35] ». En effet, la période de réveil, que Nive Voisine et Philippe Sylvain situent entre 1840 et 1870, se caractérise également par la multiplication des institutions religieuses chargées de l’éducation, des soins hospitaliers, ou destinées à soulager la misère des indigents. Dès lors, la définition du réveil religieux, pour la plupart des historiens, ne consistera plus uniquement en un événement ponctuel dans la chronologie, comme l’avaient interprété les auteurs du début du siècle (notamment Léon Pouliot et Lionel Groulx), mais s’étendra à l’ensemble des transformations socioreligieuses de la période, y compris « la montée de l’influence de l’Église au cours de la seconde moitié du xixe siècle[36] ».

Or, ce qui retiendra surtout l’attention des historiens — et qui a sans doute le plus contribué à entretenir l’idée d’un « réveil religieux » au sein de la population — provient de l’analyse des rapports paroissiaux annuels. Ces documents, rédigés par les curés et destinés aux évêques, rendaient compte de l’administration de la paroisse, mais aussi de la pratique religieuse et des moeurs des paroissiens. On y retrouve notamment le nombre de fidèles ayant communié à Pâques ; dans la plupart des paroisses, leur nombre ne cesse d’augmenter dans la deuxième moitié du xixe siècle. À la manière de la sociologie religieuse de Gabriel Le Bras, plusieurs historiens ont pris comme point de départ cette augmentation du taux de communions pascales comme critère par excellence pour valider l’existence d’un « réveil religieux » et pour évaluer sa progression dans les habitudes religieuses de la population bas-canadienne. Par contre, la manière d’interpréter les causes de ces transformations socioreligieuses a conduit à des hypothèses assez variées. Le propos de cet article n’est évidemment pas de faire une analyse exhaustive des différentes interprétations du réveil religieux qui ont été débattues dans les dernières décennies. Je me limiterai à un rapide survol de quelques thèses qui, à mon avis, illustrent bien les principaux axes du débat historiographique ayant essentiellement eu lieu au début des années 1990.

1. René Hardy et la notion de contrôle social

En 1968, René Hardy publie un premier article portant spécifiquement sur le réveil religieux dans la revue de la SCHEC[37]. Son étude porte sur la paroisse Notre-Dame de Québec, qui lui « apparaît comme un lieu privilégié pour observer ces manifestations du renouveau religieux », puisque Mgr de Forbin-Janson y avait prêché sa première retraite au pays[38]. Hardy constate qu’à l’instar des paroisses montréalaises qui avaient été étudiées par les historiens de la décennie 1940, la prédication de l’évêque français à Notre-Dame soulève un véritable enthousiasme auprès des fidèles, au point que les confessionnaux ne suffisent plus à la demande. Il ajoute que « la prédication de Forbin-Janson semble être l’exploitation maximum du premier moyen à la disposition du clergé pour raviver la ferveur religieuse des Québécois[39] ». Cette affirmation n’est pas anodine : d’une part, Hardy part du principe que les prédications de 1840 ravivent quelque chose d’éteint. De plus, son article pose les fondements d’une nouvelle interprétation du réveil religieux qui repose sur l’idée d’un accroissement de l’influence du clergé sur les populations, ce qui aurait favorisé une conformité de plus en plus unanime des fidèles par rapport aux prescriptions normatives du clergé. Hardy affirme qu’« il suffit de voir le taux de fréquentation des sacrements, surtout de la confession et de la communion, après ces prédications, pour comprendre l’influence qu’elles ont sur le peuple[40] ». Cette hypothèse sera davantage explicitée dans Contrôle social et mutation de la culture religieuse au Québec (1830-1930), une synthèse d’anciens essais que René Hardy publie en 1999. Le deuxième chapitre de cet ouvrage est consacré à la paroisse urbaine de Notre-Dame de Québec et vise à établir les caractéristiques du réveil religieux. Le « redressement de la pratique de la confession et de la communion observé au début des années 1840 » lui apparaît particulièrement efficace pour mesurer l’ampleur de ce réveil.

Le fait que la paroisse Notre-Dame ait connu de nombreux fléaux et désastres collectifs au début du xixe siècle expliquerait le soudain « réveil religieux » des années 1840. Le contexte pastoral s’y prêtait, puisqu’il « n’y a pas de désastres qui n’aient été interprétés comme étant une punition divine contre l’impiété populaire[41] ». Les contextes économique et politique participaient aussi aux changements de comportement à venir, car « même si les paroissiens de Notre-Dame ont manifesté peu de solidarité révolutionnaire, l’échec des rebelles est le leur. Le peuple en est d’autant plus conscient qu’il en subit les conséquences politiques. D’où ces sentiments défaitistes qui rendent les paroissiens plus réceptifs aux exhortations du clergé et qui les prédisposent à la culpabilité[42] ». C’est donc « la conscience aiguë de la culpabilité et la crainte de l’intervention divine » qui aurait prédisposé les croyants « à des élans de ferveur qui les conduisent au confessionnal[43] ». C’est également parce que le clergé a travaillé sans relâche à inculquer de nouvelles habitudes religieuses à la population que le taux de communions pascales, témoin de la réussite de ces mesures, aurait augmenté de manière significative après 1840[44].

René Hardy tire son interprétation de l’analyse des rapports paroissiaux annuels[45], qu’il utilise comme « source sérielle pour évaluer la fidélité des paroissiens aux enseignements de l’Église[46] ». Les sources sur lesquelles s’appuie Hardy apparaissent cependant comme fragmentaires. En effet, les premiers rapports paroissiaux sont régulièrement espacés dans le temps : de trois à quatre années d’écart surviennent en moyenne entre deux rapports ; il arrive même, dans certaines paroisses, que plus d’une dizaine d’années se soient écoulées. Outre les difficultés d’analyse sérielle inhérentes à ces silences, les réponses qui y figurent sont en général assez brèves, le plus souvent quantitatives, assez rarement commentées[47], ce qui rend l’interprétation des chiffres tirés de ces analyses assez délicate. Ce sera d’ailleurs un point majeur du débat opposant les équipes de recherches de Trois-Rivières, que représente René Hardy, et de Montréal, dont fait partie Louis Rousseau.

2. Louis Rousseau et la thèse revivaliste

Louis Rousseau fonde en 1982 avec Frank Remiggi le groupe de recherches RRM XIX (Renouveau religieux à Montréal au xixe siècle), qui étudie le diocèse de Montréal et le réveil religieux dans une approche « religiologique ». Cette entreprise mènera d’ailleurs à la publication, quinze ans plus tard, d’un Atlas historique des pratiques religieuses[48] dans lequel il sera question du réveil religieux, mais dont certaines des contributions — en particulier celle de Brigitte Caulier, qui souligne le renouveau des confréries dès les années 1820[49] — viendront contredire l’hypothèse du réveil des années 1840 soutenue par Rousseau.

Pour Rousseau et Remiggi, le réveil religieux des années 1840 constitue une réponse face à un choc ou à une perte de repères collective. Louis Rousseau décrit comment, au début du xixe siècle, les crises économiques, politiques et sociales — dont parlait également René Hardy dans son article en 1968 — se sont succédées et ont culminé avec l’échec des rébellions de 1837-1838. Face à cette série d’épreuves, la population aurait acquis une vision pessimiste de l’avenir, qu’elle entrevoyait comme chaotique[50]. Dans ce contexte, la religion apparaissait comme une solution pour contrer cette crise. Cette interprétation, d’inspiration anthropologique, se base largement sur le concept de revitalisation élaboré par Anthony F.C. Wallace et William G. McLoughlin[51]. Le réveil religieux s’impose donc, pour le groupe de recherches de Montréal, comme la restructuration d’un système de valeurs cohérent par l’ensemble ou une partie de la population touchée par une crise multidimensionnelle, comme ce fut le cas pour les Canadiens français du premier tiers du xixe siècle. La réaction à cette crise consistera en « un brusque changement de l’intensité de la pratique et de la valorisation du domaine religieux dans la mentalité des masses[52] », résultant en l’adoption, par la majorité des fidèles, de nouvelles habitudes en fait de pratiques de piété. Les habitudes ainsi instaurées se seraient d’ailleurs maintenues à peu près unanimement jusqu’au milieu du xxe siècle[53]. Le « réveil religieux » de la deuxième moitié du xixe siècle procède donc d’un changement rapide des mentalités, puisqu’en l’espace d’une génération (entre les décennies 1840 et 1860), les fidèles seraient passés, selon Louis Rousseau, de « tièdes » à fervents[54].

Ces crises et le changement des mentalités qu’elles ont engendré seraient donc à l’origine de l’augmentation du nombre de communions pascales après 1840. Les rapports paroissiaux annuels permettent en effet d’observer une chute importante du nombre de non-pascalisants, passés de majoritaires dans certaines paroisses montréalaises à la fin des années 1830, à marginaux à la fin des années 1860[55]. René Hardy a toutefois vivement contesté l’interprétation du réveil religieux en tant que résultat d’un changement rapide des mentalités ; l’essence du débat qu’il engage avec Louis Rousseau, dès le début des années 1990, réside dans la possibilité même que des changements d’une telle ampleur aient pu se dérouler dans un cadre chronologique aussi restreint[56]. Pour Hardy, le procédé par lequel l’institution ecclésiale aurait inculqué sa vision du monde aux fidèles correspond à un processus d’acculturation[57] sur le long terme, au sein duquel le « réveil religieux » ne constituerait qu’un élément ponctuel[58]. Il a même suggéré d’établir une distinction entre le « réveil » et le « renouveau » religieux, telle qu’utilisée par certains historiens français[59] pour « décrire le changement qui s’est poursuivi pendant des décennies » :

Il faut également se garder de confondre le « réveil », qui est un événement spectaculaire survenant subitement et dont les effets durables ne peuvent être démontrés, avec le renouveau, mouvement de longue durée qui traverse plusieurs conjectures et qui s’impose à des rythmes différents selon les périodes[60].

Rousseau, pour sa part, justifie son interprétation du fait que le Québec a connu, au cours des années 1960, « la déconstruction totale du catholicisme en moins d’une génération » et que, par conséquent, « un rythme aussi rapide [était] peut-être possible pour un cas de reconstruction[61] ». Rousseau conclut par ailleurs que le caractère polysémique du « réveil » religieux le rendait pratiquement interchangeable avec la notion de « renouveau[62] ». Par conséquent, il lui paraissait inutile de chercher à tout prix à distinguer, voire à opposer ces deux notions uniquement en fonction d’une question d’interprétation, soit le « rythme » selon lequel l’un ou l’autre de ces phénomènes se serait déroulé. Les discussions à propos du réveil religieux ont donc échappé au glissement vers ce qui aurait pu devenir un débat de vocabulaire. Néanmoins, la distinction qu’a tenté d’établir René Hardy avait l’avantage de considérer les changements socioreligieux qualifiés de « renouveau » d’une manière plus neutre que le terme de « réveil », qui implique forcément une opposition à une situation préalable où le sentiment religieux des fidèles aurait été caractérisé par l’indifférence.

Un autre point de discorde entre les interprétations trifluvienne et montréalaise découle de la notion d’unanimité, utilisée pour décrire le seuil à partir duquel les pratiques religieuses, surtout la communion pascale, sont considérées comme bien ancrées dans les habitudes de la population[63]. Face aux débats entourant les changements de la pratique religieuse et l’interprétation du niveau de conformité des fidèles par rapport à la communion pascale, Christine Hudon a apporté un point de vue différent. En effet, au-delà des considérations d’ordre méthodologique qui divisent les historiens, il demeure « en suspens [une] question fondamentale sur laquelle achoppent les deux interprétations : celle de la signification et de la portée du renouveau des pratiques religieuses[64] ». Sans chercher à discréditer les interprétations de Rousseau ou de Hardy à propos des changements religieux des années 1840, Hudon affirme néanmoins que « l’explication ne saurait se réduire à un durcissement des positions du clergé ou à une brusque remontée de la ferveur populaire[65] », les deux pôles autour desquels le débat s’était essentiellement cristallisé. La thèse qu’elle soutient en 1994[66] apportera un éclairage différent sur la question du « réveil religieux » et l’interprétation des chiffres liés à l’augmentation des communions pascales.

3. Christine Hudon et l’introduction de la morale liguorienne

Pour Christine Hudon, le débat lancé par les échanges entre René Hardy et Louis Rousseau laisse complètement de côté toute la question des discours ecclésiastiques, de l’évolution de la théologie morale et des « contenus spirituels » qui, à bien des égards, expliquent l’évolution des pratiques et comportements religieux observés[67]. Rousseau, Remiggi et Hardy ont cherché à mesurer le degré de conformité à la communion pascale en la considérant comme un indicateur par excellence du « réveil religieux » ; or, aucun ne s’est demandé « si les prêtres et les fidèles du début du xixe siècle donnaient [à celle-ci] la même signification que le clergé et les catholiques des décennies subséquentes[68] ». Pourtant, le contenu des discours religieux évolue au fil du temps, au même titre que les pratiques de piété qui y sont liées[69]. Dans Prêtres et fidèles dans le diocèse de Saint-Hyacinthe, Hudon dénonce justement le fait que « les historiens s’efforcent de mesurer les pratiques des fidèles, mais les normes et les directives ecclésiastiques ne sont que très sommairement présentées, comme si le clergé avait toujours affiché la même conduite au confessionnal, tenu le même discours, encouragé dans les mêmes termes et avec la même insistance les mêmes comportements[70] ». En s’attachant plus particulièrement à ces discours et à la littérature normative qui en découle, elle est parvenue à montrer que « l’évolution des conduites observées au xixe siècle provient avant tout d’un renouveau pastoral majeur[71] », soit l’introduction dans les séminaires d’une nouvelle théologie morale — celle d’Alphonse de Liguori (1696-1787) —, qui serait à l’origine des transformations des pratiques pénitentielle et eucharistique au cours du xixe siècle.

En effet, depuis le xviie siècle, la confession était sanctionnée par un courant théologique rigoriste qui encourageait les confesseurs à questionner longuement les pénitents et à leur imposer un délai d’absolution, s’ils jugeaient que le fidèle ne faisait pas suffisamment preuve de contrition[72]. À cet égard, les différents diocèses se référaient au Rituel de Mgr de Saint-Vallier : publié en 1703, cet ouvrage fera autorité jusqu’au milieu du xixe siècle. L’évêque y indiquait que « le remède le plus efficace que l’on peut employer pour convertir les pécheurs […] est de différer l’absolution[73] ». Or, cette absolution était indispensable pour que les pénitents puissent communier à Pâques. Nous pouvons ainsi présumer qu’un certain nombre de fidèles s’abstenaient de faire leurs pâques, non pas parce qu’ils étaient indifférents à l’eucharistie, comme l’avaient interprété plusieurs historiens, mais parce qu’ils n’étaient tout simplement pas « en état » de le faire. Cette théologie rigoriste insistait d’ailleurs énormément, tant dans les catéchismes qu’au travers des sermons du curé, sur le fait que les fidèles étaient le plus souvent indignes de recevoir l’eucharistie[74]. Selon le Rituel, ce sacrement consiste en « “la récompense d’une vertu avancée” qui ne peut manifestement concerner qu’une infime minorité des parfaits[75] ». Nous pouvons également supposer qu’une majorité de fidèles était convaincue que la communion était réservée uniquement aux individus les plus fervents, ce qui explique qu’ils aient pu délibérément s’abstenir de communier à Pâques.

Cette rigueur dans la pratique pénitentielle semble toutefois avoir préoccupé Alphonse de Liguori ; ce dernier cherchera à promouvoir une pratique plus tolérante au confessionnal, tout en évitant les accusations de laxisme dont la doctrine du probabilisme — qu’il avait d’ailleurs initialement endossée — avait souvent été la cible par le passé. Pour ce faire, il mettra plusieurs années à élaborer une doctrine « du juste milieu » qui ne serait ni trop sévère ni trop laxiste, et qu’il désignera sous le terme d’équiprobabilisme[76]. Introduite dans les séminaires bas-canadiens à partir des années 1840, la théologie morale d’Alphonse de Liguori supplantera l’ancien système théologique rigoriste au cours des années 1850[77]. Les futurs prêtres, formés à partir de ces principes, les ont ensuite appliqués dans leurs paroisses respectives, exerçant ainsi une influence directe sur les pratiques religieuses des fidèles. En effet, la morale liguorienne introduit une pratique beaucoup plus tolérante au confessionnal, puisqu’on recommande aux confesseurs d’abréger leur interrogatoire et, surtout, d’éviter de différer les absolutions[78]. Le nombre de cas réservés à l’évêque se voit également réduit à deux, alors qu’il avait initialement été fixé à onze dans le Rituel de Mgr de Saint-Vallier[79] : « […] en adoptant une telle mesure, l’épiscopat accordait une plus grande latitude aux confesseurs et leur permettait d’absoudre eux-mêmes plusieurs péchés pour lesquels il fallait auparavant entreprendre de longues et difficiles démarches[80] ». L’influence de la morale liguorienne ne s’est cependant pas limitée au cadre pénitentiel ; elle promouvait également la communion fréquente[81]. Ce dernier aspect s’avère fondamental pour comprendre la transformation de la pratique eucharistique au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, puisque la communion ne sera plus présentée comme une récompense ultime offerte uniquement aux plus fervents ; elle sera désormais encouragée auprès de tous, puisqu’on l’associera à un « aliment spirituel » destiné à aider les fidèles dans leur progression vers le salut[82]. Cette évolution de la pratique eucharistique se fera lentement, puisqu’elle devra avant tout « combattre les vieilles habitudes de la population, pour laquelle les “saintes espèces”, si longtemps sacralisées au point d’en devenir interdites, inspirent un mélange de respect et de crainte[83] ». Néanmoins, en encourageant une certaine souplesse dans le confessionnal et en rendant la communion plus accessible, la morale liguorienne participait directement à l’infléchissement des pratiques religieuses, ce qui permet également d’expliquer la hausse du nombre de communions pascales dans la deuxième moitié du xixe siècle et dont témoignent les rapports paroissiaux annuels.

Plus important encore, Christine Hudon sera l’une des premières à remettre en question l’existence même d’un « réveil religieux », puisque cette notion se défend difficilement en l’absence de preuves pour étayer l’hypothèse d’une « tiédeur » qui l’aurait logiquement précédée. En effet, de l’aveu même de Louis Rousseau, « les premiers rapports contenant des informations sur les pratiques religieuses ne remontent qu’à 1838-1839 » et « ne concernent qu’un nombre limité de paroisses[84] » qui ne sont pas forcément représentatives de l’ensemble des paroisses de la province. Si certaines sources attestent que le taux de communion pascale était assez faible dans les années 1830, il n’est pas toujours possible de comparer ces chiffres avec les décennies précédentes pour dresser un portrait plus juste de la situation religieuse dans la plupart des paroisses, d’autant qu’il n’est pas possible de vérifier « si une pareille conduite est ancienne et constitue par conséquent la norme de fait[85] ». Christine Hudon souligne par ailleurs que certaines sources contredisent carrément l’idée de tiédeur religieuse au début du xixe siècle : un exemple peut être tiré des registres paroissiaux qui indiquent que, dans les années 1820, la quasi-totalité des enfants étaient baptisés la journée même ou le lendemain de leur naissance. Cette observance rigoureuse des prescriptions de l’Église face au baptême ne cadre pas très bien avec l’idée d’un début de siècle caractérisé par une tiédeur ou un détachement religieux et renforce plutôt l’idée que la variation du taux de communions pascales après 1840 doit certainement s’expliquer par la manière dont ce sacrement était présenté aux fidèles :

Quant à la pratique eucharistique et à l’adhésion aux associations pieuses, il s’avère difficile de jauger l’évolution de la foi uniquement avec ces indices, puisque le clergé ne semble pas, lui-même, leur avoir accordé la même signification tout au long du siècle. En faisant des pratiques et des manifestations religieuses de la fin du xixe siècle, le critère par excellence pour apprécier la vitalité de la foi, on endosse les conceptions des pasteurs et des évêques ultramontains. On reporte sur les décennies antérieures un modèle de christianisme qui correspond à une époque bien précise[86].

Pour Hudon, présumer que le taux de communions pascales a nécessairement chuté au cours des premières décennies du xixe siècle, comme le soutiennent plusieurs historiens, revient à dresser un portrait idyllique des pratiques religieuses antérieures, alors que les sources ne permettent absolument pas de valider cette hypothèse. Hudon conclut qu’« en l’absence de sources documentaires appuyant l’hypothèse d’un début de siècle caractérisé par la tiédeur ou par l’indifférence religieuse, il convient de ne pas accorder plus de crédit qu’il n’en faut aux lamentations du clergé[87] » sur lesquelles repose cette impression largement répandue dans l’historiographie religieuse québécoise.

Conclusion

Le débat historiographique entourant le « réveil religieux » québécois a surtout porté sur la manière dont les transformations socioreligieuses de la deuxième moitié du xixe siècle ont été expliquées par les historiens ; explications qui, au demeurant, étaient largement tributaires de sources sensées témoigner de la religion « vécue », que l’on sait beaucoup plus fluide que l’image qu’en renvoie la littérature normative. Or, lorsque ces sources sont interprétées en l’absence du discours théologique ou pastoral, tout un pan de la pratique religieuse et de ses transformations échappe systématiquement à l’historien. Comme le rappelle Christine Hudon, le clergé n’a pas toujours tenu les mêmes discours ni encouragé les mêmes comportements auprès des fidèles[88]. Marcel Bernos le soulignait également : « […] si les formulations dogmatiques se veulent par principe intangibles, les modes d’application des règles peuvent évoluer dans le temps ou au gré des circonstances[89] ». C’est justement par la mise en évidence de ces discours théologiques et ecclésiastiques, à travers la littérature normative, que Christine Hudon est parvenue à jeter un tout nouvel éclairage sur le contexte socioreligieux de l’époque, voire à expliquer encore mieux que ses prédécesseurs les causes des transformations qu’ils avaient observées dans les archives paroissiales. À cet égard, la littérature normative ne constitue pas forcément un frein à l’étude des transformations socioreligieuses ; elle peut au contraire s’avérer un outil efficace pour en saisir davantage toute la portée, pour renseigner l’historien à propos de « l’univers mental aussi bien des clercs que des laïcs, qu’ils soient fidèles, marginaux ou adversaires, et éclair[er] les comportements des uns et des autres, les uns par rapport aux autres[90]. »

La littérature normative constitue un terreau de sources documentaires potentiellement fécondes pour l’histoire sociale et pour celle des mentalités[91] ; elle permet même de faire éclater une catégorie comme celle du « réveil religieux », qui s’est construite et renforcée sans tenir compte d’une littérature qui, pourtant, encadrait la pratique même que l’on comptabilisait et dont on cherchait à interpréter le sens. Loin de constituer une documentation stérile, la littérature normative a permis d’apporter un éclairage différent, complémentaire — et à ce titre, essentiel — sur une problématique historique qui souffrait des limites imposées par la nature de ses sources. Le débat a montré que la « réalité » religieuse que cherchaient à décrire les historiens se trouvait, non pas dans l’interprétation exclusive de l’un ou l’autre des deux types de sources que l’on tendait à opposer, mais bien dans la mise en relation de celles-ci : les sources du « vécu » et les sources normatives, loin de s’opposer et de se faire obstacle, ne peuvent se comprendre pleinement que les unes par rapport aux autres. Ce débat me paraissait donc fournir un bon exemple de limites que se sont délibérément imposées des chercheurs, par souci de rigueur certes, mais des limites ayant toutefois abouti à la construction et à la persistance dans l’historiographie d’une notion qui, malgré son apparente fécondité, constituait également un obstacle épistémologique important qu’il était devenu nécessaire de questionner. Ce faisant, la littérature normative a acquis une reconnaissance nouvelle, dans le domaine historique, en tant que source pertinente à l’étude des faits religieux. Sa réhabilitation progressive par les historiens promet d’ouvrir la voie à des prospectives de recherche originales ainsi qu’à des problématiques renouvelées.