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Le premier livre de Pierre-Alexandre Fradet, Derrida-Bergson – Sur l’immédiateté, promet de susciter un engouement important. Portant sur l’intuition, l’objet de ce livre est de fournir une compréhension serrée des rapports entre Henri Bergson et Jacques Derrida sur ce thème. L’auteur y définit l’intuition telle que Bergson et Derrida emploient le concept selon quatre caractéristiques : son immédiateté, son intégralité, son indépendance par rapport au langage et sa certitude. À partir de là, un dialogue entre les deux philosophes est possible. L’entreprise est d’autant plus ambitieuse que, alors qu’une majorité de commentateurs ont essayé de montrer une forte convergence entre les philosophies de ces deux penseurs en voyant dans la pensée du premier une anticipation de celle du second[1], Fradet défend plutôt que, malgré l’existence de certains accords, on retrouve des divergences fondamentales et insolubles entre la pensée des deux philosophes.

L’auteur relève d’abord les convergences entre Bergson et Derrida. Premièrement, les deux proposent une compréhension dynamique et fluide du temps, compréhension opposée à celle d’un temps fixe composé de moments divisibles et isolables. L’intuition bergsonienne a « [p]our objet principal l’écoulement temporel » (p. 54). Cette conception du temps impliquée par l’intuition bergsonienne, la durée, recouvre l’idée d’une continuité temporelle : il y a précisément de la durée puisque chaque moment possède en lui-même la mémoire du passé et une anticipation du futur. L’intuition ne se fait donc pas dans un présent transcendant et isolé, mais elle embrasse la totalité de l’écoulement temporel. On retrouve cette même idée d’un temps dynamique chez Derrida quand celui-ci caractérise la différance comme un effet de « temporalisation » : « Elle correspond au fil continu et ininterrompu qui se tisse entre le passé, le présent et l’avenir, et au fait que le présent surgit toujours de cette continuité temporelle » (p. 26). Comme tout présent s’institue au sein d’une structure temporelle qui lui donne son sens, Derrida récuse donc l’idée que le temps puisse se diviser en moments indépendants et isolables. En deuxième lieu, cette priorité accordée au mouvement entraîne corollairement que toute chose n’est pas fixe, mais en constante transformation. Puisqu’ils s’inscrivent autant dans la durée que la temporalisation, on ne saurait retirer les éléments mondains du flot du temps dans un présent abstrait et transcendant. Bien au contraire, il faut reconnaître que ceux-ci sont constamment marqués par ce mouvement, et donc qu’ils se transforment. De cette idée découle alors la notion bergsonienne d’incertitude. Comme les éléments mondains sont constamment en transformation, toute connaissance certaine de ceux-ci est impossible. Ce scepticisme est également partagé par Derrida, car si tout sens est intégré au sein d’une continuité temporelle dynamique, alors ceux-ci ne peuvent être fixés définitivement. Ainsi, Fradet relève qu’il existe bel et bien des convergences entre Bergson et Derrida, notamment parce que la philosophie bergsonienne, avec son concept de durée, aurait devancé la notion derridienne de temporalisation.

D’ailleurs, le concept de durée aurait amené Bergson à innover en développant une nouvelle terminologie philosophique, soit les « concepts fluides ». Ceux-ci suggèrent que nous devons être prêts à adapter notre langage afin de rendre compte de la mobilité du monde. Ces concepts fluides, en tant qu’ils tentent de dépasser une certaine métaphysique classique, anticiperaient le travail de la déconstruction derridienne.

Mais les convergences s’arrêtent là. Si Derrida adopte la même définition bergsonienne de l’intuition à travers son oeuvre, c’est pour la récuser de fond en comble. On reconnaît le projet derridien d’opérer une critique de la « métaphysique de la présence ». Plus spécifiquement, Fradet relève deux moments phares de la critique derridienne de l’intuitionnisme bergsonien. Premièrement, Derrida propose une déconstruction de la métaphore du toucher chez Bergson. Ce dernier utiliserait l’image selon laquelle le sujet « toucherait » la durée grâce à la méthode intuitive pour expliquer comment survient la saisie du temps par la durée, mais sans jamais ni l’expliquer ni la défendre. Contrairement à Bergson, Derrida défend que tout toucher ne peut se faire que dans l’étendue, ce qui suppose une forme de médiation dont rend compte la différance. Deuxièmement, en interprétant que, selon Bergson, tout serait « actuel », Derrida critique son héritage aristotélicien et métaphysique. Selon sa lecture de Bergson, même si toute chose est en constant changement, il n’y aurait en fait que de l’actuel, ce qui ramènerait le projet bergsonien de fonder la méthode intuitive à une autre tentative de renouer avec la présence.

Cela dit, Fradet défend sur ce point précis que Derrida s’est trompé en interprétant mal le propos de Bergson. Ce dernier parle certes « d’actuel », mais Fradet conçoit cet actuel comme un « virtuel », concept qui dépasse l’opposition classique d’Aristote entre la puissance et l’actualité. En effet, Fradet propose que le réel ne consiste pas seulement en de l’actuel, car « [l]e réel englobe tout ce qui est inclus dans l’être, même ce qui ne s’est jamais concrétisé » (p. 94). Qu’à cela ne tienne, il reste que cette erreur d’interprétation n’invalide pas la critique derridienne, mais qu’elle « [c]onfirme l’existence d’un désaccord entre le spiritualiste et le déconstructiviste sur la question de l’immédiateté » (p. 95).

Effectivement, Derrida ne peut que s’opposer au projet bergsonien de renouer avec une expérience immédiate du temps, et donc du réel, par le biais de l’intuition, car l’immédiateté suppose la capacité de se sortir de toute médiation faite par le langage. Plus précisément, c’est toute la dimension de l’espacement, autre versant de la différance, que Bergson n’aurait pas prise en considération. L’espacement renvoie à l’idée que toute affirmation de sens se fait au sein de structures contextuelles où le sens affirmé gagne son intelligibilité grâce à la pluralité des éléments qui composent la structure. Or, pour Derrida, comme le langage consiste en la structure conditionnant la possibilité d’affirmation de sens, et donc d’accès au réel, il serait impensable qu’une expérience intuitive puisse dépasser cette médiation. De plus, comme l’intuition nous révèle le principe vrai de durée en dehors de toute médiation, même s’il reste possible de se tromper sur la nature des éléments mondains ou de formuler des prévisions qui se révéleront fausses, « [o]n peut connaître sans risque de se tromper la nature des articulations du réel et, par exemple, découvrir intuitivement que la durée se distingue de l’espace » (p. 109). Ainsi, Bergson réintroduit la possibilité de la certitude là où Derrida défend un scepticisme radical. Fradet en conclut qu’aux yeux de Derrida, si Bergson a certes été un précurseur de la différance et qu’il a contribué à critiquer la métaphysique de la présence, il reste que, en cherchant par l’intuition une expérience immédiate, indépendante du langage et capable de fonder la certitude, Bergson réitère le même geste métaphysique qu’il aurait essayé de dépasser. Le conflit entre les deux philosophes est donc bien réel : l’un accepte la possibilité de l’immédiateté, alors que l’autre la rejette.

Devant cette opposition irréconciliable, l’auteur adopte cependant une perspective originale. Affichant d’emblée sa position en faveur du réalisme spéculatif, l’objectif de Fradet est d’établir un dialogue entre les deux philosophes afin de revivifier l’intérêt d’un penseur comme Bergson pour quiconque entend défendre qu’il soit possible d’accéder au réel. En effet, selon Fradet, pour qui les débats philosophiques contemporains, dans la foulée du criticisme kantien et du linguistic turn dont Derrida est l’une des plus éminentes figures, rejettent l’idée d’accès immédiat au réel, le réalisme spéculatif entend questionner ce primat de l’impossibilité de l’accès à l’en soi. À cet égard, Fradet propose à la fin de son livre une lecture de trois arguments de Bergson défendant la possibilité de l’intuition et de l’accès au réel, soit celui de l’expérience de soi, du paradoxe de Zénon d’Élée et des figures de la mystique et de l’art. La forme de l’argumentation de Fradet est sensiblement la même pour chaque analyse de ces arguments : après avoir développé dans le détail l’argument, Fradet propose une série de réfutations afin d’en expliciter ses carences et ses insuffisances. Par exemple, selon Bergson, la méthode intuitive permettrait de résoudre des faux problèmes philosophiques, comme le paradoxe d’Achille et de la tortue. En effet, au lieu de considérer l’espace qu’on divise à l’infini, il faudrait considérer le mouvement d’Achille et la tortue comme des moments indivisibles qui s’inscrivent dans la durée et qui s’additionnent, ce qui résoudrait le paradoxe et prouverait la valeur de l’intuition. Or, Fradet relève que cette argumentation cache un sophisme du faux dilemme. En fait, il suggère qu’il est bien plus économique d’admettre qu’un effort intellectuel conscient permet d’arriver à la même réponse que celle de Bergson. La position de l’intuitionnisme bergsonien étant dès lors incapable de fournir des contre-arguments aux critiques derridiennes et aux réfutations de l’auteur, on se retrouve à la croisée des chemins : à qui donner son assentiment, demande Fradet. Sa conclusion fort nuancée donne pour l’instant raison aux thèses de Derrida contre celles de Bergson, mais tout en concédant l’intérêt et la créativité de la philosophie bergsonienne pour la défense d’une position réaliste. L’auteur nous invite ainsi à poursuivre le travail là où il s’arrête. L’objectif ultime du livre aurait pu être un peu plus clair dès son introduction, mais il faut surtout souligner que l’ouvrage de Fradet a le mérite de fournir une synthèse précise et accessible de deux philosophies exigeantes et de les faire se rencontrer sur un terrain original. En ce sens, gageons que son invitation sera entendue.