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De façon générale, la manière de traiter du témoignage me ramène sans cesse au même type de questionnement : qu’est-ce qui se trouve là représenté ? Qu’y a-t-il « dans » un témoignage ou plutôt « derrière » tout témoignage et qu’il s’agirait de retrouver « à travers » lui ? C’est à croire que témoigner sert précisément et uniquement à nous représenter une expérience, passée et donc présupposée, sinon un message lié à ce qui a été vécu ; et alors tout passe par le témoignage, comme l’eau circule dans un canal ou nous parvient par lui. Le témoignage apparaît comme une fenêtre sur autre chose, mais n’est-il que cela ?

Mon propos montrera que le témoignage ne se réduit pas à cet enjeu de représentation et, surtout, qu’il ne coïncide pas avec cet enjeu. Quand c’est le cas, on assiste à ce que j’appellerais l’endurcissement du témoignage. Car un témoignage peut effectivement endurcir et s’endurcir. Je pense ici à ce que nous reflète du témoignage le repli identitaire d’un catholicisme dont la foi semble devoir être vécue contre la culture, voire hors culture pour se positionner « tout en profondeur » et dans une intimité close sur elle-même. Je pense pareillement au repli identitaire d’une société qui se protège de l’étranger qui vient chez elle — un Québec, nommément, qui réclame une « charte des valeurs[1] » pour (correctement) neutraliser le religieux ou bien le refouler — et au repli identitaire de l’individu sauvegardant sa logique de vie à lui — un politicien avec sa « langue de bois » ou l’individu comparaissant devant la Commission Charbonneau au Québec[2]. J’ose penser, encore, à la paroxysmique figure biblique de l’endurcissement du coeur de Pharaon par Dieu au temps de Moïse ou de l’endurcissement du coeur d’Israël par Dieu au temps des prophètes ; car cette figure d’un témoignage rendu à soi et contre l’autre, en la représentation et présentation la plus dure et sévère qui soit de Dieu, appartient aussi à la révélation, c’est-à-dire à l’oeuvre toujours en cours de la révélation.

Tout en exposant de façon liminaire certaines conditions épistémologiques et méthodologiques de la représentation au coeur du témoignage, je dégagerai de la même façon ce qui a lieu au travers de la représentation du témoignage. Mon intention n’est pas de bannir cet enjeu de la représentation dans le témoignage, mais d’ouvrir une brèche dans ce traitement-là du témoignage. Puisque cette manière de parler du témoignage caractérise la philosophie de Paul Ricoeur, j’en reprendrai les grandes lignes pour petit à petit positionner le témoignage autrement, en fonction d’une perspective sémiotique et fondamentalement herméneutique.

I. Ricoeur, pour traiter du témoignage

1. Le témoignage dans une herméneutique au service de la phénoménologie

« L’herméneutique du témoignage[3] » que nous offre Ricoeur s’inscrit dans un projet philosophique pour le moins magistral. Le mérite de Ricoeur est de tenter d’articuler phénoménologie et herméneutique. On peut dire qu’il y parvient avec brio, marchant dans le sillon de Husserl pour regarder à la manière d’un Kant un projet aux envergures de Hegel et élaboré pas à pas tout au long de sa carrière.

Or le projet de Ricoeur consiste, selon ses propres dires, à rendre la phénoménologie plus herméneutique, à lui donner une inflexion herméneutique, à lui greffer l’herméneutique. Il positionne ainsi l’herméneutique dans un certain rapport à la phénoménologie : comme l’est la branche relativement au tronc de l’arbre, qui, plus est, une branche greffée et par conséquent nourrie à la sève de la phénoménologie.

Cette tournure de l’herméneutique sur la phénoménologie, celle-là se dépliant et repliant sur celle-ci pour mieux la redéployer, n’est pas sans incidences. Du témoignage Ricoeur peut-il mettre en relief autre chose qu’un accent herméneutique, l’expérience humaine et par conséquent le témoignage restant prédéterminés en termes phénoménologiques ? Il faut du moins envisager la situation : la tournure ricoeurienne est telle que « le sens de l’expérience », « le sens du témoignage » a pour base et tremplin un donné phénoménal plutôt qu’une condition herméneutique première.

Pour prendre globalement la mesure de cette tournure du projet ricoeurien, j’emprunte à James Fodor son verdict quant à la phénoménologie herméneutique de Ricoeur — sans reprendre ici sa démonstration, bien entendu[4]. Fodor souligne non seulement le fondationnalisme tacite du projet ricoeurien mais, plus pertinemment pour mon propos, il montre aussi que Ricoeur mise constamment sur la mimesis pour déployer son geste philosophique. Qui dit mimesis dit représentation ou imitation ; et depuis Kant, la représentation est formellement et définitivement liée au phénoménal[5]. Si on suit Fodor jusqu’au bout, Ricoeur est de ceux-là qui pensent tout en termes de représentation et à partir d’elle. Le témoignage ne saurait donc y échapper. Ainsi, le projet philosophique ricoeurien et la compréhension du témoignage qui en ressortit mettent toujours de l’avant, et toujours spécialement, la mimesis elle-même. S’y reflète tôt ou tard le positionnement de la phénoménologie par rapport au geste un tant soit peu second de l’herméneutique de sorte que ce serait essentiellement et donc fondamentalement à travers la représentation que l’expérience humaine et pareillement le témoignage doivent être compris.

La question de savoir de quel côté penche la balance dans le système philosophique à la fois phénoménologique et herméneutique de Ricoeur peut au moins être discutée. La tournure du témoignage en est là tributaire.

2. Le témoignage dans une semiosis au service de la mimesis

Un coup d’oeil de l’intérieur du projet ricoeurien nous conduit à ce que Ricoeur appelle l’arc herméneutique et qui permet de saisir l’articulation entre précompréhension, puis explication/description et enfin (nouvelle) compréhension de soi et du monde. Ricoeur expose ainsi une reconfiguration de soi et du monde, qui s’effectue devant le « texte-action ».

Le témoignage pourra ainsi être compris et décrit en fonction d’un inévitable cercle herméneutique. Il le sera en vertu du phénomène « texte-action » qui demeure, à ce titre, un tant soit peu au-delà, sinon en deçà du processus herméneutique lui-même, jamais totalement séparé de lui mais ne coïncidant jamais définitivement avec lui. S’il faut compter sur quelque extériorité du processus herméneutique pour rendre compte de la situation du témoignage, celui-ci relève alors, comme tout le reste, d’une conception extra-langagière du réel. Telle est la tension à laquelle le témoignage se trouve soumis chez Ricoeur ; elle correspond sans nul doute à un positionnement phénoménologique auquel adjoindre une « condition » — une conditionnalité, seconde — herméneutique.

Lorsqu’ensuite Ricoeur place au beau milieu dans son arc herméneutique le moment de l’explication-description du « texte-action », il en fait une question de méthode avec le présupposé d’un « lecteur » excédentaire à la démarche explicative, pareillement au « texte-action ». Un « lecteur » est transformé en vertu d’un « texte-action » et, à l’inverse, un « texte-action » est retrouvé autrement, comme monde, devant le « lecteur ». Ce fonctionnement se rapproche étrangement d’une technique de lecture et d’interprétation, posée au centre d’une méthodologie élargie de compréhension herméneutique et elle-même arrimée à ce qui l’excède phénoménologiquement parlant (à savoir le « texte-action » et le « lecteur »). La méthode demeure un point de passage pour un sujet-lecteur, d’une part, et le « texte-action », d’autre part ; l’un et l’autre phénomènes présideront corrélativement au processus herméneutique mais précisément en tant qu’ils en sont les termes prédéterminés, éventuellement transformés par le processus herméneutique. On peut donc se douter que leur corrélation fonctionne mimétiquement, dans un système qui théorise l’herméneutique comme il en déploie conséquemment l’exécution méthodologique. Il semble normal, en effet, qu’un rapport mimétique entre théorie et pratique donne prise à un « lecteur » et au « texte-action », qu’il donne lieu à un sujet-témoin et à l’objet de témoignage devant ou par-delà le sujet. Chez Ricoeur, le témoignage repose sur un mimétisme, voire y réside.

Le statut des méthodes au sein de l’arc herméneutique de Ricoeur doit être interrogé. Toute méthode peut être considérée comme un moyen, un outil ; elle peut être instrumentalisée, sans être alors tenue pour une médiation (au sens fort du terme, en herméneutique). C’est le sort qu’il réserve à la méthode sémiotique, axée comme son nom l’indique sur une mise en oeuvre de la signification (semiosis). Pour confiner l’approche sémiotique à une stricte méthode utilitaire, Ricoeur doit considérer la signification (semiosis) sur la base d’une autre opération, de représentation (mimesis), qu’il tient pour fondamentale. La mimesis porte, supporte, encadre, donne une finalité à la semiosis, qui ne constituerait ainsi qu’un enjeu méthodologique instrumentalisable. Il s’agit là d’un paradoxe, car on refuse à la semiosis son caractère constitutif du sens et fondamental en l’humain alors même qu’on élabore « du sens », qu’on fait oeuvre de signification, qu’on exploite une signifiance. Comment ignorer là, comme dans un éventuel traitement du témoignage, une mimesis sans cesse jetée au-devant de nous, présentée encore et encore sous nos yeux, pour indiquer finalement ce qui se trouverait représenté dans un témoignage ? Comment ne pas se demander pourquoi un pareil paradoxe a amplement de quoi plaire et suffire actuellement, nommément sur la question du témoignage ? On peut donc facilement parler du témoignage en (y) faisant miroiter une oeuvre de signification ; on n’y verra que du feu si tant est que « le sens » est disponible[6].

Je me suis contenté, jusqu’à présent, de dessiner à grands traits la philosophie de Ricoeur et l’approche du témoignage à laquelle il faut alors s’attendre. On y a le regard fixé sur la mimesis : comme si notre plus grand bénéfice se trouvait là, comme si la meilleure vision du témoignage — plus encore de l’expérience humaine, du monde, de soi — se trouvait « naturellement » dans et par la représentation qu’il en offre… et qu’on s’offre aussi bien du témoignage même. Je m’engage maintenant dans une autre direction, averti de ne pas me résoudre à seulement demander ce que ça représente « témoigner ».

II. Sémiotique et élucidation du témoignage

Je propose de prendre la question du témoignage en retournant ce que le projet de Ricoeur en indique déjà et qui, de toute façon, fait partie de notre questionnement habituel sur le témoignage. Est-ce qu’une manière mimétique de traiter et donc de situer le témoignage ne pourrait pas s’avérer seconde — je ne dis pas secondaire — par rapport à une autre manière, sémiotique, de le comprendre ? Quel éclairage jette-t-on ainsi sur le témoignage tout autant que sur notre manière d’aborder la question ?

En évoquant certains des paramètres de cette approche sémiotique (celle des textes, que je connais), j’exposerai, encore de façon liminaire, ce qui s’offre au travers de toute représentation du témoignage. À tout dire tout de suite, le témoignage ne tiendra plus lieu ni fonction de signe instrumentalisable — tel un signifiant renvoyant à autre chose, un signifié — mais de véritable médiation — tel un signifiant renvoyant à un autre, en une fondamentale mise en oeuvre de la signification. Je centrerai mes réflexions sur deux problèmes majeurs : celui de la référence puis celui de la posture, à élucider dans un témoignage comme dans un texte.

1. Référence et témoignage

L’objet du témoignage concerne le problème de la référence. On témoigne assurément d’un événement, d’une expérience ; on est témoin de Jésus Christ… Témoigner permet de rapporter ce qui s’est passé, de signaler ce qui s’est produit. Le référent semble ainsi occuper la place de l’instance inaugurale dans le témoignage, ce sans quoi il n’y en aurait point. Plus encore, cette façon de poser la référence comme première et fondamentale, dans un témoignage, conduit à faire reposer la vérité ultime sur l’événement, sur l’expérience, sur ce à quoi on est renvoyé et qui se voit alors re-présenté.

Nul doute que la question de la référence trouve une place de choix dans un traitement mimétique, du témoignage comme du texte. Cette question n’est pas évacuée dans une approche sémiotique et peut-être faut-il dissiper l’impression qu’a pu laisser une présentation trop rapide de la sémiotique, dans le débat avec Ricoeur particulièrement, à l’effet qu’il fallait renoncer à toute référence du texte. Le point de divergence entre ces deux approches des textes et des témoignages porte, entre autres, sur le statut (place, rôle, portée) exact de la référence.

La référence ne fonctionne pas de la même façon dans un régime mimétique et dans un régime sémiotique de sorte que le texte, comme le témoignage, se met à opérer différemment. Il faut supposer, maintenir et sauvegarder une ligne continue entre le texte/témoignage et sa référence dans une approche comme celle de Ricoeur, bien que dans ce cas-ci on peut reconnaître un effort pour ne pas durcir cette référence — comme on a pu le faire dans une perspective ontologique, plutôt prémoderne, ou dans le positivisme moderne. Mais parce que chez Ricoeur, comme chez d’autres, le phénoménal demeure en deçà ou par-delà l’opération herméneutique elle-même, la fonction référentielle présuppose ni plus ni moins un référent, à retrouver ou à re-produire — quitte à ce que ce soit un peu autrement.

Un traitement foncièrement mimétique du témoignage ou des textes met sans cesse de l’avant le même genre de questionnement : ça pointe vers quoi, en donnant accès à quoi ultimement… outre l’acte de témoigner ? Quand le « poids » du témoignage ou du texte réside dans la référence, alors un durcissement à ce plan même de la référence peut toujours être possible ; cela ne peut en tout cas être exclu. Tout mimétisme considéré comme fondamental donne prise de la sorte à la référence ; il est la signature de l’emprise, plus ou moins forte, de la référence. On le voit quand on écoute certains témoignages qui cherchent à tout prix à pointer un objet, un événement, une expérience, Jésus Christ : comme pour nous mettre le nez dessus ou dedans, comme pour le pointer du doigt ou le toucher du doigt. De façon semblable, certains lisent un texte pour engager une enquête historique, psychologique (etc.) qui va pratiquement les conduire loin de la lecture même du texte ; on veut alors passer au plus vite à travers le texte et voir « le pays lointain » qui l’a produit, pour le reproduire encore. Ce sens, cette direction, cette orientation du témoignage ou du texte est essentiellement une affaire de référence à… en la rendant un tant soit peu disponible et donc théoriquement sinon pratiquement isolable à titre de « référent ».

Mais voici que la référence est barrée dans une approche sémiotique. Non pas inexistante, ignorée, congédiée, mais simplement quoique radicalement barrée. Le référent d’un texte ou d’un témoignage n’est jamais à notre disposition ; il nous échappe une fois pour toutes. Il y a une discontinuité entre le texte et le référent extratextuel, entre le témoignage et ce qu’il représente et à quoi il est censé renvoyer. Cette discontinuité ne relève pas d’une continuité entre objet et acte de témoignage (et témoin) ; elle n’a rien d’un « fil rouge », d’une ligne pleine entre deux termes, d’une production de ligne pleine à partir d’une ligne pointillée à laquelle il suffirait d’ajouter à l’infini des points entre les points[7] ; elle constitue plutôt un infini à proprement parler, une « rupture instauratrice[8] » qui libère le regard de l’impression référentielle toujours si fascinante et le tourne — enfin ! — dans une autre direction.

Plus encore, la question de la référence dans un témoignage comme dans un texte sémiotiquement conçus et traités est retournée en elle-même — en même temps qu’elle pointe en direction du sujet-témoin, et j’y reviens au point suivant. Il n’y a pas d’objet plein de sens, de référence saturée d’un sens, d’objet (substantiellement) plein. Une discontinuité interne à l’objet du témoignage va de pair avec ce rapport non continu à l’objet dans le témoignage, et pareillement dans un texte. Tout objet, toute référence est sémantiquement vide et sémiotiquement plein ; on entre dans un antifondationnalisme, que ne connaît point la mimesis. La fonction référentielle dans un témoignage ou un texte opère en termes de non-savoir sur l’objet ou référence à postuler (au sens fort du terme[9]).

Il ne s’agit pas d’opposer mimesis et semiosis, pour faire de l’une l’alternative de l’autre, mais de les articuler en une tournure différente. Un témoignage ou un texte ne peut pas ne pas représenter un événement, une expérience, un fait, un « Jésus Christ »… mais là n’est point sa raison d’être. La transmission-communication n’est pas non plus l’enjeu du témoignage ou d’un texte, bien qu’elle ne soit pas exclue. Disons, sans ici s’en expliquer comme il se devrait, que la représentation est un simulacre nécessaire. Aussi est-il possible de remettre à l’avant-plan la signification même du témoignage ou d’un texte. L’attention dorénavant portée à l’oeuvre de signification dans un témoignage à comprendre ou dans un texte à lire permet davantage d’y reconnaître de l’irreprésentable, c’est-à-dire tout ce qui échappe à la représentation dans un témoignage ou dans un texte. C’est au travers de la représentation, en travers d’elle, en biais, que tout témoignage, comme tout texte, « parle » : je veux dire devient signifiant, devient hic et nunc oeuvre de semiosis. Ils signifient, pareillement, également, un ratage inévitable et incontournable de l’objet du témoignage, de la référence du texte, bref de la représentation. Mais ce ratage n’est pas moins vérité ; il est possible de l’assumer, il requiert d’être assumé comme référence barrée.

Avancer que la semiosis préside à la mimesis et la rend possible de manière seconde, plutôt que l’inverse, n’est pas impensable. On pourrait dire qu’un projet sémiotique affirme l’existence d’une fonction (référentielle) à l’oeuvre même sans le support d’organe (objet, référent), tandis qu’un projet mimétique ne peut guère considérer la fonction sans l’existence et la détermination de l’organe, tenu pour chronologiquement et logiquement premier. Entre « l’organe » d’une phénoménologie qui reste excédentaire par rapport à une fonction herméneutique, comme c’est le cas pour Ricoeur, et une psychanalyse qui plante tout dans le langage (également « l’organe » d’une méthode et celui du « réel »), comme c’est le cas pour Lacan, les différences s’expliquent, ici de façon liminaire[10]. De même en va-t-il du témoignage, que l’on consent à comprendre en une certaine fonction référentielle ou bien que l’on tient à comprendre en vertu d’un référent « dé-barré ».

2. Posture et témoignage

Du sujet-témoin, nul ne nie la place et l’importance. On se porte témoin, on est choisi ou encore reconnu comme témoin. En témoignant, on est porteur de sens ou, disons-nous couramment, d’un message (en raison de ce dont on témoigne). Celui qui atteste (de quelque chose) effectue un témoignage, qui a donc lieu et qui produit des traces.

Dans un traitement foncièrement mimétique du témoignage, les conditions du sujet reflètent celles de l’objet du témoignage (précédemment sommairement examinées) en en étant la transposition plus ou moins nette. Le sens de l’événement qui fait objet de témoignage trouve assez facilement son équivalent dans le sens du message porté par le témoin ou — si l’on préfère — dans le sens des convictions, elles franchement personnelles et intérieures au témoin. Ce qui se voit alors représenté du côté du sujet-témoin et par lui peut très bien fonctionner, là aussi, comme « sens plein », « sens tout donné » et à notre disposition, « certitude comblée » : écho direct d’une référence pareillement posée et conçue. D’où, également, les problèmes soulevés par ce que ça représente, du sujet et pour le sujet lui-même, de témoigner de la sorte ; que l’on pense à la (pleine) fidélité du témoignage, à l’authenticité (parfaite) du témoignage, à l’identité (claire, au clair) dans le témoignage : variations sur un seul et même motif qui est celui de la vérité-transparence mimétiquement exhibée et souvent spéculativement exploitée dans la tradition philosophique occidentale.

En effet, combien de témoignages a-t-on sous les yeux où un témoin est « fort » de ce dont il témoigne, convaincu autant du sens — bien arrêté — de ce qu’il a vécu que de sa justesse à en rendre compte en témoignant ? Il est de ces témoins qui ont des convictions fortes et qui, même avec tout l’esprit critique dont ils peuvent faire preuve, sont rivés à de fortes convictions, peu importe les contextes où ils se retrouvent. À l’autre extrême, il est de ces humbles témoins répétant à qui veut bien les entendre à quel point ils sont imparfaits ou pas à la hauteur de leur message… mais qui ne servent pas moins à autrui leur indéniable certitude sur eux-mêmes, sur leur message, sur l’objet de leur témoignage. Le témoin qui se sent investi tel, le sentiment de posséder et de re-produire l’objet de son témoignage qui n’est finalement rien de plus que soi-même (sa propre et profonde conviction), la position subjectivement pleine du témoin en raison de laquelle il bascule dans la translucidité avec lui-même et définitivement pour lui-même, voilà autant d’indications dans le sens d’un endurcissement du témoignage.

On apportera les nuances que l’on veut quant à des degrés d’authenticité « pleine de soi », quant à des convictions « qui restent à discuter » puisqu’elles sont en elles-mêmes « fermes et claires » ; cela ne fait pas de véritable différence sur ce que le témoignage doit représenter d’un « sujet plein » ou qui doit le devenir, en fonction donc d’une mimesis qui en est la réalisation[11]. Par conséquent, on peut au moins soulever des questions sur certaines idées-clés de la phénoménologie herméneutique de Ricoeur (l’identité narrative, le double enjeu d’ipséité et de mêmeté, l’arrimage de la conviction et de la critique[12]), qui ont tout pour donner prise au problème ici en vue. La finesse de l’analyse ricoeurienne de la reconfiguration de soi-même et du monde, suivant la pensée mimétique, reste axée sur une communication-transmission dont on ne doit surtout pas perdre le fil pour soutenir l’altération du même et supporter l’ipséité. C’est du fait de communiquer-transmettre un contenu, c’est en vertu de la stricte transitivité des médiations (témoignages, textes… et leurs composantes) qu’opèrent, chez Ricoeur, l’identité et le travail sur les convictions. C’est à partir de convictions et pour elles, c’est en raison de sa propre authenticité et pour elle qu’un sujet-témoin est à tenir pour tel et advient toujours plus pleinement comme tel. Les tenants et aboutissants du processus herméneutique gardent cette « fermeté » d’une « donnée » qui est l’écho d’un fondationnalisme, sur le plan subjectif cette fois[13]. Dans ces conditions, le positionnement dans le témoignage relève donc essentiellement de la position du témoin et pointe évidemment vers elle.

Il peut toutefois en aller autrement. Si tout est mimétique, la mimesis n’est pas tout. De la signifiance s’offre au travers de la représentation du témoignage, de manière plus fondamentale encore. C’est pourquoi la question du sujet-témoin se trouve liée de l’intérieur à celle d’une oeuvre de structuration qu’est son témoignage. Les conditions de la pratique de lecture sémiotique des textes aident à l’illustrer. Parce que le texte y est considéré et traité comme un monument plutôt qu’un document, la présumée transitivité du texte fait place à son intransitivité, entendons la « construction » d’un lecteur dans et par son acte de lecture ; l’exigence même de lire expose le leurre, fort utile et en un sens inévitable, d’une transitivité du texte qui demeure ainsi le corrélat d’une pensée mimétique qu’on peut tout au plus tenir pour seconde. Tout ce qu’on a alors sous les yeux et à portée de main, c’est une possible articulation du sens dans et par le lecteur, c’est-à-dire de l’intérieur du geste de lecture. Et ce lecteur est postulé, non pas présupposé comme s’il s’agissait d’une entité préexistante ou d’un sujet d’emblée constitué… sur qui produire des effets ; nul émetteur ni récepteur d’un message autrement « habillé » et monnayé. L’effet premier de l’acte de lecture, c’est le lecteur, cela même qui est lu/interprété par le texte tandis que cet acte de lecture met justement en oeuvre la signifiance du texte. Une énonciation fait tenir ensemble un texte, sans qu’il soit possible de postuler plus — ni moins — qu’une instance d’énonciation elle-même diffractée en énonciateur et énonciataire. C’est que les figures du texte obligent à dépasser le capital des mots, et donc des signes-renvoi que seraient les mots, pour rechercher des chaînes de signifiants dont l’accès au signifié est barré — non pas nié mais pas pour autant comblé. L’articulation du texte, l’articulation du sens, l’articulation du sujet et de son objet fonctionne « de l’intérieur », leur rapport étant premier et originaire — ou si l’on préfère, la relation est fondamentalement constitutive, sémiotiquement/structuralement parlant[14]. Autant de manières de formuler, dans la terminologie sémiotique, le parcours en discontinu du travail de la signification d’un lecteur en acte, d’un sujet advenant comme lecteur parce que lecteur, d’un sujet barré qui n’en est jamais le maître-suppôt du comprendre.

Ces perspectives sémiotiques éclairent la situation du témoignage en termes de positionnement du sujet-témoin. Un témoin s’efface dans son témoignage, plutôt que de se présenter à l’évidence tel, dans une position maîtresse de transmission ou encore de translucide conviction. En témoignant, le sujet-témoin est soustrait de sa propre position nécessairement déterminée, que l’on considère cette position en termes de vécu, de savoir ou de « voix ». Non qu’il « spiritualise » sa situation, voire absolutise sa position et jusqu’à lui-même ; non qu’il nie ses conditionnements en prétendant les dépasser et ainsi présenter un témoignage en toute transparence avec lui-même et l’objet de son témoignage. Il relativise certes ce qu’il dit et fait ; à vrai dire, il sort simplement, toujours un peu plus, du déni de ces conditions concrètes de son témoignage et qui constitue le risque le plus grand, le plus « naturel[15] ». Ce témoin est objet de vérité tout en faisant oeuvre de vérité (sur lui-même, son monde, son expérience) ; son authenticité, la justesse de ses convictions, sa transparence ne sont encore que les circonstances (littéralement : « ce qui tourne et se tient autour de ») de ce qu’il lui reste à « revisiter » pour devenir et faire advenir le « jour même de son témoignage ». Aussi bien consentir à une compréhension de soi, du monde, de notre expérience qui est, simplement, la signature d’un « jour » en nous (en tant que sujet et témoin) et au coeur du réel (nos « objets »)[16]. En ce « jour », de ce « jour », une discontinuité se manifeste comme plus fondamentalement signifiante que toute continuité.

L’élucidation du témoignage réside donc en une posture qui se présente telle une traversée où c’est justement au travers de (de biais à) ce qui se dit et fait dans un témoignage que celui-ci est. Le témoignage est affaire de distanciation et de décentrement de soi, de débrayage et d’embrayage de/dans la parole, d’espace-temps autre dans et par l’avènement d’un sujet-en-relation. La structuration du témoin aussi bien que la signification de l’expérience qu’il élabore s’éprouvent alors en un certain ratage — de soi comme de l’expérience, c’est-à-dire des termes eux-mêmes là en jeu.

Ce serait étrange de renoncer à tout ce qui se trouve représenté dans un témoignage et à tout ce qu’il présente du témoin. Mais s’il est vrai que le témoignage coïncide avec la condition humaine, comme Ricoeur lui-même le suggère, il serait plus étrange encore de faire de la représentation le fin mot du témoignage. Ayant moi-même eu recours à la pratique de lecture sémiotique des textes pour offrir une représentation d’enjeux qui sont autres que cette représentation même, je suis demeuré dans l’espérance, celle-là même d’une parole.