Article body

Les études actuelles sur Vatican privilégient différentes approches. Certaines voudraient limiter le Concile à ses enseignements et à ses textes, alors que d’autres préfèrent le considérer comme événement[1]. À ces approches qui se sont développées de manière concurrente, voire polémique, et que J.A. Komonchak a voulu dépasser en faisant appel au concept d’expérience[2], s’en sont ajoutées d’autres qui m’apparaissent plus prometteuses : une approche de Vatican II à partir de son style[3] ou à partir de la notion d’apprentissage[4].

Dans la présente contribution, c’est cette dernière perspective que j’adopterai, en me limitant à un seul apprentissage réalisé par les Pères conciliaires : apprentissage à s’adresser à tous les hommes de bonne volonté et à prendre la parole dans l’espace public. Je fais l’hypothèse que, au cours des années 1960, dans un nouveau contexte que Jean XXIII désignait comme le « tournant d’une ère nouvelle », les évêques, à la suite des indications données par Jean XXIII à l’ouverture du Concile et mises en oeuvre dans son encyclique Pacem in Terris, ont eu à apprendre (ou réapprendre) à parler dans un espace public désormais considéré comme pluraliste, et également à comprendre autrement le statut, la place et le rôle de l’Église dans cet environnement social et politique.

En amont, poser cette hypothèse d’un apprentissage à une nouvelle forme de discours suppose que l’on abandonne une manière de parler et d’entrer en relation avec les autres, notamment avec le monde moderne, la pensée moderne et l’État moderne. Le concile Vatican II aurait signifié l’abandon d’une forme de rapports aux autres et l’apprentissage d’un nouveau mode de rapport au monde. C’est là une manière amplement partagée de comprendre la signification profonde de Vatican II dans l’histoire du catholicisme contemporain. Cette interprétation fondamentale du Concile, Benoît XVI l’a développée en quelques lignes lors de son discours à la curie du 22 décembre 2005, discours qui a connu de nombreux échos et qui a été amplement commenté. Parmi les textes disponibles, je m’adosserai donc à cet exposé, largement diffusé et bien connu, bien qu’ayant suscité la controverse[5], pour montrer le changement que représente Vatican II dans le rapport de l’Église catholique aux autres (1)[6]. Je suivrai ensuite la démarche dialectique de Benoît XVI. Si Vatican II est présenté comme un moment de synthèse après une période d’opposition entre l’Église catholique et le monde moderne, il faut d’abord rendre compte brièvement du discours intransigeant qui a marqué le magistère pontifical, surtout depuis le xixe siècle (2). Ce moment d’opposition est suivi d’un temps de transition, globalement le pontificat de Pie XII, où les relations entre l’Église catholique et le monde moderne oscillent entre intransigeance et conciliation. On entre alors dans une période d’apaisement. Vient ensuite le moment de la synthèse, inaugurée par le pontificat de Jean XXIII (3) et prolongé par le concile Vatican II (4). C’est à ce moment que l’Église catholique fait l’apprentissage d’un nouveau mode de discours, ayant appris à se situer autrement dans le monde, la société et la communauté politique. Enfin, je rendrai compte sommairement des traces de cet apprentissage conciliaire dans le discours des évêques du Québec et du Canada (5).

I. Une « interprétation fondamentale[7] » de Vatican II

Suivant l’appréciation de Benoît XVI[8], la principale tâche du concile Vatican II était de définir de nouveaux rapports entre l’Église et le monde moderne. Suivant ses propres termes, « le Concile devait définir de façon nouvelle le rapport entre l’Église et l’époque moderne ». Toujours selon Benoît XVI, le contentieux de l’Église catholique avec le monde moderne se cristallisait autour de trois questions : le rapport à la science moderne, à la pensée moderne, notamment la philosophie, et à l’État moderne. Suivant le pape,

on peut dire que s’étaient formés trois cercles de questions qui, […] à l’heure du concile Vatican II, attendaient une réponse. Tout d’abord, il fallait définir de façon nouvelle la relation entre foi et sciences modernes ; cela concernait d’ailleurs, non seulement les sciences naturelles, mais également les sciences historiques […]. En second lieu, il fallait définir de façon nouvelle le rapport entre Église et État moderne […]. Cela était lié, en troisième lieu, de façon plus générale au problème de la tolérance religieuse — une question qui exigeait une nouvelle définition du rapport entre foi chrétienne et religions du monde.

En somme, c’est tout le rapport de l’Église à la modernité qui devait être revu. La nécessité d’arriver à la définition d’un nouveau rapport avec le monde moderne venait du fait que, non seulement ce rapport était brouillé, mais, pire encore, qu’il s’était construit sur la base d’une exclusion réciproque : volonté d’exclure la religion de l’espace public (de la pensée et de la culture, de l’État et de la société) et, par choc en retour, condamnation par l’Église du monde moderne, de la science, de l’État moderne et des idéologies ou des autres religions. Je laisse à nouveau la parole à Benoît XVI :

Ce rapport avait déjà connu un début très problématique avec le procès fait à Galilée. Il s’était ensuite totalement rompu lorsque Kant définit la « religion dans les limites de la raison pure » et lorsque, dans la phase radicale de la Révolution française, se répandit une image de l’État et de l’homme qui ne voulait pratiquement plus accorder aucun espace à l’Église et à la foi. L’opposition de la foi de l’Église avec un libéralisme radical, ainsi qu’avec des sciences naturelles qui prétendaient embrasser à travers leurs connaissances toute la réalité jusque dans ses limites, dans l’intention bien déterminée de rendre superflue « l’hypothèse de Dieu », avait provoqué de la part de l’Église, au xixe siècle, sous Pie IX, des condamnations sévères et radicales de cet esprit de l’époque moderne. Apparemment, il n’existait donc plus aucun espace possible pour une entente positive et fructueuse, et les refus de la part de ceux qui se sentaient les représentants de l’époque moderne étaient également énergiques.

II. Le développement d’un discours intransigeant

Suivant Benoît XVI, au xixe siècle, l’Église catholique et le monde moderne semblaient voués à une guerre à finir, les opposants apparaissant destinés à une lutte sans merci faites de condamnations, d’exclusion et de refus. En témoignent, du côté de l’Église catholique, une série de textes depuis l’encyclique Quanta cura (1864) qu’accompagnait le Syllabus errorum, liste de 80 propositions condamnées par l’Église. Ainsi, le pontificat de Pie IX, qui suit en ce domaine la ligne inaugurée par Grégoire XVI, malgré un début qui voulait s’en distancier, correspond à une réaction de rejet à l’égard de l’évolution libérale des sociétés européennes et plus largement des idées nées de la Révolution, qu’il décide de combattre après 1848. Sur le plan social, l’industrialisation, fille de la science moderne et de la technique, qui s’accélère au cours du siècle, voit se développer en Europe occidentale et en Amérique du Nord une classe ouvrière qui évolue en dehors de toute influence ou de toute atmosphère religieuses. Celle-ci est tentée par une nouvelle idéologie, le socialisme.

En réaction, le discours de l’Église catholique est de plus en plus empreint d’hostilité à l’égard des idées modernes (libéralisme, laïcisme, matérialisme, socialisme, rationalisme, etc.). On assiste alors à la naissance d’un type de discours caractérisé par une lecture apocalyptique de l’histoire et une lecture catastrophiste du temps présent. On en trouve, parmi plusieurs exemples possibles, une expression dans l’encyclique de Pie X, E Supremi, qui inaugure son pontificat et dans laquelle il dénonce l’apostasie qui entraîne l’humanité vers sa ruine. Sa lecture du temps présent et la médecine que commande cet état du monde sont typiques de ce type de discours ou de cette manière de parler :

Qui pourrait, en effet, Vénérables Frères, ne pas sentir son âme saisie de crainte et de tristesse à voir la plupart des hommes […] se déchaîner avec un tel acharnement les uns contre les autres, qu’on dirait un combat de tous contre tous ? […] Il en est, et en grand nombre, Nous ne l’ignorons pas, qui, poussés par l’amour de la paix, c’est-à-dire de la tranquillité de l’ordre, s’associent et se groupent pour former ce qu’ils appellent le parti de l’ordre. Hélas ! vaines espérances, peines perdues ! De partis d’ordre capables de rétablir la tranquillité au milieu de la perturbation des choses, il n’y en a qu’un : le parti de Dieu […].

Toutefois, Vénérables Frères, ce retour des nations au respect de la majesté et de la souveraineté divine […] n’adviendra que par Jésus-Christ […].

D’où il suit que tout restaurer dans le Christ et ramener les hommes à l’obéissance divine sont une seule et même chose. Et c’est pourquoi le but vers lequel doivent converger tous nos efforts, c’est de ramener le genre humain à l’empire du Christ […].

Vous voyez donc, Vénérables Frères, quelle oeuvre nous est confiée […]. Il s’agit de ramener les sociétés humaines, égarées loin de la sagesse du Christ, à l’obéissance de l’Église ; l’Église, à son tour, les soumettra au Christ, et le Christ à Dieu […].

Toutefois, pour que le résultat réponde à Nos voeux, il faut, par tous les moyens et au prix de tous les efforts, déraciner entièrement cette monstrueuse et détestable iniquité propre au temps où nous vivons et par laquelle l’homme se substitue à Dieu ; rétablir dans leur ancienne dignité les lois très saintes et les conseils de l’Évangile ; proclamer hautement les vérités enseignées par l’Église sur la sainteté du mariage, sur l’éducation de l’enfance, sur la possession et l’usage des biens temporels, sur les devoirs de ceux qui administrent la chose publique ; rétablir enfin le juste équilibre entre les diverses classes de la société selon les lois et les institutions chrétiennes.

Quant à Nous, Vénérables Frères, Nous veillerons avec le plus grand soin à ce que les membres du clergé ne se laissent point surprendre aux manoeuvres insidieuses d’une certaine science nouvelle qui se pare du masque de la vérité […] ; science menteuse qui, à la faveur d’arguments fallacieux et perfides, s’efforce de frayer le chemin aux erreurs du rationalisme ou du semi-rationalisme, et contre laquelle l’Apôtre avertissait déjà son cher Timothée de se prémunir lorsqu’il lui écrivait : « Garde le dépôt, évitant les nouveautés profanes dans le langage, aussi bien que les objections d’une science fausse, dont les partisans avec toutes leurs promesses ont défailli dans la foi ». Ce n’est pas à dire que Nous ne jugions ces jeunes prêtres dignes d’éloges, qui se consacrent à d’utiles études dans toutes les branches de la science, et se préparent ainsi à mieux défendre la vérité et à réfuter plus victorieusement les calomnies des ennemis de la foi. Nous ne pouvons néanmoins le dissimuler […]. Nos préférences sont et seront toujours pour ceux qui, sans négliger les sciences ecclésiastiques et profanes, se vouent plus particulièrement au bien des âmes dans l’exercice des divers ministères qui siéent au prêtre […].

Notre but unique dans l’exercice du suprême Pontificat est de « tout restaurer dans le Christ » […]. C’est pourquoi, si l’on Nous demande une devise traduisant le fond même de Notre âme, Nous ne donnerons jamais que celle-ci : Restaurer toutes choses dans le Christ[9].

Ce discours, en plus de la condamnation sans appel du monde moderne, de ses désordres, de son immoralité et de sa pensée, est caractérisé par une mystique de combat destinée, comme les discours précédant les grandes croisades à une autre époque, à galvaniser les troupes catholiques (les nouvelles « divisions » catholiques constituées des membres des mouvements d’Action catholique et toutes les associations catholiques) lancées à l’assaut du monde moderne et des hordes d’infidèles qui l’occupent, en vue de restaurer la chrétienté ou de construire une nouvelle chrétienté (une cité catholique), le Moyen Âge chrétien imprégnant l’imaginaire à l’oeuvre dans ces textes[10]. On propose de « tout restaurer dans le Christ » (« Instaurare omnia in Christo ») suivant le mot d’ordre du pape Pie X, et de rétablir l’ordre du monde dans cette société confuse et en crise. Au désordre ambiant, il faut opposer l’« ordre » du « parti de Dieu », « ramener » les sociétés humaines à l’obéissance de l’Église. Une dernière caractéristique de ce discours se trouve dans l’affirmation de l’identité catholique qui passera par une affirmation doctrinale intransigeante et tranchante. On refusera de pactiser avec l’erreur que l’on pourchassera sans relâche. Cette restauration passera non seulement par le renouveau thomisme, seul édifice intellectuel en mesure d’affronter la pensée moderne, et un combat farouche contre le modernisme. La restauration du thomisme prendra alors un autre sens que celui que lui assignait Léon XIII et elle est de plus en plus liée au désir de restauration du monde pré-moderne, monde d’équilibre et d’ordre, pensait-on, comme l’était cette grande cathédrale intellectuelle que représentait la somme, où tout trouvait sa place et était ordonné en parties, questions, etc.

Sur le plan intellectuel, Pie X se distingue de son prédécesseur par la méfiance qu’il éprouve à l’égard de la recherche scientifique, préférant, comme il le disait, les prêtres zélés et saints aux prêtres savants. Les progrès dans les sciences bibliques et théologiques avaient des répercussions importantes dans l’univers catholique. Inquiet de ces nouveaux développements, Pie X prononça les condamnations les plus sévères pour éradiquer « le mal ». Son encyclique Pascendi (1907), précédée d’un décret du Saint-Office deux mois plus tôt (Lamentabili sane exitu), en condamnant vigoureusement un ensemble d’idées qu’on réunissait en un système que l’on coiffait du titre de « modernisme » et en organisant un système de surveillance de la doctrine, allait conduire aux pires excès : soupçons, délations, calomnies, condamnations. La restauration thomiste était désormais instrumentalisée à une autre fin : celle d’opposer un système — réduit à quelques thèses et à ses conclusions — à la pensée moderne, devenant ainsi le rempart du catholicisme en face du monde moderne[11].

III. Jean XXIII et la sortie du discours apocalyptique

Situant le concile Vatican II sur l’horizon de l’évolution du monde et du catholicisme depuis le xixe siècle, Benoît XVI conclut que le Concile avait comme principale tâche d’inaugurer de nouveaux rapports avec le monde moderne, c’est-àdire avec la science, la pensée et l’État modernes, les trois éléments se retrouvant dans l’extrait de l’encyclique de Pie X que nous avons cité à l’instant. Aux yeux de Benoît XVI, cela devenait possible à partir du moment où le monde moderne lui-même avait connu des évolutions et était sorti de sa posture anticatholique qui consistait à vouloir exclure Dieu de la pensée et de l’État. Je reprends le fil du discours de Benoît XVI :

Entre temps, toutefois, l’époque moderne avait elle aussi connu des développements. On se rendait compte que la révolution américaine avait offert un modèle d’État moderne différent de celui théorisé par les tendances radicales apparues dans la seconde phase de la Révolution française. Les sciences naturelles commençaient, de façon toujours plus claire, à réfléchir sur leurs limites, imposées par leur méthode elle-même, qui, […] n’était toutefois pas en mesure de comprendre la globalité de la réalité. Ainsi, les deux parties commençaient progressivement à s’ouvrir l’une à l’autre. Dans la période entre les deux guerres mondiales et plus encore après la Seconde Guerre mondiale, des hommes d’État catholiques avaient démontré qu’il peut exister un État moderne laïc, qui toutefois, n’est pas neutre en ce qui concerne les valeurs, mais qui vit en puisant aux grandes sources éthiques ouvertes par le christianisme. La doctrine sociale catholique, qui se développait peu à peu, était devenue un modèle important entre le libéralisme radical et la théorie marxiste de l’État. Les sciences naturelles, qui professaient sans réserve une méthode propre dans laquelle Dieu n’avait pas sa place, se rendaient compte toujours plus clairement que cette méthode ne comprenait pas la totalité de la réalité et ouvraient donc à nouveau les portes à Dieu, conscientes que la réalité est plus grande que la méthode naturaliste, et que ce qu’elle peut embrasser.

Il y avait, bien sûr, ces évolutions du monde moderne, mais il y eut, par-dessus tout, un changement d’attitude et de discours de la part de l’Église catholique. Ce changement d’attitude et de discours, on le constate d’abord dans les discours de Jean XXIII, qui rompt avec le discours apocalyptique fondé sur une lecture catastrophiste du monde moderne que l’on retrouve encore abondamment chez Pie XII, notamment dans son encyclique Humani Generis[12]. Ce changement d’attitude et de discours, on ne fait pas que le constater, mais il est également théorisé par le pontife, en particulier dans les mois qui précèdent la mise en route de Vatican II. On en trouve en particulier des traces dans la Bulle Humanae salutis qui, à mon sens, inaugure une nouvelle série textuelle, au même titre peut-être, que certains textes de Pie IX avaient inauguré le genre apocalyptique[13]. Les premiers paragraphes de cette constitution apostolique font entendre un autre type de discours et présentent en quelque sorte les premières élaborations de la théorie qui le fonde :

L’Église, aujourd’hui, assiste à une grave crise de la société humaine qui va vers d’importants changements. Tandis que l’humanité est au tournant d’une ère nouvelle, de vastes tâches attendent l’Église, comme ce fut le cas à chaque époque difficile. Ce qui lui est demandé maintenant, c’est d’infuser les énergies éternelles, vivifiantes et divines de l’Évangile dans les veines du monde moderne ; ce monde qui est fier de ses dernières conquêtes techniques et scientifiques, mais qui subit les conséquences d’un ordre temporel que certains ont voulu réorganiser en faisant abstraction de Dieu […].

Ces douloureuses constatations nous rappellent le devoir de la vigilance et font prendre conscience à chacun de ses responsabilités. Nous savons que la vue de ces maux plonge certains dans un tel découragement, qu’ils ne voient que ténèbres enveloppant complètement notre monde. Pour Nous, Nous aimons faire toute confiance au Sauveur du genre humain qui n’abandonne pas les hommes qu’il a rachetés. Nous conformant aux paroles de Notre-Seigneur, qui nous exhorte à reconnaître les « signes … des temps » (Mt. XVI, 14), Nous distinguons au milieu de ces ténèbres épaisses de nombreux indices qui Nous semblent annoncer des temps meilleurs pour l’Église et le genre humain. Certes, les guerres meurtrières qui aujourd’hui se succèdent sans interruption, les déplorables maux spirituels causés çà et là par de nombreuses idéologies, les amères expériences faites par les hommes depuis trop longtemps, tout cela a valeur d’avertissement. Le progrès technique lui-même, qui a permis à l’homme de fabriquer des armes redoutables pour sa propre destruction, crée beaucoup d’anxiétés et de dangers ; mais cela pousse les hommes à s’interroger, à reconnaître plus facilement leurs propres limites, à aspirer à la paix, à apprécier la valeur des biens spirituels ; et cela accélère le processus dans lequel on peut dire que la société est déjà engagée, bien que d’une façon encore incertaine, ce processus qui conduit de plus en plus tous les individus, les classes sociales et les nations elles-mêmes à s’unir amicalement, à s’aider, à se compléter et à se perfectionner mutuellement. Cela facilite grandement l’action apostolique de l’Église, car beaucoup de gens, qui peut-être jusque-là n’avaient pas prêté attention à sa haute mission, aujourd’hui, mûris par l’expérience, sont plus disposés à recevoir ses avertissements.

En pleine guerre froide, Jean XXIII ne s’abandonne pas à une lecture apocalyptique de la situation du monde et il renonce au discours catastrophiste, genre qu’il connaissait pourtant bien. Il ne faut cependant pas croire qu’il cédait à l’optimisme de son époque, comme on l’entend souvent, ou qu’il était simplement ingénu ou naïf. On peut en effet disposer assez rapidement de ce grief à partir de la publication récente du Journal de Roberto Tucci, alors jeune directeur de La Civiltà Cattolica[14]. Dans son audience du 30 décembre 1961, soit quelques jours seulement après la publication de Humanae salutis, Jean XXIII relatait que son Secrétaire d’État (le cardinal Cicognani) désapprouvait certaines attitudes récentes du cardinal Ottaviani qui « aimait les sorties et les attaques » et relevait au passage que « le S. Père avait clairement manifesté que cette manière ne correspondait pas au ton qui était le sien et que, par conséquent, une personne occupant un tel poste de responsabilité devait s’ajuster à l’approche qui caractérisait le pontificat ». Personnellement, Cicognani « pensait que, en soi, une méthode qui favorisait la détente était la meilleure ». Jean XXIII se plaint également au P. Tucci des critiques dont il avait fait l’objet dans certains milieux ecclésiastiques du fait qu’il a répondu aux souhaits du président Khrouchtchev lors de l’inauguration de son pontificat : « Le pape n’est pas un naïf, il savait très bien que le geste de Khrouchtchev était dicté par des objectifs politiques de propagande ; mais ne pas répondre aurait été un acte d’impolitesse non justifié. En tout cas, la réponse était calibrée. Le Saint-Père se laisse guider par le bon sens et par le sens pastoral […] ». Tucci observe ensuite que, dans le même entretien, « le pape se plaignit, […] de certains de ses détracteurs qui l’accusaient d’être un “esprit accommodant” ; il affirma qu’il ne s’était jamais “détaché, pas même sur un seul point, de la saine doctrine catholique” […]. “Ensuite il s’en est pris aux ‘zélotes’ qui veulent sans cesse se battre. Il y en a toujours eu dans l’Église, il y en aura toujours et il faut de la patience et du silence !” […][15] ». Le pape indiqua par ailleurs, gentiment mais fermement, qu’il n’appréciait pas beaucoup l’esprit militant et intransigeant de la revue et il demanda qu’elle s’adapte, dans son style et dans son contenu, aux temps nouveaux. Citant le commentaire de l’un de ses amis, il dit : « Les bons pères de “La Civiltà Cattolica” sont toujours en train de pleurer pour une chose ou pour une autre ! Et qu’ont-ils obtenu ? […] Il faut voir le bien et le mal — commenta-t-il — et ne pas être toujours pessimiste à propos de toutes choses […] ».

Ces entretiens de Jean XXIII avec le P. Tucci sont presque un commentaire de la Bulle Humanae salutis par laquelle le pape se distancie de la posture intransigeante si caractéristique de ses prédécesseurs et d’une lecture apocalyptique du monde. Cette sortie du discours catastrophiste ne relève pas simplement d’un optimisme ou ne témoigne pas de la grande naïveté du pape Jean comme certains l’ont affirmé, mais d’une attitude foncièrement religieuse qui caractérise Roncalli, soit la confiance en la Providence. De fait, il ne manque pas de voir les difficultés et les drames, mais il les situe dans une histoire dont Dieu est le maître, lui qui a promis d’accompagner son Église (et l’humanité) jusqu’à la fin du monde : « Nous aimons faire toute confiance au Sauveur du genre humain qui n’abandonne pas les hommes qu’il a rachetés ». C’est cette confiance fondamentale, et non un optimisme naturel qui lui permet de ne pas voir dans les temps présents « que ténèbres enveloppant complètement notre monde ».

Cette approche, qui délimite en quelque sorte la ligne de partage des eaux entre deux formes du discours pontifical et plus largement magistériel, sera reprise de manière plus systématique dans le discours d’ouverture du Concile qui, vraisemblablement, était déjà en cours d’élaboration à partir du début de l’année 1962.

Le discours d’ouverture ne se contente pas de tourner clairement le dos à une lecture catastrophiste des temps présents et au genre de discours que cela induit, mais il réfléchit positivement au nouveau type de discours que l’Église est appelée à élaborer. Jean XXIII procède donc en deux temps. D’une part, il dénonce, clairement cette fois, les « prophètes de malheur » qui font usage du style apocalyptique :

Il arrive souvent que dans l’exercice quotidien de Notre ministère apostolique Nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de la société, ils ne voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés […].

Il Nous semble nécessaire de dire Notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin.

Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien de l’Église, même les événements contraires.

Ici encore, affleure sa conscience de vivre à un moment tournant de l’histoire (« alors que la société humaine semble à un tournant »), reprenant un motif de la Bulle Humanae salutis (« Tandis que l’humanité est au tournant d’une ère nouvelle »). Il situe l’Église et le Concile dans l’histoire et, à nouveau, il invite au discernement qui consiste à « reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine ». Même s’il n’a pas recours ici à la notion de « signes des temps » dont il avait fait usage pour la première fois dans la Bulle d’indiction du Concile et qui sera par la suite reprise et rendue célèbre, c’est au même travail de discernement ou de reconnaissance en profondeur de ce qui se joue dans l’histoire qu’il renvoie ses auditeurs. En somme, si dans les temps présents il ne faut pas voir que ruines et calamités ou ténèbres épaisses, il faut développer une autre lecture du présent. C’est ce à quoi il s’emploiera dans son encyclique Pacem in Terris et que développera par la suite Gaudium et Spes. Il s’agit donc, une fois situé dans l’histoire du monde, de diagnostiquer les signes des temps et de reconnaître l’oeuvre de la Providence, ce qui engage l’éducation du regard.

Il s’agit ensuite, et cela est corollaire, de parler autrement, car ce qui fonde un discours catastrophique est une lecture erronée du monde, une lecture apocalyptique du temps présent. Son deuxième développement porte donc sur l’apprentissage d’un nouveau type de discours, un discours qui réponde aux exigences de notre époque, ce qui fait l’objet d’un long développement :

Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est l’adhésion de tous, […] à toute la doctrine chrétienne dans sa plénitude […]. Il faut que cette doctrine […], soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. En effet autre est le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même portée. Il faudra attacher beaucoup d’importance à cette forme et travailler patiemment, s’il le faut, à son élaboration ; et on devra recourir à une façon de présenter ce qui correspond mieux à un enseignement de caractère surtout pastoral.

Au moment où s’ouvre ce IIe concile oecuménique du Vatican, il n’a jamais été aussi manifeste que la vérité du Seigneur demeure éternellement. En effet, dans la succession des temps, nous voyons les opinions incertaines des hommes s’exclure les unes les autres, et bien souvent à peine les erreurs sont-elles nées qu’elles s’évanouissent comme brume au soleil.

L’Église n’a jamais cessé de s’opposer à ces erreurs. Elle les a même souvent condamnées, et très sévèrement. Mais aujourd’hui, l’Épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de son époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine […].

L’Église catholique, en brandissant par ce Concile oecuménique le flambeau de la vérité religieuse au milieu de cette situation, veut être pour tous une mère très aimante, bonne, patiente, pleine de bonté et de miséricorde pour ses fils qui sont séparés d’elle. […] Elle ouvre les sources de sa doctrine si riche, grâce à laquelle les hommes, éclairés de la lumière du Christ, peuvent prendre pleinement conscience de ce qu’ils sont vraiment, de leur dignité et de la fin qu’ils doivent poursuivre. Et enfin, par ses fils, elle étend partout l’immensité de la charité chrétienne, qui est le meilleur et le plus efficace moyen d’écarter les semences de discorde, de susciter la concorde, la juste paix et l’unité fraternelle de tous.

IV. Vatican II comme apprentissage d’une nouvelle forme de discours

Jean XXIII avait formulé le programme du Concile en invitant les Pères à « attacher beaucoup d’importance à [la] forme [de discours] et travailler patiemment, s’il le faut, à son élaboration ». Il ajoutait que l’« on devra recourir à une façon de présenter ce qui correspond mieux à un enseignement de caractère surtout pastoral ». Restait aux Pères à mettre en oeuvre un tel programme. C’est donc en suivant ces indications que les Pères conciliaires voudront renouveler le discours de l’Église catholique au cours du concile Vatican II. Cet apprentissage a été réalisé tout au long du Concile, les débats de la première session étant tout occupés par cette question[16]. On peut considérer que la rédaction de Gaudium et Spes, qui s’étend sur trois ans, porte à son achèvement un tel apprentissage[17]. Considéré à partir de cette perspective, on peut dire que Vatican II a été, pour les évêques, l’apprentissage d’un nouveau mode de discours.

Cet apprentissage comporte plusieurs éléments : il suppose, on l’a vu, un apprentissage au discernement du temps présent, ce qui renvoie à une éducation du regard et à la lecture des signes des temps. Il suppose aussi que l’Église catholique conçoive et théorise autrement sa situation et son statut dans le monde. Cela correspondra à l’abandon de la théorie de la société parfaite et à l’adoption de la notion de « sacrement du salut » pour désigner sa place et son rôle dans le monde[18]. Ce passage se réalise déjà au moment de la discussion de Lumen Gentium et il est capital, car l’Église conçoit et théorise alors autrement son statut et son rôle dans le monde, à l’égard de l’État et dans la société.

La notion de sacrement du salut, qui trouve sa référence dans le statut d’Israël au milieu des nations, est sans doute celle qui est la plus appropriée pour penser la place et le rôle de l’Église dans un monde pluraliste. Bien avant le Concile, constatant le fait que nous vivons désormais dans une situation de diaspora, Karl Rahner pense l’Église comme « sacrement ». Du fait de la pluralité des convictions religieuses et des conceptions du monde, il tire des conséquences, notamment sur le plan de la parole magistérielle dans la société. Il écrit : « Lorsque par exemple nous nous empressons immanquablement d’en appeler avec véhémence aux lois civiles et à leur devoir de remédier à la moralité défaillante, nous oublions que nous sommes en Diaspora, et qu’à la longue nous ne parviendrons à rien d’autre qu’à entretenir des complexes d’anticléricalisme chez ceux qui ne veulent pas sentir peser sur eux, par notre fait, des mesures de contrainte[19] ». Bien sûr, il reconnaît que, dans cette situation de pluralisme et de diaspora, qui n’est à ses yeux ni un châtiment ni un pis-aller mais « une nécessité inhérente à l’Histoire du salut », la foi des chrétiens

est sans cesse menacée de l’extérieur. Le christianisme ne peut pas (ou il ne le peut que dans une infime mesure) s’appuyer sur le cadre des institutions, qu’il s’agisse de morale, d’usages, de lois civiles, de traditions, d’opinion publique, d’instinct d’imitation, etc. C’est à chacun de se l’approprier par un effort personnel de reconquête ; le temps n’est plus où on n’avait qu’à le recevoir de ses ancêtres à la façon d’un héritage. Il sera non seulement « solitaire parmi les siens », mais un « étranger dans le monde »[20].

V. L’apprentissage d’un nouveau style de discours par les évêques canadiens

Si les Pères conciliaires ont fait à Vatican II l’apprentissage d’un nouveau style de discours, « qui répond aux exigences de notre époque » (Jean XXIII) et qui serait plus apte à s’adresser « non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes » (GS 2), reste à voir si cet apprentissage a permis un renouveau du discours des évêques canadiens. C’est ce que voulait vérifier le projet de recherche que nous avons entrepris sur la parole épiscopale[21].

Nous faisions l’hypothèse que l’apprentissage au dialogue avec le monde contemporain, réalisé par les évêques au moment du Concile, a marqué par la suite leur pastorat, surtout à partir du moment où ils devaient évoluer dans une société de plus en plus marquée par le pluralisme des convictions et des croyances. Nous avons voulu le vérifier à partir des interventions publiques faites par les évêques du Québec et du Canada lors de débats sur des législations dans deux grands domaines : un premier ensemble constitué par leurs interventions sur des questions se rapportant à la famille et à la sexualité (mariage, divorce, union du même sexe, contraception, avortement, fécondation artificielle) et un deuxième ensemble rassemblant leurs interventions sur la question de l’éducation chrétienne et de l’école. Le terminus a quo de notre recherche était l’année 1958, soit le début du pontificat de Jean XXIII, mais avant le début du concile Vatican II. Le terminus ad quem était l’année 2008, marquée par le Congrès eucharistique de Québec.

Au début de la période visée (1960-1980), nous observons que l’épiscopat du Québec et du Canada prend conscience d’évoluer dans une société pluraliste. Dans ces circonstances, les évêques adoptent à l’égard de l’État la position du citoyen et, dans la société, la posture du témoin[22]. Cet apprentissage engage toute une série de postures, d’attitudes et de pratiques : celles du service, de la collaboration et de la coopération et la pratique du dialogue[23]. Notre recherche nous a permis en effet d’observer l’élaboration d’un nouveau type de discours, à partir des années conciliaires, et le développement de nouvelles pratiques, de nouvelles postures et attitudes.

Cependant, déjà au cours de la deuxième moitié des années 1980, nous observons un changement, mais cette évolution est encore plus prononcée à partir des années 2000. Certes, cela correspond à un changement de contexte, à un changement de la situation de l’Église dans la société québécoise et à une évolution non moins importante de la culture. Ces deux éléments n’expliquent toutefois pas à eux seuls les évolutions du discours que nous observons. Au-delà des personnalités — ce facteur jouant un rôle non négligeable —, on peut conclure, au moins provisoirement, que cela correspond également au développement d’une nouvelle autocompréhension de l’Église dans le monde, l’Église étant alors conçue davantage comme une « minorité créative[24] », voire une « secte » (ici aussi, Rahner aurait beaucoup à nous apprendre)[25], et cela correspond également au développement de nouvelles postures et pratiques, la posture du lobbyiste remplaçant la posture citoyenne et la pratique de la défense des intérêts ou des convictions spécifiques de son groupe remplaçant la recherche du bien commun qui était inscrite dans les documents de la première période[26]. Cette évolution s’accompagne également d’une nouvelle lecture — sans doute plus catastrophiste — de la culture et de la société[27].

Conclusion

Notre parcours, qui veut nous aider à comprendre les prises de parole des évêques du Québec et du Canada au cours des années postconciliaires, a d’abord situé sur un horizon plus vaste l’évolution que l’on peut observer dans le discours des évêques du Canada et du Québec au début des années 1960[28]. Un examen sur une période plus longue (1958-2008) nous a conduit à établir une première périodisation puisque l’on réussit à identifier assez précisément trois moments dans cette évolution. Le concile Vatican II joue certainement un rôle capital dans la définition d’une première période qui s’achève au début des années 1980. Le début d’un nouveau pontificat en 1978 n’est sans doute pas étranger à cette première inflexion.

Notre premier examen du dossier nous amène à conclure que les changements de pontificat et des acteurs (dans certaines congrégations romaines ou dans l’épiscopat) sont des facteurs déterminants dans l’évolution de la parole épiscopale, plus probablement que l’évolution du contexte culturel, social et politique, bien que celle-ci ne soit pas négligeable non plus.