Recensions

Jean-Louis Poirier, Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d’Ulysse. Paris, Société d’Édition Les Belles Lettres, 2016, xi-395 p.[Record]

  • Odile Vetö

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  • Odile Vetö
    Paris

Il faut choisir. Car il y a plusieurs portails pour entrer dans ce livre fascinant. Oui, il s’agit bien d’un ouvrage sur Dante, plus spécifiquement d’un ouvrage qui prend pour base le XXVIe Chant de l’Enfer, consacré à la rencontre d’Ulysse et de Dante. Mais ici, le but n’est pas de fournir une interprétation supplémentaire à ce Chant qui, comme on le sait, a déjà fait l’objet de nombreux commentaires. Peut-être faut-il, à cet instant, nous arrêter sur le motto latin qui, par sa couleur décalée sur la page de couverture, nous interroge : Ne plus ultra, aller — ou ne pas aller — au-delà ? ou vers un Au-delà ? Il faut choisir, disions-nous. Choisir entre des portes d’entrée, ou encore des thèmes-socles. Et nous avons choisi celui de la Transmission. Expliquons-nous. Nous savons fort bien que l’Ulysse de Dante a fait naufrage, que la mer, sur lui et sur ses compagnons s’est « refermée ». Il n’y a aucun survivant, donc aucun message à recevoir sans doute. Or Dante choisit d’introduire le récit par Ulysse de sa « folle envolée » (selon l’admirable traduction de J.-L. Poirier) par une métaphore empruntée à la Bible (2 R 2,11) ou par ce qui a toujours été considéré comme une métaphore. Ces quelques vers du Chant XXVI (31-42) ont une première fonction visuelle : ces feux, ces flammes qui servent de « vêtements » aux ombres sont semblables au feu qui cache à Élisée les chevaux et le char qui entraînent Élie au Ciel. L’auteur nous en livre une première interprétation : « Le destin tourbillonnaire d’Ulysse (répond) de façon littéralement antipodique à l’ascension céleste d’Élie » (p. 33). Or, il ne faut pas oublier que, pour Dante, le sujet grammatical de la métaphore n’est pas Élie, mais Élisée qui ramasse le manteau d’Élie qui avait glissé, et qui, par ce geste, devient l’héritier de l’esprit d’Élie. Or, qui dit héritier, héritage, dit transmission. Dante, par son écoute, reçoit cette charge que Béatrice édictera comme un commandement (presque) divin : Dante exerce cette charge en inventant le naufrage comme terme à la vie d’Ulysse. Sera-t-il le seul à donner une postérité à cet événement irrémédiable ? Voici tout l’enjeu de ce livre où l’auteur guide le lecteur avec brio, érudition et grande clarté. J.-L. Poirier a lui-même divisé son ouvrage en deux parties. La première : « À tire d’ailes pour un vol fou » interroge étroitement le sens d’une telle entreprise. Ce désir de connaissance, qui distingue l’homme de l’animal, est-ce légitime de l’exercer ? Quelle est cette pulsion à la racine de notre curiosité, « cet étrange besoin qui nous porte à connaître des choses que nous n’avons pas à connaître » (p. 160) ? Cette exploration est-elle possible dans un monde qui, s’il semble fixe dans l’Antiquité, voit ses repères mis en question dès le Moyen Âge, et encore plus dans la modernité ? Ce monde où nous sommes embarqués ne ressemble-t-il pas à un bateau voguant sur un océan sans limites sous un ciel dont toute étoile a disparu, et qui ne peut que sombrer dans un naufrage ? L’auteur convoque les penseurs et les philosophes les plus respectés, de Platon à Descartes, recourant entre autres à saint Augustin et Nicolas de Cues, et s’appuie en particulier sur les ouvrages de Hans Blumenberg. Il interroge aussi des experts en cosmologie et rappelle que « le franchissement des colonnes d’Hercule ne conduit pas au large de Gadès, il libère l’histoire et fraye la voie aux Temps modernes » (p. 129). La fiabilité de notre monde est …